Chapitre 14 :
Le baptême
Ce chapitre portera uniquement sur le baptême des bébés qui a été et qui continue à être l'objet de vives discussions dans le protestantisme. Il exposera successivement les thèses des anabaptistes, celles des luthériens, puis celles des réformés sur cette question.
1. La position des anabaptistes
Les anabaptistes se caractérisent par le refus vigoureux du pédobaptisme (baptême des bébés). Ce rejet s'appuie sur quatre raisons principales.
1. L'argumentation biblique
La première, la plus fondamentale et la plus importante, est biblique. À partir du commandement qu'à la fin de l'Évangile de Matthieu Jésus ressuscité donne à ses disciples* :"Allez, faites de toutes les nations mes disciples, baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, et enseignez-leur à garder tout ce que je vous ai prescrit", les anabaptistes posent une séquence ou un enchaînement en trois temps* : d'abord, la mission ou la prédication qui entraîne la conversion; ensuite, le baptême; enfin, une catéchèse qui enseigne les voies de l'obéissance. L'annonce et l'enseignement de l'évangile (c'est-à-dire de la bonne nouvelle du salut accordé en Jésus-Christ) précèdent le baptême. L'enseignement qui le suit porte non pas sur le salut proprement dit, mais sur ses conséquences pratiques, sur la manière de vivre et de se comporter qui en découle. Le fait que le Nouveau Testament ne mentionne jamais de baptême d'enfants confirme, aux yeux des anabaptistes, cette interprétation (qui utilise aussi d’autres versets bibliques, p. ex. Mc 16/16 où “croire” précède “être baptisé”). Pour eux, on ne doit baptiser que des gens qui ont fait la preuve de leur foi, ce qui ne veut pas dire des chrétiens parfaits (il n'en existe pas), mais des croyants qui, comme le dit la Confession de Schleitheim, "ont appris la repentance et l'amendement de la vie"*
2. Le péché originel
On justifie habituellement le baptême des enfants à partir de la doctrine du péché originel*. La faute d'Adam atteint, affecte et infecte tous ses descendants. Le nouveau-né en hérite et, à cause d'elle, il tombe sous le coup de la condamnation. Son salut exige qu'il soit soustrait à la malédiction qui pèse sur tout le genre humain. Le baptême lave la souillure du péché originel. On trouve cette argumentation, avec certes des variantes, aussi bien chez les catholiques que chez les luthériens et les réformés.
Par contre, les anabaptistes la rejettent avec indignation. Ils ne nient pas le péché originel et ne posent nullement (comme on les en a parfois accusés) une innocence des jeunes enfants. Leur nature, déclare Grebel, est "viciée"; ils sont "soumis ... à la condamnation"*. Ils ont besoin, comme les adultes, de pardon. Mais Grebel et Marpeck affirment que la Croix, et la Croix seule, les délivre de la condamnation qui résulte du péché originel et de leur nature viciée. La mort du Christ nous sauve, pas le baptême. Légitimer le baptême des bébés par le péché originel traduit une idolâtrie du sacrement qui lui accorde une efficacité, qui y voit le véhicule ou l'instrument et non le signe ou le témoignage de la grâce. Pour les anabaptistes, un nouveau né qui meurt sans avoir été baptisé est sauvé. Il l'est par la passion du Christ, précise Grebel*. Marpeck écrit que les adultes sont sauvés par le moyen de la foi, et les enfants par celui de la promesse*. De même Menno Simons affirme que la parole de Jésus : "Laissez venir à moi les petits enfants" garantit le salut des bébés. Lier le salut à des "signes sacrés", à "des cérémonies et gestes rituels", et non pas seulement à l'action du Christ et à "l'être intérieur" relève, déclare Müntzer d'une "fausse foi", bâtie sur le sable*.
3. Le refus d'une cité chrétienne
Les anabaptistes récusent fondamentalement l'idée d'une cité chrétienne, que reçoivent du Moyen Age et que maintiennent les Réformateurs. Le tout premier conflit entre Grebel et Zwingli porte sur deux points étroitement liés.
D'abord, sur le rôle des magistrats (c’est à dire des dirigeants politiques). Pour Zwingli, il leur appartient de conduire la Réforme. Grebel les estime, au contraire, incompétents en matière de foi. L'Église doit suivre ses propres règles et se déterminer elle-même en ce domaine.
Ensuite, sur la pédagogie de la Réforme. Zwingli demande que l'on procède progressivement, par petits pas et étapes successives. Il veut préparer les gens, leur expliquer, les convaincre. Il tient à éviter une rupture religieuse dans la Cité. Grebel lui reproche cette "fausse patience".
Pour les anabaptistes, l'évangile exige une conversion et entraîne une rupture avec le monde. En voulant l'adapter à la société pour qu'elle s'y rallie, on contamine la Parole de Dieu, on la fausse, on la prostitue*. "Nous sommes et devons êtres séparés du monde en toutes choses", déclare la Confession de Schleitheim*. La foi évangélique ne peut être que le fait d'une minorité. S'opposent là deux conceptions du rapport entre le christianisme et la culture : la première cherche à garder ou à établir un lien étroit entre les deux, la seconde préconise la rupture.
4. L'importance de la décision individuelle
Les anabaptistes, très modernes sur ce point, donnent une très grande importance à l'être humain en tant que personne individuelle. Ils accordent plus de poids à la spécificité de chacun qu'à son appartenance à sa communauté familiale, religieuse ou civile. Ils estiment que nous déterminent les choix que nous opérons, les options que nous prenons beaucoup plus que nos parents, notre paroisse, notre village ou notre cité. Nous avons à prendre parti, à décider de nous-mêmes. Nous ne pouvons pas nous décharger de notre responsabilité sur des délibérations ou des orientations collectives.
D'où le refus total du baptême des bébés. On ne naît pas chrétien, on le devient volontairement. On n'est pas disciple du Christ parce que ses parents ou parce que les autorités politiques l'ont voulu, mais par un acte conscient, par un engagement personnel. Comme Castellion le fait dire à l'anabaptiste "il me faut être sauvé par ma propre foi, non par celle des autres"*. Certes, la grâce de Dieu vient en premier; elle a l'initiative et nous saisit, nous change. Mais il ne faut pas confondre, comme les Réformés ont tendance à le faire, l'antécédence de la grâce avec celle des communautés où nous naissons. Ces communautés, si effectivement elles nous précèdent, n'ont pas la capacité de décider pour nous de ce que nous sommes et de ce que nous serons. Marpeck termine sa confession en écrivant : "Ici, il n'y a pas de contrainte, mais un esprit volontaire en Jésus Christ notre Seigneur. Que celui qui n'en veut pas reste dehors. Que celui qui le désire vienne"*.
Entre parenthèses, cette manière de voir entraîne une grande tolérance externe. Les communautés anabaptistes, si elles sont très exigeantes pour leurs membres, n'ont pas la prétention de régenter la vie sociale ni d'imposer leurs principes à ceux qui les refusent. On ne peut obliger personne à avoir la foi, à se rattacher à la vraie religion. On ne combat pas l'erreur par la force ou la contrainte, mais par la persuasion. Et on sait que, de toutes manières, les croyants authentiques représentent une minorité. Le confession de Schleitheim prévoit qu'on ne doit pas employer la force contre les hérétiques, les mauvais chrétiens et les faux frères; la seule punition légitime consiste à les exclure de la communauté ecclésiale*.
2. La position des luthériens
Les écrits symboliques luthériens se montrent résolument partisans du baptême des bébés, et s'en prennent aux anabaptistes, qu'ils appellent "sectaires", ce qui signifie : ceux qui veulent se séparer, faire des groupes à part. Les luthériens développent quatre arguments en faveur du pédobaptisme.
1. La foi des bébés
D'abord, ils contestent que l'on puisse soutenir aussi simplement que les bébés n'ont pas la foi. Qu'en savons-nous ? Si la foi est un don de Dieu (et non une décision humaine), pourquoi les bébés en seraient-ils privés ? "Nous apportons l'enfant, écrit Luther, en pensant et en espérant qu'il croit et nous demandons à Dieu de lui donner la foi"*. Au fond, sans l'affirmer catégoriquement, Luther juge très probable qu'il existe en eux une foi différente de la nôtre, inconsciente et implicite, mais pas moins réelle.
Cette idée d'une foi implicite des bébés, Luther la justifie à partir de l'épisode de la Visitation*. Marie enceinte se rend chez Élisabeth, également enceinte. Le récit dit : "Dès qu’Élisabeth entendit la salutation de Marie, son enfant tressaillit en son sein". Ce tressaillement, pour Luther, prouve que dans l'embryon qui deviendra Jean Baptiste existe une sorte de foi. À plus forte raison peut-elle exister chez un bébé. Nous croyons qu'ils n'ont pas de foi parce que nous jugeons selon les apparences. Mais pour Dieu, qui voit les cœurs, ils ont une foi. En effet, la foi (voir la seconde partie de ce cours, le chapitre 6) n'est pas un acte psychologique qui implique la conscience; elle est la présence agissante de Dieu en l'être humain.
2. Dieu veut le baptême des bébés
Luther affirme que Dieu commande le baptême des bébés et qu'il faut le pratiquer, sans discuter, même si on ne comprend pas les raisons de cet ordre, pour lui obéir. Toutefois, il n'appuie son affirmation sur aucune citation biblique. Mélanchthon, qui sent bien qu'il y a là une faiblesse, tente d'y suppléer en faisant appel à la tradition. Depuis toujours, dit-il, on baptise des bébés et Dieu a béni ces bébés, ce qui montre qu'il approuve le pédobaptisme. Dans l'Apologie de la Confession d'Augsbourg, il écrit : "Dieu approuve le baptême des petits enfants; la preuve en est qu'il donne son Esprit à ceux qui ont été ainsi baptisés. Si ce baptême était sans effet, le Saint Esprit n'aurait été donné à personne"*. Mélanchthon ne semble pas se rendre compte que cet argument, assez curieux sous la plume d'un Réformateur, pourrait servir contre chacun des grands principes et contre toutes les argumentations de la Réforme luthérienne.
3. Impossibilité de "tester" la foi
Un troisième argument se trouve aussi bien sous la plume des luthériens que sous celle des réformés : l'impossibilité de tester et de mesurer ce qui se passe dans les cœurs. Si la validité du baptême dépend de la sincérité et de l'authenticité de mes convictions, comme le voudraient les anabaptistes, il en résulte que je n'aurai jamais de certitude. Je ne suis jamais sûr des sentiments des autres, et je ne suis pas certain, non plus, des miens. Ma foi est toujours faible, aux prises avec le doute. Il ne faut pas autoriser et pratiquer le baptême à partir des convictions humaines, mais à partir de l'acte de Dieu. Alors, il constitue une force pour moi au moment où je chancelle, hésite, m'inquiète et m'angoisse. Fonder le baptême sur ce que l'on pense, ce que l'on croit, et ce que l'on veut conduit à s'examiner soi-même, à scruter sa conscience, alors que la vie croyante doit regarder à Dieu, s'attacher à son œuvre et à ne pas se centrer sur elle-même. Au fond, dans le refus du baptême des bébés, Luther voir une négation du sola gratia. Implicitement, ne baptiser que des adultes signifie que l'on considère que la grâce n'est donnée qu'à un être humain qui a la capacité de l'accueillir. On estime que la reçoit seulement celui qui possède un certain nombre de qualités. Il en résulte que le salut implique et exige la valeur de l'être humain. Il ne vient pas uniquement de l'acte de Dieu.
4. La foi des parents
Les écrits symboliques du luthéranisme contiennent un quatrième argument. On vient au baptême, disent-ils, avec sa foi, "et avec celle des autres aussi"*. Apparaît là l'idée de la foi d'autrui qui nous accompagne, nous porte; on est proche de la notion de "peuple de Dieu". Dieu donne sa grâce non pas à des individus isolés, mais à des personnes faisant partie d'une communauté.
Conclusion
En faveur du baptême des enfants, les luthériens avancent donc un argument exégétique (l'épisode de la Visitation montre qu'il existe une foi des enfants), un argument traditionnel (l'histoire de l'Église justifie cette pratique par les effets qu'elle a eus), un argument théologique (la grâce de Dieu ne dépend pas de la foi de l'être humain) et enfin un argument ecclésiologique (la communauté de foi). On peut se demander si ces quatre arguments s'harmonisent bien entre eux et avec l'ensemble de la théologie luthérienne. En particulier, l'argument ecclésiologique étonne puisque Luther insiste sur la dimension individuelle du sacrement et passe presque entièrement sous silence sa dimension communautaire (voir sur ce point le chapitre sur la Cène). De toutes manières, Luther précise qu'il faut baptiser les enfants non pas pour les raisons qu'il avance, mais "uniquement parce que Dieu l'a ordonné ... en effet, nous pouvons faillir et nous tromper, mais la parole de Dieu ne peut pas faillir"*.
3. La position des réformés
Comme les luthériens, les réformés préconisent le baptême des enfants. En sa faveur, ils déploient une argumentation qui me semble davantage tenir compte de celle des anabaptistes, et lui répondre de manière plus adaptée, peut-être parce qu'ils les connaissent mieux. Les anabaptistes de Zurich ont longtemps été des amis et des collaborateurs de Zwingli, avant de rompre avec lui, et la proximité entre leurs positions est évidente. D'ailleurs en 1525, Zwingli écrit "je pense qu'il serait préférable de ne pas baptiser les enfants jusqu'à ce qu'ils soient arrivés à l'âge de discrétion"*, mais il refuse de donner à cette question une grande importance, alors qu'elle paraît décisive aux anabaptistes. En 1525, Farel, très proche de Zwingli, publie un petit livre Sommaire et brève déclaration, qui ne dit pas un mot du baptême des bébés et qui a fait soupçonner son auteur de penchants anabaptistes. La séparation entre réformés et anabaptistes se fait entre les années 1525-1530, et on a le sentiment que les uns et les autres élaborent leurs thèses, les durcissent et développent leurs argumentations parallèlement, en fonction les uns des autres, en se répondant mutuellement.
La position des réformés tient en cinq points.
1. L'argumentation biblique
Nous avons vu que les anabaptistes s'appuyaient sur la parole du Christ ressuscité: "allez, faites de toutes les nations mes disciples, baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit". Ils en tirent la conclusion que prédication et conversion personnelle doivent précéder le baptême. Les réformés font remarquer que dans ce passage "nations" traduit le mot grec eqnh qui dans la Septante (la traduction grecque de l'Ancien Testament) et dans le Nouveau Testament désigne toujours les païens, ceux qui ne font pas partie du peuple de Dieu. Quand il s'agit du peuple de Dieu, le Nouveau Testament emploie le mot laos. La séquence "prédication - conversion - baptême" s'applique donc à ceux qui viennent du paganisme, non à ceux qui, du fait de leur naissance dans une famille chrétienne, appartiennent au peuple de Dieu. Les réformés laissent entendre que ces anabaptistes qui ne font pas la distinction entre eqnh et laos sont bien ignorants.
De plus, les anabaptistes soulignent qu'aucun texte du Nouveau Testament ne mentionne de baptême d'enfants. C'est exact, répondent les réformés, mais il ne s'ensuit nullement que le Nouveau Testament les condamne. À Grebel qui lui demande : "Cite-moi un passage des Écritures qui t'autorise à baptiser des bébés ?", Zwingli répond : "Cite-m'en un seul qui me le défende. En transformant le silence de la Bible en interdiction, tu altères la parole de Dieu, tu la déformes, tu lui ajoutes ce qui ne s'y trouve pas"*. Pour appuyer son argumentation, Zwingli remarque que nulle part le Nouveau Testament ne commande expressément de donner la Cène à des femmes ni ne mentionne que des femmes y participent. Ne serait-il pas insensé au nom de ce mutisme de refuser la Cène aux femmes?
Dans ce débat, on voit toute la différence, signalée dans le chapitre quatre de ce cours, entre la restitutio et la reformatio. Les anabaptistes préconisent la restitution. En toutes choses il faut suivre les indications du Nouveau Testament. Comme l'écrit Grebel à Müntzer, "ce qui ne nous est pas enseigné par des passages et des exemples bibliques clairs, nous devons le tenir pour ... interdit"*. Alors que Zwingli préconise la réformation. Dans les doctrines et les pratiques de l'Église existante, on rectifie ce que contredit, ce à quoi s'oppose l'enseignement de la Bible.
2. Circoncision et baptême
Pour répondre aux anabaptistes, les réformés soulignent ensuite que le baptême prend la suite et la succession de la circoncision. Ils posent une très forte continuité, presque une identité entre l'Ancien et le Nouveau Testament. "Il n'y a qu'une seule et même alliance, écrit Zwingli, conclue par Dieu dès le commencement du monde et qui dure jusqu'à la fin". Les luthériens reprocheront aux réformés de "judaïser" le christianisme; il me semble plus juste de dire qu'ils christianisent exagérément l'Ancien Testament.
En ce qui concerne le baptême, les réformés le considèrent comme une institution divine antérieure à la venue de Jésus. Il l'a précédée sous la forme de la circoncision dont le rôle correspond exactement à celui du baptême. Elle servait à signifier la grâce de Dieu et à délimiter son peuple. Il s'agit de cérémonies "pareilles" quant à leur sens et à leur visée*. Or, la circoncision s'opère sur les bébés juifs. Il paraît par conséquent normal de baptiser les bébés chrétiens. Sans cela il y aurait un recul et un désavantage des chrétiens par rapport aux juifs. Au lieu d'apporter un plus, la venue de Jésus entraînerait un moins.
À quoi, les anabaptistes rétorquent que les réformés oublient ou effacent trop la différence entre les deux alliances. Avec la venue de Jésus, tout change. On passe du régime de la loi et des cérémonies à celui de la grâce et de la foi. Il y a certes continuité entre les deux alliances, mais aussi une très nette rupture. Les réformés repousseront cette critique. Ils ont conscience de ne pas confondre les deux alliances. Elles se distinguent, selon eux, sur plusieurs points importants: les signes ne sont pas les mêmes (ceux des chrétiens sont plus simples et moins onéreux; il est plus facile de baptiser que de circoncire); les signes d'Israël renvoient à une réalité à venir, ceux des chrétiens à quelque chose qui a déjà été accompli. Il y a un lien étroit entre Israël et l'Église, mais aussi une différence profonde.
3. L'alliance
Le thème de l'alliance joue un très grand rôle dans la théologie réformée. Dieu s'adresse à des individus, il les convertit, et les fait entrer dans le peuple ou la communauté avec qui il a un pacte, avec qui il a fait alliance. L'élection ne concerne pas uniquement des individus isolés. Elle s'étend à ceux qui dépendent d'eux, à leurs enfants. Ils appartiennent à l'alliance du fait de leur naissance dans une famille chrétienne.
Il en résulte qu'au nom de l'alliance, on peut et on doit baptiser non pas tous les enfants, mais ceux nés dans une famille croyante. Calvin et Farel échangent une correspondance très significative à cet égard, en 1553, à propos d'un enfant né de parents catholiques. Les parents étant morts, une grand-mère protestante le présente au baptême. Les deux hommes décident de refuser le baptême, puisque les parents ne faisaient pas partie de la communauté croyante. L'enfant ne pourra recevoir le baptême que plus tard, quand il se sera converti à l'évangile et qu'il le demandera. Au dix-huitième siècle, des puritains anglais refusent le baptême à des enfants dont les parents étaient des ivrognes (leur alcoolisme marquant clairement qu'ils font partie de réprouvés)*. Seule la foi de ses parents, en vertu de la promesse faite aux croyants à propos de leur descendance, autorise le baptême d'un enfant. Un bébé, écrit Zwingli est baptisé au nom de ce pacte "selon lequel, puisqu'il est né de chrétiens, il est considéré par la promesse divine du nombre des membres de l'Église"*. Les enfants des croyants, déclare la Confession helvétique postérieure, "appartiennent au Royaume de Dieu et sont compris dans l'alliance de Dieu"*.
Ici, la divergence entre anabaptistes et réformés vient de ce que les premiers raisonnent en terme d'individu, alors que les seconds sont sensibles aux solidarités, aux communautés, à la réalité d'un peuple dont font partie les enfants.
4. L'impossibilité de sonder les cœurs
Je passe rapidement sur ce point que j'ai déjà mentionné, parce qu'il est commun aux luthériens et aux réformés. Ne baptiser que les vrais croyants, comme le veulent les anabaptistes, implique un jugement sur les gens et sur leur foi. Or, nous ne savons pas ce qu'ils ont dans leur cœur*. C'est le secret et la prérogative de Dieu que de connaître ceux qu'il a élu et qui ont véritablement la foi*. Aucune créature ne peut ni ne doit se mettre à la place de Dieu. De intimis non judicat Ecclesia, dit un adage réformé : "L'Église ne juge pas de ce qui se passe dans les cœurs"; il ne lui revient pas d'apprécier et d'évaluer la ferveur des fidèles et l'authenticité de leur foi. Parmi ceux qui demandent et reçoivent les sacrements, certains nous trompent, souligne Farel, et nous devons l’accepter. Les sacrements “sont accessibles aux bons et aux méchants”*.
5. Primat de l'élection.
Enfin, les réformés voient dans le baptême donné aux bébés, le signe frappant et évident de la primauté et de l'antériorité de la grâce de Dieu par rapport à toute action ou tout sentiment humain. L'élection précède la foi et la détermine. Marie, Matthieu, Zachée, le brigand de Golgotha, Madeleine, Jean, Paul ont été élus non seulement avant de croire, mais même avant leur naissance, avant même "la fondation du monde", comme le dit l'épître aux Ephésiens*. Le baptême des bébés souligne que la grâce et le salut de Dieu précèdent et enveloppent notre existence. La Liturgie de l'Église Réformée de France l'exprime par ces paroles que l'on prononce juste après d'avoir versé l'eau sur la tête du bébé :
"Petit enfant, pour toi, Jésus Christ est venu sur la terre, a lutté et souffert. Pour toi, il a traversé l'agonie de Gethsémané et les ténèbres du Calvaire. Pour toi, il est mort, et pour toi il a triomphé de la mort. Oui, pour toi, petit enfant, et tu n'en sais rien encore. Ainsi est confirmée la parole de l'Apôtre : "nous aimons Dieu parce qu'il nous a aimés le premier".
* * *
Voilà donc les grands thèmes que l'on trouve au seizième comme au vingtième siècle dans le débat à propos du baptême des bébés.
André Gounelle
Notes :
* A.J. Beachy, The Concept of Grace in the Radical Reformation, p. 101.
* article 1; texte dans P. Widmer et J.H. Yoder, Principes et doctrine mennonites, p. 50.
* Cf. A.J. Beachy, The Concept of Grace in the Radical Reformation, p.100-101.
* Lettre de C. Grebel à T. Müntzer (1524) dans J. Seguy, Les assemblées anabaptistes mennonites de France, p. 303.
* Confession de foi de 1532, § 25, texte dans N. Blough, Christologie anabaptiste, p. 252.
* T. Müntzer, Ecrits théologiques et politiques, p. 75-76.
* Lettre de C. Grebel à T. Müntzer (1524) dans J. Seguy, Les assemblées anabaptistes mennonites de France, p. 299, 305.
* P. Widmer et J.H. Yoder, Principes et doctrine mennonites, p. 49.
*Traité des hérétiques, (1554), p. 17.
* Confession de foi de 1532, § 28, texte dans N. Blough, Christologie anabaptiste, p. 253.
* article 6, P. Widmer et J.H. Yoder, Principes et doctrine mennonites, p. 52.
* Grand catéchisme, dans La foi des Eglises luthériennes, p. 397, § 823.
* La foi des Eglises luthériennes, p. 163, § 194.
* Grand catéchisme, dans La foi des Eglises luthériennes, p. 397, § 823.
* W. Stephens, The Theology of Huldrich Zwingli, p. 194.
* Lettre de C. Grebel à T. Müntzer (1524) dans J. Seguy, Les assemblées anabaptistes mennonites de France, p. 300.
* "Confession écossaise" dans K. Barth, Connaître Dieu et le servir, p. 21; "Confession helvétique postérieure" dans Confessions et catéchismes de la foi réformée, p. 274, 276.
* d'après M. Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, p. 117, note 2.
*"Exposé de la foi" in Études théologiques et religieuses, 1981/3, p. 391.
* Confessions et catéchismes de la foi réformée, p. 282.
* G. Farel, Sommaire et brève déclaration, p. 113.
* H. Zwingli, "Exposé de la foi" in Études théologiques et religieuses, 1981/3, p. 387.
* G. Farel, Sommaire et brève déclaration, p. 113.
* Eph.1/4. Voir H. Zwingli, "Exposé de la foi" in Études théologiques et religieuses, 1981/3, p. 387.