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Troisième Partie
La grâce et la foi

 

Chapitre 6
la foi

En 1530, dans l'Apologie de la Confession d'Augsbourg, Mélanchthon, l'ami et le collaborateur de Luther, écrit que ses adversaires ne comprennent pas ce que le mot foi signifie pour la Réforme*. Ce malentendu a persisté durant des siècles, et il dure jusqu'à nos jours, y compris parmi les protestants. Les confusions qui entourent la notion de foi rendent nécessaires des explications.

Pour y voir clair, il importe d'écarter deux sens du mot "foi" que l'on rencontre couramment, à savoir la foi assimilée à une croyance, et la foi considérée comme un sentiment. Ces deux conceptions de la foi conduisent à des méprises, voire à des contre sens sur l'affirmation centrale de la Réforme.

1. La foi comme croyance.

La tradition catholique tend souvent à assimiler "foi" et "croyance". Ainsi, au Moyen Age, les théologiens scolastiques insistent sur l'adhésion à la doctrine. Pour eux, la foi consiste d'abord et principalement à donner son assentiment au dogme. Elle se définit par l'acceptation de ce qu'enseigne l'Église. Au dix-neuvième siècle, en 1870, le Concile de Vatican 1 parle de la foi comme d'un acte de "soumission plénière de notre intelligence" par lequel "nous croyons vraies les choses qu'il [Dieu] a révélées"* (et ce qu'il nous révèle, c'est la bonne et la vraie doctrine). En 1910, la papauté demande aux prêtres et professeurs de théologie de signer un texte, qu’on appelle “le serment anti-moderniste” (parce qu’orienté contre les courants modernistes du catholicisme). Ce texte dit que la foi est “l’assentiment de l’intelligence à la vérité reçue du dehors”*.

1. Opinion, science et foi.

Deux textes caractéristiques témoignent de cette identification de la foi avec la croyance. Le premier date du treizième siècle et se trouve dans la Somme théologique de Thomas d'Aquin*. Le second a été écrit par Kant dans la Critique de la raison pure * publiée en 1787. Leurs analyses, à cinq siècles de distance, vont dans le même sens. Thomas d'Aquin et, à sa suite, Kant distinguent trois attitudes possibles devant une thèse, une proposition, une affirmation ou une idée.

1. Il y a, d'abord, l'opinion. Par exemple quand je dis : "à mon avis, on va vers de grands changements politiques"; ou : "j'ai l'impression qu'on aura cette année un hiver très froid"; ou encore : "je trouve belle cette chanson", j'émets des opinions. L'opinion se caractérise, selon Kant, par une insuffisance subjective aussi bien qu'objective. "Insuffisance subjective", parce que je ne suis pas certain de ce que j'avance. J'admets que je peux me tromper, et que l'on puisse discuter ce que j'avance (je dis: "à mon avis", "j'ai l'impression", "je trouve"). "Insuffisance objective" parce qu'on ne peut pas établir de manière sûre, démontrer solidement ce qu'on dit. Il s'agit d'une estimation ou d'une appréciation. Les faits peuvent la démentir, mon jugement peut changer d'avis et des avis différents me paraissent soutenables. L'opinion consiste à n'être pas sûr de ce qui n'est pas sûr.

2. On a, ensuite, la science ou la connaissance qui diffère de l'opinion en ce qu'elle est certaine. Je sais que demain sera un jeudi et qu’aujourd’hui il pleut. Ces faits ont une évidence telle que les contester relèverait de la folie ou du jeu. Je sais que deux et deux font quatre et que si je mets ensemble une base et un acide, il en résultera un sel. Ces connaissances avérées, vérifiées, démontrées s'imposent à tous. On ne peut pas les mettre sérieusement en doute. Dans ce cas, on constate une suffisance à la fois subjective (j'ai la certitude que ce que j'affirme est vrai) et objective (ce qui est affirmé peut se prouver de manière indéniable). La science ou connaissance consiste à être sûr de ce qui est sûr*.

3. Après l'opinion et la science, voyons maintenant la foi. Thomas et Kant considèrent qu'elle représente une troisième attitude qui se situe entre l'opinion et la science. Elle tient des deux. D'un côté, la foi ressemble à la science en ce qu'elle représente une certitude, et pas seulement une opinion. De l'autre côté, la foi s'apparente à l'opinion parce qu'elle reste discutable, et ne peut pas se prouver comme une proposition scientifique ou un théorème mathématique, ou s’établir indubitablement comme un fait. Pour Thomas d'Aquin la foi se caractérise par "l'adhésion de l'intelligence à quelque chose qui n'est pas vu ni su"*. Au douzième siècle, Hugues de Saint Victor écrit que la foi est une "certitude à propos de choses absentes, qui se situe au dessus de l'opinion et en dessous de la science"*. Kant explique que la foi allie une “suffisance subjective” (une très forte conviction intérieure) avec une “insuffisance objective” (on ne peut pas démontrer la vérité de ce que l'on croit). Autrement dit, la foi consiste à être sûr de ce qui n'est pas sûr, ce qui amènera le rationalisme à la critiquer aussi bien du point de vue philosophique qu'éthique. La foi lui apparaît comme une attitude intellectuellement et moralement peu recommandable.

On peut résumer cette analyse dans le tableau suivant :

 

OBJECTIF

SUBJECTIF

OPINION

- (insuffisance)

- (insuffisance)

SCIENCE

+ (suffisance)

+ (suffisance)

FOI

- (insuffisance)

+ (suffisance)

 

2. Remarques

Cette analyse, commune à Thomas d'Aquin et à Kant, a pour caractéristique de faire de la foi un acte, une opération ou une disposition de la pensée, de l'intellect. "Croire ainsi, écrit G. Farel, est mieux dict une cognaissance qu'une créance"*. Elle consiste à adhérer à une doctrine ou à adopter une croyance. Cette conception de la foi appelle trois remarques.

1. La théologie du Moyen Age voit dans la foi, ainsi comprise et définie, le commencement, le premier pas, l’étape initiale de la vie chrétienne. En elle-même, la foi reste insuffisante*. Elle appelle autre chose. Ainsi, elle conduit à la contemplation qui est vue ou vision des mystères divins; elle oriente vers l’action, vers l’obéissance pratique et concrète à la volonté divine; elle s’épanouit dans l’espérance qui attend la réalisation des promesses de Dieu. La charité (c’est-à-dire l’amour actif de Dieu et du prochain) doit venir la compléter. “La foi, écrit Thomas d’Aquin, sert de préambule à la charité”. Pour des esprits imprégnés des définitions scolastiques, affirmer “la foi seule”, comme le faisaient les Réformateurs, signifiait tout fonder sur la bonne doctrine et éliminer l’amour, ce qui leur paraissait scandaleux*. Dans la perspective des théologiens de la fin du Moyen Age, la foi n’englobe pas l’ensemble de la vie chrétienne. Comme le souligne justement Troeltsch, alors que dans le Nouveau Testament et pour la Réforme le mot "foi" désigne "la totalité de la vie religieuse chrétienne", le catholicisme classique, et le langage courant foi font de la foi "l'élément cognitif" de la religion ou de la piété*. La foi représente seulement un des éléments de la vie chrétienne, à côté d’autres, tout autant, sinon plus importants. La vie chrétienne comporte la foi, et en plus la contemplation, et l’action, et l’espérance, et, surtout, en plus la charité ou l'amour. Pour la Réforme, la foi suscite, englobe et dépasse la contemplation, l’action, l’espérance et l'amour lui-même. Comme le dit Luther, la foi opère et l'amour en découle, ou encore la foi est l'acteur et l'amour l'acte*.

2. Les Réformateurs ont réagi contre la définition scolastique de la foi. Ils ont estimé qu'elle ne rendait pas bien compte des textes du Nouveau Testament qui le plus souvent appellent "foi" une relation vivante avec le Christ, un acte de confiance en lui, et non une croyance en des doctrines ou en des propositions le concernant. Ainsi, quand Jésus admire la foi du centenier de Capernaüm, lorsqu'il dit à l'aveugle de Jéricho : "ta foi t'a sauvé"*, dans ces deux cas (et on pourrait en citer d'autres), la foi ne désigne nullement des affirmations concernant la nature ou la mission de Jésus, mais une attitude existentielle à son égard. Au vingtième siècle, Karl Barth écrit que la foi est un lien personnel avec Jésus; elle ne consiste pas à adhérer à des formulations théologiques, même si elle s'exprime par de telles formulations*. E. Brunner déclare que la foi ne consiste pas "à tenir pour vraies certains doctrines déterminées"; elle est "existence, manière d'exister"*. A.N. Bertrand affirme que "la foi n'est pas l'adhésion à des doctrines"*. Bultmann ne cesse de répéter qu'elle n'est pas un savoir, mais une aventure existentielle. Pour les protestants d'autrefois comme d'aujourd'hui, la foi désigne un lien vivant et personnel avec le Christ. Pour le catholicisme du seizième siècle, il s'agit de l'acceptation d'un ensemble de croyances. Dans le langage du catholicisme classique, le mot "foi" devient presque l'équivalent du mot "doctrine". Significativement, Gervais Dumeige a intitulé La foi catholique un livre qui contient les doctrines officielles de l'Église catholique, celles sanctionnées par un Concile ou par une décision du pape.

3. Le vocabulaire diffère donc d'une confession à l'autre, et le mot "foi" n'y a pas exactement la même signification. Il ne faut, toutefois, pas durcir ni exagérer le contraste. Le catholicisme a toujours reconnu la foi aussi comme lien existentiel, et les textes récents insistent beaucoup plus sur cet aspect, autrefois négligé. Le Catéchisme de l'Église Catholique écrit que "la foi est d'abord une adhésion personnelle ... de l'homme tout entier à Dieu". Il met donc en avant l'aspect existentiel, mais ajoute immédiatement qu'elle "est en même temps et inséparablement l'assentiment à la vérité révélée"*. De leur côté, il arrive que les protestants emploient le mot "foi" au sens d'acceptation d'une doctrine. Zwingli déclare dans un sermon de 1528 : "j'entends foi dans le sens de confiance, bien que l'on trouve certaines phrases où le mot signifie croire au sens d'ajouter foi à"*. En 1991, les luthériens ont publié en français leurs écrits symboliques sous le titre La foi des Églises luthériennes. Plutôt qu’une opposition radicale, on constate une différence d'accentuation. Il n'en demeure pas moins qu'elle a souvent entraîné des incompréhensions et des malentendus entre catholiques et protestants, et qu'elle indique une structuration différente de la pensée et de la vie chrétienne.

2. La foi comme sentiment.

1. Redécouverte de l'émotivité

On trouve une deuxième conception de la foi, elle aussi très répandue, qui s'est développée surtout depuis trois siècles. L'époque classique, le dix-septième siècle, dans ses courants dominants, privilégie le rationnel et le raisonnable. Il donne peu de place et d'importance à l'émotivité qui reste contenue, discrète, cachée et réprimée. Une réaction se produit au dix-huitième où on assiste à une redécouverte et à une revalorisation de la sensibilité qu'accentuera le romantisme. Quand, dans Le Cid, pièce du très classique Corneille, Chimène, follement éprise de Rodrigue, lui déclare son amour, elle lui dit "va, je ne te hais point". Dans une situation, analogue, une héroïne romantique aurait dit "tu es mon lion superbe et généreux" (V. Hugo), et il y en aurait eu pour trois pages et un bon quart d'heure. Là aussi, il ne faut pas forcer les oppositions. Dans un fragment célèbre, Pascal écrit : "voilà ce que c'est que la foi, Dieu sensible au cœur et non à la raison"*. S'il écrit cette phrase au dix-septième siècle, on la citera beaucoup et elle aura un grand écho au dix-neuvième siècle.

Dans tous les domaines, familiaux, esthétiques, religieux, le romantisme cultive l'émotion. En corrélation avec ce mouvement général de la culture, beaucoup de protestants de cette époque font de la foi un sentiment et non l'acceptation intellectuelle d'un certain nombre de croyances. Ils reprennent, en se trompant d'ailleurs sur sa signification exacte, l’affirmation un des plus grands théologiens protestants, Frédéric Schleiermacher dans le deuxième de ses Discours sur la Religion publiés en 1799* : "la foi est intuition et sentiment" (plus tard, Schleiermacher précisera : "sentiment pur et simple dépendance"*).

Après l'époque de la Réforme, le protestantisme passe par la période de ce qu'on appelle la scolastique ou l'orthodoxie protestante, assez intellectuelle, et très soucieuse de la bonne doctrine. Il paraissait plus important de bien comprendre et de bien expliquer l'enseignement de la Bible que d'être convaincu ou converti. Au dix-neuvième siècle, au contraire, on va mettre l'accent sur la sincérité et on donne une importance capitale à la subjectivité. Deux courants, le Réveil et le libéralisme, apparaissent. Ils s'opposent souvent. Ils ont, cependant, en commun de traduire l'un et l'autre l'influence du romantisme dans le domaine religieux. Ils favorisent et entretiennent une piété très émotive où l'on cultive une sorte d'affectivité religieuse, où l'on sanglote souvent (on verse des larmes amères de repentir, puis de douces larmes de joie). On m'a raconté que mon arrière grand-père, pasteur méthodiste dans le sud de la France durant la seconde moitié du dix-neuvième siècle, notait dans son journal quand les gens pleuraient au cours de ses cultes. Il y voyait le signe que quelque chose d'important s'était passé. Plus les gens pleuraient, plus il était content. Les prédicateurs pleuraient, d'ailleurs, tout autant que les auditeurs. Citons cette description d'un culte en 1841 au Chambon sur Lignon : "Dès les premiers mots, on a commencé à frémir, et à la fin l'assemblée n'était qu'un sanglot"*.

On rencontre des attitudes semblables dans le catholicisme à la même époque, sous l'influence, entre autres, de Chateaubriand qui, avec Le génie du christianisme, inaugure une nouvelle stratégie missionnaire. Il inaugure une démarche apologétique inédite en faveur de l'Église romaine. Il cherche à toucher le cœur plus que l'intelligence. Il s'efforce non pas tellement d'établir que le catholicisme est la plus vraie des religions, comme on l'avait toujours fait, que de montrer qu'il est la plus aimable*, la plus touchante, celle qui procure les plus douces et les plus fortes émotions, celle qui satisfait le plus et le mieux les besoins du cœur*. Chateaubriand raconte sa conversion en des termes significatifs : "j'ai pleuré, écrit-il, donc j'ai cru".

Cette seconde conception voit dans la foi un élan de l'âme, une effusion du cœur qui se laisse toucher, remuer, impressionner et attendrir, qui fait des expériences marquantes, étonnantes, bouleversantes. La foi consiste en une affection pour Dieu, un attachement au Christ (dont on dira volontiers, thème très à la mode il y a un siècle, qu'il est "l'ami"; un cantique de cette époque précise : "l'ami le plus tendre de tous").

2. La réaction barthienne

Entre les deux guerres mondiales, surgit dans le protestantisme européen le courant barthien (ainsi nommé parce qu'il s'inspire de l'œuvre du théologien Karl Barth, sans le suivre fidèlement en tout). Ce courant réagit vivement contre cette sentimentalité ou cette sensiblerie religieuse. Il la combat et s'efforce de l'éliminer. Lorsqu'il commence, vers 1930, à se répandre parmi les étudiants en théologie des Facultés de Paris et de Montpellier, le grand débat entre ceux qui lui étaient favorables et ceux qui lui étaient hostiles portait sur ce qui devait se passer au moment du culte. Faut-il éprouver des émotions? Oui, disaient les non barthiens, sans cela, on n'a pas vraiment participé au culte, on n'a fait qu'y assister en spectateur, on lui est resté extérieur comme un païen, ou un incrédule. Non, rétorquaient les barthiens, car le vrai culte consiste à annoncer et à recevoir la parole de Dieu; il n'a rien à voir avec les sentiments que l'on éprouve. On doit se défendre et se débarrasser des émotions qui viennent parasiter et brouiller l'écoute de la parole de Dieu*. La réaction des barthiens est souvent allée trop loin. Elle a parfois abouti à un intellectualisme un peu desséchant. Elle a conduit à des cultes très froids dans des temples qu'on a voulu laids (la beauté ne devait pas distraire l'auditeur en le touchant; personne n'a songé, semble-t-il, que la laideur pouvait, elle aussi, distraire). Certains sont allés chercher dans des sectes, dans divers mouvements ou dans d'autres Églises des formes de piété plus chaudes et plus exubérantes qui leur convenaient mieux. Si la réaction barthienne a exagéré, néanmoins sur un point elle avait raison : pour la Réforme, la foi n'est pas une émotion du cœur, pas plus qu'elle n'est l'adhésion de l'intelligence à une doctrine. Ces deux définitions sont insuffisantes et fausses.

3. La foi d'après la Réforme.

1. La foi présence agissante du Christ en nous.

Si pour les Réformateurs, la foi n'est ni l'acceptation d'une croyance, ni un sentiment, qu'est-elle? Comment la comprendre et la caractériser? En quoi consiste-t-elle? A cette question, il faut répondre que, pour eux, la foi est la présence agissante du Christ dans l'existence des fidèles. Elle est "le Christ qui vit en moi", selon une expression de l'apôtre Paul*. Ou, de manière plus précise et exacte, la foi est ce que fait naître en moi la présence du Christ, ce qu'elle suscite et développe, les conséquences et l'impact qu'elle a.

Quelques citations caractéristiques le montrent bien. "La foi, écrit Luther, est l'œuvre de Dieu, non de l'homme"*; et ailleurs: "le Christ est présent en nous par la foi". Bucer dit que Dieu “implante” la foi en nous. Calvin déclare que la foi, "c'est le Christ qui habite en nous". Parmi les théologiens de notre siècle, Barth écrit: "la foi est la libre venue de Dieu dans l'homme"*; Bultmann déclare: "la foi ne peut pas provenir de l'homme ... la foi ne peut être qu'une création de Dieu dans l'homme"*. Tillich affirme : "la foi n'est pas un acte humain, bien qu'elle se produise en l'homme: la foi est l'œuvre de l'Esprit de Dieu"*. Il ne faut donc pas voir dans la foi seulement quelque chose qui se trouve dans l'être humain, une croyance ou un sentiment qui relève de son intériorité. Il s'agit avant tout d'une relation prenante et vivante où Dieu a l'initiative.

Pour faire saisir l'originalité des Réformateurs, on peut représenter les conceptions de la foi qui s'opposent par deux schémas.

Le premier, celui qui prédomine au Moyen Age et qu'écarte la Réforme voit dans l'être humain l'addition ou la conjonction d'un certain nombre de facultés, et se demande où ranger la foi, dans quelle case la mettre.

conception de l'humain au Moyen Age

La seconde conception, adoptée par la Réforme voit dans la foi une relation entre Dieu et l'être humain, relation nouée par le Christ auquel répond l'assentiment humain :

conception de l'humain à la Réforme

2. Remarques

Cinq remarques permettront de préciser cette définition de la foi comme présence et action du Christ en nous.

1.Si le Christ habite et vit en moi, c'est qu'il en a ainsi décidé. Il vient et demeure en nous de son propre mouvement. Cela ne dépend pas de nous, mais de lui*. La foi est un privilège que nous recevons, un don qui nous est fait*. Nous ne pouvons pas la provoquer par nous-mêmes, la faire naître de notre propre initiative, la faire surgir par nos efforts. L’être humain ne la produit pas; il la reçoit. Il ne décide pas de croire; la foi lui arrive, le "saisit", selon une expression souvent utilisée par Tillich, un peu comme un amour nous prend, s'empare de nous. On ne choisit pas de devenir amoureux de quelqu’un, on tombe amoureux. Luther déclare : "les autres œuvres, Dieu les accomplit avec nous et par notre moyen; la foi est la seule œuvre qu'il accomplisse en nous et sans nous"*. Dans le même sens, Barth affirme :"Ce n'est pas lui [l'homme] qui a créé sa foi, mais la Parole de Dieu"; le croyant "n'est pas parvenu à la foi, mais c'est la foi qui est venue à lui par la Parole"*. De son côté, le théologien suisse J. D. Kraege écrit: "on ne possède pas la foi ... c'est elle ... qui nous possède"*. Il n’y a donc aucun mérite à croire; la foi nous est donnée. Parfois elle s’impose à nous malgré nous, en dépit des réticences de notre raison ou de notre volonté. En ce sens, quelques théologiens protestants contemporains diront qu’on n’a pas le droit de reprocher à quelqu’un son incrédulité*. Il faut prier pour lui, lui faire découvrir la présence de Dieu, non l’accuser.

2. L'origine, la source, la vérité de la foi se situe donc extra nos, hors de nous. Cependant, même si la foi nous arrive de l’extérieur, du dehors et d'ailleurs, elle devient nôtre, et nous devenons sienne. Elle ne demeure pas dans le croyant comme un corps étranger. Il se l'approprie*, et elle prend possession de lui. Elle imprègne, transforme et détermine son être. L'extra nos (hors de nous) se transforme en pro me * (pour moi). Dans la foi, cet autre qu'est le Christ devient intime. Il fait partie de moi, de ce que je suis. La foi est d'abord fides Christi , venue du Christ en moi, présence du Christ dans ma vie. La fides Christi ensuite provoque, suscite, fait surgir la fides hominis, réponse humaine à la venue du Christ. Il faut distinguer ces deux aspects de la foi, même si concrètement ils se trouvent toujours associés et ne vont jamais l’un sans l’autre*. Aussi, le luthérien Osiander souligne que la foi est un "acte passif" (actus passivus), mais pas une "qualité oisive". De même, Barth dit que la foi nous est donnée, et que cependant elle implique “une activité humaine”*. La rencontre avec l'évangile, avec le Christ vivant quand elle nous touche, nous met au travail, nous mobilise, nous fait agir, se traduit dans une piété, une pratique et des engagements. "La foi, écrit justement A.N. Bertrand, est la présence en nous d'une force qui arrache notre assentiment et conquiert notre confiance"*.

3. Si la foi signifie que le Christ vit en nous et si elle nous unit au Christ, elle n'entraîne cependant pas une assimilation ou une fusion entre le Christ et le croyant. Ils ne deviennent pas un seul et même être. Par la grâce, par la foi, les croyants entrent en communication et en communion avec Dieu, sans que cette relation ne les déifie ou ne les divinise. Les protestants, surtout les réformés, ont refusé la célèbre affirmation: "Dieu s'est fait homme pour que l'homme devienne Dieu". Dieu, ont-ils dit, s'est fait homme pour que nous devenions de véritables, d'authentiques êtres humains et que nous cessions d’être marqués, abîmés par le péché. La distance et la différence entre le créateur et les créatures demeure, mais elle n'empêche pas une relation profonde et vivante. Pour exprimer cela, Luther se sert de l’image du mariage: la foi unit l’homme à Dieu comme l’époux à l’épouse*. Dans un mariage chacun des conjoints garde son identité et sa personnalité, tout en s’unissant à l’autre (encore que certaines formules de Luther vont vers l’assimilation, la non distinction de Dieu ou du Christ et du croyant*). De son côté, Calvin utilise l’image de la greffe. La foi nous greffe sur Dieu; entre le greffon et son support il y a communication (la sève circule), mais non pas identification. Ils restent distincts, bien qu’étroitement unis.

4. Il en résulte que la foi allie la solidité de Dieu avec la fragilité humaine. Elle implique une certitude, et aussi des interrogations. Elle affronte et surmonte la non-foi, sans la faire disparaître. Elle n'anéantit pas l'incrédulité, elle ne supprime pas le doute qui caractérise la condition humaine. Comme le dit très bien Tillich, la foi assume et surmonte le doute par la force de Dieu agissant en nous; elle ne l'élimine pas. Ce qu'exprime bien la prière que le père de l'enfant démoniaque adresse à Jésus : "Je crois; viens au secours de mon incrédulité"*. La foi n'exclut pas la détresse, la misère; elle les domine par la confiance. Elle dit comme Paul : "quand je suis faible, c'est alors que je suis fort"*. En effet la force de ma foi se trouve en Dieu, non en moi. La foi est donc paradoxale, alliance de contraires (alliance où, cependant, l'un des contraires, la confiance, la force, l'emporte sur l'autre, la détresse, le doute). Quand on en fait une description trop unilatérale (en insistant seulement sur la certitude et la joie), on la rend inhumaine.

5. Selon les Réformateurs, la foi n'est ni une croyance, ni un sentiment, ni une œuvre de notre volonté. Elle est une présence dans ma vie. Il ne faudrait cependant pas en conclure que la foi exclut tout cela, qu'elle ne comporte pas une dimension doctrinale, une dimension affective, et une dimension volontariste. Elle se manifeste, se concrétise, se dit et se vit à travers des croyances, des sentiments et des actes. Ces divers aspects existent toujours en elle, et on aurait tort de vouloir les écarter. Ils ne constituent cependant pas l'essence de la foi. Ils n'en forment pas le centre et le cœur. Ils font partie des conséquences de notre relation avec le Christ. Il faut voir en eux les effets normaux, souhaitables, nécessaires, de sa présence et de son action en nous. Ils ne sont pas, à proprement parler, la foi, mais ils en découlent, la manifestent, l'expriment et en témoignent.

Conclusion

Dans leurs débats avec les catholiques, pour bien définir et préciser les mots ou les notions employés, et afin d'éviter des malentendus, les protestants ont été amenés à distinguer la foi par laquelle on croit (fides qua creditur) de la croyance, de ce que l'on croit (fides quae creditur).

La fides qua creditur désigne la présence active de Christ en moi qui me saisit, me travaille, me transforme, me met en communion avec Dieu. Elle vient de Dieu. Il la suscite, mais elle englobe ma réponse à Dieu. Elle est la foi proprement dite, celle qui justifie, par le moyen de laquelle que nous sommes sauvés. On la nomme souvent fiducia.

La fides quae creditur correspond aux croyances et doctrines par lesquelles je tente de comprendre, d’expliquer et de formuler mon lien existentiel avec Dieu. On l'appelle fréquemment assensus.

Le catholicisme classique, suivi par le langage courant, privilégie la fides quae ou l'assensus, et établit presque une identité de la foi avec la croyance. Au contraire, le protestantisme, quand il parle de foi pense surtout, essentiellement à la fides qua et à la fiducia.

Ainsi, pour reprendre un exemple classique que l’on trouve chez Zwingli* et Calvin*, “croire en Dieu” n'équivaut pas à “croire que Dieu existe”. Croire que Dieu existe est une opinion. On estime qu’il y a quelque part un Être supérieur que l’on nomme Dieu. Croire en Dieu veut dire vivre en fonction de Dieu. La fides quae peut exister sans la fides qua. Ainsi Voltaire pensait que Dieu existe (on ne peut pas plus, disait-il, concevoir une horloge sans horloger que concevoir le monde sans un Dieu qui l’a fabriqué); pourtant, Dieu n'a pas joué pas un grand rôle dans sa vie. Par contre, la fides qua implique toujours une fides quae. Croire en Dieu implique évidemment la croyance que Dieu existe.

La plupart des théologiens protestants soulignent que la fides qua peut se traduire dans des croyances différentes. Ainsi, ils jugent que les catholiques ont des doctrines et des croyances erronées. On trouve, pourtant chez eux d’authentiques chrétiens qui vivent fortement un lien existentiel avec Dieu, tout autant que dans les Églises de la Réforme. Le protestantisme, à la différence du catholicisme classique, n’a jamais pensé qu’une hérésie entraîne la damnation, ni assimilé une erreur doctrinale avec l'incrédulité (la négation de la foi). À l’inverse, quelqu’un qui professerait la bonne doctrine, sans avoir un lien existentiel, sans entretenir une relation vivante, sans se trouver en communion avec Dieu ne serait pas un authentique chrétien. D’après l’épître de Jacques*, les démons croient qu’il y a un seul Dieu, ils ne sont pas pour cela des fidèles. Le protestantisme met donc l'accent sur la fides qua, qui est, pour lui, la foi à proprement parler. Il attache certes de l'importance à la fides quae, mais ne la considère pas comme aussi fondamentale et décisive que la fides qua.

André Gounelle

Notes :

* P. Mélanchthon Apologie de la Confession d'Augsbourg, dans La foi des Eglises luthériennes, p. 107, 112. Cf. A. Birmelé, "Luther et l'expression de la foi, Positions luthériennes, 1983/3, p. 210.

* texte cité d'après G. Dumeige, La foi catholique, p. 48.

* texte cité d'après G. Dumeige, La foi catholique, p. 56.

* Thomas d'Aquin, Somme théologique, II/2, q.1, a.3,4,5 (vol.3, p. 21-22).

* E. Kant , Critique de la raison pure, p. 611-613 (“Méthodologie transcendentale”, ch.2, 3ème section).

* Aujourd'hui on soulignerait ce dont ni Thomas ni Kant ne pouvaient avoir conscience, à savoir la relativité, le caractère hypothétique des énoncés scientifiques, qui sont des opinions plus ou moins probables, élaborées selon certaines règles et non spontanées, mais pas de certitudes.

* Thomas d'Aquin, Somme théologique, II/2, q.1, a.3,4,5. (v.3, p. 20-22).

* cité d’après F. Laplanche, L’évidence du Dieu chrétien, p. 102.

* cité d'après F. Higman, La diffusion de la Réforme en France, p. 30.

* Dictionnaire de Théologie, Cerf, 1988, p. 264.

* Cf. A. Birmelé, "Luther et l'expression de la foi", Positions luthériennes,  1983/3, p. 210; Le salut en Jésus Christ dans les dialogues oecuméniques, p. 79.

*  E. Troeltsch, Religion in History, p. 121.

* G. Ebeling, L'essence de la foi chrétienne, p. 156; Luther, p. 135.

* Matthieu 8/5-13; Marc 10/52.

* K. Barth, Dogmatique, vol. 19, p. 129.

* E. Brunner, Dogmatique, vol. 3, p. 179.

* L'évangile de la grâce, p. 106.

* Catéchisme de l'Eglise catholique, p. 43, 49.

* Deux traités sur le Credo, p. 20.

* Pensées, 278 ( édition Brunscvicg), 424 (édition Lafuma). Il faut rappeler que "cœur" et "sensible" n'ont pas le même sens chez Pascal et dans le romantisme.

* F. Schleiermacher, De la religion, p. 27.

* Voir B. Reymond, À la découverte de Schleiermacher, p. 37.

* A. Encrevé, "Les huguenots du XIX° siècle", Bulletin de la Société de l'Histoire du protestantisme Français, 1996/4, p. 579.

* Génie du Christianisme, édition Garnier-Flammarion, v. 2, p. 274 (il s'agit de la défense que fait Chateaubriand de son ouvrage dont l'argumentation a étonné et choqué précisément à cause du recours à l'émotion).

* Il veut "défendre la religion en la rendant douce et touchante pour le cœur, en la parant même des charmes de la poésie", ibid, p. 273

* Je tiens ce renseignement du pasteur Gabriel Bouttier qui a été directeur du séminaire de la Faculté de Paris.

* Galates, 2/20.

* M. Luther, Oeuvres, 2, p. 205.

* K. Barth, Dogmatique, v. 1, p. 17.

* R. Bultmann, Foi et compréhension, t. 1, p. 28-29.

* P. Tillich Systematic Theology, v. 2, p. 178.

* "Cela ne vient pas de vous, c'est le don de Dieu" écrit Paul (Ephésiens 2/8).

* Cf. Formule de Concorde, n°889/4, n° 987, in La foi des Eglises Luthériennes, p. 427,473.

* Oeuvres, 2, p. 205.

* Dogmatique, v.1, p. 237.

* J.D. Kraege, Les pièges de la foi, p. 49.

* Cf. A.N. Bertrand, L'évangile de la grâce, p. 116 : "la foi n'est pas dans la dépendance directe et immédiate de notre volonté...Nous ne ferons pas grief à un homme d'être incroyant".

* Cf. P. Bühler, "Martin Luther ou l'appropriation de la foi", Positions luthériennes, 1982/4, p. 259-261.

* Cf. A. Birmelé, "Luther et l'expression de la foi", Positions luthériennes,  1983/3, p. 213.

* Cf. J. Ansaldi, L’articulation de la foi, de la théologie et des Écritures, Cerf, 1991,p. 15: “l’unique terme de fides qualifie un double événement, sauf à le spécifier en deux moments”.

*  K. Barth, Dogmatique, v. 19, p. 126.

* L'évangile de la grâce, p. 107.

* M. Luther, Œuvres, 2, p. 282. Il n'est peut-être pas inutile de noter que Luther utilise cette comparaison avant d'avoir été marié.

* Cf. H. Strohl , La pensée de la Réforme, p. 32, 34; M. Luther, Œuvres, 15, p. 180.

* Marc 9/24.

* 2 Cor. 12/10.

* Deux traités sur le Credo, p. 20.

* Institution de la Religion chrétienne, édition de 1536 (première édition), p.103.

* 2/9.

 

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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