Chapitre 13 :
Les sacrements
Les sacrements forment l'une des parties du culte. Il aurait donc été normal d'en parler dans le cadre du chapitre précédent. Toutefois, étant données l'ampleur et l'importance des problèmes qu'ils posent, il a paru préférable de les traiter à part et de leur consacrer trois chapitres : le premier sur la notion de sacrement, le second sur le baptême, le troisième sur la Cène (qui correspond à ce que les catholiques nomment l'eucharistie).
1. Le mot "sacrement"
Au seizième siècle, le terme et la notion même de sacrement ont fait difficulté pour certains courants de la Réforme protestante. En effet, le Nouveau Testament n'emploie jamais ce mot. Certes, la Vulgate a traduit le grec musterion par sacramentum; mais musterion ne s'applique ni au baptême ni à la Cène et n'a pas grand rapport avec ce que nous appelons "sacrement". On a donc affaire à une notion créée et développée par la tradition théologique, sans grands fondements bibliques. Si les luthériens l'ont adoptée, semble-t-il, sans se poser de questions, par contre les anabaptistes préfèrent l'éviter et parler des "ordonnances" du Seigneur (“ce que le Seigneur nous ordonne de faire”). De leurs côtés, les réformés, en tout cas dans leurs débuts, ont éprouvé des réticences à son égard.
Ainsi, Zwingli, au commencement de son activité réformatrice, jusqu'en 1525, envisage-t-il de l'écarter pour trois motifs. D'abord, parce qu'il veut s'en tenir le plus possible aux termes et aux concepts qui se trouvent expressément dans les Écritures. Ensuite, à cause des superstitions qui, au fil des âges, en s'agglutinant à cette notion, l'ont faussée. Enfin, en raison de l'inconvénient qu'il y a de mettre dans la même catégorie le baptême et la cène, dont la nature et la signification diffèrent. Il vaudrait mieux les considérer séparément.
Néanmoins, il paraît vite difficile d'éliminer complètement ce terme qui revient constamment dans les discussions de l'époque. Zwingli, un peu à contrecœur, sous la pression des circonstances, se résigne à l'employer. Ses successeurs ne songeront plus à le supprimer, même si souvent il les gène.
2. Les diverses sortes de cérémonies.
Les luthériens et les réformés distinguent quatre catégories de cérémonies ou de célébrations.
1. Les sacrements
Ils placent, en premier lieu, les sacrements. Quelle est, selon eux, leur nature et quel en est le nombre? Nous allons voir successivement les réponses qu’ils donnent à ces deux questions.
1. Les protestants appellent “sacrements” des rites que le Christ lui-même, d'après le Nouveau Testament, nous commande expressément d'accomplir. Lors du dernier repas qu'il a pris avec ses disciples, juste avant son arrestation, les évangiles nous racontent qu'il leur a distribué du pain et du vin et leur a dit de répéter ce geste en mémoire de lui; il a ainsi institué la Cène (mot qui veut dire: "repas"). Matthieu rapporte qu'après sa résurrection, il a ordonné à ses disciples d'annoncer l'évangile et de "baptiser" (mot qui veut dire "plonger").
Les sacrements sont donc “des actions que Dieu lui-même a ordonnées," dit la Confession helvétique postérieure*; "ils sont institués par Dieu", déclare le Catéchisme d'Heidelberg*. Ils ont Dieu pour auteur, précise Luther. Ce qui signifie que les assemblées et autorités ecclésiastiques n'ont pas le pouvoir de créer ou de supprimer des sacrements. Elles peuvent instaurer des cérémonies qui entrent dans la troisième catégorie (voir plus bas), mais pas dans la première.
2. Le catholicisme classique compte sept sacrements (baptême, eucharistie, confirmation, mariage, onction des malades et des mourants, pénitence ou absolution, ordination des prêtres). Pour leur part, les protestants, dans leur immense majorité, n'en admettent que deux: le baptême et la Cène. On constate, cependant, parmi eux quelques hésitations et flottements sur ce chiffre.
Au seizième siècle, Luther, suivi par Mélanchthon, en reconnaît d'abord trois. Au baptême et à la Cène, ils ajoutent la pénitence; ils finiront par l'écarter parce qu'aucun signe matériel n'y est clairement attaché. Le strasbourgeois Bucer considère comme un sacrement l'imposition des mains, qui doit se pratiquer, selon lui, en trois circonstances: pour la confirmation, pour le mariage et pour la consécration des pasteurs. Quelques petits groupes marginaux (des anabaptistes pour la plupart) ont tenu le lavement des pieds pour un sacrement. Dans deux passages de l'Institution de la Religion chrétienne, Calvin écrit qu'il ne voit pas d'objection majeure à ce que l'on range la consécration des pasteurs parmi les sacrements. Il n'y tient cependant pas beaucoup, parce qu'en principe les sacrements s'adressent à l'ensemble des fidèles et pas à certaines catégories seulement; ils ne doivent pas servir à faire des distinctions parmi les chrétiens.
En 1934, dans un article qui fit à l'époque du bruit, le pasteur Marc Boegner, alors président de la Fédération Protestante de France, a proposé de reconnaître cinq sacrements : baptême, cène, confirmation, pénitence, consécration pastorale; par contre il excluait le mariage et l'extrême onction. Plus récemment, L. Schummer, professeur à la Faculté de Théologie Protestante de Bruxelles, a défendu la sacramentalité de la consécration pastorale. L'onction des malades a eu aussi quelques partisans. Néanmoins, au seizième siècle comme aujourd'hui, ces discussions sur la liste des sacrements restent marginales. Massivement, le protestantisme s'en tient au baptême et à la Cène.
2. Les cérémonies nécessaires.
Dans une seconde catégorie, les protestants du seizième siècle mettent des cérémonies qu'ils jugent nécessaires, parce que voulues par Dieu, ordonnées par la Bible, mais qui néanmoins ne sont pas des sacrements. Il s’agit essentiellement, presque uniquement du mariage. La différence entre les deux premières catégories tient, semble-t-il, à ce que les sacrements renvoient directement et essentiellement à la mort et à la résurrection du Christ (qui sont la "substance"* du sacrement) et donc au salut, ce qui n'est pas le cas d'une cérémonie comme celle du mariage (elle renvoie à l’union d’un homme et d’une femme et s’inscrit plutôt dans l’ordre de la création).
3. Les cérémonies permises.
En troisième lieu, nous avons des cérémonies ni ordonnées ni défendues, qui relèvent de ce qu'on appelle les adiaphora. Théologiquement, elles sont indifférentes (c’est ce que veut dire le mot “adiaphora”), ni nécessaires ni condamnables. Dans certaines circonstances elles peuvent apparaître spirituellement utiles; dans d'autres, elles seront inutiles, et même parfois nuisibles. On doit les autoriser, voire les préconiser ou, au contraire, les déconseiller, voire les interdire en fonction du contexte, en tenant compte des circonstances, en jugeant de leur opportunité dans un cadre précis ou une situation particulière. Dans cette catégorie, on peut ranger la confirmation, la dédicace d'un lieu de culte, les ensevelissements.
4. Les cérémonies défendues.
Enfin, dans une dernière catégorie viennent les cérémonies condamnables parce que contraires à l'évangile, et suspectes d'idolâtrie. Ainsi, les réformés veulent éliminer, par exemple, les processions (alors que Luther les range parmi les adiaphora), le culte des saints et des reliques.
Conclusion.
Les cérémonies appartenant aux trois premières catégories ont toutes pour visée de rendre témoignage publiquement de la grâce de Dieu et de l'attester aux fidèles. Elles ne se distinguent pas tellement par leur contenu ou leur nature que par leur origine et par leur extension temporelle et spatiale. Sont-elles explicitement ordonnées par le Christ ou non? Ont-elles une valeur permanente ou circonstancielle, autrement, dit faut il les célébrer en tout temps et en tout lieu ou en fonction d'un contexte précis qui les rend utiles?
3. Les désaccords protestants sur les sacrements
Les différents protestantismes se divisent et s'opposent sur le sacrement. Les désaccords, violents au seizième siècle, se poursuivent jusqu'à nos jours, quoique sous une forme atténuée. Le baptême, la Cène et ont toujours constitué des pommes de discorde et la célébration même des sacrements a été contestée et refusée par certaines branches du protestantisme.
1. Le baptême
En ce qui concerne le baptême, très tôt, dès 1522, peut-être même avant, apparaissent en Allemagne et en Suisse ceux qu'on appelle "anabaptistes". Anabaptiste signifie “celui qui rebaptise”. En fait, les anabaptistes considèrent comme nul et non avenu le baptême administré à un bébé. Ils ne lui accordent aucune validité; ils le considèrent comme un simulacre. Ils n'estiment donc pas baptiser une seconde fois quelqu'un qui l'aurait déjà été précédemment. Pour eux, il existe un seul baptême, celui que l'on reçoit quand on confesse de manière consciente et responsable sa foi.
Au seizième siècle, leurs thèses se répandent très vite en Europe, ce qui entraîne des réactions brutales, aussi bien des luthériens et des réformés que des catholiques. De très dures persécutions s'abattent sur eux. Ils sont pourchassés et massacrés à travers toute l'Europe. La violence s'explique en partie par le sentiment que les anabaptistes mettaient en cause la nature de la société civile. Comme ils refusent le lien entre l'Église et l'État, on voit en eux de dangereux anarchistes ou libertaires.
Aujourd'hui, la situation a changé. Le débat sur le baptême des bébés continue, mais avec moins d'âpreté qu'autrefois. Il arrive que pédobaptisme et antipédobaptisme coexistent dans une même Église sans trop de difficultés. On en a un exemple avec l'Église Réformée de France qui accepte, à certaines conditions, que des pasteurs refusent de baptiser des bébés et qui laisse les parents libres de faire ce qu'ils jugent en conscience le plus conforme à l'enseignement biblique. Théologiquement, elle n'a pas résolu ni tranché le problème. Néanmoins, ecclésiastiquement, il ne provoque pas de ruptures en son sein.
2. La Cène
Luthériens et Réformés ne comprennent pas de même manière la Cène. J'ai signalé que cette divergence a empêché en 1529 qu'ils s'unissent et s'allient. Aux faits déjà cités dans le premier chapitre (dans le paragraphe “Luthériens et réformés”), j'en ajoute un autre. En 1556, Calvin, au cours de voyage, fait étape à Strasbourg. Il y avait été pasteur de la communauté française quinze ans auparavant et ses anciens paroissiens souhaitent l'entendre prêcher. Les autorités luthériennes de la ville leur en refusent l'autorisation parce que, disent-elles, "il professe une autre doctrine que nous sur la Sainte Cène". Durant tout le seizième siècle, luthériens, réformés, catholiques s'affrontent durement sur ce point. Ils se divisent sur ce que nous nommons (ce qui ne peut que faire sourire l'historien) la communion.
Aujourd'hui, luthériens et réformés ne conçoivent toujours pas de la même manière la Cène. Toutefois, comme le manifeste la Concorde du Leuenberg (1973), cette diversité n'interdit plus l'intercommunion. Comme pour le baptême, la question théologique demeure; elle ne se traduit plus par des hostilités et des divisions entre Églises protestantes.
3. Les contestations du sacrement.
À la différence des réformés et des luthériens, des groupes protestants que l'on pourrait qualifier de "radicaux" contestent les sacrements, parfois les éliminent. J'en donne trois exemples.
1. Les quakers, peu nombreux en France, beaucoup plus dans les pays anglo-saxons ne célèbrent ni baptême ni Cène. Ils leur reprochent de favoriser une religion conformiste et formaliste qui se centre sur des rites et des liturgies, et non sur la foi du cœur et la sanctification de la vie. De plus, ils considèrent que les querelles et les persécutions qu'ont provoquées autrefois les sacrements les ont complètement disqualifiés. Au dix-septième siècle, Robert Barclay, le principal théologien quaker, estime que les sacrements ont eu une utilité certaine dans l'Église primitive. Ils ont aidé des gens habitués aux célébrations du judaïsme et du paganisme à passer au christianisme. Ils ont représenté des rites de substitution qui leur permettaient à la fois de se démarquer, de rompre leurs anciennes appartenances, et de ne pas être déstabilisés par une absence de cérémonies qui aurait créé un vide. Ils ont eu une fonction transitoire et provisoire pour aider la première génération de cheminer du paganisme ou du judaïsme vers l'évangile. Ils se sont, ensuite, malheureusement maintenus parce que l'Église a manqué à sa mission. Elle n'a pas su mettre en place une authentique spiritualité. Les sacrements ont dégénéré en superstition; ils ont entraîné des disputes qui les ont irrémédiablement ternis, abîmés, voire défigurés. Au lieu d'aider la vie chrétienne, ils l'alourdissent, la compliquent et l'entravent. En conséquence, les quakers pratiquent un culte et une religion sans sacrements (et, apparemment, ne s’en portent pas plus mal).
2. La seconde contestation vient des milieux piétistes qui mettent l'accent sur la vie intérieure, et n'accordent pas grande valeur aux cérémonies qu'ils jugent secondaires et accessoires. Par exemple, Catherine Booth, fondatrice, avec son mari William, de l'Armée du Salut, a écrit :
"La vie spirituelle (est) menacée dans son existence par la tendance invétérée du cœur humain qui le pousse à se reposer sur des formes extérieures plutôt qu'à rechercher la grâce intérieure. Pour qui connaît quelque peu l'histoire de l'Église, il est clair que la valeur exagérée accordée aux cérémonies a freiné l'extension du christianisme. Combien de fois la marche triomphale de ses plus puissants champions s'est arrêtée pendant que désertant la bataille avec les forces du mal, ils se querellaient entre frères à propos de formes futiles".
Ce texte voit dans les sacrements des "formes futiles" qui conduisent à privilégier indûment l'extérieur aux dépens de la vie intérieure, de la piété personnelle. Ils provoquent des disputes qui accaparent trop les chrétiens et les détournent de leur mission dans le monde. Ils éloignent de l'unique nécessaire, de même que, dans un épisode bien connu de l’évangile de Luc, la préparation d'un repas, d'une Cène ou d’une eucharistie, en détourne Marthe, tandis qu'au contraire Marie en écoutant Jésus, en privilégiant la parole entendue et reçue dans la prédication choisit "la bonne part". Il faut cependant noter que la méfiance (il n’y a jamais eu rejet total) des sacrements dans l’Armée du Salut a beaucoup diminué après la seconde guerre mondiale.
3. Une troisième forme de cette contestation se rencontre chez ceux qui insistent sur l'action chrétienne et plaident pour une Église en prise avec le monde contemporain et la culture actuelle. Ils voient dans les sacrements une affaire de sacristie qui sent le renfermé et qui n'intéresse plus guère que les "fonctionnaires de Dieu", les apparatchiks ecclésiastiques et les dévots de bénitiers. Les liturgies mais aussi les enseignements sur les sacrements leurs paraissent moyenâgeux, en complet décalage avec le monde où nous vivons. Ils affirment que d'autres problèmes, beaucoup plus centraux et urgents se posent aujourd'hui, dont il faut s'occuper en priorité. Les discussions et préoccupations concernant les sacrements relèvent, à leurs yeux, d'une conception étroite, étriquée, voire obscurantiste de la vie chrétienne. Elles servent d'alibi à une fuite devant les véritables enjeux de notre époque, à savoir quel est le sens de l'évangile dans notre monde moderne ou plutôt postmoderne? Comment l'exprimer, le vivre, le mettre en pratique, en témoigner? Les Églises ne se conduisent-elles pas comme ces théologiens de Byzance qui discutaient du sexe des anges alors que les armées musulmanes assiégeaient leur cité?
4. Les sacrements dans les relations entre catholiques et protestants
Le premier paragraphe de ce chapitre a signalé le désaccord entre catholiques et protestants sur le nombre des sacrements. À ce différend s’ajoutent des divergences importantes concernant les deux sacrements que les uns et les autres reconnaissent, à savoir le baptême et la Cène (ou eucharistie). Le chapitre sur la Cène s’arrêtera longuement sur les débats de fonds. Pour le moment, voyons les problèmes qui se posent dans les relations entre les deux confessions.
1. Un seul baptême?
Très souvent, on souligne la portée œcuménique du baptême : il y a, affirme-t-on, en reprenant une expression de l'apôtre Paul "un seul baptême"*, commun aux diverses Églises chrétiennes, ce qui fait qu'on ne rebaptise pas quelqu'un qui l'a été dans une autre confession. Cet unique baptême montre aux chrétiens que, divisés et séparés, ils n'en demeurent pas moins des frères.
Effectivement, le baptême ne pose pas, en principe, de problèmes majeurs dans les relations interconfessionnelles. Il faut, cependant, nuancer ce constat. S’il est, en gros, exact, deux remarques en limitent la portée.
1. La célébration de baptême diffère considérablement. Même si dans chaque cas, on utilise de l'eau, le rituel catholique et le rituel protestant ne se ressemblent guère. Les liturgies n’affirment pas du tout les mêmes choses. On peut se demander si, finalement, les Églises ont autre chose en commun à propos du baptême que le mot et que l'eau. Quelle que soit la réponse qu’on lui donne, on ne peut pas écarter trop vite cette question.
2. L'Église catholique ne reconnaît la validité du baptême que si on l'administre "au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit", selon les instructions que, d'après Matthieu, le Christ ressuscité a donné aux Onze*. Cette condition, d’un point de vue protestant, soulève un problème*. Dans le livre des Actes des Apôtres, on a quatre exemples* de baptêmes donnés au nom de Jésus-Christ, au nom du Seigneur ou au nom du Seigneur Jésus. Des protestants ont célébré des baptêmes en reprenant l’une des ces formules. Les catholiques ne les reconnaissent pas. Il arrive que n'étant pas certains de la formule prononcée, des prêtres baptisent "sous condition" (ce qui veut dire : "je te baptise si tu ne l'as pas déjà été, si ton premier baptême n'est pas valable"). Dans les années 1950, un débat, qui n'a abouti à aucune conclusion, a eu lieu sur ce point dans l'Église Réformée de France. Certains, par souci d'œcuménisme, voulaient que la liturgie prévoie seulement le baptême "au nom du Père, du Fils et de l'Esprit". D'autres demandaient que l'on mentionne les diverses formules néo-testamentaires. En les écartant, disaient-ils, nous admettrions que l'autorité de la tradition l'emporte sur celle de l'Écriture. D’un point de vue protestant, l’insistance du catholicisme sur une formule précise et le refus d’accepter des formules tout autant bibliques relèvent d’une mentalité magique. Derrière le consensus apparent, affleurent donc des divergences sérieuses.
2. Intercommunion et hospitalité eucharistique.
Les problèmes liés à la Cène ou Eucharistie ont une tout autre ampleur. Si le catholicisme admet sans difficulté qu’un baptême puisse être valablement administré par un laïc (même s’il ne fait pas partie de l’Église), il n’en va pas de même pour l’eucharistie. Seul un prêtre peut célébrer l’eucharistie, et ne peuvent la recevoir que ceux qui font partie de l’Église catholique, qui appartiennent à sa communion. Le catholicisme estime donc détenir le monopole de ce sacrement.
Le développement des relations interconfessionnelles ainsi que l’augmentation du nombre des mariages mixtes ont rendu cette situation insupportable à certains. Les relations étroites qu’on a établies créent une authentique communion; elles devraient normalement conduire à recevoir ensemble le sacrement. Depuis une quarantaine d'années, la question ne cesse de se poser : les divergences théologiques entre catholiques et protestants justifient-elles les séparations et exclusions? Ne peut-on pas imaginer que même si nous la concevons différemment, nous prenions ensemble la Cène ou l'eucharistie, pour manifester que la fraternité ou la communion chrétienne n'implique pas une uniformité doctrinale, qu'on peut s'aimer les uns les autres sans croire et penser exactement les mêmes choses?
Prendre le sacrement ensemble peut revêtir deux formes : celle de l'intercommunion, et celle de l'hospitalité eucharistique.
1. L'intercommunion résulte d'un accord entre deux Églises qui se déclarent en pleine communion l'une avec l'autre. Chacune reconnaît l'autre comme véritable Église du Christ, au même titre qu'elle-même. Elle considère que la cène ou l'eucharistie célébrée dans l'autre Église est identique avec celle qu'elle célèbre elle-même. Les fidèles peuvent donc communier indifféremment dans l'une et l'autre Église. L'intercommunion existe entre les Églises réformées et luthériennes d'Europe et entre la plupart des Églises protestantes, mais pas entre l'Église catholique et les Églises protestantes. Pour l'une, le pain consacré est le corps du Christ; pour les autres, il est le signe de la présence du Christ. La divergence est trop grande pour que le catholicisme reconnaisse le sacrement des protestants comme ayant une valeur égale ou identique au sien. De plus, le catholicisme estime que seul un prêtre dûment consacré a le droit et le pouvoir de célébrer l'eucharistie, ce qui écarte les pasteurs protestants.
2. Il y a hospitalité eucharistique quand une Église accueille à sa table de communion un croyant appartenant à une autre Église, lorsqu'elle l'invite ou l'autorise à participer au sacrement qu'elle célèbre. Il s'agit donc d'une mesure personnelle. On reconnaît à quelqu'un sa qualité de chrétien, sans pour cela reconnaître son Église.
Les réformés pratiquent largement l'hospitalité eucharistique. Ils invitent à prendre la Cène tous ceux qui s'y sentent appelés, quelle que soit leur manière de la comprendre, et ils admettent assez facilement que des catholiques y participent*. Par contre, la réciproque ne va pas de soi. Après une période d'ouverture, dans les années 65-75, la hiérarchie catholique a réagi contre des pratiques qu'elle a considérées comme trop larges. Jean-Paul 2 a rappelé que l'eucharistie n'est pas la fête de la solidarité des croyants ; aux protestants qui l'interrogent régulièrement sur ce point, il répond toujours que communier ensemble ne peut pas constituer une étape dans le processus de rapprochement, mais doit marquer l'aboutissement du chemin œcuménique, son achèvement dans une unité totalement accomplie. Dans des notes de 1976, 1983 et 1986, les épiscopats allemand, français et suisse soulignent que, pour le catholicisme, l'eucharistie ne constitue pas un moyen pour établir la communion, elle témoigne d'une communion réalisée*.
En attendant, la hiérarchie catholique déconseille à un catholique de participer à une Cène protestante*. En sens inverse, un évêque ne pourra autoriser à recevoir l'eucharistie des chrétiens appartenant à une autre confession que de manière exceptionnelle et à des conditions très strictes : s'ils acceptent la conception catholique de la présence réelle, de la dimension sacrificielle du sacrement et de l'unité ecclésiale* (s’ils remplissent ces conditions peut-on encore les considérer comme protestants?).
La Cène, ou eucharistie, continue donc à être le sacrement de la division, non plus entre protestants qui sont parvenus à des accords d'intercommunion, mais entre catholiques et protestants. Il faut que les protestants se gardent de juger et de condamner trop vite leurs interlocuteurs. Si, étant donnée la conception qu'ils ont de la Cène, il est facile pour eux, de pratiquer une large hospitalité eucharistique, ils doivent comprendre que cela soulève beaucoup plus de difficultés pour le catholicisme, à cause de sa conception de l'eucharistie. Et après tout, on peut vivre, échanger, collaborer fraternellement, écouter ensemble l'évangile et réfléchir sur la foi chrétienne, sans partager le pain et le vin du sacrement.
5. Le “ni trop ni trop peu” des Réformés
En ce qui les concerne, les réformés ont toujours essayé de tenir une position équilibrée et modérée. Ils entendent se garder de deux dangers contraires : ils refusent tout autant l'exaltation que le dédain des sacrements.
D'un côté, ils ne veulent pas leur accorder une importance excessive. À la différence du catholicisme classique, les réformés n'ont jamais pensé qu'un enfant mort sans avoir reçu le baptême soit perdu ou en danger de l'être. Ils ont refusé de baptiser les bébés moribonds, ce qui leur paraissait une superstition. Ils n'ont jamais présenté l'eucharistie comme un remède d'immortalité ni ne l'ont déclaré nécessaire au salut. Nous sommes sauvés par la mort et la résurrection du Christ, par l'écoute de l'évangile, et non par une cérémonie quelle qu'elle soit*. On ne doit pas trop vénérer le sacrement, comme s'il contenait une présence ou une substance divines. Il ne porte pas le sacré en lui, et il n'y a pas à conserver ou à consommer le pain et le vin qui restent après un service de Cène. Ce sont des signes, et il ne faut pas confondre le signifiant (le rite, l'élément matériel), et le signifié (le don de Dieu)*, sinon on tombe dans la superstition et dans l'idolâtrie.
De l'autre côté, les réformés n’entendent ni mépriser ni négliger les sacrements. À ceux qui seraient tenté de les laisser de côté, de ne pas les pratiquer, de considérer qu'ils ne servent à rien, les réformés rappellent que les sacrements fournissent une aide dont aurait tort de se passer. Ils relèvent d’une pédagogie spirituelle mise en place par la Bible. Le croyant qui penserait n'en avoir pas besoin se surestimerait et tomberait dans un dangereux orgueil spirituel. S'ils ne sont pas absolument nécessaires et si on ne doit pas les vénérer, néanmoins le baptême et la Cène ont une très grande utilité, et il faut les respecter. Ne dédaignons pas les signes que le Seigneur nous a donnés*.
Les sacrements, ainsi compris, ont une valeur limitée mais réelle. Dans la pratique, cet équilibre se voit sans cesse menacé et apparaît souvent instable. Il est facile d'exagérer dans un sens ou dans l’autre, beaucoup plus difficile de n'en faire ni trop ni trop peu. Chez les Réformés se manifestent constamment les deux tentations contraires : celles de donner un rôle central aux sacrements, celle de les considérer comme insignifiants. Ils naviguent toujours, tant bien que mal, entre ces deux écueils.
André Gounelle
Notes :
* Confessions et catéchismes de la foi réformée, p. 274.
* question 66, Confessions et catéchismes de la foi réformée, p. 155.
* Confession helvétique postérieure, in Confessions et catéchismes de la foi réformée, p. 275.
* Problème déjà soulevé par Luther, qui se montre très sévère pour ceux qui refusent la validité d'un baptême prononcé au nom de Jésus Christ. Cf. De la captivité babylonienne de l'Eglise, dans M. Luther, Œuvres, t. 2, p. 206.
* 2/32; 8/6; 10/48; 19/5.
* Voir les décisions des Consistoires et Synodes dans Accords et dialogues œcuméniques, section 8.3.3.4.
* Le repas du Seigneur, § 72.
* "L'hospitalité eucharistique avec les chrétiens des Églises issues de la Réforme en France. Note de la commission épiscopale pour l'unité" II, 5 et 6, La Documentation Catholique, 3 avril 1983, p.369. "L'hospitalité eucharistique", note de la Conférence des évêques suisses, juin-juillet 1986.
* Note de la commission épiscopale française, II/ 2, 3, La Documentation Catholique, 3 avril 1983, p. 369.
* G.Farel écrit : "Et pourtant ne fault croire et penser que le baptême que l'homme donne puisse sauver. Car il n'y a qu'un seul Sauveur, Jésus, par la puissance du Père donnant le saint Esprit". Sommaire et brève déclaration, chapitre 18. H.Zwingli déclare : "La grâce a été faite et est présente avant qu'un sacrement soit apporté", Exposé de la foi, in Etudes théologiques et religieuses, 1981/3, p.391. Cf. Catéchisme de Heidelberg (1563), question 72.
* Cf. Confession helvétique postérieure (1566), chapitre 19.
* Catéchisme de l'Eglise de Genève question 315; Confession écossaise (1560), article 21; Confession helvétique postérieure, chapitre 19.