Chapitre 8
Justification et sanctification
1. Définitions
La Réforme et à sa suite le protestantisme distinguent entre deux aspects de la vie chrétienne qu'on nomme le premier "justification", et le second "sanctification". Il faut, d'abord, définir ces deux mots.
1. La vie chrétienne commence par la justification, c'est-à-dire par le pardon ou la rémission des péchés. Dieu décide de ne plus en tenir compte, de ne pas punir nos fautes, de ne pas sanctionner nos manquements. Il efface et annule le contentieux qui nous opposait à lui. Il instaure une relation nouvelle avec nous, et change notre condition, ou notre situation par rapport à lui. La justification inaugure et met en place la vie chrétienne.
2. La vie chrétienne va, ensuite, se continuer. La justification a des conséquences, et porte des fruits. Elle va nous changer, nous transformer, nous faire vivre autrement. Ces fruits, ces conséquences, cette suite, on les appelle "sanctification", par quoi il faut entendre le processus qui fait grandir chez le croyant une nouvelle créature, qui le conduit à mener une existence conforme à la volonté de Dieu.
La justification relève de la sotériologie (la doctrine du salut), la sanctification de l'éthique (la doctrine de la vie chrétienne). Il s'agit donc de deux chapitres différents de la théologie qu'il ne faut pas mélanger. Le premier porte sur la réconciliation de l'être humain avec Dieu, le second traite de ce que cette réconciliation va entraîner pour lui et en lui, de ses conséquences pratiques dans son existence.
2. Les trois articulations
Comment comprendre le lien entre la justification (le salut que Dieu nous accorde) et la sanctification (la vie croyante, l'obéissance chrétienne)? A cette question, on a apporté trois réponses différentes, que je vais présenter de manière un peu sommaire, en forçant parfois le trait, pour en dégager les logiques déterminantes.
1. La sanctification chemin vers la justification.
Une première réponse domine dans le catholicisme classique. Contrairement à ce que les protestants ont parfois prétendu, l'Église romaine n'a jamais enseigné le salut par les œuvres. Avec le protestantisme, et comme lui, elle affirme que c'est Dieu, et Dieu seul qui sauve, et qu'il le fait par grâce; sans grâce pas de salut. Le concile de Trente déclare* :
"Si quelqu'un dit que l'homme peut être justifié devant Dieu par ses œuvres ... sans la grâce divine venant par Jésus Christ, qu'il soit anathème"
Où donc se situent la différence et le désaccord? Ils portent sur la manière de comprendre la grâce et son action. Selon la Réforme, elle représente un acte de Dieu qui change notre relation avec lui, tandis que le catholicisme du seizième siècle y voit une force ou une puissance surnaturelle que Dieu met à la disposition de l'être humain afin de l'aider à avancer sur le chemin du salut. Les adversaires du luthéranisme, pour répondre à la Confession d'Augsbourg, rédigent en 1530 une Confutatio où on lit que "Dieu nous donne une grâce initiale qui nous rend capable d'acquérir des mérites en vue de notre salut"*. Dix-sept ans plus tard, le Concile de Trente déclare qu'au départ, Dieu par Jésus-Christ donne sa "grâce prévenante" aux pêcheurs "sans aucun mérite en eux", mais qu'ensuite, ils doivent "se tourner vers la justification ... en acquiesçant et coopérant librement à cette même grâce ... L'homme lui-même n'est pas totalement sans rien faire ... il accueille cette inspiration qu'il lui est possible de rejeter; ... pourtant sans la grâce divine, il lui est impossible, par sa propre volonté d'aller vers la justice en présence de Dieu"*. Le Catéchisme de l'Église catholique déclare*. :
"L'action ... de Dieu est première par son impulsion, et le libre agir de l'homme est second en sa collaboration. ... Personne ne peut mériter la grâce première ... nous pouvons ensuite mériter ... les grâces utiles pour notre sanctification, pour la croissance de la grâce et de la charité, comme pour l'obtention de la vie éternelle"
On pourrait comparer le croyant à un lilliputien qui aurait à gravir un gigantesque escalier aux marches beaucoup trop hautes pour lui. La grâce le hisse en haut de la première marche; il doit aller ensuite vers la marche suivante. S'il fait cet effort, il recevra une nouvelle grâce qui lui permettra d'accéder au niveau supérieur, et ainsi de suite jusqu'au bout.
Dans cette perspective, la vie chrétienne se caractérise, selon une expression du pasteur R. de Pury, par "l'utilisation méritoire de la grâce toujours première et toujours gratuite"*. Nous recevons de Dieu, dans un premier temps, le don immérité de la grâce; sans elle, nous ne pourrions rien faire. Toutefois, il nous faut savoir, dans un second temps, nous servir de cette grâce donnée par Dieu pour qu'elle soit féconde et porte des fruits. Nous avons besoin de la grâce imméritée; elle nous est nécessaire, pourtant, elle ne suffit pas; il dépend de nous qu'elle ne soit pas stérile et vaine; elle doit se prolonger dans une grâce partiellement méritée. La grâce imméritée met en route une progression à laquelle il nous faut collaborer. Le processus ainsi déclenché aboutit au salut, qui se situe au terme du chemin. Il vient récompenser et couronner une vie chrétienne qui a su recevoir et bien utiliser la grâce imméritée qui lui a été accordée. Alors que la Réforme voit dans la foi le salut opérant irrésistiblement en nous, le Concile de Trente la considère comme "le commencement du salut"*.
2. La justification englobant la sanctification.
La seconde réponse se situe dans une logique qui évoque plutôt le luthéranisme, et qui a été reprise par les théologies existentielles contemporaines. Elle voit dans la grâce non pas une force que Dieu met à notre disposition, mais l'acte de Dieu qui pardonne et sauve. Alors que Dieu devrait normalement rejeter et condamner les êtres humains que leur péché a totalement coupés de lui, voilà qu'il décide, par le Christ, de ne pas tenir compte de leur faute, de leur pardonner, de les adopter, de nouer avec eux des relations, de les traiter comme s'ils n'étaient pas des pécheurs. La célèbre formule simul justus simul peccator (à la fois, en même temps juste et pécheur) exprime bien le paradoxe de la grâce. Le pécheur se trouve dans la condition d'un juste; le croyant se sait à la fois inacceptable à cause de ce qu'il est et, cependant, accepté par Dieu.
Le croyant justifié reste pécheur. Son péché ne s'évanouit pas. Le plus fidèle d'entre nous demeure radicalement insuffisant; la faute continue à le marquer. Sa vie ne devient pas sainte comme par un coup de baguette magique. Il a toujours besoin de prier Dieu pour lui demander "pardonne moi mes offenses". L'acte de Dieu qui décide de ne pas en tenir compte se renouvelle donc à chaque instant, de manière toujours aussi surprenante. Nous ne cessons pas d'être inacceptables et Dieu ne cesse pas de nous accepter en dépit de ce que nous sommes. Ma justification, mon salut se passe toujours aujourd'hui, dans le moment que je suis en train de vivre, dans mon présent. La parole qui me fait grâce ne se trouve jamais derrière moi, dans mon passé. "Elle est dite chaque fois dans l'instant", écrit Bultmann. Ebeling note qu'elle constitue un événement qui ne se transforme jamais en possession. Elle n'est jamais un acquis, il nous faut toujours la recevoir à nouveau. Il n'y a donc pas un "après" ou une suite de la justification. Comme l'a écrit Jean Ansaldi*, Luther ne traite jamais de ce qui fait suite à la justification. Il ne le peut pas, car, pour lui, je vis toujours le moment de mon salut, je ne me trouve jamais au delà. "C'est tous les jours que je dois être déclaré mort, et tous les jours que la foi et la repentance me réintroduisent dans la communion avec Dieu". On vit toujours le moment de sa conversion et de son salut; on ne se trouve jamais au lendemain. On a à se convertir (ou plus exactement à se faire convertir par Dieu) à tout moment, on ne devient jamais un converti. On ne devient pas un sauvé, comme un jour on devient un bachelier, un maître en théologie ou un retraité : on change un jour de statut, et puis c'est fait, c'est irréversible. Au contraire, Dieu nous sauve sans cesse à nouveau. Bultmann illustre cette manière de voir par un beau vers de Rilke : "Dieu est le visiteur qui va toujours son chemin". De même, le salut surgit toujours inopinément dans ma vie, mais il ne s'y installe pas. A chaque moment, il arrive, comme si c'était la première fois, et il me surprend.
Le chrétien ne vit que de ce que Dieu fait en lui à chaque moment et il en dépend totalement. Son être et son action découlent d'un acte de Dieu dont il ne dispose pas et non d'une logique ou d'une discipline qu'il pourrait gérer. La sanctification ne s'organise pas; elle se vit comme un événement. Elle correspond à la pointe de la flèche qui représente la justification. Dans cette perspective, il n'y a pas de sanctification autonome qui se développerait selon une logique, une pédagogie et une autonomie propres. La sanctification ne se déploie pas dans une progression et un développement. Elle est l'impact de la justification.
3. La sanctification suite de la justification
La troisième réponse relève d'une logique fréquente chez les réformés. Eux aussi conçoivent la grâce comme la décision divine de ne pas tenir compte du péché, d'entrer en relation avec le pécheur et de l'adopter malgré sa faute. Cependant, à la différence des luthériens, ils estiment qu'il s'agit d'une décision prise et inscrite dans la vie du croyant une fois pour toutes. Elle est acquise, définitive. Elle ne se répète pas ni ne se renouvelle à chaque instant. La justification prend place au début de la vie chrétienne; elle en constitue le moment initial, le point de départ. Après la justification, vient la sanctification qui lui fait suite, en est la conséquence, mais aussi, souvent la vérification. De même qu'on reconnaît l'arbre à ses fruits, la sanctification démontre en quelque sorte que la justification a. bien eu lieu. Comme l'écrit un puritain, Adams : "quoique nous soyons justifiés par la foi, nous devons justifier notre foi par nos œuvres"*.
Les réformés distinguent deux moments successifs qui s'enchaînent, découlent l'un de l'autre, sans, pour cela, se confondre. Cette position peut se schématiser ainsi:
Selon le catholicisme classique, la sanctification aboutit à la justification. Le salut se situe, à ses yeux, dans l'avenir et représente le but vers lequel le croyant se dirige avec l'aide de Dieu.
Le luthéranisme fait coïncider justification et sanctification. Selon lui le salut se situe dans le présent que je vis et la sanctification le reflète et l'exprime.
Pour les réformés, la justification est faite, le salut accordé. Il n'y a pas à y revenir ni à s'en préoccuper. Il s'agit d'un problème résolu, d'une affaire réglée et classée. La grâce est inamissible*, Dieu ne la retire pas (là réside la grande différence entre la conception janséniste et la conception réformée de la grâce). En 1523, le Réformateur de Strasbourg, M. Bucer* écrit :
"Le croyant n'a pas à se soucier de son salut individuel, car il sait que le Dieu éternel et paternel s'occupe de lui comme de son cher enfant".
Au dix-neuvième siècle, le calviniste César Malan* déclare :
"C'est offenser Dieu que de le prier pour un salut qu'il nous affirme avoir accompli".
Un théologien réformé allemand de la même époque, à qui on demandait : "quand vous êtes-vous converti ?" a répondu : "A Golgotha"*. J'ai été sauvé il y a deux mille ans à Golgotha. Mon salut remonte même plus haut, à un décret éternel de Dieu antérieur à la fondation du monde*. Il appartient à l'histoire ancienne. Le salut est un problème d'autrefois, ce n'est plus mon problème aujourd'hui. Que le Christ soit mon sauveur est un fait acquis, irréversible. Il faut maintenant qu'il devienne le Seigneur de ma vie : cela seul doit maintenant me préoccuper. Le réformé est un militant de Dieu sans aucune inquiétude pour son propre sort. On le constate dans les testaments réformés des seizième et dix-septième siècles*. Les testaments catholiques comportent en moyenne deux pages pour implorer la miséricorde divine, pour supplier le Christ de sauver le testateur, de l'accueillir dans son paradis. Ils implorent l'intercession de la vierge et des saints. Ils demandent que l'on fasse des prières et qu'on célèbre des messes pour le repos de l'âme du défunt. Ils prévoient des donations pieuses afin de rendre Dieu plus indulgent à leur égard. Dans les testaments réformés, on trouve une dizaine de lignes qui déclarent tranquillement : Dieu m'a sauvé, c'est bien; voyons ce que je peux faire de mes biens pour agir selon sa volonté.
4. Trois comparaisons
Trois images ou paraboles peuvent illustrer les positions en présence.
1. On pourrait comparer le salut, tel que le comprend le catholicisme traditionnel, à un garçon et à une fille qui éprouvent de l'attirance l'un pour l'autre et qui mettent en place un système de rencontres, une pédagogie et une stratégie qui leur permettront de faire naître et grandir un véritable amour. Tandis que le salut tel que le conçoit la logique de type luthérien ressemble à un coup de foudre qui à chaque moment doit se renouveler et s'actualiser (je rappelle que Luther est entré au couvent après failli être foudroyé). Selon la logique réformée, il y au départ le coup de foudre; ensuite, il faut vivre ensemble, organiser l'existence, inscrire l'amour qui a jailli dans la durée.
2. J'emprunte la seconde image à un ami hindou (l'hindouisme a connu des débats tout à fait parallèles à ceux du christianisme). Cet ami distinguait et opposait "la grâce du chat" et "la grâce du singe".
Quand un bébé singe se trouve en danger, quand quelque chose le menace, sa mère court à lui et le petit s'accroche, s'agrippe à ses épaules. Pendant que sa mère l'emporte, il se tient et il lui faut se tenir solidement. Il ne peut pas se tirer d'affaire tout seul; il a besoin de sa mère; mais il doit aussi participer. S'il lâche prise, il sera perdu. Nous avons là une image du salut tel que le comprend le catholicisme classique.
Quand un chaton court un risque, quand un péril le guette, la mère chatte se précipite, le prend par la peau du cou, l'emporte dans un lieu sûr, et le met hors de danger, sans qu'il coopère; il reste passif, il lui arrive même de se débattre. Sa mère fait tout le travail. Nous avons là une parabole du salut tel que le comprend le protestantisme classique. On pourrait ajouter que le luthérien se sent toujours dans la situation du chaton que sa mère emporte, alors que le réformé se sait tiré d'affaire, parvenu en un lieu sûr. Le luthérien est toujours en train d'être sauvé; le réformé a été sauvé.
3. La troisième image se réfère aux récits bibliques. Les uns, qui nourrissent une sensibilité plutôt luthérienne, ont une théologie de l'exode et de la manne. Chaque matin, dans le désert du Sinaï, la manne tombe du ciel. Les hébreux s'en nourrissent, mais ils ne peuvent pas l'emmagasiner, faire des réserves ou des provisions; stockée, elle s'altère, s'abîme, devient immangeable. Quand le jour se lève, la manne, le salut vient à nouveau sur des gens toujours aussi démunis. On ne vit pas de ce que Dieu a donné hier, mais de ce qu'il donne aujourd'hui. "Nous sommes tous des mendiants" déclare Luther avant de mourir (ce sont ses dernières paroles).
Les autres, de tendance plutôt réformée, ont une théologie du peuple installé en Palestine. Dieu l'a sauvé, l'a libéré d'Égypte, l'a fait sortir du désert. Il lui a donné une terre. Cette terre, le peuple doit maintenant l'aménager, la cultiver, l'exploiter. Il vit du don de Dieu, mais ce don le met devant une tâche à accomplir et des responsabilités à assumer. Le croyant n'est pas l'éternel mendiant de la grâce. La grâce change radicalement sa situation, et le met au travail. Théologie du nomade, théologie du paysan, cette tension qui traverse une partie de l'Ancien Testament se retrouve à l'intérieur du protestantisme.
3. Les usages de la loi
Les différences que l'on vient d'indiquer ont des conséquences sur la manière de comprendre la loi et son utilité. Par "loi", il faut entendre, d'une part et d'abord, les commandements de l'Ancien Testament, principalement le Décalogue, d'autre part et ensuite, les règles éthiques dégagées par les sagesses humaines*, par le stoïcisme par exemple, ou par l'humanisme. Si nous sommes sauvés par grâce, et non par l'obéissance aux commandements ou par l'observation de normes éthiques, il en résulte que la loi n'intervient pas au niveau de la justification. Quel rôle joue-t-elle au niveau de la sanctification? A-t-elle ici une validité ou non?
Pour répondre à cette question, la théologie protestante a distingué trois usages de la loi*.
1. L'usage civil
Elle a, d'abord, un usage civil. La loi sert à établir et à maintenir l'ordre nécessaire à la société. Elle assure son bon fonctionnement. Elle formule les règles (ne pas tuer, ne pas voler, etc.) qu'il faut observer pour que la vie en groupe soit possible. Elle protège les faibles contre les forts, en tenant en bride leur méchanceté. Il appartient au magistrat (c'est-à-dire, dans la langue du seizième siècle, aux autorités politiques) d'en imposer à tous le respect. Cet usage politique de la loi est essentiel pour l'existence sociale de l'humanité. Par contre, il n'a rien à voir avec la foi ni la piété. Il ne concerne ni la justification ni la sanctification. Sous ce premier aspect, la loi relève de la Providence générale de Dieu, commune à tous les êtres humains, non de la Providence spéciale donnée aux seuls croyants.
2. L'usage pédagogique
La loi a un deuxième usage qu'on qualifie de pédagogique ou d'accusateur. L'être humain se satisfait vite et facilement de ce qu'il est et de ce qu'il fait. Il a tendance à se juger lui-même juste, bon, vertueux à assez bon compte. Il ne prend pas aisément conscience de ses manques, de ses défaillances et de ses fautes. La loi, en lui rappelant la grandeur des exigences divines, lui fait prendre conscience de son péché, et, comme le dit un texte très connu de Théodore de Bèze, de son incapacité par lui-même de faire le bien. La connaissance de la loi l'amène à désespérer de lui-même, de ses œuvres, et à mettre sa confiance en Dieu seul. En ce sens, Paul peut dire : "de la loi vient la connaissance du péché", "je n'ai connu le péché que par la loi", la loi est un "précepteur pour conduire au Christ"*. En effet, elle provoque la conscience et la confession du péché, elle amène à ne plus compter sur soi, et à s'en remettre entièrement à Dieu*. Au niveau de la justification, la loi intervient en dénonçant et en démasquant l'insuffisance radicale de l'être humain, son incapacité à parvenir par ses propres forces à la justice. Elle ne donne pas le salut; elle révèle la misère de l'être humain, fait apparaître qu'il est inacceptable.
3. L'usage éthique
Sur les deux premiers usages de la loi, luthériens et réformés sont totalement d'accord. Par contre, il y a sinon une divergence, du moins une nette différence d'accentuation sur un troisième usage de la loi, à savoir la loi comme guide pour la vie chrétienne.
Certains textes de Luther écartent ce troisième usage*. L'évangile, déclare le Réformateur, abolit la loi; celui que Dieu a justifié et sauvé, qui est devenu disciple du Christ est affranchi de la loi. Il vit et agit seulement sous l'emprise de la grâce. Son comportement peut se résumer par la célèbre phrase d'Augustin : "aime et fais ce que tu veux". Autrement dit, si tu es animé par l'amour produit par la foi, tu agiras bien spontanément, et tu n'as pas à te soucier de règles; tu te situes à un autre niveau*. Si tu n'aimes pas, tu es en dehors de la vie chrétienne; les lois et les commandements ne t'y introduiront pas ni t'y feront progresser. La loi n'intervient donc pas au niveau de la sanctification.
Au contraire, les réformés estiment que la loi éclaire, aide le chrétien, lui montre comment il doit vivre. Il a été pardonné. Elle ne l'accuse et ne le condamne donc plus, mais elle lui indique la voie qu'il peut maintenant prendre; elle le dirige sur le chemin de la sanctification. Elle ne formule pas ce que Dieu exige du croyant, mais ce que Dieu lui permet de faire. Les deux catéchismes de Luther* (1529) commencent par l'explication du Décalogue et continuent par ce qu'il appelle la foi : il y a d'abord la loi, puis ensuite la grâce reçue par la foi. Le catéchisme réformé d'Heidelberg (1563)* comporte trois parties; la première s'intitule " De la misère de l'homme"; la seconde "De la délivrance de l'homme", et la troisième "De la reconnaissance"; c'est dans cette troisième partie que l'on traite de la loi. Pour les réformés, la loi ne se borne pas à dénoncer et à dévoiler le péché. Elle décrit et structure la vie du chrétien. Elle n'enseigne pas ce qu'il faut faire pour obtenir la grâce; elle dit ce que la grâce produit dans le chrétien.
4. Réformes magistérielles et réforme radicale
J'ajoute une précision concernant la Réforme Radicale. La plupart de ses courants se situent sur cette question de la loi du côté des réformés, plutôt que de celui de Luther. Ils s'en différencient cependant sur un point. Les réformés, en accord avec le simul peccator simul justus de Luther, soulignent que le croyant reste toujours un pécheur, qu'il n'accomplit jamais entièrement la loi, et que la grâce ne le rend pas parfait. Farel le souligne*:
"Combien que nous devions de jour en jour croître et profiter en la justice de Dieu, toutefois, il n'y a jamais plénitude ni perfection pendant que nous conversons ici".
Au contraire, beaucoup de radicaux estiment que la grâce fait du chrétien un saint sans la moindre tâche, qu'elle élimine en lui totalement le péché et lui rend l'innocence d'Adam avant la chute. "Celui qui est justifié n'est plus pécheur", écrit Marpeck*. Dans une ligne analogue, le fondateur du méthodisme, John Wesley écrit un Traité de la perfection chrétienne. Il reproche aux réformés de ne pas aller assez loin, alors que ceux-ci et encore plus les luthériens le soupçonneront, et soupçonneront la Réforme radicale de réintroduire un salut par la loi*.
Trois schémas marqueront la différence sur ce point :
1. Le luthéranisme se structure ainsi :
On peut dire que selon les luthériens, la loi se présente comme l'arrière-fond de la justification gratuite, ce qui lui permet, par contraste, d'apparaître, ou encore comme le décor sur lequel et contre lequel elle va se détacher pour jouer son rôle propre. La justification gratuite se dit contre la loi et se reçoit en antithèse de la loi. L'antithèse est toujours nécessaire. Luther s'oppose aux "antinomistes" qui pensent qu'une fois qu'on a reçu l'évangile, on peut supprimer la loi; elle n'a plus de raison d'être. Pour Luther, la justification gratuite n'a de sens que dans son opposition et dans son contraste avec la loi.
2. Les Réformés voient également dans la loi cet arrière-fond; mais, en plus, ils estiment qu'elle formule et définit la visée ou l'objectif de la justification par la grâce.
La loi n'est pas seulement l'arrière fond de la justification gratuite; elle en exprime également sa finalité. À celui que le Christ a rencontré et converti, elle n'indique pas les conditions, impossibles à remplir pour obtenir le salut; elle décrit la vie nouvelle qui lui est promise, et qui est son espérance. Le néo-calviniste A. Lecerf souligne cette permanence de la loi, plus fondamentale pour lui que l'évangile. La loi définit le régime normal de l'être humain, alors que l'évangile intervient pour réparer l'anomalie qu'entraîne la péché. Lecerf* écrit :
"L'alliance des œuvres conclue avec Adam avant la chute, n'est pas abolie par l'Évangile en tant qu'obligation; elle est au contraire restaurée. La loi est éternelle. C'est l'Évangile qui n'est que pour le temps de notre pèlerinage."
3. Enfin, chez les radicaux, la loi est ce que la justification par grâce réalise dès maintenant pour le croyant : elle dit ce que Dieu fait en lui et comment il vit.
La justification gratuite implique et inclut l'observation de la loi.
Conclusion
Ces trois manières d'établir la relation entre sanctification donnent naissance à des spiritualités de type différent, qui apparaissent bien avant le seizième siècle et que l'on rencontre encore aujourd'hui dans le christianisme. Il faut noter qu'elles n'ont jamais suivi et qu'elles ne suivent toujours pas rigoureusement les frontières entre Églises. S'il existe des dominantes (qui ont été indiquées), elles ne sont jamais exclusives, et les trois courants existent dans chacune des confessions chrétiennes. Les appartenances ecclésiastiques ne correspondent pas forcément aux classifications théologiques, ce qui parfois embrouille les débats, mais en tout cas ne les évacue pas.
André Gounelle
Notes :
* Décret sur la justification du 13 janvier 1547, premier canon (G. Alberigo (ed), Les Conciles œcuméniques, 2**, p. 679).
* cité d'après E.W.Gritsch et R.W.Jenson, Lutheranism, p. 51.
* Décret sur la justification du 13 janvier 1547, ch.5 (G. Alberigo (ed), Les Conciles œcuméniques, 2**, p.672; la traduction de ce passage par G.Dumeige, La foi catholique, est plus élégante).
* Catéchisme de l'Eglise catholique , p. 416, n°2008 et 2010.
* R.de Pury, Qu'est-ce que le protestantisme? p. 54. Cf. P. Melanchthon, Apologie de la Confession d'Augsbourg, in La foi des Eglises luthériennes, p. 108, § 97.
* Décret sur la justification du 13 janvier 1547, ch.8; cf.ch.10 (G. Alberigo (ed), Les Conciles œcuméniques, 2**, p.674, 675).
* voir J.Ansaldi, Ethique et sanctification, p.92, 111-112.
* cité d'après L. Crété "Les puritains, la grâce et les œuvres" dans B. Cottret, M. Cottret et M.J. Michel (éd.), Jansénisme et puritanisme, p. 24.
* "Inamissible" (ne pas confondre avec "inadmissible") signifie : ce qui ne peut pas se perdre, ce dont on ne peut en aucun cas être privé.
* cité d'après J.Reuss, "Vers une présentation actuelle du message chrétien", Cahier Evangile et Liberté, avril 1986, p.IV.
* cité d'après G. Sabliet, Un gagneur d'âmes. César Malan, p.91.
* J.L. Leuba, "Trinité et mission chez les Réformateurs", Hokhma, 1982, n° 19, p. 37.
* J. Garrisson, L'homme protestant, p. 75-76; Les protestants au XVI° siècle, p. 30-31.
* Voir J. Bosc, Situation de l'Œcuménisme en perspective réformée, p. 22-26. E. Fuchs, L'éthique protestante, p. 28-44. La numérotation du premier et du second usage diffère selon les auteurs.
* Romains 3, 20; Romains 7, 7; Galates, 3, 24.
* M. Luther, Œuvres, vol.16, p. 19-23. J. Calvin, Institution de la Religion chrétienne, 2, 7, 6 à 13.
* Par contre, l'orthodoxie luthérienne, telle que la définit La formule de concorde (1577-1580), le reconnaît (voir La foi des Eglises luthériennes, p. 431-432, 490-493). Les écrits de Luther ne sont d'ailleurs pas tous concordants sur ce point.
* Cf. J. Ansaldi, Ethique et sanctification, p. 110-111.
* textes dans La foi des Eglises luthériennes, p. 297-410.
* texte dans Confessions et catéchismes de la foi réformée, p. 135-178.
* "Confession de foi" de 1537, texte dans J.Calvin et G. Farel, La vraie piété, p. 48.
* Cf. N. Blough, Christologie anabaptiste, p. 89, 93, 214-215.
* Cf. A.J. Beachy, The Concept of Grace in the Radical Reformation, p. 6-9.
*A. Lecerf, "Des moyens de la grâce", Revue Réformée, 1955/2, n°22, p. 9.