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Présentation sommaire de
Jean Calvin
Introduction
Très souvent, surtout dans les milieux non protestants, quand je me
présente comme pasteur, on me demande : « Êtes-vous luthérien ou
calviniste? ». Je réponds toujours que je suis réformé et non pas
calviniste, même si Calvin appartient lui-même au courant réformé.
Il y a une différence sensible sur ce point entre les luthériens et les
réformés. Luther a donné naissance au luthéranisme ; il en est le père et
la référence. Les doctrines et les positions des luthériens sont exposées
dans des textes, qu’ils appellent leurs « écrits symboliques », qui ont été
tous rédigés soit par Luther soit par Mélanchthon, l’ami intime, le proche
collaborateur, l’alter ego de Luther. Il existe des églises qui se
qualifient elles-mêmes de luthériennes ; elles se regroupent dans une
Fédération luthérienne mondiale.
Il n’en va pas de même du côté des réformés. Ce courant a pris naissance
vers 1519-1520 en Suisse, avec le zurichois Zwingli, le bâlois Œcolampade
et le français Farel. Un peu plus tard, entre 1540 et 1570, Bullinger, le
successeur de Zwingli à Zurich, joue chez les réformés un rôle aussi
important que Calvin et a un rayonnement européen supérieur. Les réformés
du seizième siècle se réfèrent à un ensemble de textes représentatifs, dont
les deux principaux, la Confession helvétique postérieure et le Catéchisme de Heidelberg n’ont pas été rédigés par Calvin, mais par
Bullinger ou des élèves de Bullinger. En France, la Confession de foi de La Rochelle a été écrite à partir d’un projet
établi par Calvin, mais considérablement modifié par un synode tenu en
1559. Calvin n’est donc ni l’origine ni la seule référence du courant
réformé, même s’il l’a beaucoup influencé. Jamais, d’ailleurs, les réformés
n’ont entièrement suivi Calvin ni adopté toutes ses thèses. Ainsi, il y a
toujours eu de vives réticences parmi eux contre la doctrine de la
prédestination, développée par Calvin, sur laquelle je reviendrai, et aussi
contre la célébration hebdomadaire (chaque dimanche) de la Cène préconisée
par Calvin ; les réformés ont jugé préférable de se limiter à quatre
services de Cène par an. Parler de calvinistes pour désigner les réformés
est donc une erreur. Sans renier ou rejeter Calvin, il est l’un des
théologiens les plus importants du courant réformé, on ne doit pas lui
accorder une autorité indue, ni une importance excessive.
Je ne vais pas donner ici une présentation d’ensemble de Calvin, dont la
personnalité est complexe et dont l’œuvre riche, diverse, a de multiples
facettes. Je me contenterai d’en relever quelques traits caractéristiques,
certains très connus, d’autre beaucoup moins. Dans un premier temps, je
parlerai de Calvin à Genève ; le deuxième temps portera sur son œuvre
écrite et sa pensée ; le troisième temps s’arrêtera sur ce que j’appelle
son « mystère ».
1. Calvin à Genève
Calvin naît en 1509 à Noyon. Il fait des études en lettres et en droit. En
1536, à 27 ans, il publie un livre qui le fait connaître, l’ Institution de la Religion Chrétienne un livre que toute sa
vie il reprendra, réaménagera et complétera dans des éditions successives
tantôt en latin tantôt en français. Il s’agit d’un manuel (« institution »
se réfère à l’activité de l’instituteur) qui, au fil des années, deviendra
un gros traité. Cette même année 1536, il prend avec Farel la direction de
la réformation de Genève ; en 1538, les autorités de la ville, le trouvant
trop rigide, le chassent (il va à Strasbourg), mais en 1541, à la suite
d’un changement de majorité, il revient à Genève et y reste jusqu’à sa mort
en 1564, donc pendant 23 ans.
On a eu tort de présenter Calvin comme le souverain ou le dictateur de
Genève. Il y avait du pouvoir, mais pas tous les pouvoirs. Il devait
compter avec les opposants, avec l’opinion publique, avec des conseils
parfois rétifs à ses vues, et aussi avec les Bernois, des alliés
indispensables mais qui exercent une tutelle parfois pesante. L’autorité de
Calvin à Genève, contestée et chancelante jusqu'en 1555, s'affermit ensuite
grâce à l'afflux des réfugiés français, dont beaucoup deviennent bourgeois
de la ville. Bien qu’il ne puisse pas faire tout ce qu’il veut, il n’est
pas un tyran, Calvin a un tempérament très despotique ; il supporte mal les
oppositions et les divergences même minimes ; il s’emploie souvent avec
succès à les réduire voire à les éliminer.
De son action à Genève, je ne retiens que deux aspects, l’un sombre et
sinistre, l’affaire Servet, qui est, comme l’écrit Jules Michelet, « le
crime de sa vie » ; l’autre aspect, au contraire positif et lumineux, son
action sociale.
1. L’affaire Servet
Michel Servet est un médecin espagnol, assez original, passablement
excentrique. Il a publié en 1531 et 1532, deux traités contre la doctrine
trinitaire ; en fait, contrairement à ce qu’on dit en général, dans ces
traités, il ne rejette pas la trinité, mais il trouve que les conciles ont
mal formulé cette doctrine et il en propose une version différente de celle
admise par l’Église, ce qui, à cette époque, fait automatiquement de lui un
« hors la loi ». Servet se cache et sous un faux nom exerce la médecine à
Vienne, tout en travaillant à la rédaction d’un ouvrage aux thèses très
anticonformistes. Avec beaucoup de naïveté, probablement dans l’espoir de
le rallier à ses vues, il envoie à Calvin plusieurs extraits de ce livre
non publié. Quelques semaines plus tard, ces extraits se trouvent à Lyon, à
l’official (la police) de l’archevêché, envoyés par un proche de Calvin qui
indique le pseudonyme et l’adresse de Servet. On n’a pas la preuve formelle
que Calvin soit à l’origine de cette dénonciation, mais il ne l’a ni ignoré
ni empêché. Servet, arrêté à Vienne, réussit à s’échapper ; dans sa fuite,
il passe par Genève où on le reconnaît et on l’arrête. On le juge et on le
condamne parce qu’il affirme que Jésus est « le fils du Dieu éternel », au
lieu de dire que Jésus est « le fils éternel de Dieu ». Il est brûlé le 27
octobre 1553.
On a écrit que ce sont les magistrats de Genève qui ont condamné Servet et
non Calvin ; c’est vrai, mais ce dernier a souhaité, approuvé et, plus
tard, justifié cette condamnation. On a souligné qu’à cette époque partout
en Europe, il y avait beaucoup plus de condamnations pour motifs religieux
qu’il y en a eu à Genève, ce qui est juste, mais n’innocente pas ni
n’excuse Calvin. Un de ses anciens collaborateurs, Castellion, a écrit à ce
propos un phrase fameuse : « Tuer un homme n’est pas défendre une doctrine,
c’est tuer un homme ».
2. L’action sociale
Je passe, maintenant, au côté positif de l’action de Calvin à Genève. Quand
il y arrive, il n’y a, il l’écrit lui-même, « presque rien ». La ville
était gouvernée jusque là par l’évêque et quand elle passe à la Réforme, ce
n’est pas seulement le clergé catholique, mais aussi toute l’administration
(environ 500 personnes) qui disparaît. Il faut tout créer ou récréer. Ce
sont certes les notables genevois qui s’en chargent, mais Calvin, qui a des
compétences de juriste, prend une part active et importante à
l’organisation ou à la réorganisation de la ville. Avec d’autres, il
impulse des réalisations sociales remarquables : assistance médicale
gratuite pour les indigents, contrôle des prix, limitation du temps de
travail, instruction obligatoire, lutte contre la mendicité.
Je m’arrête un instant sur ce dernier point. Le Moyen Age a tendance à
idéaliser le « pauvre », il est, disait-on, la figure du Christ, il
représente le Christ ; quand le « riche » lui fait aumône, c’est au Christ
lui-même qu’il donne quelque chose. Cette charité, louable en son principe,
a des effets pervers. Comme on a besoin du « pauvre » pour l’exercice de sa
piété, on ne fait rien pour le sortir d’affaire, pour le tirer de la
mendicité. Calvin, au contraire, valorise le travail et non la pauvreté ;
il voit dans le miséreux non pas l’image du Christ, mais une victime du
péché qui a perverti le monde.
Au sortir du Moyen Age, au seizième siècle, on supporte de plus en plus mal
une mendicité urbaine exponentielle et envahissante ; dans beaucoup de
villes, on en fait un délit, on emprisonne ou on expulse les mendiants
devenus des criminels. Genève interdit aussi la mendicité, mais se
préoccupe des mendiants ; on y crée des maisons, où on les recueille, on
les forme à un métier, on les marie, et on leur trouve du travail, ce qui
oblige la ville à investir pour créer des emplois, par exemple de
tisserands.
Calvin a fait bien d’autres choses à Genève, mais les deux exemples que
j’ai choisis montrent, me semble-t-il, ce mélange de dureté intransigeante
et d’humanité intelligente qui le caractérise. Il joint des comportements
archaïques à des pratiques novatrices.
2. La pensée de Calvin
J’en arrive à ma deuxième partie : les écrits et la pensée. Calvin a le don
d’expliquer, de mettre de l’ordre dans les connaissances, de clarifier des
questions difficiles et embrouillées. Il apparaît vite comme le « docteur »
de référence du monde réformé. Ses idées ne sont pas toujours originales,
il emprunte beaucoup, mais il est celui qui les expose, les explique et les
défend le mieux. De son œuvre, riche et diverse, je retiens seulement cinq
points : premièrement, l’écrivain ; deuxièmement, l’amoureux de la nature,
troisièmement son attitude envers les juifs, quatrièmement la lecture de la
Bible et enfin la doctrine de la prédestination.
1. Calvin écrivain
Calvin est un linguiste. Il a acquis, à côté de sa formation juridique, des
compétences de grammairien, de philologue et de rhétoricien. Il aime les
langues, l’hébreu, le grec, le latin et aussi, ce qui est plus rare à son
époque, le français. Ici, il se distingue de son cousin Olivétan. Olivétan
traduit la Bible en français, parce qu’il faut le faire pour qu’elle soit
accessible à tous. Il se plaint de cette tâche ingrate : comparée à
l’hébreu et au grec, le français, écrit Olivétan, est « un plat langage »,
un mauvais patois dérivé du latin, pauvre, rude, barbare ; traduire la
Bible en français revient, dit-il, à demander aux voix enrouées des
corbeaux d’interpréter le chant des rossignols. Au contraire, Calvin
apprécie le français et ne l’estime pas inférieur aux langues antiques. Il
le juge capable d’exprimer avec clarté, précision et nuances des pensées
subtiles et complexes. Le règlement du collège qu’il fonde à Genève précise
qu’à côté du grec et du latin, on apprendra aux enfants le français, qui «
n’est pas du tout à mépriser ».
Dans les éditions successives de l’Institution chrétienne, on
constate une délatinisation et une francisation progressives : ainsi «
allégresse » remplace « alacrité », « exercice » se substitue à «
exercitation », « incrédible » devient « incroyable » ; en 1560, on trouve
« sagesse » et « pensée » là où en 1541 il y avait « sapience » et «
cogitation ».
Calvin a un style limpide, ample, imagé, vif, avec une verve qui va souvent
jusqu’à la gouaille sans craindre la vulgarité et l’injure. Avant
Montaigne, de vingt ans plus jeune, Calvin apporte une contribution
importante à la formation du français classique ; le premier, il fait du
français une langue philosophique et théologique, en rien inférieure au
latin.
Entre parenthèses, à la suite de son professeur de latin, Mathurin Cordier,
il estime fautif l’emploi d’« église » pour désigner un bâtiment ; en grec
le mot signifie « assemblée », « réunion ». Pour parler d’un bâtiment à
usage religieux, le latin emploie templum ; c’est pourquoi les
protestants français parlent de « temple » et non d’ « église » ; de même
ils préfèrent « culte » à « messe » que Cordier jugeait philologiquement
impropre. Le choix de ces termes répond à des motifs linguistiques et
nullement religieux ou théologiques.
2. La nature
Calvin aime la nature. Ce n’est pas tout à fait par hasard que Rousseau,
qui en avait et en a donné le goût deux siècles plus tard, ait été un
genevois dont l’éducation et la sensibilité ont été marquées par le
calvinisme. Calvin admire le monde, il le trouve très bien agencé et fort
beau. Il est sensible aux couleurs et surtout aux bonnes odeurs de la
campagne; à celles, écrit-il, « suave[s] et plaisante[s] des herbes et
fleurs ». Les astres, le soleil, la lune les étoiles l’émerveillent. Il
prend plaisir aux fleuves, aux ruisseaux, aux lacs, à la montagne. Il est
sensible aux animaux et demande dans ses sermons qu’on les traite avec
douceur et humanité, car ils sont comme nous des créatures de Dieu. Quand
on regarde la nature, dit-il souvent, on prend conscience qu’elle est
l’œuvre d’un excellent ouvrier et d’un très grand artiste. Elle est
magnifique, ce qui fait d’elle le « théâtre » où l’on voit le plus
clairement la gloire de Dieu, même si la splendeur de la nature n’égale
pas, même de loin, celle de Dieu. La nature a une immense valeur, on ne
doit pas la dédaigner mais pas non plus en faire une idole, lui rendre un
culte.
3. Son attitude envers les juifs
Au seizième siècle, un fort antisémitisme sévit parmi les chrétiens. Le
catholicisme voit dans les juifs les assassins du Christ et les qualifie de
« peuple déicide ». Luther considère qu’ils représentent la « religion de
la loi et des œuvres », qui contredit et combat l’évangile, religion de la
grâce et de la foi ; à la fin de sa vie, le Réformateur allemand écrit
d’abominables pamphlets antijuifs (que les nazis rééditeront et dont ils se
réclameront).
Calvin est un des rares dirigeants chrétiens de son siècle à exprimer de
l’affection et de l’estime pour les juifs, à tel point que ses adversaires,
catholiques et luthériens, l’accuseront de « judaïser », de ne pas assez
souligner la différence entre juifs et chrétiens. En effet, Calvin
considère qu’ils sont non pas des ennemis, mais des « alliés et confédérés
». Il met Moïse et les prophètes sur le même plan que les disciples et
apôtres. Le Nouveau Testament n’annule pas l’Ancien, mais se fonde sur lui,
le continue et le confirme. Jésus, que les chrétiens reconnaissent pour
seigneur, est un juif. Calvin tient le mépris et la haine des juifs pour
une « erreur pestilentielle » dont il faut purger l’Église. Les juifs sont
le « peuple messianique », premiers bénéficiaires de la grâce dont ont
ensuite hérité les chrétiens.
4. La lecture de la Bible
Comme tous les Réformateurs, Calvin accorde un rôle fondamental à la Bible.
Dans son œuvre, il n’entend faire rien d’autre qu’en expliquer, commenter
et appliquer les enseignements. Cette importance donnée à la Bible ne fait
cependant pas de Calvin un adepte ou un ancêtre du fondamentaliste.
En effet, l'autorité suprême qu’il accorde à la Bible concerne seulement ce
qui est nécessaire au salut. Elle ne porte pas sur autre chose. Calvin
admet sans difficulté que tel auteur du Nouveau Testament se trompe en
citant l'Ancien ou que tel récit des Évangiles manque d'exactitude. Il
reconnaît que les copistes ont pu se tromper, et que nous disposons d'un
texte parfois altéré. Il cite souvent de manière très approximative les
versets bibliques; il n'a aucun souci de fidélité littérale. De plus, il
déclare que les écrivains bibliques ont partagé les ignorances de leur
époque, et qu’en bien des matières leurs livres se ressentent de l’ «
obscurité du temps ». À quoi, il faut ajouter que, selon Calvin, reprenant
une idée ancienne qu’on trouve, entre autres chez saint Augustin, quand
Dieu nous parle, il se met à notre portée, il s'exprime dans nos concepts
et nos catégories de pensée; il tient compte de notre mode de pensée, de
nos ignorances, de nos habitudes et coutumes. Pour se faire comprendre, il
s’accommode à nous. Ainsi, Genèse 1, 16 présente le soleil et la lune comme
les deux principaux luminaires célestes. Or, écrit Calvin dans son Commentaire de l'Ancien Testament, nous savons qu'il existe quantité
d'astres plus grands. En inspirant cette page, le Saint Esprit n'a pas fait
d'erreur, dit Calvin; mais il s'est conformé aux connaissances des hommes
de son époque, il a parlé à leur manière, dans leur langage, en fonction de
leur savoir. Calvin ouvre la voie d’une lecture contextuelle et culturelle
de la Bible, même si lui-même ne va pas très loin dans cette direction.
5. La prédestination
En cinquième lieu, je mentionne la doctrine de la prédestination, selon
laquelle Dieu décide de sauver les uns et de damner les autres. Les sauvés
ne valent pas mieux que les damnés. Simplement, ils ont eu la chance
d'avoir été choisis, on ne sait pas pourquoi. Les raisons du choix de Dieu
nous échappent ; cependant, même si nous ne les comprenons pas, nous devons
croire qu'elles ne contredisent ni son amour ni sa justice.
Cette doctrine n’est pas propre à Calvin, on la trouve chez Augustin, chez
Thomas d’Aquin. Elle a toujours suscité de fortes oppositions et elle a
contribué, encore plus que l’affaire Servet, à la mauvaise réputation de
Calvin. Pourtant, étonnamment à nos yeux, Calvin juge cette doctrine
rassurante et réconfortante. Il s’en sert non pas pour faire peur ou pour
entretenir des angoisses mais pour appeler à la joie et à la paix. Le
croyant ne se demande pas s’il est sauvé ou non ; il se sait choisi par
Dieu ; la prédestination exprime l’assurance que Dieu ne le laissera pas
tomber, même s’il doute, même s’il chute, même s’il s’égare. Il n’a rien à
craindre. Quant à l’incroyant, qui n’a pas été choisi, il se moque de son
salut, il en ignore tout (s’il s’en préoccupe, c’est qu’il a été élu et
sauvé). La prédestination n’inquiète ou n’angoisse ni l’un ni l’autre.
Pour Calvin, la prédestination veut dire : ne vous préoccupez pas de votre
salut ; il est l’affaire de Dieu et c’est une affaire réglée. Le problème
des croyants n’est pas le salut, il leur est donné en Christ, mais c’est
d’obéir à Dieu et de le servir dans le monde.
3. Le mystère de Calvin
Après ce bref et très incomplet aperçu de quelques aspects de la pensée de
Calvin, j’en arrive à ma troisième et dernière partie que j’ai intitulée «
le mystère de Calvin ». Esquisser un portrait du Réformateur représente une
entreprise difficile et risquée. On connaît bien sa pensée et son action,
par contre sa « vie propre », pour reprendre une expression de Denis
Crouzet, nous échappe. On a de peine à la cerner pour deux raisons.
1. Un homme secret
D’abord, il n’aime pas parler de lui-même, de ce qu’il lui est arrivé, de
ce qu’il a vécu et ressenti. Dans son œuvre abondante, on ne trouve que de
rares et brèves confidences personnelles. À la différence de Luther, il
évite de se raconter. « Vrai est que je ne parle pas volontiers de moi »,
écrit-il. Je donne deux exemples caractéristiques de cette discrétion.
Premier exemple, alors que Luther nous a laissé maints récits très
circonstanciés (et pas toujours concordants entre eux) de sa découverte de
l’évangile, Calvin ne dit jamais comment il a cheminé de la religion
catholique à la foi réformée. Le passage s’opère entre 1533 et 1536. Que
s’est-il passé durant ces années? Nous l’ignorons. Une seule fois, Calvin
parle de sa conversion et la qualifie, en latin, de subita qu’on a
traduit tantôt par « subite » tantôt par « subie ». Il y a là un secret que
Calvin garde pour lui, qu’il ne dévoile jamais, même si ce secret détermine
sa vie, son action et sa pensée.
Second exemple, Luther parle souvent de son affection ou de son amour pour
sa femme Catherine de Bora. Il raconte de menus incidents, voire de petites
tensions de leur vie conjugale. Rien de tel chez Calvin. Par les
témoignages d’amis proches, nous savons qu’il était très attaché à Idelette
de Bure ; la mort de son épouse, après neuf ans de mariage, a été pour lui
une souffrance intense; il a traversé à ce moment-là une période de
détresse, quelque chose qui ressemble à une forte dépression. Pourtant, il
ne fait aucune allusion à sa femme dans ses écrits et à le lire personne ne
peut se douter combien elle a compté pour lui. Il ne laisse rien
transparaître de sa vie familiale, de ses deuils et de ses joies intimes.
On a donc affaire à quelqu’un de très réservé, de très pudique, ce qui
n’aide évidemment pas à le connaître, à découvrir l’être humain derrière le
personnage public et l’auteur.
2. Un homme de contraste.
Une seconde raison le rend mystérieux : sa personnalité apparaît complexe
et compliquée, toute en contrastes, voire en contradictions. Il semble
déchiré entre des tendances opposées qu’il n’arrive pas toujours à
concilier.
Une tension domine son existence : celle entre l’étude et l’action. Il se
voulait intellectuel, consacré à des travaux érudits, œuvrant par ses
écrits et ses idées. Et le voilà conduit, malgré lui à diriger une Église,
à se mêler à des combats politiques, à prendre parti dans des conflits
entre tendances et personnes. Il le fait d’ailleurs souvent rudement, ce
qui traduit son impatience de devoir consacrer du temps et des forces à de
telles affaires, au lieu d’étudier. Mais, en même temps, au prix souvent
d’un travail acharné, il continue à publier et sa réflexion se nourrit de
ses combats. Cette tension a été en fin de compte surmontée de manière
plutôt positive.
Il n’en va pas de même d’autres tensions et certaines conduisent à de
véritables contradictions. J’en donne un exemple qui me paraît frappant. En
1536, Calvin est accusé par un prêtre devenu pasteur, qui reviendra ensuite
au catholicisme, Pierre Caroli, de refuser le dogme de la Trinité. Calvin
s’en défend. Pour dissiper tout soupçon, Caroli lui demande de signer les
symboles de Nicée-Constantinople et d’Athanase qui ont formulé au cinquième
siècle cette doctrine. Calvin refuse ; je cite le texte où il parle de lui
à la troisième personne : « Calvin et les autres n’avaient nullement le
dessein de rejeter les symboles, ou de leur ôter de leur crédit ... mais
ils ne voulaient pas que soit introduit dans l’Église cet exemple de
tyrannie : que soit tenu pour hérétique quiconque n’aurait pas répété les
formules établies par un autre ». Phrase admirable, qui fonde la liberté
chrétienne, la liberté du croyant dans l’Église. Et pourtant, au même
moment, en cette année 1536, à Genève, Calvin veut rendre obligatoire la
signature d’une confession de foi qu’il a rédigée avec Farel et contraindre
à l’exil ceux qui la refuseraient. Inconséquence flagrante, stupéfiante
dont Calvin ne semble pas même avoir conscience.
On pourrait mentionner d’autres tensions : Calvin se montre parfois très
rancunier, très mesquin, faisant preuve d’un acharnement odieux envers ses
adversaires ; dans d’autres occasions, au contraire il oublie ses griefs,
il ne tient aucun compte de querelles anciennes et agit de manière
extrêmement généreuse. Ceux qui le rencontrent en parlent tantôt comme d’un
être froid, glacial, tantôt comme d’une personnalité chaleureuse et
amicale. Il est profondément inquiet, tourmenté et en même temps très sûr
de lui, certain d’avoir raison. On a souvent vanté la cohérence de sa
théologie (qu’on oppose au désordre et à l’aspect volcanique de celle de
Luther). Quand on y regarde de plus près, on se rend vite compte que la
pensée de Luther, sous une forme effectivement assez chaotique, est très
fermée et verrouillée, alors que celle de Calvin, derrière une présentation
très ordonnée, est souvent hésitante, peu catégorique, très nuancée et en
fin de compte souvent assez ouverte. Et puis voilà qu’au contraire dans
d’autres écrits, en particulier dans les constitutions ecclésiastiques,
elle devient rigide.
Calvin n’est pas un homme ni un auteur simple. En lui se mélangent ombres
et lumières ; les divers éléments de sa personnalité ne s’accordent pas
entre eux. À son époque, certains le détestaient, d’autres l’adulaient.
Encore aujourd’hui, comme le signale Bernard Cottret, il suscite à la fois
admiration et exaspération. Les uns le portent aux nues, et nient ou
dissimulent ses côtés négatifs. C’est une erreur. Il a de gros défauts, il
le reconnaît d’ailleurs, et il a commis, ou laissé commettre, des crimes.
On a des raisons pour le juger sévèrement. Mais ceux qui le détestent, et
le présentent comme un monstre froid, vaniteux et cruel se trompent
également et en font une caricature. Il y a en lui un ensemble d’aspects
contradictoires qui font que même quand on le connaît bien, il reste
insaisissable et mystérieux.
Conclusion
Pour conclure, je vais reprendre une question, à première vue étonnante,
qui a été posée par mon ami et collègue Bernard Reymond, de la Faculté de
théologie protestante de Lausanne. Il a publié un article intitulé : «
Calvin était-il protestant ? ». Et il répond : « il ne l’était pas et ne
pouvait pas l’être ». Réponse que, pour ma part, je nuancerai : Calvin
n’est pas entièrement et totalement, il n’est pas tout à fait protestant.
Par bien des côtés, par sa conception d’une doctrine obligatoire et d’une
église autoritaire, il reste, comme l’avait déjà relevé Ferdinand Buisson,
très proche du catholicisme moyenâgeux ou classique. Mais il est un de ceux
qui ont ouvert la porte à une autre manière de comprendre et de vivre la
foi chrétienne, il est un de ceux qui ont mis en route le cheminement qui
conduira au protestantisme. Le protestantisme a mis du temps à s’édifier ;
il naît, il commence avec la Réforme, mais ne devient vraiment lui-même
qu’à la fin du dix-huitième siècle, quand il découvre que l’évangile est
inséparable de la liberté. Il est juste de rendre hommage à Calvin, car il
fait partie de ceux qui ont mis en route le protestantisme, mais il ne
l’incarne pas ni ne le définit. Il est pour les protestants d’aujourd’hui,
avec ses grandeurs et ses misères, un ancêtre, pas un modèle.
André Gounelle
Conférence publique, Le Vigan, 2009
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