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Présentation sommaire de
Jean Calvin

Introduction

Très souvent, surtout dans les milieux non protestants, quand je me présente comme pasteur, on me demande : « Êtes-vous luthérien ou calviniste? ». Je réponds toujours que je suis réformé et non pas calviniste, même si Calvin appartient lui-même au courant réformé.

Il y a une différence sensible sur ce point entre les luthériens et les réformés. Luther a donné naissance au luthéranisme ; il en est le père et la référence. Les doctrines et les positions des luthériens sont exposées dans des textes, qu’ils appellent leurs « écrits symboliques », qui ont été tous rédigés soit par Luther soit par Mélanchthon, l’ami intime, le proche collaborateur, l’alter ego de Luther. Il existe des églises qui se qualifient elles-mêmes de luthériennes ; elles se regroupent dans une Fédération luthérienne mondiale.

Il n’en va pas de même du côté des réformés. Ce courant a pris naissance vers 1519-1520 en Suisse, avec le zurichois Zwingli, le bâlois Œcolampade et le français Farel. Un peu plus tard, entre 1540 et 1570, Bullinger, le successeur de Zwingli à Zurich, joue chez les réformés un rôle aussi important que Calvin et a un rayonnement européen supérieur. Les réformés du seizième siècle se réfèrent à un ensemble de textes représentatifs, dont les deux principaux, la Confession helvétique postérieure et le Catéchisme de Heidelberg n’ont pas été rédigés par Calvin, mais par Bullinger ou des élèves de Bullinger. En France, la Confession de foi de La Rochelle a été écrite à partir d’un projet établi par Calvin, mais considérablement modifié par un synode tenu en 1559. Calvin n’est donc ni l’origine ni la seule référence du courant réformé, même s’il l’a beaucoup influencé. Jamais, d’ailleurs, les réformés n’ont entièrement suivi Calvin ni adopté toutes ses thèses. Ainsi, il y a toujours eu de vives réticences parmi eux contre la doctrine de la prédestination, développée par Calvin, sur laquelle je reviendrai, et aussi contre la célébration hebdomadaire (chaque dimanche) de la Cène préconisée par Calvin ; les réformés ont jugé préférable de se limiter à quatre services de Cène par an. Parler de calvinistes pour désigner les réformés est donc une erreur. Sans renier ou rejeter Calvin, il est l’un des théologiens les plus importants du courant réformé, on ne doit pas lui accorder une autorité indue, ni une importance excessive.

Je ne vais pas donner ici une présentation d’ensemble de Calvin, dont la personnalité est complexe et dont l’œuvre riche, diverse, a de multiples facettes. Je me contenterai d’en relever quelques traits caractéristiques, certains très connus, d’autre beaucoup moins. Dans un premier temps, je parlerai de Calvin à Genève ; le deuxième temps portera sur son œuvre écrite et sa pensée ; le troisième temps s’arrêtera sur ce que j’appelle son « mystère ».

1. Calvin à Genève

Calvin naît en 1509 à Noyon. Il fait des études en lettres et en droit. En 1536, à 27 ans, il publie un livre qui le fait connaître, l’ Institution de la Religion Chrétienne un livre que toute sa vie il reprendra, réaménagera et complétera dans des éditions successives tantôt en latin tantôt en français. Il s’agit d’un manuel (« institution » se réfère à l’activité de l’instituteur) qui, au fil des années, deviendra un gros traité. Cette même année 1536, il prend avec Farel la direction de la réformation de Genève ; en 1538, les autorités de la ville, le trouvant trop rigide, le chassent (il va à Strasbourg), mais en 1541, à la suite d’un changement de majorité, il revient à Genève et y reste jusqu’à sa mort en 1564, donc pendant 23 ans.

On a eu tort de présenter Calvin comme le souverain ou le dictateur de Genève. Il y avait du pouvoir, mais pas tous les pouvoirs. Il devait compter avec les opposants, avec l’opinion publique, avec des conseils parfois rétifs à ses vues, et aussi avec les Bernois, des alliés indispensables mais qui exercent une tutelle parfois pesante. L’autorité de Calvin à Genève, contestée et chancelante jusqu'en 1555, s'affermit ensuite grâce à l'afflux des réfugiés français, dont beaucoup deviennent bourgeois de la ville. Bien qu’il ne puisse pas faire tout ce qu’il veut, il n’est pas un tyran, Calvin a un tempérament très despotique ; il supporte mal les oppositions et les divergences même minimes ; il s’emploie souvent avec succès à les réduire voire à les éliminer.

De son action à Genève, je ne retiens que deux aspects, l’un sombre et sinistre, l’affaire Servet, qui est, comme l’écrit Jules Michelet, « le crime de sa vie » ; l’autre aspect, au contraire positif et lumineux, son action sociale.

1. L’affaire Servet

Michel Servet est un médecin espagnol, assez original, passablement excentrique. Il a publié en 1531 et 1532, deux traités contre la doctrine trinitaire ; en fait, contrairement à ce qu’on dit en général, dans ces traités, il ne rejette pas la trinité, mais il trouve que les conciles ont mal formulé cette doctrine et il en propose une version différente de celle admise par l’Église, ce qui, à cette époque, fait automatiquement de lui un « hors la loi ». Servet se cache et sous un faux nom exerce la médecine à Vienne, tout en travaillant à la rédaction d’un ouvrage aux thèses très anticonformistes. Avec beaucoup de naïveté, probablement dans l’espoir de le rallier à ses vues, il envoie à Calvin plusieurs extraits de ce livre non publié. Quelques semaines plus tard, ces extraits se trouvent à Lyon, à l’official (la police) de l’archevêché, envoyés par un proche de Calvin qui indique le pseudonyme et l’adresse de Servet. On n’a pas la preuve formelle que Calvin soit à l’origine de cette dénonciation, mais il ne l’a ni ignoré ni empêché. Servet, arrêté à Vienne, réussit à s’échapper ; dans sa fuite, il passe par Genève où on le reconnaît et on l’arrête. On le juge et on le condamne parce qu’il affirme que Jésus est « le fils du Dieu éternel », au lieu de dire que Jésus est « le fils éternel de Dieu ». Il est brûlé le 27 octobre 1553.

On a écrit que ce sont les magistrats de Genève qui ont condamné Servet et non Calvin ; c’est vrai, mais ce dernier a souhaité, approuvé et, plus tard, justifié cette condamnation. On a souligné qu’à cette époque partout en Europe, il y avait beaucoup plus de condamnations pour motifs religieux qu’il y en a eu à Genève, ce qui est juste, mais n’innocente pas ni n’excuse Calvin. Un de ses anciens collaborateurs, Castellion, a écrit à ce propos un phrase fameuse : « Tuer un homme n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme ».

2. L’action sociale

Je passe, maintenant, au côté positif de l’action de Calvin à Genève. Quand il y arrive, il n’y a, il l’écrit lui-même, « presque rien ». La ville était gouvernée jusque là par l’évêque et quand elle passe à la Réforme, ce n’est pas seulement le clergé catholique, mais aussi toute l’administration (environ 500 personnes) qui disparaît. Il faut tout créer ou récréer. Ce sont certes les notables genevois qui s’en chargent, mais Calvin, qui a des compétences de juriste, prend une part active et importante à l’organisation ou à la réorganisation de la ville. Avec d’autres, il impulse des réalisations sociales remarquables : assistance médicale gratuite pour les indigents, contrôle des prix, limitation du temps de travail, instruction obligatoire, lutte contre la mendicité.

Je m’arrête un instant sur ce dernier point. Le Moyen Age a tendance à idéaliser le « pauvre », il est, disait-on, la figure du Christ, il représente le Christ ; quand le « riche » lui fait aumône, c’est au Christ lui-même qu’il donne quelque chose. Cette charité, louable en son principe, a des effets pervers. Comme on a besoin du « pauvre » pour l’exercice de sa piété, on ne fait rien pour le sortir d’affaire, pour le tirer de la mendicité. Calvin, au contraire, valorise le travail et non la pauvreté ; il voit dans le miséreux non pas l’image du Christ, mais une victime du péché qui a perverti le monde.

Au sortir du Moyen Age, au seizième siècle, on supporte de plus en plus mal une mendicité urbaine exponentielle et envahissante ; dans beaucoup de villes, on en fait un délit, on emprisonne ou on expulse les mendiants devenus des criminels. Genève interdit aussi la mendicité, mais se préoccupe des mendiants ; on y crée des maisons, où on les recueille, on les forme à un métier, on les marie, et on leur trouve du travail, ce qui oblige la ville à investir pour créer des emplois, par exemple de tisserands.

Calvin a fait bien d’autres choses à Genève, mais les deux exemples que j’ai choisis montrent, me semble-t-il, ce mélange de dureté intransigeante et d’humanité intelligente qui le caractérise. Il joint des comportements archaïques à des pratiques novatrices.

2. La pensée de Calvin

J’en arrive à ma deuxième partie : les écrits et la pensée. Calvin a le don d’expliquer, de mettre de l’ordre dans les connaissances, de clarifier des questions difficiles et embrouillées. Il apparaît vite comme le « docteur » de référence du monde réformé. Ses idées ne sont pas toujours originales, il emprunte beaucoup, mais il est celui qui les expose, les explique et les défend le mieux. De son œuvre, riche et diverse, je retiens seulement cinq points : premièrement, l’écrivain ; deuxièmement, l’amoureux de la nature, troisièmement son attitude envers les juifs, quatrièmement la lecture de la Bible et enfin la doctrine de la prédestination.

1. Calvin écrivain

Calvin est un linguiste. Il a acquis, à côté de sa formation juridique, des compétences de grammairien, de philologue et de rhétoricien. Il aime les langues, l’hébreu, le grec, le latin et aussi, ce qui est plus rare à son époque, le français. Ici, il se distingue de son cousin Olivétan. Olivétan traduit la Bible en français, parce qu’il faut le faire pour qu’elle soit accessible à tous. Il se plaint de cette tâche ingrate : comparée à l’hébreu et au grec, le français, écrit Olivétan, est « un plat langage », un mauvais patois dérivé du latin, pauvre, rude, barbare ; traduire la Bible en français revient, dit-il, à demander aux voix enrouées des corbeaux d’interpréter le chant des rossignols. Au contraire, Calvin apprécie le français et ne l’estime pas inférieur aux langues antiques. Il le juge capable d’exprimer avec clarté, précision et nuances des pensées subtiles et complexes. Le règlement du collège qu’il fonde à Genève précise qu’à côté du grec et du latin, on apprendra aux enfants le français, qui « n’est pas du tout à mépriser ».

Dans les éditions successives de l’Institution chrétienne, on constate une délatinisation et une francisation progressives : ainsi « allégresse » remplace « alacrité », « exercice » se substitue à « exercitation », « incrédible » devient « incroyable » ; en 1560, on trouve « sagesse » et « pensée » là où en 1541 il y avait « sapience » et « cogitation ».

Calvin a un style limpide, ample, imagé, vif, avec une verve qui va souvent jusqu’à la gouaille sans craindre la vulgarité et l’injure. Avant Montaigne, de vingt ans plus jeune, Calvin apporte une contribution importante à la formation du français classique ; le premier, il fait du français une langue philosophique et théologique, en rien inférieure au latin.

Entre parenthèses, à la suite de son professeur de latin, Mathurin Cordier, il estime fautif l’emploi d’« église » pour désigner un bâtiment ; en grec le mot signifie « assemblée », « réunion ». Pour parler d’un bâtiment à usage religieux, le latin emploie templum ; c’est pourquoi les protestants français parlent de « temple » et non d’ « église » ; de même ils préfèrent « culte » à « messe » que Cordier jugeait philologiquement impropre. Le choix de ces termes répond à des motifs linguistiques et nullement religieux ou théologiques.

2. La nature

Calvin aime la nature. Ce n’est pas tout à fait par hasard que Rousseau, qui en avait et en a donné le goût deux siècles plus tard, ait été un genevois dont l’éducation et la sensibilité ont été marquées par le calvinisme. Calvin admire le monde, il le trouve très bien agencé et fort beau. Il est sensible aux couleurs et surtout aux bonnes odeurs de la campagne; à celles, écrit-il, « suave[s] et plaisante[s] des herbes et fleurs ». Les astres, le soleil, la lune les étoiles l’émerveillent. Il prend plaisir aux fleuves, aux ruisseaux, aux lacs, à la montagne. Il est sensible aux animaux et demande dans ses sermons qu’on les traite avec douceur et humanité, car ils sont comme nous des créatures de Dieu. Quand on regarde la nature, dit-il souvent, on prend conscience qu’elle est l’œuvre d’un excellent ouvrier et d’un très grand artiste. Elle est magnifique, ce qui fait d’elle le « théâtre » où l’on voit le plus clairement la gloire de Dieu, même si la splendeur de la nature n’égale pas, même de loin, celle de Dieu. La nature a une immense valeur, on ne doit pas la dédaigner mais pas non plus en faire une idole, lui rendre un culte.

3. Son attitude envers les juifs

Au seizième siècle, un fort antisémitisme sévit parmi les chrétiens. Le catholicisme voit dans les juifs les assassins du Christ et les qualifie de « peuple déicide ». Luther considère qu’ils représentent la « religion de la loi et des œuvres », qui contredit et combat l’évangile, religion de la grâce et de la foi ; à la fin de sa vie, le Réformateur allemand écrit d’abominables pamphlets antijuifs (que les nazis rééditeront et dont ils se réclameront).

Calvin est un des rares dirigeants chrétiens de son siècle à exprimer de l’affection et de l’estime pour les juifs, à tel point que ses adversaires, catholiques et luthériens, l’accuseront de « judaïser », de ne pas assez souligner la différence entre juifs et chrétiens. En effet, Calvin considère qu’ils sont non pas des ennemis, mais des « alliés et confédérés ». Il met Moïse et les prophètes sur le même plan que les disciples et apôtres. Le Nouveau Testament n’annule pas l’Ancien, mais se fonde sur lui, le continue et le confirme. Jésus, que les chrétiens reconnaissent pour seigneur, est un juif. Calvin tient le mépris et la haine des juifs pour une « erreur pestilentielle » dont il faut purger l’Église. Les juifs sont le « peuple messianique », premiers bénéficiaires de la grâce dont ont ensuite hérité les chrétiens.

4. La lecture de la Bible

Comme tous les Réformateurs, Calvin accorde un rôle fondamental à la Bible. Dans son œuvre, il n’entend faire rien d’autre qu’en expliquer, commenter et appliquer les enseignements. Cette importance donnée à la Bible ne fait cependant pas de Calvin un adepte ou un ancêtre du fondamentaliste.

En effet, l'autorité suprême qu’il accorde à la Bible concerne seulement ce qui est nécessaire au salut. Elle ne porte pas sur autre chose. Calvin admet sans difficulté que tel auteur du Nouveau Testament se trompe en citant l'Ancien ou que tel récit des Évangiles manque d'exactitude. Il reconnaît que les copistes ont pu se tromper, et que nous disposons d'un texte parfois altéré. Il cite souvent de manière très approximative les versets bibliques; il n'a aucun souci de fidélité littérale. De plus, il déclare que les écrivains bibliques ont partagé les ignorances de leur époque, et qu’en bien des matières leurs livres se ressentent de l’ « obscurité du temps ». À quoi, il faut ajouter que, selon Calvin, reprenant une idée ancienne qu’on trouve, entre autres chez saint Augustin, quand Dieu nous parle, il se met à notre portée, il s'exprime dans nos concepts et nos catégories de pensée; il tient compte de notre mode de pensée, de nos ignorances, de nos habitudes et coutumes. Pour se faire comprendre, il s’accommode à nous. Ainsi, Genèse 1, 16 présente le soleil et la lune comme les deux principaux luminaires célestes. Or, écrit Calvin dans son Commentaire de l'Ancien Testament, nous savons qu'il existe quantité d'astres plus grands. En inspirant cette page, le Saint Esprit n'a pas fait d'erreur, dit Calvin; mais il s'est conformé aux connaissances des hommes de son époque, il a parlé à leur manière, dans leur langage, en fonction de leur savoir. Calvin ouvre la voie d’une lecture contextuelle et culturelle de la Bible, même si lui-même ne va pas très loin dans cette direction.

5. La prédestination

En cinquième lieu, je mentionne la doctrine de la prédestination, selon laquelle Dieu décide de sauver les uns et de damner les autres. Les sauvés ne valent pas mieux que les damnés. Simplement, ils ont eu la chance d'avoir été choisis, on ne sait pas pourquoi. Les raisons du choix de Dieu nous échappent ; cependant, même si nous ne les comprenons pas, nous devons croire qu'elles ne contredisent ni son amour ni sa justice.

Cette doctrine n’est pas propre à Calvin, on la trouve chez Augustin, chez Thomas d’Aquin. Elle a toujours suscité de fortes oppositions et elle a contribué, encore plus que l’affaire Servet, à la mauvaise réputation de Calvin. Pourtant, étonnamment à nos yeux, Calvin juge cette doctrine rassurante et réconfortante. Il s’en sert non pas pour faire peur ou pour entretenir des angoisses mais pour appeler à la joie et à la paix. Le croyant ne se demande pas s’il est sauvé ou non ; il se sait choisi par Dieu ; la prédestination exprime l’assurance que Dieu ne le laissera pas tomber, même s’il doute, même s’il chute, même s’il s’égare. Il n’a rien à craindre. Quant à l’incroyant, qui n’a pas été choisi, il se moque de son salut, il en ignore tout (s’il s’en préoccupe, c’est qu’il a été élu et sauvé). La prédestination n’inquiète ou n’angoisse ni l’un ni l’autre.

Pour Calvin, la prédestination veut dire : ne vous préoccupez pas de votre salut ; il est l’affaire de Dieu et c’est une affaire réglée. Le problème des croyants n’est pas le salut, il leur est donné en Christ, mais c’est d’obéir à Dieu et de le servir dans le monde.

3. Le mystère de Calvin

Après ce bref et très incomplet aperçu de quelques aspects de la pensée de Calvin, j’en arrive à ma troisième et dernière partie que j’ai intitulée « le mystère de Calvin ». Esquisser un portrait du Réformateur représente une entreprise difficile et risquée. On connaît bien sa pensée et son action, par contre sa « vie propre », pour reprendre une expression de Denis Crouzet, nous échappe. On a de peine à la cerner pour deux raisons.

1. Un homme secret

D’abord, il n’aime pas parler de lui-même, de ce qu’il lui est arrivé, de ce qu’il a vécu et ressenti. Dans son œuvre abondante, on ne trouve que de rares et brèves confidences personnelles. À la différence de Luther, il évite de se raconter. « Vrai est que je ne parle pas volontiers de moi », écrit-il. Je donne deux exemples caractéristiques de cette discrétion.

Premier exemple, alors que Luther nous a laissé maints récits très circonstanciés (et pas toujours concordants entre eux) de sa découverte de l’évangile, Calvin ne dit jamais comment il a cheminé de la religion catholique à la foi réformée. Le passage s’opère entre 1533 et 1536. Que s’est-il passé durant ces années? Nous l’ignorons. Une seule fois, Calvin parle de sa conversion et la qualifie, en latin, de subita qu’on a traduit tantôt par « subite » tantôt par « subie ». Il y a là un secret que Calvin garde pour lui, qu’il ne dévoile jamais, même si ce secret détermine sa vie, son action et sa pensée.

Second exemple, Luther parle souvent de son affection ou de son amour pour sa femme Catherine de Bora. Il raconte de menus incidents, voire de petites tensions de leur vie conjugale. Rien de tel chez Calvin. Par les témoignages d’amis proches, nous savons qu’il était très attaché à Idelette de Bure ; la mort de son épouse, après neuf ans de mariage, a été pour lui une souffrance intense; il a traversé à ce moment-là une période de détresse, quelque chose qui ressemble à une forte dépression. Pourtant, il ne fait aucune allusion à sa femme dans ses écrits et à le lire personne ne peut se douter combien elle a compté pour lui. Il ne laisse rien transparaître de sa vie familiale, de ses deuils et de ses joies intimes.

On a donc affaire à quelqu’un de très réservé, de très pudique, ce qui n’aide évidemment pas à le connaître, à découvrir l’être humain derrière le personnage public et l’auteur.

2. Un homme de contraste.

Une seconde raison le rend mystérieux : sa personnalité apparaît complexe et compliquée, toute en contrastes, voire en contradictions. Il semble déchiré entre des tendances opposées qu’il n’arrive pas toujours à concilier.

Une tension domine son existence : celle entre l’étude et l’action. Il se voulait intellectuel, consacré à des travaux érudits, œuvrant par ses écrits et ses idées. Et le voilà conduit, malgré lui à diriger une Église, à se mêler à des combats politiques, à prendre parti dans des conflits entre tendances et personnes. Il le fait d’ailleurs souvent rudement, ce qui traduit son impatience de devoir consacrer du temps et des forces à de telles affaires, au lieu d’étudier. Mais, en même temps, au prix souvent d’un travail acharné, il continue à publier et sa réflexion se nourrit de ses combats. Cette tension a été en fin de compte surmontée de manière plutôt positive.

Il n’en va pas de même d’autres tensions et certaines conduisent à de véritables contradictions. J’en donne un exemple qui me paraît frappant. En 1536, Calvin est accusé par un prêtre devenu pasteur, qui reviendra ensuite au catholicisme, Pierre Caroli, de refuser le dogme de la Trinité. Calvin s’en défend. Pour dissiper tout soupçon, Caroli lui demande de signer les symboles de Nicée-Constantinople et d’Athanase qui ont formulé au cinquième siècle cette doctrine. Calvin refuse ; je cite le texte où il parle de lui à la troisième personne : « Calvin et les autres n’avaient nullement le dessein de rejeter les symboles, ou de leur ôter de leur crédit ... mais ils ne voulaient pas que soit introduit dans l’Église cet exemple de tyrannie : que soit tenu pour hérétique quiconque n’aurait pas répété les formules établies par un autre ». Phrase admirable, qui fonde la liberté chrétienne, la liberté du croyant dans l’Église. Et pourtant, au même moment, en cette année 1536, à Genève, Calvin veut rendre obligatoire la signature d’une confession de foi qu’il a rédigée avec Farel et contraindre à l’exil ceux qui la refuseraient. Inconséquence flagrante, stupéfiante dont Calvin ne semble pas même avoir conscience.

On pourrait mentionner d’autres tensions : Calvin se montre parfois très rancunier, très mesquin, faisant preuve d’un acharnement odieux envers ses adversaires ; dans d’autres occasions, au contraire il oublie ses griefs, il ne tient aucun compte de querelles anciennes et agit de manière extrêmement généreuse. Ceux qui le rencontrent en parlent tantôt comme d’un être froid, glacial, tantôt comme d’une personnalité chaleureuse et amicale. Il est profondément inquiet, tourmenté et en même temps très sûr de lui, certain d’avoir raison. On a souvent vanté la cohérence de sa théologie (qu’on oppose au désordre et à l’aspect volcanique de celle de Luther). Quand on y regarde de plus près, on se rend vite compte que la pensée de Luther, sous une forme effectivement assez chaotique, est très fermée et verrouillée, alors que celle de Calvin, derrière une présentation très ordonnée, est souvent hésitante, peu catégorique, très nuancée et en fin de compte souvent assez ouverte. Et puis voilà qu’au contraire dans d’autres écrits, en particulier dans les constitutions ecclésiastiques, elle devient rigide.

Calvin n’est pas un homme ni un auteur simple. En lui se mélangent ombres et lumières ; les divers éléments de sa personnalité ne s’accordent pas entre eux. À son époque, certains le détestaient, d’autres l’adulaient. Encore aujourd’hui, comme le signale Bernard Cottret, il suscite à la fois admiration et exaspération. Les uns le portent aux nues, et nient ou dissimulent ses côtés négatifs. C’est une erreur. Il a de gros défauts, il le reconnaît d’ailleurs, et il a commis, ou laissé commettre, des crimes. On a des raisons pour le juger sévèrement. Mais ceux qui le détestent, et le présentent comme un monstre froid, vaniteux et cruel se trompent également et en font une caricature. Il y a en lui un ensemble d’aspects contradictoires qui font que même quand on le connaît bien, il reste insaisissable et mystérieux.

Conclusion

Pour conclure, je vais reprendre une question, à première vue étonnante, qui a été posée par mon ami et collègue Bernard Reymond, de la Faculté de théologie protestante de Lausanne. Il a publié un article intitulé : « Calvin était-il protestant ? ». Et il répond : « il ne l’était pas et ne pouvait pas l’être ». Réponse que, pour ma part, je nuancerai : Calvin n’est pas entièrement et totalement, il n’est pas tout à fait protestant. Par bien des côtés, par sa conception d’une doctrine obligatoire et d’une église autoritaire, il reste, comme l’avait déjà relevé Ferdinand Buisson, très proche du catholicisme moyenâgeux ou classique. Mais il est un de ceux qui ont ouvert la porte à une autre manière de comprendre et de vivre la foi chrétienne, il est un de ceux qui ont mis en route le cheminement qui conduira au protestantisme. Le protestantisme a mis du temps à s’édifier ; il naît, il commence avec la Réforme, mais ne devient vraiment lui-même qu’à la fin du dix-huitième siècle, quand il découvre que l’évangile est inséparable de la liberté. Il est juste de rendre hommage à Calvin, car il fait partie de ceux qui ont mis en route le protestantisme, mais il ne l’incarne pas ni ne le définit. Il est pour les protestants d’aujourd’hui, avec ses grandeurs et ses misères, un ancêtre, pas un modèle.

André Gounelle
Conférence publique, Le Vigan, 2009

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot