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Port-royal et les Protestants

 

Tout au long du dix-neuvième et de la première moitié du vingtième siècle, beaucoup de protestants ont été attirés, voire fascinés par le jansénisme. Plusieurs faits le montrent. Par exemple, durant l'hiver 1837-1838, la ville protestante de Lausanne, à l'initiative de deux réformés, l'écrivain Juste Olivier et le théologien Alexandre Vinet, demande à Sainte-Beuve d'y donner un série de cours, qui seront à l'origine de son admirable livre sur Port-Royal. La lettre de remerciements que l'on remet à Sainte-Beuve le 27 mai 1838, lors de sa dernière leçon comporte cette phrase caractéristique : "vous avez étendu nos vues protestantes". Par la suite, la Société d'histoire du Protestantisme français achètera les livres et manuscrits jansénistes de Sainte-Beuve. Entre 1830 et 1950 se multiplient livres et articles sur la jansénisme ou sur Pascal écrit par des protestants. Il faut citer en particulier ceux dus au théologien Alexandre Vinet, ainsi que les notices de l'Encyclopédie des sciences religieuses, publiée entre 1877 et 1882, sous la direction du Doyen Lichtenberger et rédigée par des protestants.

Avec un peu de malice, Sainte-Beuve écrit : alors "que les catholiques ... repoussent le jansénistes, les Réformés les tirent à eux tant qu'ils peuvent, les accueillent à titre de frères, de cousins". Il ne faut cependant pas aller trop loin en ce sens. Si certains protestants ont eu tendance à s'approprier Pascal, ils n'ont pas essayé pas, en général, de s'annexer Port-Royal, mais ils s'en sont sentis proches. Aujourd'hui, c'est moins le cas, et l'intérêt des protestants pour Port-Royal a considérablement baissé. J'y reviendrai en conclusion

Pourquoi cet attrait des protestants pour Port-Royal? Il est dû, à mon sens, à un mélange de proximités et de distances, de similitudes et d'oppositions, d'analogies et de contrastes. On a d'abord, ce sera l'objet de ma première partie, deux histoires, à la fois semblables et différentes, de persécution. On en, ensuite, et j'en traiterai dans une seconde partie, des convergences et des désaccords dans la compréhension de la foi et de la vie chrétienne.

Histoires parallèles

Commençons d'abord par l'histoire, par ce parallélisme entre celle des jansénistes et celle des protestants.

Port-Royal et le jansénisme

De manière un peu schématique, on peut distinguer dans l'histoire du jansénisme trois étapes et trois composantes, qui se recoupent, interfèrent, se mélangent, sans se confondre.

La première n'a, au départ, rien à voir avec Port Royal. Deux hommes, Cornelius Jansenius, évêque d'Ypres (1585-1638) et Jean Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran (1581-1643) élaborent ensemble un système théologique. Jansénius l'expose dans un gros et indigeste ouvrage l'Augustinus, ainsi intitulé parce qu'il reprend les thèses de saint Augustin sur la grâce, trop négligées, à son avis, dans le catholicisme de son temps. Il a préparé cet ouvrage, qui ne paraît qu'en 1640, deux ans après sa mort, en liaison avec son ami Saint-Cyran, qui est plus un conducteur spirituel, un maître de piété qu'un théologien. À ce premier niveau, parler de jansénisme et de protestantisme signifierait comparer deux théologies et deux spiritualités, celles de l'Institution de la Religion Chrétienne de Calvin, par exemple, avec celles de l'Augustinus, ce que j'ai fait, il y a cinq ans en 1997, dans une communication à un colloque des amis de Port Royal. J'y soulignai, à côté d'importantes différences, d'évidentes parentés, d'ailleurs explicitement reconnues. "Tout ce qu'écrivent les hérétiques n'est pas hérétique", écrit, par exemple, Jansénius à propos de Calvin, et, de son côté, Saint-Cyran déclare : "Calvin a dit des choses vraies, mais il les a dites imprudemment".

La deuxième composante du jansénisme est un mouvement de renouveau spirituel qui pour centre l'abbaye de Port Royal avec ses deux implantations à Paris (au faubourg Saint-Jacques) et aux Champs (dans la vallée de Chevreuse). En 1609, bien avant la publication de l'Augustinus, la mère Angélique Arnauld réforme l'abbaye qu'elle dirigeait et y développe une piété ardente et austère. En 1636, vingt-sept ans plus tard, Saint-Cyran est chargé de la direction spirituelle des religieuses et il fait de Port-Royal le pivot ou le coeur de son action. À côté de l'abbaye, se groupent des "solitaires", c'est à dire des hommes qui se retirent de la société mondaine sans entrer dans un ordre constitué. Dans les milieux qui entourent Port-Royal, qui en subissent l'influence et contribuent à son rayonnement, gravitent des personnages qui vivent une foi sévère, profonde et exigeante, comme Singlin et de Sacy, des prêtres; comme Antoine Arnauld, qu'on appelle le grand Arnauld et Nicole des théologiens qui polémiquent durement contre le protestantisme; comme Le Nain de Tillemont et Lancelot, des érudits, ou Hamon un médecin. Parmi eux se détache Blaise Pascal, qui n'a jamais fait partie des solitaires, mais qui en est proche. Toujours dans la mouvance de Port-Royal se créent des petites écoles (où Racine fut élève). Des aristocrates et des grands bourgeois éprouvent de la sympathie pour Port-Royal, et lui procurent des aides et des protections.

Par contre, les autorités considèrent ce mouvement avec méfiance pour des raisons, semble-t-il, plus politiques que religieuses. Saint-Cyran, proche du cardinal de Berulle, le fondateur de l'Oratoire, était partisan d'une politique européenne de "bloc catholique"; il souhaitait que les puissances catholiques combattent ensemble contre les pays protestants, alors que Richelieu nouait des alliances avec les princes luthériens allemands contre les Habsbourg dont la puissance l'inquiétait. Un "parti dévot" dénonçait les accords avec des hérétiques ou des infidèles et Saint-Cyran passait pour l'un de ses inspirateurs, ce qui explique probablement son arrestation en 1638*. Il reste emprisonné jusqu'en 1642, et meurt quelques semaines après sa libération. À côté de cette divergence politique, le roi voit d'un très mauvais œil que de brillants jeunes gens, plus ou moins destinés à devenir de hauts fonctionnaires, se convertissent, quittent les "affaires" pour devenir des "spirituels" non encadrés. À quoi s'ajoute l'hostilité des jésuites, confesseurs du roi, que Saint-Cyran, sous l'influence de Bérulle, avait beaucoup critiqués. À partir de 1656, se développe une longue suite de tracasseries. Comme pour les protestants, à des temps d'apaisement et de rémission succèdent des mesures de répression. Finalement, l'abbaye de Port Royal sera fermée et détruite en 1709, exactement un siècle après la réforme de la Mère Angélique et vingt-quatre ans après la Révocation de l'édit de Nantes.

La troisième composante du jansénisme est plus diffuse et complexe. On éprouve de la peine à la bien cerner. Le mouvement se continue sous des formes diverses dont certaines n'ont plus grand chose à voir avec la théologie de Jansénius et la spiritualité de Port-Royal. Depuis la Hollande, Quesnel mène une lutte juridico-théologique qui se poursuit jusqu'à la bulle Unigenitus de 1713 et la protestation des "appelants". À Paris se produisent des convulsions et des guérisons entre 1730 et 1732 sur la tombe du diacre Paris au cimetière Saint Médard. Ces phénomènes présentent quelques ressemblances avec ceux qui se passent durant le même siècle chez les huguenots persécutés. Les interdictions royales visant ces manifestations provoqueront la riposte d'un petit écriteau ironique apposé à la porte du cimetière Saint Médard

De par le roi, défense à Dieu
De faire miracle en ce lieu

Se réclament également du jansénisme des courants de tendance gallicane et parlementaire qui mènent une fronde larvée contre l'Église et le gouvernement. Certains se rallieront à la Révolution et approuveront la constitution civile du clergé. Ils persisteront très longtemps et j'ai rencontré il y a vingt ans quelques descendants ou survivants de ces familles jansénistes, toujours en froid avec l'Église romaine et prétendant incarner le véritable catholicisme. Ils exprimaient une vive hostilité à l'égard du protestantisme qu'ils soupçonnaient vouloir utiliser à son profit Port-Royal et ils ne voulaient surtout pas qu'on suggère des proximités.

La persécution

Un point commun évident rapproche cette histoire des jansénistes, dont je viens de retracer les grandes lignes, de l'histoire des protestants, à savoir la persécution qui s'abat sur les uns et les autres à peu près au même moment. En 1686, au lendemain de la Révocation de l'édit de Nantes, le protestant Pierre Bayle note dans ses Nouvelles de la République des Lettres, que "on est aussi à la mode quand on persécute les jansénistes que quand on persécute les protestants". On attribue l'hostilité du roi à l'action et à l'influence des mêmes adversaires, à savoir les confesseurs jésuites du Roi, le Père La Chaise qu'à tort ou à raison les protestants accusent d'avoir obtenu du Roi la Révocation en 1685 et son successeur le Père Le Tellier qui aurait poussé le même roi à ordonner la destruction de Port Royal des Champs en 1709. Jansénistes et protestants affrontent un ennemi commun, les jésuites, et se heurtent les uns et les autres à l'animosité de Louis XIV qui, comme l'écrit durement Saint-Simon, se flattait de "faire pénitence sur le dos d'autrui ... sur celui des huguenots et des jansénistes qu'il croyait peu différents et presque également hérétiques". Les mêmes hommes mènent la répression. Ainsi, l'intendant Lamoignon de Baville, élève et obligé des jésuites, s'en prend à la congrégation des Filles de l'Enfance de Toulouse, suspecte de jansénisme, avant de s'occuper des huguenots des Cévennes.

Nourris de l'histoire mille fois racontée et célébrée de leurs malheurs, de leurs martyrs et de leurs combats, les protestants ne peuvent que vibrer au récit de la résistance des religieuses de Port-Royal pour motif de conscience. Ils s'y reconnaissent et s'y retrouvent en partie. Comme l'écrit en 1943, le pasteur Jean Cadier, à propos du cours de Sainte-Beuve à Lausanne, "les fils des persécutés huguenots ... se sentaient proches des religieuses persécutées de Port-Royal".

Cette similitude de persécution s'accompagne, toutefois, d'une différence que relèvent à la fin du dix-neuvième siècle les protestants de gauche, c'est à dire favorables à la République. Port-Royal, disent-ils, représente un milieu restreint et élitaire, sans véritable appui populaire. Quelques ecclésiastiques et notables entourent un couvent. Une haute aristocratie, un véritable parti des ducs, le soutient à la cour et réussit longtemps à atténuer ou à dévier les coups. Au contraire, à la fin du dix-septième siècle, les protestants ont perdu la plus grande partie de leur noblesse. Ils n'arrivent pas à se faire entendre de Louis XIV, qui refuse de recevoir leur député général, le marquis de Ruvigny*. Par contre, ils ont une solide implantation populaire dans la paysannerie, l'artisanat, la petite et moyenne bourgeoisie. À première vue, Port Royal semble mieux armé pour se défendre par ses liens avec les classes dirigeantes. En fait, il se révélera plus vulnérable et le pouvoir royal l'écrasera plus facilement que le protestantisme socialement plus modeste.

Dès le dix-septième siècle, leurs adversaires rapprochent les persécutés, et insinuent que pourrait bien s'établir entre eux une solidarité. Une gravure satirique de 1657 représente Calvin et un pasteur zurichois accueillant les jansénistes condamnés par Rome*. La scène est, bien sûr, purement fictive, et les jansénistes se sont défendus autant qu'ils le pouvaient d'une parenté qu'ils jugeaient aussi fausse qu’infamante. Il n'y a eu, en fait, aucune connivence ni sympathie entre les deux catégories de persécutés. Quand les évêques de tendance janséniste s'indignent qu'on force les protestants à communier, ils ne le font pas au nom du respect des consciences, mais par vénération pour l'hostie consacrée. L'imposer à ceux qui ne la veulent pas et qui n'y reconnaissent pas le corps du Christ constituait à leurs yeux un épouvantable sacrilège. C'est leur dévotion au corps du christ, non le respect des croyances qui les motivait. Arnauld et Nicole ont polémiqué contre les thèses et les principes des protestants. Ils les ont accusés d'immoralité, accusation qui venant d'un milieu réputé pour sa rigueur morale avait du poids dans l'opinion*. Les pasteurs Claude et Jurieu ont vertement répondu et contre-attaqué. Arnauld, lui même exilé, a applaudi à la Révocation de l'édit de Nantes. Aussi, au dix-neuvième siècle, la sympathie et l'estime des protestants pour Port-Royal vont s'accompagner d'une amertume qu'exprime, par exemple, l'Encyclopédie de Lichtemberger, dont je vous cite un passage assez long qui me paraît caractéristique d'une époque à la fois par le contenu et le style.

"Les jansénistes qui étaient protestants par plus d'un côté de leurs doctrines et de leurs sentiments, se sont toujours montrés hostiles aux protestants pour lesquels ils eussent dû éprouver, semble-t-il, une certaine sympathie. Ils voulaient racheter leur dissidence aux yeux de Rome en combattant ceux dont ils étaient plus rapprochés que de Rome elle-même; leur zèle à poursuivre sans relâche et sans pitié ces protestants qui avaient déjà tant à souffrir d'un autre côté est une tâche ineffaçable dans l'histoire des jansénistes. Ces hommes, si grands d'ailleurs, si intéressants dans leur christianisme austère et vraiment élevé, ces hommes ont frappé à terre des adversaires qu'ils auraient dû tout au moins estimer, sinon aimer. Les jansénistes ... ont eu le triste courage de réserver leurs coups les plus rudes, leurs paroles les plus amères et leurs outrages les plus sanglants pour ces protestants dont ils ont été de tout temps les plus aimés".

Éloge et reproche, admiration et déception se mêlent dans ces lignes. On y voit percer la question qui a longtemps intrigué les protestants : comment Port-Royal n'a-t-il pas vu qu'il menait en substance le même combat que la Réforme pour une religion austère et pure, intérieure et éthique, et surtout pour la liberté de conscience?

La théologie

Après l'histoire, je passe aux doctrines et convictions théologiques. Sainte-Beuve cite ce mot d'un jésuite qui disait : "un janséniste est un calviniste disant la messe". Propos absurde, car le refus de la messe n'est pas secondaire et annexe, mais central chez les réformés du dix-septième siècle, et celui qui dit la messe n'a plus rien de calviniste. Pourtant dans cette boutade, il y a une lueur de vérité. En ce qui concerne la "messe" et ce qu'elle implique, à savoir la doctrine de l'Église et du sacrement, les jansénistes s'opposent radicalement aux principes de la Réforme. Ils s'en écartent également par leur conception de la vie chrétienne. Par contre, sur la grâce, et aussi, on en parle moins souvent, sur la lecture de la Bible, les positions des jansénistes et celle des protestants sont proches, mais non identiques.

La grâce

 Voyons d'abord la grâce. Luthériens, réformés et jansénistes s'accordent à dire que le salut est un don gratuit, un cadeau que Dieu nous fait et que nous sommes totalement incapables de mériter. Ils ont en commun de rejeter ce qu'on appelle le pélagianisme ou semipélagianisme, c'est à dire toute théorie prétendant que l'homme peut faire quelque chose pour son salut, qu'il doit y contribuer pour une part plus ou moins grande.

Des professeurs de théologie protestante, tels qu'Auguste Sabatier à la fin du dix-neuvième siècle, et Pierre Maury au milieu du vingtième, ont souligné la parenté théologique et spirituelle d'Augustin, de Luther et de Pascal sur ce point. De plus, le protestantisme du dix neuvième siècle, influencé par le Réveil, pense que tout véritable chrétien passe par une conversion, c'est à dire par une expérience brûlante et mémorable qui le fait passer d'une religion conventionnelle à une foi ardente. Pascal leur en fournit un exemple frappant qu'analysent longuement le méthodiste Matthieu Lelièvre et le réformé Henri Bois.

Jansénistes et protestants sont, cependant en désaccord sur une question très controversée, celle de l'inamissibilité de la grâce. Inamissible signifie qu'on ne peut pas perdre. Affirmer l'inamissibilité de la grâce, comme le fait dans son cinquième canon le synode réformé de Dordrecht en 1619, cela veut dire que Dieu ne la retire jamais à celui à qui il l'a une fois donnée. Quand Dieu décide de sauver quelqu'un il ne revient pas sur sa décision, et celui qui s'imagine avoir perdu la foi, n'être plus croyant se trompe. La grâce, à son insu continue à le travailler et un jour triomphera en lui. Le romancier protestant André Chamson raconte qu'élevé par une grand-mère cévenole très pieuse, à l'âge étudiant, vers 1920, il devint athée. Un soir dans la pénombre, il dit à sa grand mère, avec la peur de lui faire une peine immense : "tu sais, je ne crois plus en Dieu". Elle se tourne vers lui, non pas en pleurs, comme il s'y attendait, mais avec un grand sourire et lui répond : "cela ne fait rien, un jour il te retrouvera". Cette certitude que Dieu n'abandonne jamais les siens, qu'il ne laisse pas tomber ceux qui se sont confiés un jour à lui, voilà ce qu'on appelle l'inamissibilité de la grâce, que proclame la théologie réformée. Au contraire, les jansénistes pensent que Dieu peut retirer sa grâce, se détourner de ses fidèles. Ils commentent longuement le cas de Pierre reniant Jésus. Les religieuses de Port-Royal, dans les moments de récréation où elles devisaient entre elles, se demandaient avec inquiétude : "ai-je toujours la grâce? Dieu ne me l'a-t-il pas ôtée?" et elles le priaient ardemment pour qu'il ne la leur enlève pas. D'où une différence de sensibilité souvent signalée. Les jansénistes ont une foi anxieuse, tourmentée, ils se sentent toujours en danger d'être délaissés par Dieu, alors que les calvinistes ont une foi sereine, sans angoisse (il n'en va pas de même pour les réformés du dix-neuvième siècle). Cette spiritualité janséniste émeut et remue les protestants : elle est proche de la leur et elle a pourtant une dimension tragique qui en principe leur manque, mais qui correspond sans doute à leur tentation et à leur pente secrète.

La Bible

Entre jansénistes et protestants, il y a un deuxième point commun : leur insistance sur la lecture de la Bible. L'invention de l'imprimerie a posé à l'Église romaine du seizième siècle un problème inédit, qu'elle ne sait pas bien comment résoudre. Jusque là, par la force des choses, les textes sacrés, étaient réservés aux plus instruits des prêtres et aux théologiens. Maintenant qu'on peut les éditer, faut-il largement les diffuser, les mettre entre les mains de tous les laïcs? Sans s'y opposer, le Concile de Trente se montre plutôt réservé, et selon les cas, l'Église adopte des attitudes différentes. Dans les pays de l'arc baroque, Espagne, Italie, Bavière, Autriche, Pologne, les épiscopats interdisent la Bible aux laïcs, sans aucune exception ni dérogation possibles; ils entendent éviter une lecture solitaire et intellectuelle de la Bible; ils la veulent pieuse, communautaire, étroitement surveillée ou accompagnée. En France, où l'on se démarque du baroque, et où on cultive politiquement et religieusement un catholicisme assez indépendant et spécifique, l'épiscopat permet aux laïcs de lire la Bible à deux conditions : qu'ils aient acquis un bon niveau d'instruction et qu'ils aient obtenu l'autorisation de leur confesseur. Les jansénistes estiment insuffisante cette position, déjà assez large dans le contexte de l'époque. Pour eux, il faut aller beaucoup plus loin, et ils plaident pour que le lecture de la Bible ne soit pas seulement permise, mais qu'on la rende obligatoire, et dans ce but ils en publient des versions françaises, comme celle de Lemaistre de Sacy, écrite dans une langue admirable. De même que les protestants, ils traduisent, publient, diffusent et encouragent autant qu'ils le peuvent la connaissance de la Bible. Elle est le fondement de la doctrine et de la piété.

Cette insistance sur une lecture assidue et généralisée de la Bible, cette volonté de la rendre accessible à tous les chrétiens est commune aux protestants et jansénistes. Elle s'accompagne toutefois d'une différence importante concernant son interprétation. Pour les jansénistes, on doit comprendre la Bible à la lumière de la tradition. Il faut se garder, ici, de simplifications abusives et caricaturales. Les protestants ne nient nullement la valeur de la tradition, ils ne la méprisent pas ni ne la négligent. Ils voient en elle un commentaire utile pour bien comprendre l'enseignement biblique. Toutefois, elle n'est pas habilitée à en déterminer le sens. On doit toujours confronter l'explication qu'elle en propose avec le texte biblique; et vérifier si elle en rend bien compte. La tradition a un rôle d'auxiliaire, et doit être contrôlée. De leur côté, les jansénistes ne mettent pas les Pères de l'Église sur le même plan que la Bible. Ils affirment nettement sa supériorité et sa prééminence. Toutefois, ils estiment que les Pères donnent le sens exact des écrits bibliques, et que la tradition (mais pas le pape) décide de leur juste interprétation. Sur ce point, ils restent foncièrement catholiques, même s'ils insistent beaucoup plus que ne le faisait l'église de leur époque sur la nécessité d'une lecture personnelle de la Bible.

Les divergences

Si entre jansénistes et protestants, il y a proximité, mais pas identité (nous venons de le voir) en ce qui concerne la grâce et la Bible, par contre leurs conceptions de l'Église, du sacrement, de la dévotion, de la vie chrétienne diffèrent totalement. Par l'adoration du Saint Sacrement, par son respect pour les reliques, par sa recherche des mortifications corporelles Port-Royal se situe aux antipodes de la Réforme. Les jansénistes prônent la sortie du monde dans l'isolement des solitaires ou dans la vie monastique. Au contraire, les reformés s'engagent résolument dans le monde, et sont socialement très présents et actifs.

Ces désaccords posent un problème de cohérence. Les protestants se sont parfois demandés comment on peut joindre une conception de la grâce et de la Bible aussi proche de la leur avec une compréhension de l'Église et de la vie chrétienne aussi éloignée. Certains y ont vu une inconséquence, une "contradiction intime", selon une expression d'un théologien protestant Jean-Daniel Benoit. Ils laissent entendre que s'ils avaient été logiques avec eux-mêmes, les jansénistes seraient devenus des réformés. Malheureusement, ils se sont enfoncés dans des arguties, de faux fuyants de "vaines subtilités", comme cette distinction entre plusieurs sens possible des propositions condamnées. Toit en étant sensible au drame spirituel dont il témoigne, ce refus de l'évidence n'a pas grandi leur cause, et on le déplore. Déjà Pierre Bayle dans ses Nouvelles de la République des Lettres note avec une pointe de commisération qu'Arnauld doit constamment "se justifier sur des disputes de fait, sur le sens mal pris et mal entendu d'un auteur". À cause de leur conception de l'Église qui les a stérilisés, les jansénistes ne sont pas allés jusqu'au bout d'une démarche qui allait dans le bon sens et le grand débat qu'ils menaient a dégénéré en de petites querelles mesquines. Parfois, on émet l'hypothèse que s'il avait vécu, Pascal aurait fini par rompre avec Rome. Les protestants ne sont pas les seuls à se poser la question, et je cite quelques lignes, naïvement cruelles, écrites au début du vingtième siècle par un prêtre :

"Nous admirons profondément la mort de Pascal. Nous croyons que cette mort prématurée fut une grâce, un moyen dont Dieu se servit pour empêcher cette âme si droite, si convaincue, si charitable, mais si aveuglement passionnée quelquefois n'allât dans la voie de l'erreur jusqu'à la révolte complète, jusqu'au schisme ... Dieu le rappela à lui avant que n'advint cet effroyable malheur".

Voilà des lignes qui attribuent à la grâce une singulière efficacité. Il est heureux pour leur auteur que Dieu ne lui ait pas fait la "grâce" de le rappeler à lui pour lui éviter d'écrire des bêtises. En fait, ce que les protestants avaient tendance à oublier au dix-neuvième siècle, tous ceux qui rompent avec Rome ou s'en écartent ne deviennent pas de ce seul fait des adeptes ou des proches de la Réforme. Lorsque quelques jansénistes, à la fin du dix-huitième siècle en Hollande iront jusqu'au schisme, ils fonderont leur propre Église et ne deviendront nullement protestants, trop de divergences les empêchaient d'envisager un tel ralliement.

Conclusion
La vision protestante de Port Royal

J'en arrive à ma conclusion. Trois points résument l'appréciation de Port-Royal qui a longtemps dominé parmi les protestants.

Premièrement, ils ont souligné la valeur spirituelle et morale de Port-Royal. L'insistance sur l'intériorité jointe à une grande exigence éthique correspond bien avec leurs propres orientations. En 1900, à la sortie d'un cours du philosophie Boutroux, le théologien protestant Auguste Sabatier écrit à propos de Pascal : il a été "pour le christianisme sérieux, intérieur, intransigeant, pour le christianisme vrai contre le christianisme politique, extérieur, contre le christianisme accommodant et facile". Toutefois, les protestants ont le sentiment que la querelle dont ils ont été les victimes a entraîné les jansénistes dans des voies tortueuses, peu dignes d'eux même, qui ont mitigé ou entaché leur intégrité, même si on doit leur accorder des circonstances atténuantes.

Deuxièmement, les protestants estiment que le jansénisme a su discerner et souligner ce qui se trouve "au cœur même de l'évangile" et qu'il a voulu une authentique réforme de l'Église. Toutefois, il s'est arrêté en route, à cause de sa doctrine de l'Église. Il a laissé se ternir, s'effacer, se corrompre la vérité dont il était porteur.

Troisièmement, et peut-être là se trouve l'une des racines les plus profondes de la fascination qu'exerce sur eux Port Royal, les protestants ont le sentiment que l'histoire du jansénisme donne raison à la leur. La déchirure ou la division de la chrétienté provoquée par la Réforme nourrit une mauvaise conscience : n'aurait-il pas mieux valu rester, ne pas sortir de l'Église, lutter pour la vérité en demeurant à l'intérieur et non en partant au dehors, en créant des églises séparées? Or Port Royal leur montre ce qui serait arrivé dans ce cas : leur vérité aurait été étouffée, la Réforme aurait échoué. L'histoire du jansénisme légitime en quelque sorte le schisme en montrant qu'il constituait un moindre mal.

Je résume ces trois points par une citation d'un professeur de théologie protestante de Neuchâtel, Augustin Gretillat qui écrit en 1894 : "Les jansénistes ne comprirent pas à temps qu'à se cramponner aux flancs d'une Église qui vous foudroie*, il y a tout à perdre, même l'honneur".

Bien entendu, les appréciations dont je me fais l'écho datent. Elles sont antérieures aux évolutions et révisions entraînées par le dialogue œcuménique qui a changé le regard que chaque confession porte sur l'autre. Elles se réfèrent à une connaissance de Port-Royal en partie dépassée et périmée par les travaux récents. Il n'empêche qu'elle traduit quelque chose d'important que nous sommes, me semble-t-il, en train de perdre, à savoir un lien vivant avec le passé, même si la vision qu'on en avait paraît quelque peu mythique aux yeux de la science historique. Il y a cinquante cinq ans, le petit lycéen protestant que j'étais avait le sentiment d'être concerné par Port-Royal. Ce n'était pas sa famille directe, mais cette histoire le touchait, lui posait des questions, l'aidait à réfléchir sur lui-même. Autour de moi, les pasteurs et plusieurs des paroissiens qui fréquentaient le presbytère de mon père n'avaient pas de mots assez durs pour stigmatiser l'ouvrage de Jacques Chevalier qui soutenait que Pascal, à la fin de sa vie, s'était écarté de Port-Royal et était revenu à la stricte orthodoxie romaine. Aujourd'hui, pour la plupart de mes étudiants, Port-Royal, qu'ils ont les moyens de beaucoup mieux connaître, est devenu une histoire étrangère, qu'ils regardent du dehors comme un objet sans se sentir existentiellement mis en cause ou interpellé par elle. Je constate qu'après 1950, il n'y a plus de vision, d'interprétation ou de lecture protestante de Port Royal. Certes, récemment deux très intéressants colloques à Montpellier en 1997, et aux Granges, en 2001 ont porté sur les relations entre jansénisme et protestantisme, mais ils l'ont fait de manière érudite, savante, et rien ne distingue les communications des protestants des autres. Je me réjouis, certes, que la science historique en se développant ait permis une approche plus impartiale, et la mise à l'écart de particularismes subjectifs. Je me réjouis que l'on sorte des préventions et des partis pris. Mais je regrette l'affaiblissement dans ce qu'on appelle le grand public cultivé, du lien personnel et intime avec le passé. Il me semble que la culture ne peut pas se borner à diffuser des connaissances, à amasser et à communiquer un savoir. Elle concerne aussi l'esprit, le coeur et l'âme. Elle implique un dialogue existentiel et spirituel, avec l'histoire dont nous héritons.

André Gounelle
Conférence 2002

Notes :

* Jansenius en 1635 dans son Mars Gallicus attaque vigoureusement la politique de Richelieu. Cf. B. et M. Cottret, "Politiques de la grâce" dans le recueil collectif qu'ils ont édités avec  M. J. Michel (ed.) Jansénisme et puritanisme, p. 96. 

* voir S. Deyon, Du loyalisme au refus, Publications de l'Université de Lille, 1976.

* B. Cottret, M. Cottret, M.J. Michel (ed.), Jansénisme et puritanisme,  p. 236.

* Voir H. Bost, Justification de la morale et morale de la justification in B. Cottret, M. Cottret, M.J. Michel (ed.), Jansénisme et puritanisme,  p. 119.

* Allusion probable aux gravures anti-jansénistes du dix-septième siècle intitulées "Le jansénisme foudroyé"

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot