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Quatrième Partie
L’ecclésiologie dans le Protestantisme

 

Chapitre 10 :
Nature et mission de l'église

1. L'Église : un événement

Comment les protestants comprennent-ils l'Église? Que représente-t-elle pour eux? Quelle valeur lui accordent-ils et quelle signification lui reconnaissent-ils? Pour répondre à ces questions, il faut contraster trois grandes conceptions de l'Église, celle des catholiques, celle des radicaux et celle des luthéro-réformés.

1. L'Église selon le catholicisme classique

Le catholicisme classique, tel que le définit le Concile de Trente, affirme que la succession apostolique assurée par le collège épiscopal constitue l'Église, la rend valable et en garantit l'authenticité. Nous retrouvons là le thème, déjà rencontré dans la partie sur l'autorité de la Bible, de la traditio. Les apôtres lèguent l'autorité et les pouvoirs qu'ils tiennent du Christ aux évêques. Les évêques se les transmettent de génération en génération. Ils sont les dépositaires de l'ecclésialité. Ils la portent, la maintiennent à travers les âges, la garantissent. Par eux, grâce à leur présence et à la continuité qu'ils incarnent, à travers le ministère sacramentel, doctrinal et pastoral qu'ils exercent, il y a aujourd'hui une véritable Église. Contrairement à ce que croient souvent les protestants, le pape ne joue pas un rôle déterminant dans l'ecclésiologie catholique. En théorie (même si la pratique diffère), il n'a pas de rôle autonome. Il n'intervient qu'en tant que représentant des évêques, à titre de porte-parole et de président du collège épiscopal. Pour un catholique, appartenir à l'Église signifie d'abord se trouver en communion avec son évêque local. Au troisième siècle, Cyprien de Carthage, dans une formule souvent citée, affirme: "L'Église est dans l'évêque". Le catholicisme contemporain poursuit cette ligne. Le second Concile du Vatican, dans la constitution Lumen Gentium, qui entend mettre l'accent sur l'Église comme peuple de Dieu, souligne que le ministère épiscopal est essentiel à l'Église; elle ne peut subsister sans lui.

L'Église se définit donc ici par l'épiscopat, qu'on estime directement institué par le Christ ou les apôtres. La présence d'une légitimité ministérielle fait qu'il y a véritablement et pleinement Église. A cause de cela, quand un évêque dûment ordonné se sépare de Rome, il pose un problème extrêmement épineux et grave. Dans ses relations avec les autres confessions chrétiennes, le catholicisme ne met pas sur le même plan les Églises qui se situent dans la succession apostolique et celles qui se trouvent en dehors. Dans le cas des Églises grecques, russes, anglicanes, scandinaves, il n'y a pas eu rupture dans la continuité des évêques. Même si elles se sont séparées de Rome, elles disposent d'un ministère légitime et ont une authentique réalité ecclésiale. Par contre, les Églises réformées et baptistes ont rejeté les évêques légitimes, ont rompu avec eux. Les ministères qu'elles ont instaurés souffrent d'un manque, d'un defectus; elles forment donc des groupes ou des communautés de croyants, mais à proprement parler, on ne peut pas les qualifier d'Églises.

2. L'Église selon les courants radicaux.

Dans les milieux radicaux, en particulier chez les anabaptistes du seizième siècle, se développe une tout autre conception de l'Église. Selon eux, ce qui constitue l'Église, ce qui la rend authentique et véritable, ce n'est pas le ministère qui s'y exerce et qui la structure, mais c'est la fidélité, la sincérité et la consécration de ses membres. Ils doivent se donner totalement au Christ, lui obéir en tout. D'où le refus du baptême des bébés qui ne peuvent évidemment pas remplir cette condition. Les baptiser revient à introduire dans l'Église des non convertis, ce qu'il faut éviter à tout prix. On veut une Église qui soit un corpus purum, une communauté parfaitement fidèle, sans aucune tâche, composée de vrais chrétiens qui confessent personnellement et publiquement la foi évangélique et qui vivent selon la volonté de Dieu exprimée dans la Bible.

Si le catholicisme classique met l'accent sur la communion avec l'évêque, la Réforme radicale se préoccupe essentiellement de la sainteté des membres de la communauté. Elle insiste sur la conversion, la nouvelle naissance, la régénération de la personne, le renouvellement de la vie, comme on le voit, par exemple dans les articles 6 et 7 de la confession mennonite de Dordrecht (1632)* Comme l'écrit M.Weber "prévalut la conviction que c'était insulter Dieu que d'admettre un non régénéré dans le troupeau"*. L'Église n'est et ne demeure Église que si elle élimine de son sein les éléments indignes, les "faux frères", exigence que soulignent la confession anabaptiste de Schleitheim en 1527 et la confession mennonite de Dordrecht en 1632*. Afin d'éviter que l'Église se laisse corrompre par de mauvais croyants, on met en place une discipline sévère qui fixe les conditions d'entrée et d'exclusion. Dans les communautés de type radical, on entre difficilement, et on met vite à la porte. Pour reconnaître la véritable Église, on ne se demande pas: "où sont les ministres légitimes?", mais: "où rencontre-t-on les authentiques croyants?".

À première vue, le modèle catholique, de tendance hiérarchique et aristocratique, qui définit l'Église par ceux qui la gouvernent, semble incompatible et contradictoire avec le modèle radical, plus communautaire et populaire, qui voit dans l'Église la communauté des fidèles ou le peuple de Dieu. À l'examen, l'opposition s'avère plus apparente que réelle. Les deux modèles se laissent facilement combiner. Aussi bien le second Concile du Vatican, dans la constitution Lumen Gentium*, que le Conseil Œcuménique des Églises, dans le document Baptême Eucharistie, Ministère*,opèrent une synthèse relativement harmonieuse en voyant dans l'Église un peuple structuré, un troupeau conduit par des bergers.

3. L'Église selon les luthéro-réformés

La conception de l'Église qui domine chez les luthéro-réformés diffère profondément des deux modèles précédents. Dans l'article 7 de la Confession d'Augsbourg, luthérienne, nous lisons qu'il y a Église "là où l'évangile est enseigné dans sa pureté et où les sacrements sont administrés selon les règles"*. De même, la Confession de La Rochelle, réformée, déclare: "Là où la parole de Dieu n'est pas reçue ... , là où il n'est pas fait usage des sacrements, on ne peut pas dire qu'il y ait Église" (article 28)*. Dans l'Institution de la Religion chrétienne, Calvin écrit: "Partout où nous voyons la Parole de Dieu être purement prêchée et écoutée, les sacrements être administrés selon l'institution du Christ, là il ne faut pas douter qu'il y ait Église"*. Les Trente-neuf articles de l'Église anglicane vont dans le même sens; l'article 19 affirme que l'Église se trouve "là où la pure parole de Dieu est prêchée et où selon l'ordonnance de Jésus Christ, les sacrements sont droitement administrés".

Ces formules, très originales, ne caractérisent l'Église ni par le ministère ni par la communauté. Autre chose la définit, à savoir l'annonce et l'écoute de la Parole de Dieu à travers la prédication et les sacrements. Les catholiques et les radicaux ont en commun de voir en l'Église une institution. Leur désaccord porte sur ce qui constitue et détermine cette institution: la qualification de son clergé ou la qualité de ses membres? Pour les luthéro-réformés, l'Église n'est pas principalement et essentiellement une institution. Elle est d'abord, avant tout et surtout un événement. Elle arrive, se produit, surgit lorsque des hommes et des femmes, en entendant la prédication ou en recevant les sacrements, sont saisis par la parole de Dieu (j'emprunte l'expression "être saisi" à Tillich qui l'emploie souvent). Quantité de théologiens protestants de notre siècle reprennent ce thème. Ainsi, Barth décrit l'Église par le terme de "convocation" (qui rappelle l'étymologie d'Église ek kalew, appeler, inviter à venir). Dans son livre L'essence de la foi chrétienne, Ebeling intitule le chapitre consacré à l'Église: "La proclamation de la foi". De son côté, Bultmann parle "d'interpellation", et il affirme: "c'est par la parole que l'Église est constituée"*. Il s'agit, bien sûr, de la parole que l'église reçoit, qui lui parvient, dont elle est destinataire, et non de celle qu'elle émet, qu'elle prononce, qu'elle adresse. Luther le dit très nettement: "Ce n'est pas parce que l'Église parle qu'il y a parole de Dieu, mais quand la parole est dite, alors voici l'Église. Elle ne crée par la parole, elle est créée par la parole"*. L'Église existe quand se produit l'événement suivant: la Parole de Dieu convoque et interpelle des êtres humains par la prédication et les sacrements qui proclament l'évangile. L'Église surgit, existe quand la Parole de Dieu vient vers nous, nous atteint et nous touche. L'annonce et l'écoute de la Parole de Dieu la constituent. Tout le reste apparaît secondaire, et relève de l'accessoire et du subordonné.

Certes, la Confession d'Augsbourg parle aussi de "l'assemblée des saints"* et celle de La Rochelle de "la compagnie des fidèles". Calvin dans l'Institution de la Religion chrétienne mentionne "la multitude des hommes qui font la même profession d'honorer Dieu et Jésus Christ". Les luthéro-réformés n'ignorent donc pas l'institution ni ne la négligent. Ils savent bien que l'événement de la Parole de Dieu annoncée et reçue donne normalement naissance à un groupe, à une communauté ou à un peuple qu'il importe d'organiser et de structurer. Ils s'en soucient et y travaillent. Toutefois, à leurs yeux, cette institution, si nécessaire soit elle, n'a pas sa vérité et son sens elle-même. Elle les reçoit constamment de la Parole de Dieu. On pourrait établir ici une analogie avec l'extra nos de l'anthropologie luthérienne, c'est-à-dire avec l'affirmation que l'être humain n'a pas sa réalité ni son être en lui-même (voir le chapitre sur la justification par grâce). Il les reçoit du dehors, de l'extérieur, de Dieu ou du diable. De même, l'Église vit du don qu'elle reçoit et qui la constitue. L'accent porte sur l'évangile, et non sur la communauté. Dans cette perspective, on considérera que les catholiques et les radicaux accordent beaucoup trop d'importance à l'institution. La priorité, l'altérité, la transcendance de l'événement de la Parole qui nous atteint n'éliminent pas, mais relativisent l'institution.

4. Différence entre luthéro-réformés, radicaux et catholiques.

Sur quatre points, les luthéro-réformés se démarquent aussi bien des radicaux que des catholiques.

1. La question, essentielle pour les radicaux, des véritables fidèles, des membres authentiques de l'Église perd de son importance en ce sens qu'elle ne détermine pas l'authenticité de l'Église. Luthériens et réformés ne voient pas dans la communauté ecclésiale un corpus purum où il n'y aurait que des croyants parfaits. Ils la considèrent comme un corpus mixtum, une communauté mélangée, dont font partie de bons et de mauvais chrétiens, des vrais convertis et des non convertis, des régénérés et des pécheurs, des gens de grande foi et des mal croyants, sans qu'on puisse les distinguer. On y trouve du bon grain et de l'ivraie, indissociablement mêlés. Il ne nous appartient pas de faire le tri. Nous n'avons pas les moyens de sonder les cœurs et les reins et cela n'a pas vraiment d'importance, parce que l'Église ne se définit pas par la qualité de ses membres (qui, pour être justifiés, n'en restent pas moins pécheurs), mais par l'action de Dieu qui vient vers nous pour nous parler à travers la prédication et les sacrements*.

2. La question, centrale pour les catholiques, de la consécration ou de l'ordination du ministre devient secondaire. Peu importe qui prêche et qui distribue les sacrements, pourvu qu'il le fasse fidèlement. Il peut se situer ou non dans la succession apostolique, être ministre reconnu ou pas (les églises luthéro-réformés sont à peu près les seules à admettre qu'un non ministre puisse présider la Cène). Celui qui prêche l'évangile est, en réalité, pasteur quel que soit le titre qu'on lui donne, tandis que, comme l'écrit Luther, quelqu'un qui a été consacré et ne prêche pas "n'est pas plus pasteur que l'ombre d'un homme n'est un homme"* Alors que pour les Églises de la traditio, on devient ministre par une ordination qui met à part et confère un caractère particulier à la personne qui la reçoit, ici, le fait de prêcher fidèlement qualifie quelqu'un comme ministre. L'Église se définit par l'annonce de l'évangile et non par la personne qui l'annonce.

3. La controverse entre catholiques et protestants aux seizième et dix-septième siècles montre bien le décalage entre les positions en présence. Au départ, les Réformateurs, Luther et Zwingli, posent la question: "que dit véritablement l'évangile?" A quoi, leurs interlocuteurs catholiques répondent pas une contre question qui tente de placer le débat sur un terrain différent: "où se trouve la véritable Église ?" Cette réponse se comprend si on voit qu'elle implique la conviction qu'il appartient à la véritable Église de déterminer quel est le véritable évangile. Les luthéro-réformés rétorquent en définissant l'Église par la prédication fidèle de l'évangile et non par la continuité, la tradition, la hiérarchie et le sacerdoce. En affirmant que la véritable prédication de l'évangile constitue la véritable Église, elle revient et renvoie à la question initiale. Le catéchisme socinien de Rakow (1603) témoigne bien de cette démarche. Il parle de l'Église dans ses toutes dernières pages, dans la section terminale, en fin de parcours. Loin d'y voir un thème central, déterminant, il fait de l'Église une conséquence, qui arrive en dernier lieu, quand on a traité de tout le reste. À la question "à quel signe reconnaît-on l'Église du Christ?", ce catéchisme répond: "cela n'a pas grand intérêt de chercher les signes de la véritable Église, car comme on l'a expliqué, ce qui constitue une vraie Église, c'est la juste prédication". Il ne s'agit donc pas d'établir, comme le fait l'argumentation catholique, quelle est la véritable Église pour en déduire le contenu de la véritable prédication, mais de montrer en quoi consiste la vraie prédication pour en déduire où se trouve la véritable Église.

4. Pour les luthéro-réformés, le lieu et le moment où se fait l'annonce de l'évangile revêt une importance essentielle. Dans leur ecclésiologie, le culte de la communauté locale va jouer un rôle fondamental. La réalité de l'Église surgit quand des gens se réunissent physiquement, se rassemblent en un endroit et en temps donnés pour écouter la Parole de Dieu et recevoir les sacrements. En accord avec l'étymologie grecque du mot, l'église est une réunion, une assemblée, un meeting. On a là une très nette différence avec le catholicisme classique, pour qui l'église se situe au niveau du corps épiscopal, et a un caractère universel plus important que sa réalité locale. L'évêque délègue ses pouvoirs au prêtre de paroisse; par son intermédiaire, il transmet en quelque sort son ecclésialité à l'assemblée locale. Pour le fidèle, entrer ou rester en communion avec son évêque a une importance fondamentale; cette communion lui garantit son appartenance à l'église. Au contraire, dans le protestantisme, l'ecclésialité réside dans l'assemblée locale, et l'universalité, le lien avec les autres églises locales, vient en second lieu. Il importe au premier chef que les responsables ecclésiastiques, à l'échelon régional ou national, demeurent en communion, avec la communauté locale qui est le lieu où l'Église se produit. Les autorités représentent des superstructures qui répondent à des besoins pratiques, mais non à des nécessités théologiques. Dans cette perspective, en bonne ecclésiologie protestante on ne devrait pas dire l'Église réformée de France , mais les Églises réformés, ou encore l'union des Églises Réformées de France ou des Églises unies du Canada.

5. Difficultés du modèle luthéro-réformé.

Cette conception très originale de l'Église, les protestants ont-ils su la concrétiser, la mettre en pratique et en tirer les conséquences? Dans les faits, on constate qu'ils ont toujours été attirés, influencés, aspirés soit par le modèle clérical, soit par le modèle professant. De là vient sans doute l'obscurité, la complication et la confusion de leurs discours sur l'Église. Ils mélangent les différentes conceptions ou définitions. Quand ils parlent de l'Église, il s'agit souvent soit des organes dirigeants, de l'administration ecclésiastique, soit des paroisses; leur langage est contaminé par le vocabulaire des autres conceptions. Une thèse ou une position originale a toujours de la peine à se maintenir, car menacent de l'étouffer ou de la contaminer les conformismes, les habitudes, le contexte. Pour éviter les confusions, les protestants distinguent souvent "l'église invisible", qui équivaut à l'événement, et "l'église visible", qui correspond à l'institution. Cette terminologie prête à confusion. Il faut souligner que l'église invisible a pour vocation de devenir visible* et non pas de rester secrète et cachée. Quand on a été atteint par l'événement de la rencontre avec le Christ, on ne le garde pas pour soi; on en témoigne et on entre dans la communauté chrétienne. Il n'en demeure pas moins que l'église visible ne coïncide pas avec l'église invisible; elle ne possède pas l'événement qui la fait vivre; elle ne peut pas le provoquer ni n'en a l'exclusivité. On pourrait représenter les rapports de l'église visible et de l'invisible par le schéma suivant:

église visible et église invisible

Ce schéma permet de distinguer trois catégories possibles de fidèles. D'abord, (en 1) ceux qui font partie de l'Église visible et non de l'Église invisible, les chrétiens "de bouche" ou d'apparence, et non de cœur, qu'on ne peut pas détecter ni connaître, mais dont on doit savoir qu'ils existent. Ensuite, (en 2), le cas normal, ceux qui font partie et de l'Église visible et de l'Église invisible. Enfin, (en 3) ceux qui font partie de l'Église invisible et non de la visible, cas considéré comme rarissime, exceptionnel, voire nié au seizième siècle, plus fréquemment admis au vingtième.

Tout autant qu'à la saisir et à exprimer, on éprouve beaucoup de peine à concrétiser la conception luthéro-réformée dans la pratique. Elle a un caractère utopique, ce qui rend difficile de la traduire en articles de règlement et en dispositions administratives. En fait, cette définition de l'Église fonctionne surtout comme principe de critique et d'interpellation. Elle a le mérite de souligner que l'institution ecclésiale ne peut jamais prétendre à l'absolu, car elle ne se confond pas avec l'événement qui la suscite, la fonde, la fait vivre. Elle pousse toujours à remettre en cause, à réformer. Par là, le modèle luthéro-réformé, s'il n'aide peut-être pas à mettre sur pied une constitution ecclésiastique, par contre suscite un dynamisme en préservant d'une satisfaction ou d'une insatisfaction également infécondes. Quel angélisme dans les propos sur l'Église de certains chrétiens, qui en parlent comme s'il s'agissait d'une figure céleste ! Que de déceptions chez d'autres, qui rêvaient d'une Église corpus purum, ou lieu de vie communautaire intense ! Quelle tentation pour les responsables que de se croire l'Église ! La conception luthéro-réformée devrait éviter cet angélisme, cette déception et cette tentation.

2. L'institution ecclésiastique.

Le protestantisme luthéro-réformé voit d'abord dans l'Église un événement, celui de la Parole de Dieu annoncée et entendue à travers la prédication et les sacrements. Il n'ignore cependant pas que cet événement donne naissance à une communauté qu'il faut organiser et structurer. Selon quelles règles va-t-il le faire? À cette question, les diverses familles du christianisme ont donné trois réponses différentes.

1. La position radicale.

La première se rencontre surtout dans les mouvements qui relèvent de la Réforme radicale. Selon eux, Jésus et les apôtres (ces derniers sous la conduite de l'Esprit) ont doté l'Église d'une organisation complète et précise que nous décrit le Nouveau Testament. On y trouve une série d'indications sur la manière dont fonctionnaient les premières communautés chrétiennes. La fidélité au Christ et à la Bible exige qu'on reproduise aussi exactement que possible ce modèle. Les actualisations et les aménagements ne peuvent concerner que de détails et toucher des éléments tout à fait secondaires. L'Église actuelle doit se calquer sur les communautés primitives, se conformer à elles, adopter des structures identiques, obéir aux mêmes règles, suivre les mêmes pratiques.

Au seizième siècle, la Réforme radicale reproche aux Églises existantes de s'écarter du modèle fourni par le Nouveau Testament, et elles préconisent une restitutio*. Restitutio signifie restauration, reconstitution. Il s'agit de revenir aux formes de vie et aux structures de l'Église primitive, ce qui implique la destruction de ce qui existe. Pour retourner aux origines, il faut supprimer, en quelque sorte, le temps écoulé et annuler ce que les siècles ont bâti.

2. La position catholique.

Au thème de la restitutio, s'oppose celui de la traditio développé par le catholicisme classique. Il affirme la continuité harmonieuse, voire l'identité entre la communauté chrétienne primitive et l'Église postérieure. Le catholicisme estime qu'il ne fait rien d'autre que maintenir, prolonger et perpétuer le modèle biblique. Il enseigne que le Christ et ses apôtres ont institué la papauté, l'épiscopat, le sacerdoce, la messe, les sacrements. Il prend grand soin de justifier le moindre de ses rites et le détail de ses pratiques par des citations des Écritures. Aux yeux de la Réforme radicale, durant son histoire, l'Église a oublié et trahi le Nouveau Testament. Selon le catholicisme, elle en découle; elle en a développé les conséquences; elle en sort comme la plante vient de la graine. Le jugement sur l'Église existante diffère du tout au tout. Pourtant dans les deux cas, le même idéal opère: celui de la conformité au christianisme primitif.

3. La position luthéro-réformée

Les luthéro-réformés donnent une réponse différente. Pour eux, si Jésus a bien prévu et voulu l'Église, il ne lui a cependant pas conféré une forme définitive et obligatoire. En organisant les premières communautés, les apôtres ont tenu compte des circonstances et du milieu. Ils n'ont pas voulu établir des structures valables partout et toujours. L'organisation ecclésiastique dépend en partie du contexte. Elle doit pouvoir s'adapter aux besoins, se modifier en fonction des cas et des problèmes rencontrés. Le Nouveau Testament n'impose nullement une forme précise de vie d'Église à maintenir, à reproduire ou à restaurer. Dans ce domaine, il laisse aux croyants une très grande liberté*. Les structures ecclésiastiques relèvent des adiaphora, de ce qui théologiquement est indifférent. Il y a plusieurs organisations possibles et le choix entre elles relève non pas de la théologie, mais de la politique. Il s'agit de discerner ce qui fonctionnera le mieux dans une situation donnée. Selon les lieux et les temps, on adoptera des formules différentes. Toutefois, s'il n'impose rien dans ce domaine, il existe des types d'organisation et de fonctionnement que le Nouveau Testament interdit, ou qui manifestement contredisent son message, et donc qu'on écartera, qu'on refusera. Dans cette perspective, le protestantisme luthéro-réformé ne se prétend pas Église primitive ressuscitée, mais Église traditionnelle redressée et réformée

Luther fournit un bon exemple de cette attitude. En matière d'organisation ecclésiastique il se montre plutôt conservateur. Il touche très peu à ce qui existe, et il freine les initiatives d'un Carlstadt qui voulait tout transformer. Il ne modifie que ce qui, à ses yeux, contredit l'évangile. Quand il publie, en 1526, la liturgie qu'il utilise à Wittenberg, il demande aux pasteurs qui se réclament de lui de ne pas forcément l'adopter; il leur conseille plutôt d'en composer une qui tienne compte des habitudes et des particularités locales. En 1539, il écrit à un pasteur qui s'inquiétait des processions que lui ordonnaient de faire les autorités civiles*. :

"Processionnez au nom de Dieu et portez une croix d'argent ou d'or, une chape de velours, de soie ou de lin ... de telles choses ... ne donnent ni n'enlèvent rien à l'évangile. Mais qu'on n'en fasse pas une nécessité pour le salut"

À la suite de Bucer*, Calvin se rapproche plus que Luther du thème de la restitutio, au moins en théorie. Lorsque, par exemple, dans l'Institution de la religion chrétienne, il dresse la liste des ministères de l'Église, il s'appuie sur les textes du Nouveau Testament, et non sur l'analyse des besoins de son époque. Toutefois, dans la pratique, il se montre très souple et conciliant. Il admet la légitimité de modèles différents de celui qu'il met en place à Genève. Dans sa correspondance avec le Duc de Somerset, régent d'Angleterre pendant la minorité du roi Édouard VI, il lui conseille de ne pas bousculer les habitudes de l'Église anglicane, d'en conserver les cérémonies et les hiérarchies, tout en veillant soigneusement à ce que l'évangile soit fidèlement prêché. Il tient les mêmes propos dans ses lettres au roi de Pologne, Sigismond. Dans l'Institution de la religion chrétienne*, il écrit

"Quant à la discipline externe et aux cérémonies, il [Dieu] ne nous a point voulu ordonner au particulier et comme mot à mot comment il nous faut gouverner, d'autant que cela dépendait de la diversité des temps et qu'une même forme n'eut pas été propre ni utile à tous les âges".

La même attitude se rencontre chez les réformées des dix-septième et dix-huitième siècles. Ainsi d'Huysseau* estime que

"La liberté est donnée ... aux chrétiens de disposer de cela selon qu'ils le jugeront à propos, eu égard aux circonstances de lieux, de temps et de personnes, en se tenant toujours dans les termes de la bienséance et de l'ordre".

Dans le même sens, Jurieu*. écrit:

"Pour ce qui est de la discipline et du gouvernement, Dieu a fait les troupeaux maîtres, il n'a rien ordonné là-dessus; il a dit seulement en termes généraux que tout se fasse honnêtement et par ordre."

En fait, dans les Églises qui appartiennent aux courants réformé et luthérien, on trouve des structures très variées : épiscopaliennes, presbytéro-synodales, congrégationalistes.

Conclusion

La différence entre ces trois positions a des conséquences pratiques directes. La plus actuelle concerne le ministère des femmes. D'après le Nouveau Testament, les femmes ont joué dans l'Église primitive un rôle certes important, néanmoins subordonné. L'apôtre Paul demande qu'elles restent à une place seconde, et il a écrit quelques phrases, qui ne sont pas précisément féministes puisqu'elles ordonnent aux femmes de se taire dans les assemblées*. Pour les Églises de la traditio, orthodoxes et catholiques, et pour les Églises de la restitutio, aujourd'hui celles à tendance fondamentaliste, ces textes pauliniens interdisent une égalité des hommes et des femmes dans les ministères; les plus importants et les plus centraux sont réservés aux hommes. Au contraire, les Églises luthériennes et réformées n'y voient pas un obstacle à ce que les femmes accèdent dans les mêmes conditions que les hommes à toutes les fonctions ecclésiastiques. À leurs yeux, les passages du Nouveau Testament qui subordonnent la femme s'inscrivent dans un contexte culturel précis, celui du bassin méditerranéen au premier siècle de notre ère. Ils s'expliquent par les circonstances et il ne faut pas leur donner une valeur permanente, ni en tirer des règles définitives qui seraient valables en tout temps et en tous lieux.

3. L'institution ecclésiastique, pour quoi faire?

À quoi sert l'institution ecclésiastique? Quel but doit-elle poursuivre, quelle visée faut-il lui donner, quelle finalité doit-elle avoir? Au seizième siècle, personne ne se posait la question, parce que le rôle de l'Église paraissait évident. Elle remplissait des fonctions que tous jugeaient nécessaires au bon fonctionnement de la société et à la vie chrétienne. Par contre, au vingtième siècle, en particulier dans les années 60 à 80, on en a beaucoup discuté. Dans ces débats, se sont affrontés trois grands courants, qui, en fait, se rencontrent dans toutes les confessions chrétiennes et n'appartiennent pas seulement au protestantisme. Je les décris rapidement avant d'indiquer dans quel sens va la conception luthéro-réformée de l'Église.

1. La gestion du sacré

Pour le premier, l'institution ecclésiastique a pour rôle essentiel de gérer et d'administrer le sacré. Sa mission consiste à nous rendre présent le divin, à nous le communiquer, à nous y faire participer par son enseignement, par ses rites, en offrant des lieux de prières et de retraites, en initiant à la méditation et à la contemplation, en distribuant les sacrements. L'Église exerce une fonction médiatrice; elle fait le lien ou le pont avec Dieu; elle met en relation, elle établit le contact avec lui. Dans cette perspective, très souvent, on considère que le sacré forme un domaine séparé du profane et distinct de lui. En conséquence, l'Église n'a pas à s'occuper du monde, ni à s'occuper de ses affaires; par contre dans le domaine qui est le sien, elle est souveraine. Pendant les soixante-dix ans du régime communistes, l'Église orthodoxe russe a su se maintenir et même avoir un certain rayonnement grâce aux célébrations liturgiques auxquelles elle accorde une importance décisive. Si elle avait compris autrement son rôle, il n'est pas sûr qu'elle aurait pu survivre. Dans le protestantisme, cette première conception se rencontre assez rarement.

2. La vie communautaire

Un second courant estime que l'institution ecclésiastique a pour but essentiel de créer et de développer une communauté. Ceux qui croient en Christ forment "un seul corps", et dans la foi, ils deviennent frères et sœurs. Ils sont normalement appelés se regrouper, à se connaître et à s'aimer, à vivre autant que possible ensemble dans le partage des peines, des joies, et même des biens. L'Église institutionnelle remplit son rôle quand elle offre un milieu fraternel et chaleureux où chaque croyant trouve sa place, participe à la vie commune et exerce une responsabilité correspondant à ses capacités. Souvent les activités de l'Église ainsi comprises absorbent ses membres que l'on détourne ainsi de s'engager au dehors.

Ces thèmes correspondent à l'idéal d'une Église professante, qui domine dans les milieux radicaux. Ils s'accordent mal avec les conceptions luthéro-réformées. De plus, ils posent un gros problème dans le monde contemporain où les chrétiens se trouvent souvent dispersés, disséminés, isolés, soit qu'ils vivent au sein de populations se rattachant à d'autre religions, soit qu'ils habitent dans des régions fortement sécularisées. Il importe de les préparer à affronter une relative solitude plutôt que de les inciter à s'appuyer sur une communauté. Enfin, l'Église, la communauté, devient ici le but de l'évangile, et non un moyen ou un instrument au service d'un but qui se situe hors d'elle-même. Elle a tendance à devenir un groupe très introverti.

3. Un instrument d'action

Un troisième courant estime que l'institution ecclésiastique a pour vocation première d'être un instrument d'action, une cellule militante. Elle doit servir d'outil ou d'arme à Dieu pour agir sur terre et pour transformer le monde. On trouve deux variantes de cette manière de voir :

1. Les uns voient dans la conversion du monde le but que Dieu poursuit. Il veut amener tous les êtres humains à croire en Jésus Christ. L'Église a, par conséquent, une mission essentiellement évangélisatrice. Elle doit convaincre et convertir par tous les moyens possibles et imaginables. Elle est entreprise de conquête des âmes. Beaucoup d'evangelicals vont en ce sens, et ils reprochent souvent aux luthéro-réformés de manquer d'ardeur et d'agressivité dans la proclamation des grandes vérités chrétiennes.

2. Les autres pensent que, comme l'indique le thème du Royaume, Dieu veut la transformation du monde entier, et, en particulier, celle de la société. L'Église doit se donner comme objectif essentiel de lutter contre l'injustice, de dénoncer l'intolérable, et de participer à tous les combats pour un monde plus humain. Cette thèse se trouve chez les partisans d'une théologie de la libération. Ils souhaitent une Église qui devienne un ferment ou un agent révolutionnaire pour que s'établisse un nouvel ordre des choses.

4. La réponse luthéro-réformée.

Ces trois courants s'éloignent tous de cette ecclésiologie originale et difficile à concrétiser, qui voit dans l'Église d'abord un événement et seulement de manière seconde et subordonnée une institution. A la question "à quoi sert l'Église?", la logique luthéro-réformée conduit à une réponse en trois points.

1. L'institution ecclésiastique a pour mission première d'aménager un endroit et un moment où l'événement qui constitue l'Église puisse se produire. Elle doit offrir un lieu et un temps pour l'annonce et l'écoute de la parole de Dieu. L'institution atteint son but, remplit sa finalité quand elle se met au service de l'événement. Comme l'écrit Emil Brunner, "Est Église tout ce qui sert à la prédication, et rien, si ce n'est cette fonction, fait que l'Église est Église"*.

2. Dans cette perspective, l'institution ecclésiastique joue un rôle à la fois modeste et important. Elle ne doit pas s'accorder en tant qu'institution une valeur démesurée. Dieu peut parfaitement faire entendre sa parole en dehors d'elle et seul le Saint Esprit fait que sa prédication devient porteuse de la parole de Dieu. L'institution ecclésiastique ne constitue pas un magistère (elle ne commande rien), mais un ministère (c'est à dire un service). Elle n'a pas son sens et son but en elle-même. Elle est au service de la Parole de Dieu et au service des croyants. Elle a à prêcher l'évangile, elle n'a pas à se prêcher elle-même.

3. Ainsi comprise, l'Église ne représente qu'un des temps de la vie chrétienne et non sa totalité. Elle correspond au moment où se produit l'événement de la rencontre avec la Parole de Dieu. Si cet instant fonde et nourrit la vie chrétienne, il ne l'englobe pas ni ne la résume. Il s'accompagne d'autres moments, ceux de l'obéissance, de l'engagement, des réalisations qui se situent ailleurs que dans l'Église et en dehors d'elle.

sens de l'église

Il faut se garder de cet impérialisme ecclésiastique qui voudrait absorber et régenter toute la vie chrétienne. Ma foi, je la vis, je la mets en pratique en dehors de l'Église, et loin d'elle. Mon existence relève entièrement de Dieu, mais pas entièrement de l'Église. On ne peut rendre à l'Église sa mission propre, sa fonction spécifique que si on voit bien que le domaine de l'Église ne se confond pas avec celui de l'évangile. Il est moins étendu, plus restreint. Dans le protestantisme français, existent des œuvres et mouvements que l'on qualifie justement de chrétiens, parce qu'ils tirent les conséquences de convictions évangéliques. Ils ne sont pas, pour autant, l'Église. Tommy Fallot, l'un des pionniers du christianisme social, s'inscrit dans la droite ligne de l'ecclésiologie luthéro-réformée quand il écrit*. :

"Des chrétiens peuvent s'unir pour hâter de diverses manières le triomphe de la solidarité, sans que leur association puisse prétendre au titre d'Église. C'est le fait d'avoir recours à certains moyens de préférence à tous les autres qui constitue l'Église; ces moyens sont la prédication de la parole et les sacrements"

André Gounelle

Notes :

* Ne pas confondre avec les "canons" du synode calviniste de Dordrecht (1618-1619).

* L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, p. 140-141.

* Traduction française dans P. Widmer et J.H. Yoder, Principes et doctrines mennonites.

* Texte dans G. Dumeige, La foi catholique.

* Texte publié par Le Centurion - Presses de Taizé, 1982.

* La foi des Églises luthériennes, p. 46

* Confessions et catéchismes de la foi réformée, p. 124.

* J. Calvin, Institution de la religion chrétienne, 4,1,9.

* R. Bultmann Jésus, p. 242.

* cité d'après R. Esnault Luther et le monachisme, p. 199.

* La foi des Églises luthériennes, p. 46 (par "saints", il faut entendre "croyants").

* Cf. W.P. Stephens, The Theology of Huldrich Zwingli, p. 264.

*Œuvres, t. 2, p. 249

* Zwingli précise : L'Église "est dite invisible, non pas que les croyants soient invisibles, mais parce qu'il n'appert pas aux yeux des hommes lesquels sont ceux qui croient", Deux traités sur le Credo, p.97.

* Plusieurs ouvrages, dont l'un écrit par M. Servet en 1553, s'intitulent Christianismi restitutio.

* Une position analogue a été défendue au dix-septième siècle par des catholiques opposés au jansénisme, voir "Antoine Arnauld (1612-1694), philosophe, écrivain, théologien". Chroniques de Port-Royal, 1995, p. 84, 86.

* cité d'après P.Buhler, "Pour un usage évangélique du rite, Études théologiques et religieuses, 1986/2.

* Cf. Histoire du Christianisme, v. 8, p. 64.

* 4, 10, 30.

* cité d'après R. Voetzel, Vraie et fausse Église selon les théologiens protestants français du XVII° siècle, p. 47.

* cité d'après R. Voetzel, Vraie et fausse Église selon les théologiens protestants français du XVII° siècle, p. 122.

* 1 Corinthiens, 14, 34.

* E. Brunner, Dogmatique, v.3, p. 15.

* T. Fallot, Qu'est ce qu'une Église ?, p. 21-22.

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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