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Présentation de
Zwingli

Zwingli est mal connu. On parle beaucoup plus souvent de son contemporain Luther ou de Calvin qui l'a suivi, et que l'on peut considérer dans une certaine mesure comme son successeur. En France, on l'ignore presque complètement et c'est dommage. Pour remédier à ce manque, j'ai fait traduire un livre remarquable sur la théologie de Zwingli, écrit par un écossais, Peter Stephens, et j'ai publié deux manifestes de Zwingli, l'un adressé à Charles Quint, l'autre à François 1er, où il expose les grandes lignes et les points principaux de sa foi.

1. Esquisse biographique

Je commence par une esquisse biographique. Zwingli naît le 1 Janvier 1484, à Wildhaus, un village à 1200 mètres d'altitude, dans le canton de Saint Gall. On y voit encore sa maison natale, très petite et à peine signalée par une plaque discrète (aucune exploitation touristique, aucun culte de la personnalité, à la différence de ce qui se pratique pour Luther; le contraste est frappant). Zwingli est le troisième fils d'une famille de dix enfants. Il a une enfance rude et pauvre (mais pas misérable). Son oncle, un curé, remarque son intelligence et lui fait faire des études de lettres et de musique. À l'âge de seize ans, il s'inscrit à l'Université de Vienne en Autriche ; il complétera ses études à Bâle, à la fois en philosophie et en théologie. Ces universités sont ouvertes aux nouvelles tendances, dites "humanistes", qui rompent avec la scolastique de la fin du Moyen Age. Elles pratiquent le savoir dit moderne contre l'enseignement ancien ou traditionnel.

En 1506, Zwingli est ordonné prêtre ; il est nommé curé à Glaris à l'âge de 22 ans. À cette époque, les cités suisses, plutôt pauvres, se font de l'argent en louant leurs jeunes pour servir de soldats dans les armées étrangères : c'est ce qu'on appelle le « mercenariat ». Zwingli suit ses paroissiens mobilisés et va comme aumônier militaire en Italie (il se trouve à la bataille de Marignan en 1515). Il revient d'Italie avec la conviction que les Suisses doivent uniquement se battre pour défendre leur pays, et que le mercenariat est une pratique inadmissible. Il le dit haut et fort. Dans une prédication, il déclare : "La guerre est-elle autre chose que le meurtre en masse de beaucoup? Pourquoi devrions-nous livrer notre jeunesse à cette horreur?". Il s'attire du coup l'hostilité des notables et on le démet de ses fonctions de curé à Glaris. On le nomme dans un lieu de pèlerinage où il y a un couvent, Einsieldlen, comme prédicateur et confesseur pour les pèlerins. Cette fonction lui laisse du temps et le couvent possède une riche bibliothèque. Il en profite pour poursuivre des études littéraires et théologiques; il se perfectionne en hébreu et en grec, il correspond avec Erasme.

Ses prédications, claires, pratiques, savantes et éloquentes, lui valent une grande renommée. La ville de Zurich, une ville de 7000 habitants, en plein essor économique et culturel, l'appelle pour y devenir premier curé de la cathédrale. Il y arrive en décembre 1518. En 1519, Zurich est frappé par une épidémie de peste. Zwingli se dépense sans compter et sans souci du danger. Ses paroissiens y sont d'autant plus sensibles que les autres curés avaient fui la ville et s'étaient mis à l'abri. Il contracte d'ailleurs la peste et en guérit. Dans les années qui suivent, une série de conflits l'opposent à l'évêque de Constance dont il dépend. En 1521, il prend la défense de paroissiens qui avaient mangé des saucisses en carême et il empêche qu'on les condamne. En mai 1522, il signe avec une dizaine de curés suisses une pétition pour qu'on autorise le mariage des prêtres. En 1523, il publie 67 thèses qui proclament que c'est le Christ et non le pape qui est le chef de l'Église, et que la Bible a une autorité supérieure à celles des conciles et de la hiérarchie catholique. L'évêque de Constance lui demande de se rétracter. Zwingli lui envoie sa démission, mais sa charge de curé lui est rendue par le Conseil de la ville dont il dépend. Désormais, il n'est plus mandaté par l'institution ecclésiale, mais par l'autorité civile. En 1524, il se marie. En 1525, il persuade Zurich d'abolir la messe et de célébrer des cultes avec le moins de rituel possible. Les tableaux, images, reliques sont enlevés. On ne bénit plus le sel, l'eau, ni les cierges. Zwingli organise des cours bibliques où tous les matins, sauf le vendredi, on étudie la Bible dans la langue originelle (hébreu et grec), où on discute de son sens et de la manière de l'expliquer au peuple. Les séances se terminent par une prédication. Le travail accompli durant de ces cours aboutira à la publication d'une Bible en dialecte zurichois en 1531, quatre ans avant que Luther ne termine la parution de sa traduction en "haut allemand". Berne se rallie en 1528 et Bâle en 1529 à la réforme zurichoise. En 1531, éclate une guerre entre cantons "réformés" et cantons traditionnels; les réformés sont battus à la bataille de Kappel. Zwingli, qui y accompagnait comme aumônier les troupes de Zurich, y sera tué au moment où il assistait un soldat agonisant. Son ca­davre, mélangé avec de la chair de porc, sera brûlé par ses adversaires.

2. L'œuvre et la pensée de Zwingli

Après cette esquisse biographique, voyons les grandes lignes de l'œuvre et de la pensée de Zwingli. Je vais les exposer en quatre points : 1. d'abord, son action politique; 2. ensuite, son désaccord avec le catholicisme qui porte sur le rôle de l'Écriture; 3. puis sa dispute avec Luther à propos de la Cène; 4. enfin sa polémique avec les anabaptistes ; il s'agit cette fois-ci du baptême.

1. Son action politique

Pour Zwingli, un curé ou un pasteur n'a pas seulement un ministère spirituel; il a aussi une mission temporelle. Elle consiste à défendre ses paroissiens, en particulier le peuple qui n'a pas les moyens de se faire entendre et d'agir dans les conseils composés de notables. Significativement, Zwingli appelle « bergers » les ministres réformés (d'où le mot "pasteur" employé en francophonie) : le berger veille sur le bien-être de son troupeau dans tous les domaines et empêche qu'on lui fasse du mal, de quelque nature que soit ce mal. Les prédications de Zwingli ont parfois des accents très proches de ceux des théologiens de la libération dans sa dénonciation des injustices sociales et de l'exploitation des petits.

C'est dans cette perspective que Zwingli s'oppose au mercenariat, à cet enrôlement de force et pour un temps de jeunes dans les armées étrangères au bénéfice des cités suisses. A Zurich, il organise l'assistance publique. Sous son impulsion, la ville confisque les biens des couvents, verse une rente suffisante pour vivre dignement jusqu'à leur mort aux anciens moines et moniales, e,t avec le surplus de revenus, dote les hôpitaux, construit des asiles pour les orphelins, organise des soupes populaires pour les malheureux, crée un vestiaire. Quand les révoltes de paysans qui ravagent l'Allemagne arrivent en Suisse, Zwingli n'appelle pas, comme Luther à la répression, mais à la compréhension et à la négociation. Il inspire au gouvernement zurichois des mesures qui apaisent les campagnards. Il obtient l'abolition du servage et des corvées abusives. En revanche le conseil ne le suit pas quand il demande la suppression de la dîme et des redevances. Grâce à lui, le mouvement insurrectionnel des paysans n'a pas, sur le territoire de Zurich, la même gravité qu'en Allemagne.

Zwingli préconise une collaboration étroite et active entre les magistrats (nom donné aux gouvernants à cette époque) et les pasteurs. "Le mi­nistre de l'Évangile, écrit-il, doit obéir au magistrat et le magistrat doit tenir compte de ce que dit le ministre de l'Évangile". Il importe que le ministre ait conscience, je cite, que "rendre un culte à Dieu ne veut pas dire péter en quatre murs"; autrement dit que l'obéissance chrétienne se joue dans la rue, dans la cité, dans son comportement de citoyen et non à l'intérieur du temple et dans des activités pieuses. On peut considérer Zurich comme l'anticipation de la cité réformée que Calvin mettra au point, mais transformera malheureusement en dictature.

2. Le conflit avec le catholicisme

Ce conflit se noue autour de l'autorité de la Bible. Zwingli, formé aux études humanistes, étudie le Nouveau Testament dans l'édition grecque publiée par Erasme, Cette étude le convainc que l'enseignement et la prédication de l'Église s'écartent de la Bible et la contredisent. L'Église impose aux chrétiens des contraintes indues comme les jeunes, le carême. Rien dans la Bible ne fonde ni ne justifie le célibat obligatoire des prêtres que Zwingli juge inhumain et qu'il a beaucoup de peine à supporter (il a eu une liaison féminine avant son mariage).

Au catholicisme, Zwingli reproche "d'emprisonner la Parole de Dieu" dans les décisions des Conciles, et de la soumettre aux paroles humaines de la tradition. "Les Pères, affirme-t-il, doivent être soumis à la Parole de Dieu et non la Parole de Dieu aux Pères" (ce qui n'interdit nullement d'avoir recours à la tradition; Zwingli la cite abondamment, mais ne lui accorde qu'une valeur subordonnée). Les pasteurs doivent étudier la Bible pour l'expliquer et la commenter dans des prédications qui deviennent l'élément le plus important, le centre et le cœur du culte réformé. Toutefois, le texte biblique n'agit pas par sa seule force. Il ne persuade et ne soumet les croyants que si l'Esprit agit dans leurs cœurs et lui donne puissance et autorité dans leur existence. Les mots n'ont pas de pouvoir en eux-mêmes; il faut que Dieu les rendent efficaces et signifiants. Dieu parlant à l'âme de l'intérieur lui fait reconnaître sa parole écrite à l'extérieur dans le livre (d'où la prière dite "d'illumination" qui dans les cultes réformés précède la lecture de la Bible, et demande à l'Esprit de faire du texte lu une parole de Dieu pour nous).

La Réforme luthérienne insiste essentiellement sur le salut et elle rompt avec Rome sur la question "comment sommes-nous sauvés?". La Réforme zurichoise se centre sur la Bible et la rupture avec Rome se fait sur la question : "que dit exactement la Bible?". Une anecdote significative montre l'esprit de la réforme suisse. En 1524, Zwingli donne un grand sermon dans la cathédrale de Zurich. Pendant qu'il prêche, selon l'habitude de cette époque, un prêtre arrive pour célébrer une messe dans une chapelle latérale. Ce prêtre, saisi par ce qu'il entend s'arrête ; le sermon fini, il enlève ses habits sacerdotaux, les jette en disant : "je ne dirai plus jamais la messe, elle va contre ce que l'Écriture enseigne". Cette scène est typique de la démarche et de la mentalité réformées : la prédication fondée sur l'Écriture éradique les déformations ecclésiales - alors que le luthéranisme met l'accent sur l'expérience du péché et du pardon.

Dans les cités et les cantons suisses autonomes, l'Église catholique n'a pas les moyens politiques de combattre la Réforme, comme elle l'a en Allemagne par le moyen de l'Empereur, et en France grâce aux Rois. Elle n'a pas non plus les ressources intellectuelles ou spirituelles que lui fournissent les Universités allemandes et françaises. Le clergé se rallie très vite et très tôt à la Réforme. Il en résulte que Zwingli cesse assez rapidement de polémiquer avec les catholiques : ils disparaissent de son horizon. Par contre, il a affaire aux luthériens et aux anabaptistes.

3. La dispute avec Luther

Quand les premiers textes de Luther arrivent à Zurich, Zwingli les lit avec enthousiasme: "voilà un homme, écrit-il, qui présente l'image du Christ sous son vrai jour". Toutefois, Zwingli ne dépend pas de Luther, et il commence son œuvre réformatrice avant de connaître les écrits de Luther. Quand on le qualifie de "luthérien", il proteste : "Ce n'est pas Luther, dit-il, qui m'a enseigné le Christ, mais le Nouveau Testament".

À côté de nombreux points d'accord, il existe entre les deux hommes une divergence fondamentale. Elle porte sur la Cène. Pour Luther, le pain et le vin de la Cène, au moment de la consécration se transforment et deviennent réellement, matériellement corps et sang du Christ. Le réformateur allemand sur ce point reste très proche du catholicisme : la seule différence est que pour lui après la fin de la célébration le pain et le vin redeviennent du simple pain et du simple vin; ils cessent d'être corps et sang du Christ, alors que pour les catholiques ils continuent à l'être. La transsubstantiation est pour Luther temporaire, momentanée, elle dure le temps de la cérémonie, tandis que pour le catholicisme elle est définitive.

Pour Zwingli, il n'y a pas du tout transsubstantiation, transformation du pain et vin : ils restent ce qu'ils sont. On l'a accusé de faire de la Cène une cérémonie du souvenir où l'on ne célèbre pas un présent, mais où l'on rappelle la mémoire d'un absent. C'est faux. Pour Zwingli, quand on célèbre la Cène, le Christ est effectivement présent. Toutefois, il ne l'est pas dans le pain et le vin, mais dans la vie, le cœur et l'esprit de ceux qui les partagent. C'est le Saint Esprit qui apporte et assure cette présence. Elle est antérieure à la célébration du sacrement et n'en dépend pas. Je prends le pain et le vin de la Cène non pas pour que le Christ vienne dans ma vie, mais parce qu'il y est déjà venu, non pas pour recevoir sa grâce, mais parce que je l'ai reçue auparavant.

La Cène n'apporte pas la grâce et ne rend pas le Christ présent. Elle a pour fonction de signaler sa présence, de rendre témoignage de ce qu'a fait et donné l'Esprit. En prenant le pain et le vin, le croyant déclare publiquement, au su et au vu de tous, ce que le Christ lui a apporté, et ce qu'il représente dans sa vie. En même temps, il s'engage, ouvertement et explicitement, à son service. La foi est en son essence intérieure, intime. Mais elle ne peut pas rester secrète; elle doit se manifester, se déclarer et se proclamer. Le fidèle appartient à l'église invisible parce que l'Esprit a fait naître en lui la foi. Mais une Église qui resterait invisible ne serait pas une vraie Église. Il lui faut devenir visible, se montrer pour témoigner du Christ et le servir. Le sacrement sert à rendre visible l'Église, à la visibiliser ou à la faire voir. Comme l'écrit Œcolampade, un ami de Zwingli, on ne prend pas la Cène pour soi, mais pour les autres. D'où la réticence des réformés pour des Cènes à domicile, en privé, qui n'ont à leurs yeux pas beaucoup de sens : la cène est célébrée pour rendre publique la foi de celui qui la prend.

À cette fonction de témoignage, s'ajoute une fonction pédagogique sur laquelle Zwingli insiste moins. La Cène aide le croyant dans sa foi. Dieu lui donne des signes matériels pour le soutenir. Contrairement à ce qu'on prétend parfois, Zwingli n'est nullement un spiritualiste qui néglige le corps. Si, avec l'humanisme, il le juge grossier et très inférieur à l'esprit ou à l'âme, il souligne qu'il n'y a pas de vie ni de personne humaine sans corps. D'où la nécessité de le prendre en compte et de lui donner une place dans la spiritualité et dans l'existence chrétiennes : ainsi des éléments matériels, comme le pain et le vin, touchent nos sens et nous aident à saisir que la foi concerne la personne tout entière et pas seulement l'âme. Zwingli développe donc une conception de la Cène, qui, sans la déconsidérer le moins du monde, écarte toute magie, élimine toute mystérieuse alchimie du pain et du vin. Calvin reprendra plus tard la même position, mais il l'équilibre autrement : à la diffé­rence de Zwingli, il met plus l'accent sur la fonction pédagogique que sur le témoignage. Calvin écrit, phrase célèbre, que les sacrements sont comme les béquilles qui aident un infirme à marcher; pour Zwingli, ils sont plutôt comme la croix huguenote que l'on porte pour indiquer qu'on est protestant.

En 1529, à un moment où Charles Quint se montre menaçant, le prince Philippe de Hesse, qui souhaite que les Réformes allemande et suisse s'allient, organise une rencontre entre Luther et Zwingli dans le château de Marbourg. À côté des deux chefs de file, y participent, Œcolampade pasteur à Bâle, Mélanchthon, le collaborateur de Luther, et le strasbourgeois Bucer qui a toujours essayé de faire le pont entre les suisses et les allemands. Cette rencontre aboutit à un texte qui indique quatorze points d'accord et un seul point de désaccord : la Cène. La discussion avait été vive. Zwingli avait argumenté, cité des versets bibliques; Luther le trouvait discutailleur et subtil. Luther avait écrit à la craie sur la table, sous le tapis qui la recouvrait : "Hoc est corpus meum", et quand il se sentait fléchir, il soulevait le tapis et disait : "le pain de la Cène devient corps du Christ". Zwingli le trouvait têtu, borné et s'étonnait qu'il cite le Nouveau Testament en latin et non en grec. Bucer, qui conseille à Luther plus de souplesse, se fait durement rabrouer : "va-t-en lui dit le Réformateur allemand, nous n'avons pas la même religion". Bucer et Luther ne se réconcilieront qu'en 1536. Lorsque deux ans après Marburg, Luther apprend la mort de Zwingli, il s'en réjouit, il y voit une punition de Dieu contre son adversaire.

Bien des choses ont empêché les deux hommes de s'accorder. Luther avait pour Zwingli la condescendance des allemands fiers de leur noblesse qui méprisaient les suisses gouvernés par des conseils de bourgeois. Zwingli n'avait aucune considération pour l'aristocratie et préférait de beaucoup le système suisse. Zwingli s'inscrivait dans le courant de l'humanisme et en utilisait dans ses argumentations et discussions les méthodes, alors que la culture de Luther était scolastique. Enfin, Luther avait une spiritualité de type monastique (où le sacrement représentait un temps fort, et où on le célébrait avec recueillement), alors que Zwingli, curé de paroisse et de lieu de pèlerinage, beaucoup plus au contact du peuple, était sensible aux superstitions qui entouraient les sacrements et avait le souci de les combattre. Les divergences théologiques s'enracinent dans des expériences spirituelles différentes.

4. Le combat contre les anabaptistes

On appelle “anabaptistes” ceux qui refusent le baptême des bébés. Zwingli, quand il commence sa réforme, est entouré et soutenu par un petit groupe d'amis, de partisans et de collaborateurs. Au fur et à mesure que les choses avancent, quelques-uns de ses proches sont mécontents et déçus. Ils adressent à Zwingli deux reproches :

1. D'abord, d'aller trop lentement et trop prudemment. Avant d'introduire des transformations, Zwingli veut les expliquer, y préparer les gens, les convaincre, ce qui demande du temps, de la patience. Il s'efforce de maintenir l'unité de la cité, et pour cela il procède par degrés ou paliers successifs. Cette pédagogie s'oppose à l'intransigeance de ceux qui voudraient aller plus vite et plus fort et qui refusent tout compromis. Ils ne se soucient pas de maintenir l'unité du peuple; au contraire, pour eux, la foi chrétienne implique des ruptures. Il faut choisir entre la vérité et le mensonge, et tant pis si le peuple ne suit pas, il n'y a qu'à l'abandonner à ses erreurs et à son sort. Les vrais croyants ne peuvent être qu'un tout petit nombre. Zwingli souhaite une cité chrétienne ; les anabaptistes au contraire pensent que l'Église doit se séparer de la société, vivre à part. Si pour Zwingli le baptême marque par une cérémonie l'entrée dans la société et dans la famille en même temps que dans l'église, pour les anabaptistes il signifie au contraire qu'on se coupe de la société. Après leur rupture avec Zwingli, ils formeront de petites communautés fermées, vivant à l'écart, en vas clos et en marge des pratiques sociales courantes (les amishes sont leurs lointains successeurs). Ils refuseront le service militaire, et l'impôt. Ils dénieront au magistrat toute compétence. Ils apparaissent vite comme de dangereux anarchistes.

2. En deuxième lieu, les anabaptistes reprochent à Zwingli de faire une demi-réforme, de ne pas aller assez loin, de n'être pas assez radical. Zwingli entend supprimer de l'Église tout ce qui contredit les enseignements de la Bible. Les anabaptistes veulent que dans l'église tout soit fondé sur des passages explicites de la Bible. Ils ne veulent, par exemple chanter que des psaumes, parce que la Bible ne parle pas de chanter des cantiques. Ils estiment qu'il faut célébrer la Cène seulement le jeudi soir, parce que dans les évangiles Jésus l'a célébré le jeudi saint. Tout doit se faire comme le Nouveau Testament le dit.

La discussion sur le baptême des enfants fait bien apparaître la différence entre les deux démarches. Un des responsables du groupe de mécontents qui créeront l'anabaptisme, Conrad Grebel, demande à Zwingli: "Quel passage de l'Écriture t'autorise-t-il à bapti­ser les bébés? On doit interdire tout ce que la Bible ne commande pas expressément". Zwingli lui ré­pond : "Quel passage du Nouveau Testament me défend de baptiser les en­fants? Tu transformes le silence de la Bible en interdiction". Zwingli veut supprimer ce à quoi s'oppose l'enseignement biblique; c'est la reformatio qui corrige dans l'Église existante ce qui ne va pas. Grebel entend que tout soit fondé sur des textes de l'Écriture; c'est la restitutio, qui a pour idéal la reconstitution de l'Église primitive. Pour Grebel, "ce qui ne nous est pas enseigné par des passages et des exemples bibliques clairs, nous devons le tenir pour clairement interdit", alors que Zwingli considère que tout ce que le Nouveau Testament ne condamne pas est permis.

La rupture se produit en 1523. Dans une atmosphère de ferveur et de crainte, Grebel et ses amis se rebaptisent mutuellement - acte de rupture et de révolte. Ceux qui les suivent s'abstiennent désormais de faire baptiser leurs jeunes enfants. Le conseil de la ville réagit ; il ordonne par un décret du 17 janvier 1525, après une discussion publique, le baptême des enfants non baptisés dans la semaine, et le baptême des nouveau-nés dans les huit jours qui suivent leur naissance. Les anabaptistes refusent. Le conseil de Zurich les fait arrêter et ordonne qu'ils soient noyés dans le lac. La sentence dit avec un humour sinistre : "ils ont péché par l'eau, qu'ils soient punis par l'eau". Cette exécution, que vraisemblablement il aurait pu empêcher, est une tâche sur la mémoire de Zwingli, comme son attitude dans la guerre des paysans en est une sur celle de Luther, et le bûcher de Michel Servet sur celle de Calvin. C'est l'occasion pour moi de rappeler qu'il y a eu aussi des protestants à cette époque partisans d'une large tolérance, et opposés aux condamnations pour motifs religieux : le plus connu est Sébastien Castellion.

Conclusion

Je conclus en deux points.

1. D'abord, j'ai évoqué seulement certains aspects de la vie et de l'œuvre de Zwingli. Je n'ai évidemment pas été complet. J'ai laissé de côté plusieurs thèmes importants. J'en signale rapidement quelques-uns.

Zwingli assimile le péché originel à une maladie congénitale et non à une faute héréditaire; il a donc une prédication beaucoup moins culpabilisante que celle de Luther. Il a une grande estime pour les auteurs gréco-latins ; dans l'Expositio Fidei, il déclare que les païens vertueux se trouvent au paradis à côté des personnages bibliques, et des chrétiens, ce qui a beaucoup choqué Luther. Il refuse catégoriquement de vouer les enfants des païens morts en bas âge à la malédiction éternelle.

Zwingli estime qu'en Jésus la nature humaine et la nature divine s'unissent sans s'interpénétrer. Elles sont liées mais distinctes. Alors que les luthériens déclarent volontiers que Dieu a été langé et couché dans une crèche et n'hésitent pas à parler du Dieu crucifié, que l'on cloue et qui meurt sur la croix, Zwingli, et à sa suite les réformés estiment que c'est en tant qu'être humain et non comme Dieu, selon son humanité et non selon sa divinité que Jésus a été un bébé, qu'il a eu faim, froid ou qu'il a été exécuté. Ils refusent donc de parler de la mort de Dieu sur la Croix.

Je n'allonge pas cette liste des thèmes développés par Zwingli.

2. Le deuxième point de cette conclusion concerne l'influence de Zwingli, la poursuite de son œuvre. Après sa mort, lui succédera à Zurich un de ses proches collaborateurs Henri Bullinger, dont le fils épousera la fille de Zwingli. J'ai rencontré à Genève, dans les années 80, une de leurs descendantes. Bullinger deviendra vite un des grands personnages de la Réforme. Au seizième siècle, il est aussi connu, a autant d'influence et une correspondance aussi abondante que Calvin. C'est lui qui rédigera en 1560 la Confession helvé­tique postérieure qui jusqu'au dix-neuvième siècle sera la grande confession de foi réformée. En 1547, Bullinger signe avec Calvin un accord le Consensus Tigurinus qui unifie les Réformes de Genève et de Zurich et qui crée le courant réformé. Farel et Bullinger font connaître à Calvin qui l'ignorait la pensée de Zwingli. Ces dernières années, les recherches des spécialistes ont montré que Calvin s'en était beaucoup plus inspiré qu'on ne l'avait pensé, et qu'il lui doit beaucoup. Même s'il a été éclipsé par la renommée de Calvin, Zwingli est une des principales sources, mais une source qui a été oubliée de la pensée et des pratiques des Églises réformées.

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot