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Troisième Partie
La grâce et la foi

 

Conclusion
Actualité du salut par grâce

La Réforme a beaucoup insisté sur la justification par grâce. Elle y a vu le principe décisif qui commande la foi et la vie chrétienne. Pour conclure cette troisième partie, il faut s'interroger sur la destinée postérieure et sur l'importance actuelle de ce principe. Après le seizième siècle, le protestantisme a-t-il continué de voir dans la justification gratuite le cœur, le centre et la substance de l'évangile?

Cette question appelle une réponse complexe. Sans cesse, le protestantisme a été tenté de reléguer ce principe au placard, de l'oublier, et sans cesse il est revenu, a resurgi, s'est à nouveau imposé.

1. Survol historique

1. Du seizième au dix-huitième siècle.

Au dix-septième siècle, la justification gratuite donne lieu a de grands débats dans le catholicisme (avec le jansénisme) et chez les protestants. Arminius, Gomar, Amyrault réfléchissent beaucoup sur la double prédestination, les uns voulant la maintenir dans toute sa rigueur, les autres cherchant à l'adoucir, sans renoncer pour cela au salut gratuit. Il s'agit, cependant, de préoccupations de théologiens. Avec le catholicisme, les débats portent surtout sur le sacrement et la prédication courante se fait très moralisatrice. Elle insiste plus sur les devoirs de l'homme que sur l'amour de Dieu.

2. Le dix-neuvième siècle

Il en va de même au dix-neuvième siècle, où l'on trouve même des négations et des rejets explicites du principe matériel de la Réforme. Ainsi, en 1835, le conseil presbytéral de l'Église Réformée de Lyon destitue le pasteur Adolphe Monod, en l'accusant d'avoir porté atteinte "à la plus belle, à la plus difficile et à la plus sainte des religions, la religion des bonnes œuvres dictées par la conscience"*. De quoi faire retourner les Réformateurs dans leur tombe! À la même époque, à Genève, pour éviter des querelles, on interdit aux pasteurs de parler en chaire du salut gratuit. Pourtant, il revient avec la prédication du Réveil, et entre les deux guerres mondiales prend une nouvelle vigueur avec les théologies dialectique et existentialiste.

3. Le vingtième siècle

Au vingtième siècle, beaucoup ont l'impression que ce thème de la justification gratuite ne parle plus aux contemporains, qu'il ne répond pas à leurs préoccupations et ne les touche pas. Elle leur apparaît comme une pièce de musée, respectable, mais sans intérêt pour la vie concrète. Plusieurs théologiens signalent cette désuétude, en général pour la regretter et la déplorer. Par exemple, Tillich écrit, en 1952, que la justification par la foi "est une doctrine qui dans sa formulation première est devenue incompréhensible même pour des étudiants en théologie"*. En 1958, Bultmann estime qu'une des premières tâches de la théologie consiste à rendre ce principe "intelligible à l'homme moderne pour qui elle n'a aucun sens de prime abord"*. En 1959, Ebeling déclare que la justification gratuite représente "quelque chose de très lointain qui n'est plus à même d'exprimer convenablement pour l'homme moderne l'essence de la foi chrétienne"*. En 1963, lors de la conférence de la Fédération luthérienne mondiale d'Helsinki, plusieurs intervenants se demandent si la prédication d'aujourd'hui peut se centrer sur la justification par grâce. Marc Lienhardt pose la même question en 1981, lors d'une conférence destinée à des pasteurs*. En 1980, la revue luthérienne américaine Verdict publie un numéro spécial intitulé "la justification par la foi en crise".

Et pourtant, au cours des années 80, ce thème revient au premier plan dans les discussions interconfessionnelles. L'assemblée de la Fédération Protestante de France le met à l'ordre du jour de son assemblée de 1991 et, à cette occasion, nombreux sont ceux qui en indiquent l'importance fondamentale. En 1997, une commission mixte luthérienne et catholique romaine publie un document sur la justification gratuite qui tente de rapprocher les points de vue, et de montrer qu'il n'y a pas de divergences irréductibles*. Ce document a soulevé une énorme discussion, jusque dans les colonnes des quotidiens allemands; Rome l'a discrètement désavoué au moment où l'on se demandait si les Églises de la Concorde de Leuenberg n'allaient pas le refuser. La vivacité du débat montre que ce point reste sensible. Il n'en demeure pas moins que si l'on interrogeait ceux qui participent régulièrement aux cultes et aux activités des Églises Protestantes, on s'apercevrait qu'en général le thème de la justification gratuite n'occupe pas une place centrale dans leurs préoccupations et leur spiritualité.

On constate durant l'histoire à la fois une éclipse et une permanence du principe matériel de la Réforme.

2. Éclipse et permanence

Comment expliquer cette situation? À quoi tient, d'une part, la difficulté à s'imposer et, d'autre part, l'impossibilité de disparaître qui caractérisent l'histoire du thème de la justification gratuite? On peut signaler quatre facteurs qui ont naguère détourné de ce principe, et qui semblent actuellement en train de le ramener.

1. Primauté du débat sur la Bible.

A partir du dix-huitième siècle, et jusqu'au milieu du vingtième, une autre discussion occupe le devant de la scène dans le protestantisme : celle sur l'autorité de la Bible que la critique historique et littéraire oblige à repenser (voir la seconde partie de ce cours). Cette discussion, souvent violente entre les courants fondamentalistes et les partisans d'une approche critique, tend à rejeter le reste dans l'ombre. Elle a pour effet fâcheux de faire croire que le protestantisme se définit uniquement par la référence aux Écritures et, de ce fait, elle tend à le déséquilibrer.

Toutefois, aujourd'hui, un déplacement s'opère. On s'occupe moins de définir comment fonctionne l'autorité de la Bible et on se préoccupe plus de son message central. Le débat herméneutique fait apparaître clairement que la Bible se lit, se comprend, s'interprète à partir d'un centre (qu'on appelle le "canon dans le canon"), ce qui ramène à la justification par grâce.

2. Un débat dépassé?

Un second facteur a favorisé l'éclipse, en tout cas apparente, de la justification gratuite : le sentiment que ce thème n'opposait plus aujourd'hui catholiques et protestants. Après plusieurs siècles d'incompréhension mutuelle à son propos, ils auraient, enfin, abouti à un accord presque complet. Hans Küng a défendu cette thèse dans un livre publié en 1965*, qui a eu un grand retentissement.

Cependant, aujourd'hui, on découvre que les divergences sur ce thème demeurent, et que même après avoir dissipé quantité de malentendus, elles restent profondes. Le théologien de Strasbourg André Birmelé a montré qu'à travers l'étude des textes interconfessionnels récents que la différence fondamentale entre catholiques et protestants porte sur la nature de l'instrumentalité de l'Église, c'est à dire sur la manière dont l'Église participe, ou coopère au salut, ce qui met en cause la justification gratuite et réintroduit une oeuvre*. En mai 1992, le colloque, qui réunit tous les trois ans à Chantilly les responsables des groupes œcuméniques, avait pour thème "le salut"*; les exposés, les travaux de groupe et les discussions ont mis en lumière que les approches et les démarches des deux confessions, même précisées et mieux définies, ne se rejoignaient pas. Le débat, auquel j'ai fait allusion, sur le document de la commission mixte luthéro-catholique, le confirme. La question de la justification gratuite, alors qu'on a cru un peu vite atteindre facilement un consensus, revient donc au centre et au cœur des débats œcuméniques actuels.

3. Le salut signifie-t-il encore quelque chose?

Un troisième facteur a joué. Dans le monde moderne, la question du salut ne semble plus préoccuper grand monde. Il y a quelques années, alors que j'enregistrais une interview pour l'émission protestante de la télévision française, en réponse à une question, j'ai employé le mot "salut". Le réalisateur a immédiatement arrêté l'enregistrement, et m'a dit : "vous venez d'employer un mot qui pour la plupart des téléspectateurs a un sens très vague, qu'ils ne comprennent pas, il faut que vous l'expliquiez". Cet embarras sur le sens exact du mot peut s'illustrer par l'histoire significative, et cruelle pour les ecclésiastiques, de ce prêtre, bon théologien, qui se promenait au bord d'une rivière en méditant et en réfléchissant sur les mystères du plan de Dieu. Il entend un homme qui est tombé à l'eau, que le courant emporte, qui va se noyer et qui crie : "sauvez-moi, sauvez-moi". Il s'arrête perplexe, et répond : "pourriez vous me dire ce que vous entendez exactement par sauver?" On a l'impression qu'il n'y a pas grand rapport entre le salut dont parlent les chrétiens et les attentes, les appels au secours de notre époque.

Pour éclairer la notion de salut, il faut partir de la question suivante : "De quoi sommes-nous sauvés et de quoi éprouvons-nous le besoin d'être sauvés? Quel est le danger, le péril qui pèse sur nous et auquel la grâce nous fait échapper?" À cette question, à partir du Nouveau Testament, on a donné quatre grandes réponses.

La première, la plus classique, affirme que le Christ délivre l'être humain de la culpabilité qui pèse sur lui à cause de ses manquements à la loi divine. Il lève la condamnation que nous avons méritée, il nous dispense de la subir. Le salut signifie ici, avant tout, le pardon de nos fautes, l'acquittement ou l'amnistie du coupable. On le présente donc dans des catégories juridiques. À mon sens, ces catégories, même si elles ne manquent pas en elles-mêmes de valeur, ne correspondent plus à notre conception du monde, ni à notre sensibilité et elles rendent étranger et lointain le message central de l'évangile. Heureusement, il existe d'autres réponses.

La seconde déclare que le Christ dissipe les contradictions, les inepties et les folies avec lesquelles les êtres humains se trouvent continuellement aux prises et dont ils sont victimes. Le monde nous paraît incohérent, illogique, régi par des mécanismes aberrants. Notre propre destinée constitue pour nous une énigme parfois cruelle, toujours insoluble. Nous avons l'impression de mener une vie stupide dans un monde de fous. Ici, le salut consiste dans l'annonce de la lumière et de la présence de Dieu qui donnent sens à notre vie. La grâce nous délivre de l'absurdité, en nous dévoilant la raison d'être des humains et de tout ce qui existe. Cette délivrance de l'absurde correspond beaucoup mieux à la sensibilité contemporaine que le thème de l'amnistie. Ici, la justification gratuite consiste à dire : "vous n'arrivez à découvrir le sens par vous-même, mais l'évangile vous le révèle, vous pouvez le recevoir, et il éclairera votre existence. Même si vous n'avez pas une pleine lumière, vous n'êtes pas condamnés à une totale obscurité".

Pour la troisième réponse, le salut signifie que le Christ arrache l'être humain à la mort qui le supprime et l'anéantit. Notre personnalité ne disparaît pas au moment de notre décès, non pas parce qu'une partie d'elle, l'âme serait naturellement immortelle (l'âme meurt comme le corps), mais parce que Dieu lui redonne vie, la ressuscite. Or, la mort a toujours profondément angoissé les être humains, et beaucoup de gens aujourd'hui s'inquiètent de l'au-delà. Il suffit pour s'en rendre compte de voir le nombre d'ouvrages qui parlent d'expériences de N.D.E. (retour à la vie après une mort clinique), ou qui s'interrogent sur la communication possible avec les défunts, ou encore qui traitent de la réincarnation.

Enfin, quatrième réponse, on a souligné que Dieu renverse et détrône les puissances qui nous asservissent. Dans notre monde, quantité de forces imaginaires ou réelles dominent l'être humain, l'oppriment et l'écrasent. Le salut nous en délivre et nous fait accéder à la liberté. On l'a autrefois affirmé face aux superstitions, aux croyances magiques et démoniaques qui ont longtemps terrorisé les gens. Les théologiens de la libération ne cessent de le répéter devant les tyrannies sociales, économiques et politiques qui sévissent à notre époque.

Ces quatre réponses se complètent et on peut en ajouter d'autres. Elles indiquent les divers aspects du salut, et montrent qu'il ne faut pas comprendre de manière trop étroite et unilatérale. Il comporte à la fois le pardon, la vie éternelle, le sens et la liberté. Chaque fois, il s'agit de la même réalité fondamentale, à savoir la vie nouvelle, l'existence différente que nous donne Dieu par le Christ. Cette réalité prend des formes variées, et se manifeste de multiples manières. La justification par grâce doit se dire de façon diverse selon les peuples et les époques, en fonction du contexte et des situations. Ce qui paraît désuet (ce qui ne veut pas dire faux) ce n'est pas le principe, mais l'une de ses formulations, celle qui privilégie les catégories juridiques de tribunal et d'acquittement*.

4. Justification gratuite et culture moderne.

La justification par la foi se heurte à une des grandes tendances de la civilisation occidentale, amorcée au dix-septième siècle, développée surtout aux dix-neuvième et vingtième siècles. Elle considère que l'être humain se définit et se caractérise par ce qu'il fait. Son activité, ses œuvres, son travail déterminent ce qu'il est et créent son identité. La justification gratuite contredit un thème essentiel de notre culture, et se situe à contre-courant.

Toutefois, là aussi, un retournement semble s'esquisser. Le drame, pas seulement économique mais aussi humain, que représente le chômage conduit à se demander si on n'a pas surestimé le travail. Quelqu'un qui n'arrive pas à exercer un métier, qui ne trouve pas d'emploi, qui ne parvient pas à s'insérer dans le monde économique perd-il vraiment sa dignité, sa valeur, sa personnalité? La société doit-il l'exclure? Par ailleurs, la prise de conscience de la question écologique incite à redécouvrir que l'être humain vit de ce qu'il reçoit, et que ses activités, loin de le tirer d'affaire, loin de le sauver risquent de le faire périr. L'Occident, en mettant unilatéralement l'accent sur l'entreprise, en poussant au développement illimité de la maîtrise humaine sur la nature a développé un prométhéisme mortel. Il a oublié que nous dépendons d'abord de ce qui nous est donné; le massacre et l'épuisement de la nature nous le font redécouvrir durement.

Dans tout cela, il ne s'agit certes pas du salut par grâce. Mais ces situations, en faisant apparaître les limites et les dangers de la survalorisation des œuvres humaines, peuvent aider à faire mieux comprendre le message central de la Réforme et à lui donner une audience culturelle.

Conclusion :
Protestantiser les protestants

L'histoire du protestantisme témoigne d'un effort constant, jamais achevé, mais jamais abandonné non plus, pour "protestantiser" la foi et la théologie de ceux qui se disent et se veulent protestants. Contrairement à ce que l'on prétend parfois, le message de la justification gratuite, du salut donné, et non acquis ou mérité, est très difficile à accepter. Il se heurte à des résistances profondes qui tiennent au désir humain d'avoir des titres, de posséder une valeur intrinsèque. Recevoir sans mériter, gagner, ou rendre ce que l'on nous donne demande une sorte de mort à soi-même à laquelle nous essayons toujours d'échapper. Le message évangélique, repris par la Réforme, et que le protestantisme doit sans cesse actualiser, déclare, au contraire, qu'il faut renoncer à vouloir obtenir des droits devant Dieu, qu'il y a là un orgueil et une incrédulité profondes qui conduisent à croire qu'on peut se passer de Dieu, ou qu'on peut traiter d'égal à égal devant lui. Il nous faut accepter de totalement dépendre et de tout recevoir de lui. Comme l'écrit Paul, nous sommes sauvés par grâce, par le moyen de la foi, cela ne vient pas de nous, c'est le don de Dieu. Cette citation a ouvert et termine cette troisième partie.

André Gounelle

Notes :

* cité d'après F. Bonifas, Histoire des protestants de France depuis 1861, 1874, p.7.

* P. Tillich, Le courage d'être, p.163.

* R. Bultmann, Foi et compréhension,  vol.2, p.223.

* G. Ebeling L'essence de la foi chrétienne,  p.141.

*  voir Cahier de l'A.F.P., numéro d'avril 1981.

* Fédération luthérienne mondiale et Église catholique-romaine, "Déclaration commune à propos de la Doctrine de la Justification", Positions Luthériennes, 1997/3.

* H. Kung, La justification,.

* A. Birmelé, Le salut en Jésus Christ dans les dialogues oecuméniques.

* voir les textes des exposés dans Unité des chrétiens,1992, n° 87.

* cf. A. Gounelle,"Le salut", Études théologiques et religieuses, 1978/2, et "Sauvés de quoi et pour quoi ?" dans Unité des chrétiens, 1992, n° 87.

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot