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Première Partie
L’autorité de la Bible

 

Chapitre 4
Les protestantismes devant la Bible

Le chapitre précédent a comparé l'attitude du catholicisme classique et celle de la Réforme devant la Bible. Sauf quelques exceptions, il a parlé de la Réforme de manière globale, au singulier. Or, en fait, ce que le premier chapitre a signalé, il existe plusieurs Réformes et plusieurs protestantismes, même s'ils présentent des points communs qui les rapprochent les uns des autres et les séparent du catholicisme. Il faut maintenant les distinguer plus explicitement et plus complètement qu'on ne l'a déjà fait. Ce chapitre va indiquer les différences qui existent entre luthériens, réformés et radicaux dans leur manière de considérer, d'étudier, de comprendre et d'interpréter la Bible. Deux remarques préliminaires permettront de bien situer et comprendre les propos qui suivent.

1. Une démarche typologique

Ce chapitre, comme les précédents et les suivants, cherche à dégager des principes et des logiques. Il ne vise pas à décrire les situations concrètes où ces principes sont plus ou moins bien appliqués. Par exemple, on a souligné que les luthériens et les réformés font de la Bible non seulement le fondement des enseignements et pratiques de l'Église, mais aussi l'instance critique qui les met en cause et oblige à les réviser. Dans les faits, on constate qu'il leur arrive d'oublier ou de négliger cette fonction critique, même s'il y a toujours des gens pour la rappeler. De même, le protestantisme ne veut pas réserver l'autorité à un clergé; il n'en demeure pas moins que, dans la pratique, il n'a jamais complètement éliminé une tendance au cléricalisme, plus ou moins forte selon les époques ou les endroits, bien qu'elle rencontre toujours des résistances. Il y a inévitablement un écart entre les principes et leurs réalisations concrètes. D'où l'importance d'insister sur les principes pour qu'on ait le souci de corriger ou d'améliorer les pratiques. Pour le théologien, le protestantisme n'est pas un état qu'il suffirait de décrire, ou un fait qu'on se contenterait de constater et d'analyser. Il est un combat à mener, un objectif à atteindre. Ceux qui se disent protestants, ont toujours besoin d'être "protestantisés". Les Églises et les institutions qui se réclament du protestantisme n'en incarnent jamais parfaitement les principes. Elles sont protestantes dans la mesure où elles acceptent d'être interpellées et critiquées au nom de ces principes, de s'examiner elles-mêmes à leur lumière, et de se réformer pour mieux les appliquer.

2. Des frontières parfois franchies

Le chapitre qui commence maintenant va distinguer entre les différentes branches du protestantisme, autrement dit entre les diverses familles confessionnelles ou dénominationnelles. Il faut souligner que les frontières théoriques qui les séparent ne sont pas toujours nettement tranchées dans les faits. Ainsi, on rencontre chez beaucoup de réformés des thèmes typiquement luthériens ou des attitudes radicales, l'inverse se produisant aussi. Il n'en demeure pas moins que chaque famille confessionnelle se caractérise par une logique qui y domine, sans être, pour cela, la seule à y fonctionner. Si elles expliquent bien des choses, dans les faits ces logiques subissent bien des infléchissements et, souvent, elles se mélangent et se mitigent.

On peut distinguer dans le protestantisme, en gros, trois manières de lire et de comprendre la Bible : celle des radicaux, celle des luthériens et enfin celle des réformés.

1. Les radicaux

1. Traditio, Reformatio, Restitutio

Les groupes radicaux développent leur position à partir du problème du temps et de la continuité. Ce problème se formule ainsi : depuis les événements fondateurs du christianisme (Pâques, Pentecôte), et depuis l'Église primitive (la communauté de Jérusalem, les communautés pauliniennes), des siècles se sont écoulés. Une très longue période nous sépare du Nouveau Testament. Que s'est-il passé durant tout ce temps? Les chrétiens ont-ils été fidèles au message du Nouveau Testament, l'ont-ils bien transmis pour l'essentiel, ou l'ont-ils gravement déformé et trahi? Comment se fait l'enchaînement entre le christianisme des débuts et celui d'aujourd'hui? A cette question, on a donné trois réponses différentes*.

1. La première, celle du catholicisme romain, se caractérise par la notion de traditio, de transmission. De générations en générations, la substance de l'évangile se maintient et la vérité chrétienne se transmet sans altération importante. Il y a identité de substance entre l'Église d'aujourd'hui et celle de l'époque apostolique. Rien d'essentiel n'a changé. L'institution ecclésiastique a assuré et continue d'assurer une continuité sans déviance majeure. Les "réformistes" catholiques estiment bien que se sont produites quelques déformations, qu'il faut corriger, mais qui ne justifient pas une "réformation" aussi vaste et profonde que celle qu'entreprennent les protestants. Pour les réformistes, cette soi-disant réformation est, en fait, une "transformation" illégitime du christianisme*.

2. La seconde réponse, celle des luthéro-réformés, met l'accent sur la nécessité d'une reformatio continuelle, toujours à reprendre, jamais terminée. Elle prend en compte le temps. Il a donné un certain visage aux communautés ecclésiales; il a façonné des habitudes et des sensibilités qui n'existaient pas au départ; il a apporté des thèmes, des rites, des doctrines que le Nouveau Testament ignore. Nous ne sommes pas, nous ne vivons pas et ne nous organisons pas comme les premières communautés chrétiennes. Il importe d'examiner et de contrôler ce que nous sommes, ce que nous faisons et ce que nous disons à la lumière des Écritures. Se confronter avec l'enseignement du Nouveau Testament permet de rectifier ce qui le contredit, de corriger ce qui l'altère, de redresser ce qui s'est tordu. Le chapitre précédent a insisté sur le rôle interpellateur et sur la fonction critique des Écritures pour les luthéro-réformés.

3. Les radicaux proposent et développent une vision et un idéal différents, qui se définissent par le terme de la restitutio.* Alors que la reformatio part de l'héritage reçu, et s'efforce de nettoyer, de purifier et d'amender l'Église existante, la restitutio veut, au contraire, détruire ce qui existe. Elle entend se débarrasser de l'héritage, faire table rase, et recommencer à zéro. Elle se donne comme objectif de supprimer les effets du temps, d'annuler l'apport des siècles, de revenir à l'époque apostolique, de retourner aux formes de communautés du Nouveau Testament. Il s'agit, comme l'écrit le zurichois Grebel, de rétablir "les usages des apôtres", autrement dit de s'agir, de penser et de croire comme si "deux mille ans ne s'étaient pas écoulés depuis le Nouveau Testament"*. Luthériens et calvinistes luttent pour une Église catholique réformée, les radicaux pour l'Église primitive restituée. Le schéma qui suit entend illustrer les trois positions en présence.

Bible et Tradition

La discussion sur le baptême des enfants montre bien la logique des radicaux. On peut la résumer ainsi. Grebel demande à Zwingli: "Quel passage de l'Écriture t'autorise-t-il à baptiser les bébés? On doit interdire tout ce que la Bible ne commande pas expressément". Zwingli répond : "Quel passage du Nouveau Testament me défend de baptiser les enfants? Tu transformes le silence de la Bible en interdiction". Zwingli veut supprimer ce à quoi s'oppose l'enseignement biblique (réformation), tandis que Grebel entend que tout soit fondé sur des textes de l'Écriture (restitution). Pour Grebel, "ce qui ne nous est pas enseigné par des passages et des exemples bibliques clairs, nous devons le tenir pour clairement interdit"*, alors que Zwingli considère que tout ce que le Nouveau Testament ne condamne pas est permis*.

Pour la plupart des radicaux, le principe de la restitutio ne s'applique qu'au Nouveau Testament. Il y a eu parmi eux de vives discussions concernant la valeur de l'Ancien Testament. Beaucoup le considèrent comme une étape préparatoire, une sorte de propédeutique, achevée et abolie avec la venue de Jésus. Dans cette perspective, ils n'admettent pas que les réformés tirent argument de la circoncision en faveur du baptême des enfants; l'ancienne alliance a perdu sa pertinence avec l'avènement de la nouvelle.

2. Biblicisme et enthousiasme

En ce qui concerne la Bible, le thème de la restitution va susciter parmi les radicaux deux attitudes qui se contredisent en apparence et dans la pratique, bien qu'elles répondent sur le fond à la même logique.

1. La première se caractérise par un biblicisme poussé à l'extrême. On essaie de copier exactement le Nouveau Testament, et de ne s'en écarter en rien.

En théologie, on n'admet pas de concepts ou de termes qui ne se trouvent pas dans la Bible. Ainsi, l'espagnol Michel Servet, l'italien Fausto Socin, et à leur suite le transsylvanien Ferenz David rejettent le dogme trinitaire*, parce que la Bible n'emploie nulle part des mots comme "substance", "personnes", ou "natures" pour parler de Dieu ou du Christ*. Ils reprochent aux luthéro-réformés d'utiliser, comme le font les catholiques, des catégories philosophiques et des notions humaines, au lieu de s'en tenir strictement aux enseignements et aux expressions de l'Écriture.

De même dans la pratique, on se veut aussi conforme que possible à l'église du Nouveau Testament. Dans la république de Münster, on nommera douze apôtres, à qui on donnera les mêmes noms que dans le Nouveau Testament. A Zurich, Grebel demande qu'on ne célèbre la Cène que le soir*, parce que Jésus l'a instituée le soir du jeudi saint (mais il assouplit sa position dans sa lettre à Müntzer).

On tombe dans un littéralisme parfois outré. Il sert souvent de garde-fou contre les déviances des "inspirés". Ainsi, contre les spiritualistes, Marpeck puis, un peu plus tard, Menno Simons soutiennent que la Bible est identique avec la Parole de Dieu. L'Écriture, disent-ils, est "le vrai témoignage du Saint Esprit". Dans les groupes radicaux, on développe beaucoup la culture biblique. Les contemporains ont souvent été frappés de l'étonnante connaissance de la Bible qu'avaient les radicaux. Ils la citaient à tout moment, s'y référaient en toutes occasions et de simples paysans arrivaient à en débattre avec des docteurs en théologie.

2. La deuxième attitude, de prime abord paradoxale et pourtant logique, aboutit à la mise à l'écart et à la relativisation du Nouveau Testament. Aux temps apostoliques, il n'existait, en effet, pas de livres de la nouvelle alliance. Les évangiles et les épîtres n'avaient pas été encore écrits. On avait des prophètes, ou des apôtres inspirés à travers lesquels Dieu s'exprimait. La rédaction du Nouveau Testament signifie l'entrée dans un régime et un système autres; elle concrétise la sortie des temps apostoliques. Si on y revient, si on les rétablit, il faut donc supprimer ou relativiser les Écritures*. La véritable parole de Dieu est spirituelle et intérieure. Le Saint Esprit la dit directement au cœur et à l'âme des fidèles; nous entendons sa voix au dedans de nous. La Bible, objet matériel, externe, appartenant au domaine du crée, texte "écrit, comme le dit Denck, par des mains humaines, dit par des bouches humaines, entendu par des oreilles humaines"*, rend certes témoignage* à la parole de Dieu; elle ne se confond cependant pas ni ne s'identifie avec elle. "Je recherche, écrit Schwenckfeld, la Parole d'Esprit et de vie que Dieu le Père adresse lui-même à tous les cœurs croyants ... Vous, au contraire, vous cherchez l'Écriture et le texte, normes selon lesquelles vous voulez juger et disposer de tout"*. Müntzer s'indigne de ce que les docteurs en Écriture veuillent enfermer la révélation dans les livres, et qu'ils nient qu'elle se poursuive aujourd'hui. Il oppose leur "haleine fétide" au souffle de l'Esprit Saint*. Le recours à l'Esprit, qui parle directement et non par l'intermédiaire du livre, s'accompagne, peut-être se nourrit d'une méfiance envers les "docteurs", les savants. On les soupçonne de confisquer l'Écriture, de lui faire dire ce qu'ils désirent, de l'utiliser à leur profit. Ils placent ainsi les analphabètes en situation de dépendance, et rétablissent de fait un clergé où le docteur protestant remplace l'évêque catholique*. Or, devant le Christ, seule compte la foi du cœur; le savoir ne sert à rien. L'action de l'Esprit dans sa vie fait le chrétien, et nullement la connaissance du grec et de l'hébreu*. Il importe non pas de "dévorer toute la Bible", mais "d'intérioriser l'Esprit"*. "Pour nous, écrit Schwenckfeld, bien comprendre l'Écriture sainte, c'est parvenir au Saint Esprit ... pour vous c'est établir le sens historique, par des moyens rationnels, à partir de la lettre du texte"*. Les radicaux craignent une bibliolâtrie qui s'attache plus au texte et au livre qu'au Dieu vivant dont parlent le texte et le livre*.

Étrangement, le souci de conformité à l'Écriture conduit ici à abandonner l'Écriture, à "abolir l'Écriture par l'Écriture", à se servir de la "Bible contre les biblicistes", selon des expressions de B. Roussel*. En fait, subsisteront de la Réforme radicale plutôt les groupes qui cultivent un biblicisme strict, que les enthousiastes, bien que le spiritualisme resurgisse tout au long de l'histoire du protestantisme.

3. Les objections adressées par les luthéro-réformés aux radicaux

Les tenants de la réforme magistérielle, autrement dit les luthéro-réformés, jugent intenables et dangereuses les positions radicales, aussi bien biblicistes qu'illuministes.

1. Aux biblicistes, ils reprochent d'ignorer le temps. Ils nourrissent l'illusion que l'on se trouve à l'origine, et s'imaginent que l'on peut annuler les siècles qui se sont écoulés pour revenir au point de départ*. Cette illusion est grave pour deux raisons.

Premièrement, parce qu'elle conduit à oublier que les textes ont été écrits dans des situations et pour une culture très différentes des nôtres. En les lisant comme s'ils avaient été écrits aujourd'hui, dans le contexte où nous vivons, on se trompe sur leur sens. Le biblicisme conduit toujours à des erreurs de lecture; on ne méconnaît pas impunément l'histoire.

Deuxièmement, cette illusion empêche de critiquer sa manière de comprendre et d'appliquer la Bible. On s'imagine la prendre à la lettre; du coup, on ne s'aperçoit pas qu'on l'interprète. En fait, le fondamentalisme bibliciste procède exactement comme le catholicisme. Il ne distingue pas entre le message de la Bible et l'enseignement qu'il donne. La seule différence est que le catholicisme se réfère explicitement à la tradition et à l'Église, tandis que le fondamentalisme se trompe en croyant avoir éliminé la tradition et l'Église.

2. Aux enthousiastes et aux illuministes, qu'ils jugent beaucoup plus sévèrement que les biblicistes*, les luthéro-réformés opposent, d'abord, l'inutilité de leurs prétendues inspirations. Comme l'écrit en 1721, un théologien genevois Benedict Pictet* :

"... quelle nécessité y a-t-il que Dieu inspire des hommes aujourd'hui et qu'il suscite des prophètes? L'Écriture Sainte ne contient-elle pas tout ce qui est nécessaire à salut, toutes les vérités qu'il faut savoir, tous les devoirs qu'il faut pratiquer ? ... il est clair que tout ce que [les inspirés] débitent ou est déjà contenu dans la Parole de Dieu ... ou ce sont des extravagances..."

On reproche, ensuite, aux "illuministes" de confondre leurs désirs, leurs idées, leurs convictions avec l'inspiration de Dieu. Ils n'ont aucun moyen de contrôler et de vérifier que ce qu'ils croient venir de Dieu n'a pas une autre origine. Est-ce le Saint Esprit qui agit en eux, ou des démons, ou, encore, leurs fantasmes? Ils tombent dans un complet subjectivisme qui ne distingue plus entre les aspirations humaines et les inspirations divines.

Pour les luthéro-réformés, les radicaux, qu'ils soient biblicistes ou enthousiastes oublient d'une part la suffisance, d'autre part la fonction critique de la Bible.

2. Le luthéranisme

Le luthéranisme a une compréhension et une lecture de la Bible que commandent trois grandes bipolarités : celle de la lettre et de l'esprit, celle de la loi et de l'évangile, celle du Christ et de l'Écriture.

1. La lettre et l'esprit

  L'exégèse médiévale désigne par "lettre" le sens premier, immédiat, historique et manifeste d'un texte, celui qu'on perçoit d'emblée. Elle appelle "esprit" le sens second, caché, mystique de ce même texte, celui auquel on parvient après méditation et quand la foi nous ouvre les yeux. Les deux sens se trouvent dans le texte, mais à des niveaux différents. Le premier, le littéral, correspond à l'extérieur, à la superficie, à la corporéité ou à la matérialité du texte, le second à son intériorité, à sa profondeur ou à son âme. Le processus d'interprétation fonctionne un peu à la manière du décryptage d'un message codé. Il permet de découvrir à partir et à l'intérieur du sens littéral le sens spirituel qui s'y camoufle.

Pour Luther, la lettre et l'esprit se situent chez le lecteur de l'Écriture ou l'auditeur de la parole, et non dans le texte. Il ne s'agit pas de deux couches ou de deux niveaux différents de sens, comme pour Origène, mais de deux attitudes, ou plus exactement de deux types de relation avec la Bible.

La Bible, la lettre et l'Esprit

Comme l'écrit Ebeling*, Luther s'efforce de "comprendre l'Écriture de telle façon qu'elle ne soit pas une simple lettre, c'est à dire quelque chose d'étranger, de distant, d'extérieur, mais qu'elle soit esprit, c'est à dire qu'elle devienne vivante dans le cœur de l'homme et qu'elle prenne possession de l'homme". La différence entre la lettre et l'esprit ne réside pas dans ce qui est dit et compris. Elle se situe dans la manière dont on vit, dont on reçoit, dont on s'approprie ce qui est dit et ce qui est compris. Il y a "lettre" quand le sens du texte représente pour moi un objet que j'examine et que j'étudie du dehors, sans me sentir concerné ni impliqué. Il y a "esprit" quand je perçois et reçois ce même sens comme un message qui s'adresse à moi, qui me touche directement et personnellement, qui me transforme et change ma vie. Il y a donc, chez Luther, appel à une lecture existentielle, qui ne contredit pas une exégèse savante; elle fait que le sens dégagé par l'étude scientifique a une portée décisive pour moi.

2. La loi et l'évangile.

Cette seconde bipolarité remplace progressivement celle de la lettre et de l'esprit dans l'œuvre de Luther. Tout en ayant pratiquement la même portée et la même signification, elle est plus précise. La loi correspond à la lettre, et l'évangile à l'esprit.

Luther n'assimile pas la lettre avec le texte, ni n'oppose l'esprit et le texte. Il appelle "lettre" et "loi" une certaine manière de considérer et de recevoir le texte, tandis que, pour lui, "esprit" et "évangile" désignent une autre manière de comprendre et de d'accueillir le même texte. Il n'entend pas, non plus, répartir les écrits bibliques en deux catégories. On ne peut pas dire, par exemple, que l'Ancien Testament relève de la loi et le Nouveau de l'Évangile, ou qualifier sans plus l'épître de Jacques de loi et celle de Paul aux Romains ou aux Galates d'évangile. Les uns lisent toute la Bible comme une loi, alors qu'à d'autres elle dit l'évangile de la première à la dernière page.

Entre la loi et l'évangile, il y a une différence à la fois simple et radicale : la première ordonne et exige; le second donne et apporte. Celui qui pense que la Bible lui indique son devoir, et lui prescrit comment il doit agir, en fait une loi. Elle devient évangile quand nous y découvrons l'annonce de ce que Dieu nous a accordé, de ce que nous avons reçu de lui*. "La loi, écrit Luther, nous commande d'aimer et d'avoir le Christ; l'évangile nous apporte et l'amour et le Christ"*. La loi et l'évangile ont donc le même contenu, mais nous présentent ce contenu autrement : la loi en fait une tâche que nous avons à accomplir, l'évangile y voit un cadeau qui nous est fait. La loi conduit à la condamnation, parce que nous ne faisons pas ce que nous devons; l'évangile nous sauve, parce qu'il nous donne ce dont nous avons besoin.

Pour Luther, il existe une tension dialectique entre la loi, cette parole de Dieu qui me condamne, m'envoie à la mort, et l'évangile, cette même parole de Dieu qui me sauve et me conduit à la vie. Cette tension détermine la compréhension existentielle, autrement dit la lecture croyante de l'Écriture. Si la fausse religion ne voit que la loi, par contre la foi authentique ne dissocie pas les deux pôles; en isoler un serait une erreur. Ils ne vont pas l'un sans l'autre. Ils n'entretiennent pas seulement une relation chronologique. On n'a pas, d'abord, dans un premier temps, la loi et ensuite, dans un second moment, l'évangile qui remplacerait, abolirait et supprimerait la loi. Leur rapport est structurel. On ne saisit vraiment l'évangile qu'en contraste ou en opposition avec la loi. On n'éprouve le pardon et le salut, que si on a conscience du jugement et de la condamnation de Dieu. Aussi, Luther s'oppose-t-il vivement à certains de ses élèves, qu'on appelle "les antinomistes", qui veulent supprimer la loi, parce qu'ils estiment que le fidèle, ayant reçu la grâce, n'en a plus besoin. L'Écriture ne se comprend, et la vie chrétienne ne trouve son juste équilibre que dans la tension entre ces deux pôles.

3. Le Christ et l'Écriture.

La troisième polarité se situe entre la Parole incarnée en Jésus et la parole consignée dans le texte. On appelle évangile, d'une part, la puissance de vie qui nous vient de Dieu par le moyen de Jésus-Christ et, d'autre part, l'ensemble de livres qui parlent de cette puissance, qui l'annoncent et en témoignent. Ces livres ont pour fonction de proclamer l'évangile comme puissance de vie. En dehors de cette fonction, ils n'ont aucun intérêt. Ils n'ont de raison d'être et de valeur que par le message qu'ils portent et font entendre. La Bible n'est parole de Dieu que là où elle promeut Christ*. "Enlève le Christ de l'Écriture, écrit Luther à Erasme, que pourras-tu y trouver?"*.

Le sens et la vérité des textes bibliques se trouvent dans le Christ. Le Christ est le seigneur dont l'Écriture est la servante. On ne peut donc pas séparer l'Écriture du Christ et encore moins les opposer. Ceux qui citent des passages des Écritures qui vont contre l'évangile, c'est à dire contre la justification gratuite, se trompent. D'où le fameux passage du commentaire de l'épître aux Galates* où Luther déclare :

"Peu m'importent les passages de l'Écriture; quand bien même on en avancerait six cents en faveur de la justice des œuvres contre la justice de la foi, et en clamant que l'Écriture s'oppose à celle-ci. J'ai moi l'auteur et le seigneur des Écritures".

Cela ne veut nullement dire que pour Luther, la Bible se contredirait et qu'on y trouve des passages qui proclament la justice des œuvres. Cela signifie qu'il existe effectivement des passages que peuvent lire et comprendre de cette manière ceux qui n'ont pas découvert ou reçu le message de la grâce qui justifie. On n'arrive, d'ailleurs, que progressivement à lire toute l'Écriture à partir et à la lumière de l'Évangile. En attendant d'y parvenir, il existe des écrits qu'il vaut mieux laisser de côté, comme l'épître de Jacques ("l'épître de paille"*) ou l'Apocalypse. Ces écrits sont bien inspirés et ils annoncent l'évangile, mais nous ne savons pas toujours et partout le percevoir. Quand on lit les Écritures charnellement ou littéralement, en dehors de la lumière du Christ, sans l'Esprit, on n'y trouve effectivement pas la parole de Dieu que pourtant elles contiennent, et on ne les comprend pas dans leur vérité*.

Là aussi, nous nous trouvons pris dans une tension constante, un va-et-vient incessant entre deux pôles à la fois distincts et indissociables : l'Écriture me conduit au Christ et le Christ me donne la clef, me révèle le sens de l'Écriture.

Conclusion

Comme on le voit, la réflexion de Luther se préoccupe essentiellement de l'appropriation de l'Écriture, plus qu'à proprement parler des règles d'une exégèse rigoureusement scientifique. Bien lire la Bible implique que l'on se convertisse au Christ. Le chapitre précédent a souligné que la Réforme met en place une lecture de la Bible qui critique l'institution ecclésiastique. Plus profondément, la lecture fidèle de la Bible suppose qu'elle vienne critiquer, c'est-à-dire mettre en crise son lecteur. La Bible nous appelle à renoncer à nous-mêmes pour nous donner à Christ. Quand cet appel ne nous touche pas, alors on la comprend mal, on l'interprète de travers, même si on maîtrise les langues, même si on utilise les techniques littéraires les plus solides ou les plus sophistiquées. Quand il nous atteint et ébranle, alors le sens de la Bible devient lumineux. Sa vérité est tout autant pratique que théorique : elle ne concerne pas seulement l'intelligence; elle éclaire et transforme l'existence.

3. Les Réformés

Ce paragraphe se référera essentiellement à Calvin qui ne résume pas à lui seul le courant réformé, mais qui en est très représentatif sur la question qui nous occupe. Dans la manière dont le Réformateur de Genève comprend et utilise la Bible, trois points paraissent à la fois centraux et caractéristiques.

1. Sola et tota Scriptura

Pour Calvin, seule l'Écriture donne une véritable connaissance de Dieu. Sans elle, nous sommes condamnés à l'ignorance et à l'erreur. En dehors d'elle, il n'y a pour nous que ténèbres et obscurités. Par elle, et uniquement par elle, nous avons accès à la vérité. "Nul, écrit Calvin, ne peut avoir seulement un petit goût de saine doctrine...jusqu'à ce qu'il ait été ... enseigné par l'Écriture sainte"*.

Ces affirmations appellent trois précisions.

1. Calvin, le chapitre précédent l'a signalé, admet bien une connaissance de Dieu par la raison et la nature. A côté de la révélation spéciale par l'Écriture, existe une révélation générale. Sans le péché qui nous rend sourds et aveugles, elle suffirait largement. Nous pouvons encore la sentir confusément. Toutefois, la Chute fait qu'elle ne nous atteint plus qu'obscurément et partiellement. Elle permet de découvrir la création, pas le salut. Le sola scriptura signifie pour Calvin que même si Dieu se manifeste ailleurs, on ne le rencontre et on ne le connaît vraiment que par la Bible. Nulle part ailleurs, on ne le perçoit comme sauveur.

2. L'Écriture donne bien une véritable connaissance de Dieu, mais pas une connaissance totale. Elle ne dévoile pas le secret et ne fait pas pénétrer dans l'intimité de son être. Elle nous enseigne seulement ce qui est nécessaire à notre salut. Dans un sermon, Calvin déclare : "Dieu ne veut point nous déclarer toutes choses ... nous cognoissons en partie ... nous voyons comme par un miroir et en obscurité ... L'Écriture sainte ... est une règle que Dieu cognoist nous être bonne à salut"*. Il y a donc une limite à la révélation scripturaire. Elle porte uniquement sur ce qui concerne le salut et Calvin estime qu'en aucun cas on ne doit essayer de franchir cette limite. Il condamne sévèrement ceux qui veulent en savoir plus que ce que dit l'Écriture. Il leur reproche de se laisser aller à une curiosité frivole (car ils cherchent un savoir non nécessaire), et blasphématoire (car ils veulent percer le mystère de Dieu).

3. L'Écriture ne contient rien d'inutile ni de superflu. Tout ce qu'elle enseigne répond à une nécessité. On ne doit pas chercher à en savoir plus que ce qu'elle dit. On ne doit pas non plus croire et accepter moins que ce qu'elle dit. S'il ne faut rien lui ajouter, inversement, il ne faut rien en retrancher. Calvin s'en prend à ceux qui hésitent à professer telle ou telle doctrine qu'il estime contenue dans l'Écriture (par exemple, la double prédestination), ou qui la considèrent comme indifférente (c'est à dire non obligatoire).

D'où la formule qui définit la position de Calvin : sola et tota Scriptura., l'Écriture seule et l'Écriture tout entière.

2. Les règles d'exégèse

À plusieurs reprises, Calvin donne des indications sur la manière dont on doit s'y prendre pour expliquer justement et commenter correctement les textes bibliques. En regroupant ces indications, on aboutit à trois règles.

1. La première insiste sur le respect du texte. Un bon exégète cherche seulement à en dégager et à en expliquer le sens et nullement à broder, à développer des interprétations subtiles pour faire étalage de son savoir, de son ingéniosité ou de son intelligence (travers que Calvin reproche aux allégoristes qui, écrit-il, "gazouillent" autour de la Bible). Le Réformateur appelle les commentateurs à l'humilité et à la soumission. Ils doivent servir le texte, et non se servir de lui.

2. La deuxième règle souligne que l'exégèse a pour fonction d'édifier l'Église. Elle n'a pas pour but de répondre à une curiosité intellectuelle ou d'assouvir un désir de savoir. Elle explique et commente l'Écriture uniquement pour nourrir la foi des fidèles et pour les guider dans la vie chrétienne. Elle ne s'occupe pas de ce qui ne sert à rien pour la vie chrétienne. L'exégèse est une science pratique et non théorique. À la différence de certains spécialiste actuels de la Bible, Calvin n'établit donc pas de distinction entre exégèse et prédication.

3. En troisième lieu, pour Calvin, déterminer le sens d'un passage consiste à mettre au jour l'intention de celui qui l'a écrit. La signification d'un texte coïncide et se confond avec la visée de l'auteur (principe aujourd'hui très contesté). Pour découvrir cette visée, il faut trois choses.

- D'abord, analyser soigneusement le texte dans sa langue originale, en se servant de dictionnaires, de grammaires, d'éditions savantes, etc.

- Ensuite, établir le plus exactement possible les circonstances historiques dans lesquelles il a été écrit, le replacer dans la situation où il a surgi, à laquelle il fait face ou dans laquelle il s'insère (ce qu'oublient de faire les biblicistes radicaux).

- Enfin, le lire dans son contexte littéraire. Tout passage appartient à une argumentation qui en éclaire la portée et la valeur exactes. On ne doit pas l'isoler de l'ensemble dont il fait partie. Rien de moins calviniste que la pratique, courante dans le protestantisme, de citer des versets bibliques séparés de leur contexte. L'unité de sens n'est pas la phrase, mais le discours. De même, les prédications calvinistes forment, en général, une "série continue". Elles portent pendant deux, trois mois, ou plus sur un livre, par exemple, un évangile ou une épître, qui sera lu et commenté dimanche après dimanche, les prédications successives s'enchaînant comme un feuilleton. Cette prédication ne tient pas compte de l'année liturgique.

3. Une inerrance modérée et limitée

Le texte biblique a pour Calvin beaucoup de poids et d'autorité. Il a Dieu pour auteur, il est la parole même de Dieu. Cette conviction pourrait conduire à la thèse, développée par le fondamentalisme, de l'inerrance biblique (cette thèse déclare que la Bible ne se trompe jamais et ne contient aucune erreur). Calvin ne va pas aussi loin et deux thèmes viennent chez lui atténuer, nuancer, moduler l'affirmation de l'inerrance biblique.

1. D'abord, il distingue entre la doctrine et sa formulation. Pour Calvin, l'autorité absolue de la Bible concerne seulement ce qui est nécessaire au salut. Elle ne porte pas sur autre chose.

Ainsi, Calvin admet-il sans difficulté que tel auteur du Nouveau Testament se trompe en citant l'Ancien ou que tel récit des Évangiles manque d'exactitude. Il reconnaît que les copistes ont pu se tromper et nous transmettre un texte altéré*. Le Réformateur cite souvent de manière très approximative les versets bibliques; il n'a aucun souci de fidélité littérale*.

D'autre part, il déclare que les écrivains bibliques ont partagé les ignorances de leur époque, et que leur livres se ressentent parfois de "l'obscurité du temps"*.

L'absence d'erreurs concerne donc la doctrine, pas les expressions, ni le détail des récits. Le contenu est divin, mais la formulation reste humaine et en tant que telle sujette à l'erreur*.

2. Calvin développe un second thème, très important pour lui, celui de l'accommodation*. Quand Dieu parle, il veut se faire comprendre de nous. Pour cela, il se met à notre portée, il s'exprime dans nos concepts et nos catégories de pensée. Il tient compte de notre manière de voir les choses, de nos ignorances, de nos habitudes et coutumes. Il émet un discours qui nous est accessible. Calvin le compare à une mère qui parle à son bébé un langage enfantin pour communiquer avec lui. "Dieu, écrit-il, bégaie avec nous à la façon des nourrices pour se conformer à leurs petits enfants"*. Ainsi, le livre de la Genèse (ch.1, v.16) présente le soleil et la lune comme les deux principaux luminaires célestes. Or, écrit Calvin dans son Commentaire de l'Ancien Testament, nous savons qu'il existe quantité d'astres plus grands. Le Saint Esprit inspirant cette page à Moïse n'a pas fait d'erreur, dit Calvin. Il s'est conformé aux connaissances des hommes de son époque, il a parlé à leur manière, dans leur langage, en fonction de leur savoir, car il avait pour but de leur apprendre que même les astres ont été créés par Dieu, et pas de leur enseigner l'astronomie.

Pour Calvin, l'accommodation relève de la pédagogie de Dieu. Dieu enseigne l'être humain par étapes, comme procède un bon enseignant qui tient compte des possibilités et des capacités de ses auditeurs, qui ne leur donne pas plus qu'ils ne peuvent assimiler. Il les conduit petit à petit vers la pleine vérité, en s'accommodant à leur niveau de compréhension.

 

4. Luthériens et Réformés devant la Bible

Il ne faut pas opposer trop vite et trop fortement Luther et Calvin. Les deux Réformateurs ont beaucoup de choses, et des choses essentielles, en commun. À l'inverse, on ne doit pas trop rapidement et facilement harmoniser leurs démarches et leurs positions. S'il n'y a pas de désaccord fondamental, on constate des différences sensibles d'accentuation. Deux d'entre elles ont de l'importance. La première concerne le fondement de l'autorité de la Bible, et la seconde ce qu'elle apporte aux croyants.

1. Qu'est ce qui fonde l'autorité de la Bible?

À cette question, on donne deux réponses différentes :

La première, dominante dans le luthéranisme, insiste sur le témoignage unique que la Bible rend à Jésus Christ*. Elle fait connaître le Christ, elle proclame l'évangile, ce qui lui confère une valeur irremplaçable, et qui en fait la référence suprême et normative pour la foi. Luther considère qu'est apostolique et que fait autorité toute parole qui "promeut Christ", fut-elle prononcée par Hérode ou Judas, et que n'est pas apostolique ni n'a d'autorité une parole qui ne promeut pas Christ, fut-elle prononcée par Pierre ou par Paul. Le schéma suivant rend compte de cette première réponse:

Bible----------------> Christ, évangile

L'autorité de la Bible réside ici dans sa mission ou dans sa finalité, dans le but qu'elle vise.

La seconde réponse, dominante dans la tradition théologique réformée, fonde la valeur de la Bible sur son origine. Elle provient de Dieu qui l'a inspirée, voire dictée, qui, par elle, nous parle et nous enseigne. L'autorité de la Bible réside dans son auteur, c'est-à-dire Dieu (et non l'écrivain sacré dont Dieu se sert; il n'est qu'un secrétaire, un greffier, ou un scribe qui met par écrit ce qu'un autre dit). Le schéma suivant figure cette seconde réponse :

Dieu--------------------------> Bible

L'autorité réside ici dans la source, ou l'origine.

Ces deux réponses ne s'excluent pas; elles se laissent même assez facilement combiner (les deux schémas peuvent aisément se superposer). On trouve aussi bien l'une que l'autre chez Luther* et Calvin. Néanmoins, selon celle que l'on privilégie, on aboutit à des conséquences différentes.

1. La réponse dominante dans le luthéranisme établit un équilibre entre l'humanité de l'Écriture (elle constitue un témoignage rendu par des hommes), et sa divinité (elle rend témoignage à Dieu, ou, plus exactement à ses interventions dans l'histoire). Il y a en elle, écrit Luther, de la paille et du foin, de l'or et du métal vil. Ce qui permet d'associer une très grande liberté avec un très grand respect à l'égard du texte biblique. On critique, en effet, le texte à partir de son message. Pour reprendre une expression d'André Malet, la Parole de Dieu, ou la Révélation, sert à critiquer le texte qui en rend compte*. Le théologien luthérien Althaus écrit que pour Luther Scriptura sancta sui ipsius critica *.

On désigne habituellement cette démarche par l'expression "canon dans le canon". Elle va de l'Écriture canonique à son cœur (le canon dans le canon) et à partir de ce cœur elle lit l'Écriture canonique. L'ensemble des écrits bibliques fait découvrir ce qui constitue leur centre Jésus Christ ou l'évangile. À la lumière de ce centre, on va lire, interpréter, structurer, hiérarchiser les diverses affirmations de l'Écriture (estimer, par exemple, que l'épître de Jacques ne vaut pas grand chose). Il y a donc un va-et-vient continuel : la Bible conduit au Christ, et le Christ éclaire la Bible.

2. La réponse de type réformé accentue la divinité de la Bible; elle favorise une sacralisation du texte qui oublie son humanité. On tend à voir en lui non pas un témoignage rendu à la révélation, mais la révélation elle-même.

Affirmer que Dieu, ou le Saint Esprit est le seul auteur de la Bible en favorise une lecture harmonisante. Chaque livre, chaque énoncé s'inscrit dans un ensemble dont il constitue une partie, et il faut le lire, l'étudier comme un élément d'une œuvre unique. Le principe dit de "l'analogie de la foi" affirme que tous les textes doivent s'accorder, s'emboîter et se juxtaposer, un peu comme les pièces d'un puzzle. On expliquera, par exemple, une phrase de Matthieu par un verset de Jean ou par le passage d'une épître de Paul; on cherchera le sens d'un chapitre de la Genèse dans les Psaumes ou dans l'Apocalypse.

De nos jours, dans l'exégèse protestante contemporaine, ainsi que dans les Églises réformées comme luthériennes, on adopte très largement le principe du "canon dans le canon". Il l'emporte de plus en plus sur celui de l'analogie de la foi qui pose de gros problèmes.

2. Qu'apporte l'Écriture ?

  À cette question également, on donne deux sortes de réponses. Pour la première, la Bible rend le Christ présent; elle le fait rencontrer existentiellement. Pour la seconde, la Bible donne un savoir juste sur le Christ.

1. La première réponse considère que le Christ vivant se manifeste et vient à nous par l'Écriture. Elle nous met en contact avec lui. Par elle, à travers le texte, le Christ ou l'Esprit agit sur nous et en nous. L'Écriture apporte donc certes un enseignement, mais surtout une présence et une puissance. Ce qu'il y a d'unique et de décisif dans le Nouveau Testament ne réside pas seulement ni principalement dans le contenu de ce qu'il dit, mais surtout dans la rencontre qu'il suscite. Cette première réponse peut se définir par la formule de la scolastique luthérienne : Spiritus in verbo operans. L'Esprit agit dans le texte; la puissance de Dieu nous atteint à travers l'Écriture; en elle, se trouve la source d'une vie nouvelle, ou, plus exactement, la source de la vie nous parvient à travers elle. Le schéma suivant figure cette première réponse:

Esprit---> Bible ---> Fidèle = Christus vivans in/pro nobis

L'Esprit par le moyen de la Bible rend le Christ présent pour et en nous.

2. La seconde réponse se trouve, entre autres, chez Calvin. Pour lui, la rencontre existentielle avec le Christ se fait par l'action interne de l'Esprit, et non par le livre. Dans la Bible, on lit le verbum Dei (le discours de Dieu)on n'y entend pas la vox Dei (la voix de Dieu)*. Il n'y a parole de Dieu que lorsque se rencontrent et se conjoignent le verbum Dei, le discours figé, et la vox Dei, la voix vive. On peut représenter cette position par le schéma suivant:

La Bible et l'Esprit

D'un côté, sans l'Esprit, l'Écriture n'offre, ne présente qu'un texte inerte et mort, comparable à un cadavre que l'on dissèque. Si la dissection d'un cadavre apprend beaucoup de choses sur l'être humain, par contre elle ne permet pas une relation interpersonnelle. De même, sans l'Esprit, on peut déduire de la Bible un savoir juste sur Dieu et en tirer la bonne doctrine, mais on ne rencontre pas le Christ, on n'est pas sauvé ni transformé par lui.

De l'autre côté, l'Esprit agissant dans nos cœurs ne nous apprend rien; il ne délivre aucun enseignement ni nous donne le moindre savoir. Il ne permet pas de formuler des doctrines. L'Esprit agissant en nous ne prononce pas de paroles et ne suscite pas de discours. Il ne fait rien d'autre que de rendre parlant le texte de l'Écriture. S'opposant aux enthousiastes et aux illuministes, Calvin écrit : "Ce n'est pas ... l'office du Saint Esprit de ... forger nouvelle espèce de doctrine ... mais plutôt de sceller et de confirmer en nos cœurs la doctrine qui nous y [dans la Bible] est dispensée"*. L'Esprit ne communique pas un savoir, mais il fait que le savoir communiqué par la Bible devient pour nous une vérité pas seulement intellectuelle, mais aussi existentielle.

Les Réformés diront : Spiritus cum verbo operans, le cum indiquant la conjonction nécessaire. La Bible fournit ici un contenu, elle ne constitue pas un événement. L'événement relève de l'Esprit, qui se sert de la Bible pour donner une forme et une substance à l'événement. La parole de Dieu surgit quand la Bible et l'Esprit se rencontrent, et que s'opère la conjonction du verbum et de la vox.

 Dans cette perspective, l'inspiration du lecteur de la Bible a autant d'importance, et joue un rôle aussi décisif que celle des écrivains sacrés*. L'Esprit intervient aussi bien au niveau de la lecture qu'à celui de la rédaction des textes, ce que l'on peut figurer par le schéma suivant :

La Bible et l'Esprit

C'est pourquoi, dans les cultes réformés, la lecture de la Bible est précédée d'une prière d'illumination qui demande à l'Esprit d'agir, pour que le texte lu devienne parole vivante.

Sur cette deuxième question, le protestantisme actuel a tendance à se rallier à la réponse réformée plutôt qu'à la luthérienne qui ne lui semble pas rendre vraiment justice à l'Esprit, qui le lie trop au texte de l'Écriture.

Ces deux exemples et les évolutions qui se produisent montrent bien qu'entre réformés et luthériens, il n'y a pas véritablement d'opposition. Leurs différences donnent lieu à des débats vivants, où chacun écoute l'autre et s'en enrichit. Leurs très fortes proximité et convivialité rendent les luthériens et les réformés, beaucoup plus proches les uns des autres qu'ils ne le sont des radicaux ou des catholiques.

André Gounelle

Notes :

* Cf. A. Gounelle, "La théologie réformée. Actualité de ses grands principes" in Actualité de la Réforme, p.73.

* Voir F. Baudouin, "Discours sur le fait de la Réformation" (1564) dans A. Stegmann, Édits des guerres de religion, p. 37.

* R. Stauffer, Interprètes de la Bible, p.37. A .de Groot, "L'antitrinitarisme so­cinien", Études théologiques et religieuses, 1986/1, p.54.

* Cf.  E. Troeltsch, The Christian Faith, p. 19 (Troeltsch critique cette attitude).

* Lettre à Thomas Müntzer (1524) dans J. Seguy, Les assemblées anabap­tistes mennonites de France, p.300.

* article 23 des Soixante sept articles  de 1523, cité d'après B.A. Gerrish, The Old Protestantism and the New, p.297, note 53. Castellion, proche de la Réforme Radicale conteste l'argumentation selon laquelle est autorisé ce que l'Ecriture ne nie pas; il s'en prend à son utilisation par Calvin pour justifier l'exécution de Servet (les apôtres ne nient pas que l'hérétique mérite condamnaton) et montre les conséquences absurdes qu'elle peut entraîner. Contre le libelle de Calvin, 1554, p.116-117).

* Le dogme trinitaire, défini aux quatrième et cinquième siècles, affirme que Dieu est une substance en trois personnes, et que la personne du Christ a à la fois une nature divine et une nature humaine. Il ne faut pas l'assimiler à la formule "le Père, le Fils et le Saint Esprit" qui est ternaire et biblique; les antitrinitaires emploient cette formule, mais rejettent l'explication ou l'interprétation qu'en propose le dogme trinitaire.

* L. Szczucki, "La christologie des anti-trinitaires polono-lithuaniens au XVI° siècle" in N. Blough (éd.) Jésus-Christ aux marges de la Réforme, p.164, 170 (F. Laplanche expose une réponse catholique à cet argument, ibid., p.192); J. Erdö, "The biblicism of Ferenc David", in R. Dan et A. Pirnat, Antitrinitarism in the Second Half of the 16th Century, p.51.

* F. Blanke, "L'anabaptisme à Zurich", Conscience et Liberté, 1983/1, p.25 et 38.

* B.Roussel, "Des protestants", in G. Bédouelle et B. Roussel, Le temps des Réformes et la Bible, p.318-319.

* A. Beachy, The Concept of Grace in the Radical Reformation, p.132.

* A. Beachy, The Concept of Grace in the Radical Reformation, p.137. Cf. P. Janton, Voies et visages de la Réforme, p.183.

* B.Roussel, "Des protestants", in G. Bédouelle et B. Roussel, Le temps des Réformes et la Bible, p. 320. 

* T. Müntzer, Écrits théologiques et politiques, p.111.

* T. Müntzer, Écrits théologiques et politiques, p.100. Cf. W. Packull "Thomas Müntzer: Le Christ mystique et militant" in N. Blough (éd.) Le Christ aux marges de la Réforme, p.39.

* A. Beachy, The Concept of Grace in the Radical Reformation, p.138.

* T. Müntzer, Écrits théologiques et politiques, p.79, p.110.

* cité d'après B.Roussel, "Des protestants", in G.Bédouelle et B. Roussel, Le temps des Réformes et la Bible, p. 320.

* A. Beachy, The Concept of Grace in the Radical Reformation, p. 135; P. Janton, Voies et visages de la Réforme, p.187.

* Cf. B. Roussel, "Des protestants", in G. Bédouelle et B. Roussel, Le temps des Réformes et la Bible, p. 316-317.

* Cf. E. Troeltsch, The Christian Faith, p. 30-32.,

* Cf. P. Denis, Le Christ étendard, p.168.

* Lettre sur ceux qui se croient inspirés, cité d'après M.C. Pitassi, De l'ortho­doxie aux Lumières, p.73.

* Luther, p.88.

* M. Luther, Oeuvres,  t.3, p.260.

* commentaire de Romains ch.7, v.5-6.

* On peut traduire ainsi le célèbre was Christum treibt.

* cité d'après M. Lienhard, Au coeur de la foi de Luther, Jésus-Christ,, p.33. Cf. M. Lienhard, Martin Luther, Un temps, une vie un message, p.327.

* M. Luther, Oeuvres,  t.15, p.298.

* M. Luther, Oeuvres, t.3, p.262.

* "Aucun homme, écrit Luther, ne peut percevoir un iota dans l'Écriture, s'il n'a pas la parole de Dieu", cité d'après M. Lienhard, Martin Luther. Un temps, une vie un message, p.328.

* Institution de la Religion chrétienne, 1, 6, 2.

* cité d'après R. Stauffer Dieu, la création et la providence dans la prédica­tion de Calvin, p.54.

* Commentaire sur Actes 7/14.

* Cf. M. Engammare, "Calvin connaissait-il la Bible? Les citations de l'Écri­ture dans ses sermons sur la Genèse", Bulletin de la Société de l'Histoire du Protestantisme Français, 1995/2, p. 163-184.

* J. Calvin, Institution de la Religion chrétienne, 2, 11, 6.

* Cf. R. Prust,"Was Calvin a Biblical Litteralist?" Scottish Journal of Theology, 1967,

* Cf. F. L. Battles, "God was accommodating Himself to Human Capacity" Interpretation, 1977/1. R. Stauffer Dieu, la création et la providence dans la prédication de Calvin, p.54-56.

* Institution de la Religion chrétienne, 1, 13,1. Il vaut la peine de noter qu'on a ici une image féminine de Dieu.

* cf. D.W. Lotz, “Sola Scriptura : Luther on Biblical Authority” Interpretation, 1981/3, p.269-273.

* Voir les textes cités par H. Blocher, "Luther et la Bible", Revue réformée, 1984, n° 138, p.46-47.

* A. Malet, "Herméneutique et philosophie" in Eglise et théologie, n°73, septembre 1961, p.10-11.Cf. G. Ebeling, L'essence de la foi chrétienne, p.46.

* Cité d'après H. Blocher, "Luther et la Bible", Revue réformée, 1984, n° 138, p.44.

* Cf. G. Bedouelle et B. Roussel, Le temps des Réformes et la Bible, p.311.

*Institution de la Religion chrétienne, 1, 9, 1. Cf. W. Stephens, The Theology of Huldrich Zwingli, p. 130, 132.

* W. Stephens, The Theology of Huldrich Zwingli, p. 133.

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot