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Quatrième Partie
L’ecclésiologie dans le Protestantisme

 

Introduction

1. Un plan très "protestant"

Le plan choisi pour ce cours, l'ordre dans lequel les différentes parties se succèdent a, en lui-même, un caractère typiquement protestant. Il correspond au schéma, déjà mentionné, de Schleiermacher. Selon ce théologien*, une des différences essentielles entre catholiques et protestants tient à la place que les deux confessions attribuent à l'Église dans la structure de la vie chrétienne. Pour les protestants, ce qui vient en premier, ce qui commande, détermine et engendre tout le reste, c'est le lien personnel du croyant avec le Christ, ce lien qui, à travers la parole biblique, se noue dans la justification par grâce. Ce lien entraîne, par voie de conséquence, le rattachement du croyant à l'Église, son appartenance à une communauté ecclésiale*. Le Christ touche, d'abord, le fidèle et l'envoie, ensuite, dans une communauté. Ce que l'on peut représenter ainsi :

CHRIST----->FIDELE----->COMMUNAUTÉ

Pour le catholicisme, en tout cas pour le catholicisme classique, ce qui vient en premier, ce qui commande, détermine et engendre tout, c'est l'appartenance du croyant à l'Église. En effet, il n'a une véritable connaissance du Christ, et n'entre en contact ou en relation avec lui que par le ministère de l'Église. D'où le schéma suivant:

CHRIST----->COMMUNAUTÉ----->FIDELE

Comme le dit la constitution Lumen Gentium (Vatican 2)* : "Le Christ ... se fait présent pour nous dans son corps qui est l'Église". Pour le catholicisme classique, comme l'a très bien montré Vittorio Subilia*, l'Église continue, prolonge en quelque sorte, l'incarnation du Christ. Elle est quasi altera persona Christi, écrit Pie XII ("comme une autre personne du Christ")*. C'est parce qu'il y a une Église authentique que les êtres humains peuvent entrer en relation avec le Christ. Au contraire, pour le protestantisme, c'est parce que le Christ entre en relation avec des être humains, qu’il peut y avoir une Église authentique. On pourrait presque dire en exagérant les différences, et en caricaturant les choses que pour les catholiques l'Église est la mère des croyants, et que pour les protestants elle est leur fille. Ce cours a, à la fois, un contenu et un plan protestants.

2. L'Église seconde, mais non secondaire

Le schéma de Schleiermacher fait apparaître que le protestantisme considère l'Église comme une réalité seconde (elle vient après, ensuite), ce qui ne veut pas dire secondaire. Elle a de l'importance, et un croyant qui s'en passerait souffrirait d'un manque, voire d'une mutilation dans sa vie chrétienne. Toutefois, elle constitue une instance subordonnée et non décisive. Elle dépend du lien personnel du fidèle avec le Christ.

Beaucoup d'auteurs protestants soulignent que cette structuration correspond à ce que nous lisons dans les évangiles. Jésus rencontre des gens, leur parle, établit un contact direct et personnel avec eux. Ensuite, dans un second temps, ces gens s'incorporent au groupe des disciples. Ils ne viennent pas à Jésus à travers ses disciples; ils deviennent disciples à cause de Jésus. La rencontre personnelle précède la communauté, la foi individuelle prélude à l'entrée dans la communauté.

À quoi, des auteurs catholiques ont rétorqué par un contre argument. La structuration catholique, disent-ils, rend mieux compte de l'expérience concrète des croyants. L'Église existe bien avant nous. Elle nous prend en charge, nous apprend à connaître Christ, et nous conduit à la foi. Ceci, les protestants ne le nient pas. En ce sens, ils accepteront, eux aussi, de qualifier l'Église de mère des croyants (l'expression se trouve chez Calvin). Mais ils souligneront qu'il importe de distinguer une généalogie (un enchaînement temporel, une antériorité chronologique) d'une structure (d'une fonction organique, d'une primauté de principe). L'ordre dans lequel les choses arrivent n'indique pas ni ne détermine leur valeur ou leur importance. Jurieu établit très bien la différence quand il écrit : "c'est par le ministère de l'Église que nous croyons, ce n'est pas par son autorité"*. On peut éclairer cette phrase par l'épisode de la samaritaine au puits de Sychar. Après son entretien avec Jésus, cette femme parle de lui aux habitants du village qui vont alors l'écouter. Beaucoup se convertissent et disent alors à la samaritaine : "ce n'est plus à cause de ce que tu as dit que nous croyons, car nous l'avons entendu nous-mêmes"*. La femme est la cause chronologique ou généalogique de leur foi (ils ont rencontré Jésus par son ministère); elle n'en est pas la cause structurelle ou fondamentale (leur foi ne repose pas sur son autorité). Il en va de même pour l'Église, dont la samaritaine pourrait bien être la figure.

3. La dépendance de l'Église

La Réforme protestante affirme fortement une double dépendance ou une double subordination de l'Église.

1. Elle dépend d'abord des Écritures. Il ne lui appartient pas de décréter quels livres en font partie, ni de décider de sa bonne interprétation*. Elle naît et se nourrit des Écritures dont elle reçoit la vérité chrétienne; elle est enseignée. Certes, l'Église a bien une fonction d'enseignement. Calvin la compare souvent à une école. Toutefois, il ne faut pas confondre l'école avec le maître d'école, ou avec le maître de l'école. Ce maître est la Bible. Le rôle de l'Église s'apparente plutôt à celui qu'exerçaient autrefois ceux qu'on appelait des répétiteurs. Ils rappelaient, expliquaient les cours du maître; ils faisaient réciter la leçon aux élèves pour vérifier qu'ils la sachent bien; mais ils n'avaient aucune autonomie; ils n'ajoutaient rien de leur cru.

2. L'Église dépend, ensuite, de la justification gratuite. Elle se compose de ceux à qui Dieu a accordé sa grâce et son salut. On ne doit pas voir en elle une institution dont la mission serait de gérer et de distribuer la grâce, ou de mettre en place et de faire fonctionner un dispositif conduisant au salut. Elle n'apporte pas ni ne confère la grâce. Elle vit de la grâce que ses membres ont reçue et du salut qui leur a été accordé.

4. Un thème complexe.

Parmi les protestants, le thème de l'Église a la réputation d'être difficile, embrouillé, compliqué. Quelques citations l'indiquent. En 1686, Jurieu écrit : "L'Église est du nombre de ces choses de la nature desquelles on convient quand on se contente d'une idée obscure, et sur lesquelles on se divise dès qu'on veut en avoir une idée distincte"*. En 1896, Tommy Fallot, dans un petit livre qui a eu un grand retentissement (il a été constamment réédité jusqu'à la seconde guerre mondiale), déclare : "La notion d'Église est bien confuse, on dirait parfois une forêt vierge"*. Dans son livre Protestantisme, A.N. Bertrand note que celui qui tente d'analyser les propos des protestants sur l'Église perd "tout espoir non seulement de s'orienter dans ces détours subtils, mais de comprendre même quelle réalité peut bien recouvrir le terme protéiforme d'Église"*. De même, le théologien de Zurich, Emil Brunner écrit que le mot Église "est incompréhensible à l'homme moderne et au chrétien moyen. Luther disait déjà que le mot d'Église était aveugle"*. En 1959, le successeur de Brunner, Gerhard Ebeling commence ainsi une conférence sur l'Église : "Nous nous représentons ... de la façon la plus confuse qui soit ... ce que nous avons coutume de désigner par le mot "Église". Des ténèbres assimilables à celles des plaies d'Égypte recouvrent ce qu'est en vérité l'Église"*. Enfin, et cette série de citations s'arrêtera ici, Karl Barth déclare : "Du point de vue théologique ... il convient d'éviter sinon absolument, du moins dans la mesure du possible le terme "Église" qui est peu clair et qui donne lieu à quantité de malentendus"*.

Malgré cette difficulté, un peu exagérément soulignée, il faut essayer d'y voir clair. Pour cela, nous allons voir successivement quatre points : 1. Nature et mission de l'Église; 2. Le sacerdoce universel et les ministères; 3. Le culte et la prédication; 4. Les sacrements, baptême et Cène. Ce dernier point, en raison des discussions abondantes auxquelles il a donné lieu, sera traité en trois chapitres successifs.

André Gounelle

Notes :

* F. Schleiermacher, La foi chrétienne, § 24, p.46-47

* Toute une série de citations peuvent venir appuyer l'analyse de Schleiermacher. Au dix-septième siècle, le pasteur Mestrezat souligne que "la connaissance de la foi" est "préalable à celle de l'Eglise", le pasteur Rivet que "la vérité est devant l'Eglise et sans l'Eglise" (cité d'après R. Voetzel, Vraie et fausse Eglise selon les théologiens protestants français du XVII° siècle, p. 13-14). Au dix-neuvième siècle, Albert Réville explique ainsi le changement opéré par la Réforme : "Tandis qu'auparavant, c'était l'Eglise en principe qui faisait les chrétiens, dorénavant ce sont les chrétiens qui font l'Eglise" (Histoire du dogme de la divinité de Jésus Christ, Felix Alcan, 1904, p. 127). A.N. Bertrand (Protestantisme, p.38) déclare : le protestantisme "prend son point de départ dans la personne de Jésus Christ", alors que le catholicisme "va de l'Eglise à la vie chrétienne".

* G. Alberigo (ed), Les Conciles Œcuméniques 2**, § 14, p.860.

* V. Subilia, Le problème du catholicisme.

* Encyclique Mystici Corporis de 1943, Denzinger, Symboles et définitions de la foi catholique, n° 3806.

* cité d'après R. Mehl, Du catholicisme romain, p. 48.

* Jean 4, 42.

* voir notre deuxième partie, le chapitre 1.

* cité d'après R. Voetzel, Vraie et fausse Eglise selon les théologiens protestants français du XVII° siècle, p. 16.

* T. Fallot Qu'est ce qu'une Eglise? p. 1.

* A.N. Bertrand, Protestantisme, p. 36-37.

* E. Brunner, Notre foi, p. 117.

* G. Ebeling L'essence de la foi chrétienne, p. 158.

* K. Barth, Introduction à la théologie évangélique, p. 33.

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot