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La connaissance de Dieu
d'après les textes normatifs
du protestantisme réformé

 

En 1993, le Professeur Michel Peronnet avait choisi comme thème pour le huitième colloque Jean Boisset : "Catéchismes et confessions de foi". J'avais envisagé d'y présenter une communication qui comparerait ce que disent sur la connaissance que l'on a Dieu des catéchismes et de confessions de foi du courant réformé. Après en avoir parlé avec le Pr. Peronnet, et sur son conseil, je me suis orienté vers un autre sujet de communication, que je lui avais également proposé : "Statut et autorité des confessions de foi réformées". Je reprends ici le projet auquel je n'avais pas donné suite en 1993 pour ce volume d'hommage envers un collègue que j'ai beaucoup apprécié et envers qui j'éprouve une grande reconnaissance.

J'ai choisi d'étudier la Confession de foi de La Rochelle, le Catéchisme de Heidelberg, et la Confession helvétique postérieure. Pourquoi ces trois textes? D'une part, parce qu'ils appartiennent tous les trois à ce qu'on peut appeler la "seconde génération réformée", celle que dominent Calvin à Genève et Bullinger à Zurich. Après les "fondateurs" (Zwingli, Oecolampade; Farel et quelques autres), cette seconde génération s'efforce de structurer de manière systématique la théologie réformée, en la distinguant du catholicisme, du luthéranisme et de ce qu'on appelle les courants "radicaux" (anabaptistes, illuministes et antitrinitaires). D'autre part, parce qu'il s'agit des textes les plus prestigieux, les plus connus et les plus cités parmi les écrits symboliques réformés. Par "symboliques" il faut entendre représentatifs. Ces textes expriment non pas les idées de tel ou tel théologien réformé, mais les convictions des églises réformées qui les ont adoptés officiellement (celles de France, du Palatinat et de Suisse). Les réformés s'y réfèrent constamment aux seizième et dix-septième siècles, et les néo-calvinistes ou les néo-réformés du vingtième siècle s'en réclament. Y a-t-il entre ces textes une réelle unité ou constate-t-on des divergences importantes? Autrement dit, le courant réformé est-il un ramassis d'opinions diverses ou présente-t-il une cohérence et une cohésion? Nous allons tenter d'apporter un élément de réponse, en nous limitant à la doctrine de Dieu, ou plus exactement de la connaissance de Dieu.

Présentation des trois textes.

Ces trois écrits ont été rédigés à quelques années d'intervalle, le premier en 1555 (mais il ne sera "officialisé" qu'en 1571 au Synode de La Rochelle), le second en 1563, et le troisième en 1561 (mais il n'est publié qu'en 1566).

La Confession de La Rochelle (dite Gallicana), le plus ancien de nos textes, a été pensée en fonction de la situation de la France, marquée par l'affrontement entre catholiques et réformés. Elle dépend fortement de Calvin, même si des modifications ont été apportées par le synode à la rédaction qu'il avait proposée. Elle comporte quarante articles assez brefs (les plus longs font une vingtaine de lignes). On peut y distinguer un plan en six parties (mais tout découpage est discutable). La première partie (articles 1 à 5, ceux remaniés par le synode par rapport à la rédaction de Calvin) définit le "fondement de la foi" (pour reprendre une expression de Roger Mehl); la seconde partie (articles 6 à 8) porte sur la doctrine biblique de Dieu; la troisième (articles 9 à 11) parle du péché; la quatrième, (articles 12 à 28) traite du salut en Jésus Christ, et la cinquième (articles 25 à 38) de l'église et des sacrements. Ces deux parties sont nettement plus longues que les autres, et elles occupent à peu près autant d'espace l'une que l'autre. Enfin les magistrats, ou "les pouvoirs publics" comme le dit Pierre Marcel, font l'objet de la sixième partie (articles 39 et 40).  

Le Catéchisme de Heidelberg pour sa part, s'inscrit dans le contexte du Palatinat que son prince électeur Frédéric III, dit Frédéric le pieux, vient de faire passer d'une foi de type luthérien à une foi de type réformée et qu'il veut doter d'un écrit de référence pour l'enseignement religieux et la prédication. La différence entre les deux grandes branches du protestantisme constitue un arrière fond important de ce texte. Il reste, cependant, plus sous-entendu que nettement exprimé. En effet, jusqu'en 1648, seuls le luthéranisme avec la Confession d'Augsbourg et le catholicisme sont légalement reconnus dans l'Empire germanique. Il importait donc pour les réformés, tout en indiquant leur différence, de ne pas se démarquer trop visiblement des luthériens. Le catéchisme, rédigé par quelques hommes qui, pour la plupart, se situent dans la ligne de la théologie de Mélanchthon et de celle de Bullinger, comprend 129 questions. Selon l'usage que l'on en fait, on les répartit soit en neuf soit en cinquante deux sections. Le plan général comporte trois parties. La première assez brève traite du péché et de la misère de l'homme; la seconde, la plus développée, porte sur le salut en Christ, et la troisième sur la vie chrétienne. Entre parenthèses, les sacrements sont abordés dans la seconde partie, celle sur le salut, et non dans la troisième sur la vie chrétienne, ce qui est plus luthérien que réformé. Pour les réformés, en effet, les sacrements ont une valeur pédagogique et ne véhiculent pas le salut ou la grâce. Par contre, le décalogue est commenté dans la troisième partie, ce qui est plus réformé que luthérien. Pour les luthériens, la loi sert à rendre conscient l'homme de son péché et de sa radicale insuffisance devant l'exigence de Dieu; elle ne donne pas de règles pour la vie chrétienne, comme le pensent les réformés. La divergence porte sur ce qu'on appelle "le troisième usage de la loi" nié par les luthériens, affirmé par les réformés (sans que la différence soit toujours très tranchée sur ce point entre les deux confessions).

La Confession helvétique postérieure a été rédigée à Zurich par Bullinger, le successeur de Zwingli. Quand il l'écrit en 1561 ou 1562, semble-t-il, et lorsqu'il la remanie en 1564, au cours d'une épidémie de peste, Bullinger pense d'abord aux zurichois. Il entend laisser à son église, après sa mort, une sorte de testament spirituel et théologique. Cependant, en 1566, Bullinger rend public ce texte en l'envoyant à l'électeur palatin Frédéric III et en le proposant en même temps aux églises suisses en quête d'une confession commune ayant une certaine envergure. Si je puis ainsi m'exprimer, il destine alors l'helvétique postérieure aussi bien à l'exportation qu'à la consommation intérieure. Dans le contexte du Palatinat, elle vise à prouver aux luthériens, qui en doutent, l'orthodoxie des réformés, ce qui implique un ton irénique à leur égard et feutre la polémique sans la supprimer. L'helvétique postérieure connaît un très grand succès en Suisse, où elle a été en vigueur jusqu'au dix-neuvième siècle, et la plupart des Églises réformées d'Europe l'acceptent, l'approuvent ou l'adoptent. Elle comprend trente chapitres de plusieurs pages chacun. Il s'agit donc d'un texte plus long et développé que les deux écrits précédents (cent neuf pages dans l'édition de Labor et Fides, contre quarante-trois pour le Catéchisme de Heidelberg et douze pour la Confession de La Rochelle). Contrairement à J. Courvoisier, je n'y discerne pas un plan qui suit l'ordre du symbole des apôtres. Il se rapproche plutôt, à mon sens, de celui de l'Institution de la religion chrétienne de Calvin. Après deux chapitres d'introduction sur l'Écriture et son interprétation, la Confession traite d'abord de Dieu (chapitre 3 à 7), puis de l'homme et de son salut (articles 8 à 16), ensuite de l'église (articles 17 à 29, et termine par un article sur le magistrat (au sens du gouvernement civil).

Le point de départ

Quand on compare les trois textes, un premier constat s'impose. Ils n'entrent pas en matière de la même manière. Leurs commencements ne se ressemblent pas. Cette différence paraît théologiquement significative. Elle traduit des dominantes, des priorités ou primautés et manifeste des préoccupations qui ne sont pas identiques.

1. Le premier article de la Confession de La Rochelle appelle deux remarques.

- D'abord, ila un vocabulaire et un contenu qui évoquent fortement le langage et la conceptualité de la philosophie traditionnelle, même s'il commence par un "nous croyons et confessons" très religieux. Il esquisse, en effet, une description de l'être de Dieu qui se réfère certes à des versets bibliques (parfois, d'ailleurs, bien peu probants), mais qui énumère des notions ou des catégories qui reprennent, en gros, celle de l'ontologie scolastique : l'essentialité, la simplicité, l'unicité, la spiritualité, l'éternité, l'invisibilité, l'immutabilité, l'infinité, l'ineffabilité, l'incompréhensibilité, la plénitude de puissance, de sagesse, de justice, de bonté et de miséricorde. Bien que les derniers termes impliquent des relations, on définit bel et bien l'en-soi de Dieu et si on remplace le "nous croyons et confessons" initial (nous croyons "qu'il y a un seul Dieu, qui est une simple essence spirituelle, éternelle, invisible, immuable, infinie....") par un "nous appelons" ("nous appelons Dieu une simple essence spirituelle, éternelle, etc..."), on ne se trouve pas très loin des propositions qui ouvrent l'Éthique de Spinoza. Je ne prétends pas que ce premier article soit philosophique (le "nous croyons et nous confessons" du début est, à cet égard, déterminant), mais je remarque que ses propositions ont un ton, une allure qui les rapproche de la philosophie.

 - La seconde remarque a peut-être plus d'importance que la première. Cet article opère un décentrement radical de l'être humain. On ne part pas de ses questions et de ses besoins, de sa condition, mais de ce qui vient en premier dans l'ordre de l'être. Au commencement ou au principe, qu'y a-t-il? Dieu, qui est vraiment souverain, qui ne dépend de rien, pas même de l'Écriture. L'être de Dieu précède sa parole et s'impose en dehors d'elle. Toutes choses doivent se situer par rapport à lui, mais on ne veut pas le situer à partir et en fonction de quelque chose qui ne soit pas lui. On le pose et on l'affirme d'emblée, dans son aséité, et on ne parle qu'ensuite de ses manifestations. On ne le confesse pas effectivement, on ne croit pas vraiment en lui, on ne rend pas justice à ce qu'il est réellement, si on ne part pas de lui, et de lui seul. On a une démarche rigoureusement théocentrique. R. Mehl la rapproche assez justement, me semble-t-il, de celle du Proslogion d'Anselme de Cantorbery où se mêlent adoration et réflexion, foi et philosophie, et où on ne veut utiliser rien d'autre que Dieu pour poser Dieu (c'est l'argument dit ontologique).

Mon commentaire force un peu le trait, lui donne une ampleur peut-être excessive. Il n'en demeure pas moins que le trait existe bel et bien, et qu'il mérite qu'on le souligne. On le rencontre également dans la Confession des Pays-Bas (dite Belgica de 1561) qui, en fait, se calque sur la Confession de La Rochelle. Il y a quelque chose d'analogue dans la Confession écossaise (dite Scotica, de 1560)mais en beaucoup moins net. On pourrait mentionner aussi certains accents de Zwingli qui vont dans le même sens. Par contre, on est très loin du début de l'Institution de la Religion chrétienne, avec son fameux "théologoumène" : "la connaissance de Dieu et de nous sont choses conjointes". Ici, on a une connaissance de Dieu qui est antérieure et qui n'est pas liée à celle de l'homme.

2. Il en va tout autrement avec le Catéchisme d'Heidelberg. Dès les premières questions, il se situe du point de vue du croyant : "quelle est ton unique consolation?", "que dois-tu savoir?". Certaines demandes ont une formulation encore plus significative à cet égard : "Quel profit retires-tu ... ?", "À quoi te sert-il de croire cela?". Constamment, questions après questions, le catéchisme parle de Dieu en fonction du croyant, en soulignant presque exclusivement ce que Dieu fait et représente pour lui. Par contre, il ne dit pratiquement rien de l'être de Dieu, de sa nature, de son essence, de son en-soi. Une ontologie divine, même sommaire, n'entre pas dans ses préoccupations et dans l'enseignement qu'il entend dispenser. Le plan du catéchisme souligne ce caractère foncièrement non pas anthropocentrique, mais, si j'ose ce terme, "fidélocentrique" : première partie "De la misère de l'homme"; deuxième partie : "De la délivrance de l'homme"; troisième partie : "De la reconnaissance". On met fortement ici l'accent sur l'homme et plus précisément sur l'homme chrétien que le salut fait passer de la misère à la reconnaissance. De manière anachronique et quelque peu exagérée, on pourrait dire que le Catéchisme d'Heidelberg se présente non pas comme un exposé dogmatique, mais comme une Glaubenslehre, une doctrine de la foi, plus précisément une description de ce que doit être la vie de la foi. On a là une démarche de type non pas essentialiste, mais existentiel, ce que souligne fortement la rédaction des questions en "tu" et des réponses en "je"; elle se poursuit assez systématiquement tout au long du catéchisme, avec certes, de temps en temps, des exceptions.

On pourrait objecter que les éléments que je viens de relever tiennent au fait qu'il s'agit d'un catéchisme, et non d'une confession de foi, qu'ils s'expliquent plus par le genre littéraire que par une intention théologique. C'est en partie vrai, mais je crois qu'il y a plus. La comparaison avec le Catéchisme de Genève (1545) me semble le montrer. Ce catéchisme commence ainsi : "quel est la principale fin de la vie humaine? Quel est le souverain bien des hommes? Quelle est la manière de bien honorer Dieu?". Ces interrogations générales appellent des réponses qui énoncent des vérités universelles. Elles font contraste, par leur forme, avec les questions personnelles, individuelles du catéchisme d'Heidelberg: "Quelle est ton unique consolation? Que dois tu savoir?", qui obligent le catéchisé à s'engager, à se mettre lui-même en cause : "j'appartiens à Jésus Christ, mon fidèle sauveur, ...il me garde. .., il m'assure ..., je suis délivré ..., je dois reconnaissance". Quand le Catéchisme de Genève devient le plus existentiel, il utilise le "nous", alors que le "nous" apparaît dans le Catéchisme d'Heidelberg pour ce qui relève le plus d'une vérité générale. Si dans bien des catéchismes, la rédaction en "je" et "tu" correspond à un artifice ou à une fiction littéraire, ici elle me semble essentielle, fondamentale. Elle tient à la visée même des auteurs et au contenu du catéchisme.

De même que pour la Confession de La Rochelle, j'en suis conscient, mon commentaire force le trait, l'exagère pour mieux le faire apparaître. Il existe cependant, et, à mon sens, il traduit l'influence de la piété de Bullinger, et aussi de l'existentialisme de Mélanchthon. Comment ne pas évoquer la célèbre phrase de la préface de Loci communes de 1521 : "Connaître le Christ, c'est éprouver ses bienfaits, et non pas savoir ce que l'on dit de ses natures et du mode de son incarnation"?

3. La Confession helvétique postérieure, pour sa part, commence avec les Écritures ou avec l'Écriture (elle emploie indifféremment tantôt le pluriel tantôt le singulier). Elle s'accorde ici avec le projet de rédaction que Calvin avait proposé au synode de 1559 et qui est devenu, après modification précisément sur ce point, la Confession de foi de La Rochelle.

La Bible est, selon le titre du chapitre premier de la Confession helvétique postérieure, repris par la phrase qui ouvre ce chapitre, "vraie parole de Dieu". Alors que la Confession de La Rochelle pose Dieu (article 1) avant de mentionner la manière dont il se manifeste (article 2), alors que la Confession écossaise ne traite de l'Écriture qu'à l'article 19, dans la section sur l'église, après avoir expliqué les différents thèmes du credo, la Confession helvétique postérieure part au contraire de la manifestation de Dieu (chapitres 1 et 2), et parle après de Dieu et de ses œuvres (chapitre 3 et suivants). Au commencement, ou au principe de la foi, elle pose non pas l'être de Dieu, mais sa révélation. Pour sa part, le Catéchisme d'Heidelberg ne développe pas d'enseignement particulier sur la Bible. Il se réfère sans cesse à elle, cite des versets à l'appui de chaque affirmation, mais, comme d'ailleurs, la Confession d'Augsbourg et à la différence du Catéchisme de Genève (bien qu'il en soit parfois fort près, en particulier par la manière dont il parle de l'évangile dans les questions 19 et 22), il ne consacre pas une question ou un article à son autorité. Il met concrètement, pratiquement en œuvre l'autorité des Écritures; il n'en fait pas l'objet d'une affirmation explicite. L'helvétique postérieure est de nos trois textes celui qui affirme le plus clairement un bibliocentrisme et, à cet égard, il se situe bien dans la ligne zurichoise, puisque, comme l'écrit H. Strohl, "Zwingli a été le premier à faire du principe scripturaire l'article fondamental".

La comparaison avec la Confession de La Rochelle et le Catéchisme de Heidelberg conduit à faire deux remarques :

- Premièrement, quand la Confession helvétique postérieure parle de Dieu, au chapitre 3, elle énumère, comme la Confession de La Rochelle des notions qui viennent de l'ontologie scolastique. Elle a, cependant, une tonalité philosophique moins marquée pour trois raisons. D'abord, parce qu'ont précédé deux chapitres sur l'Écriture. Ensuite, parce que tout de suite elle parle de la création et de la trinité, alors que ces deux thèmes n'interviennent dans le texte de la Confession de La Rochelle qu'aux articles 6 et 7, donc bien après la définition initiale de Dieu. Enfin parce que les caractérisations de Dieu sont plus relationnelles dans la Confession helvétique postérieure et plus ontologique dans l'article premier de la Confession de La Rochelle. Ce n'est pas tout à fait la même chose d'affirmer, avec La Rochelle, que Dieu est une seule et simple essence, et de déclarer, comme le fait l'helvétique postérieure, qu'il y a un seul Dieu en essence et nature.

- Deuxièmement, si le Catéchisme d'Heidelberg insiste sur le lien existentiel avec le Christ et ne traite pas explicitement de l'autorité des Écritures, par contre il mentionne à plusieurs reprises la prédication de l'évangile, en lui donnant un rôle important. Ainsi, la question 65 déclare : "Le Saint Esprit produit dans nos cœurs la foi par la prédication du saint Évangile"; la question 98 affirme que "Dieu veut instruire son église...par la prédication vivante de sa parole"; la question 83 souligne que la prédication de l'évangile est l'un des deux moyens par lesquels "le Royaume de Dieu est ouvert aux croyants". Or le premier chapitre de la Confession helvétique postérieure établit un lien étroit entre Écriture et prédication, il en traite ensemble. Il explique que Dieu veut que sa vraie parole contenue dans les Écritures, "soit extérieurement et de vive voix prêchée". Par contre, la Confession de La Rochelle insiste bien sur la Bible, mais ne mentionne la prédication, et encore de manière rapide voire allusive, que lorsqu'elle parle de l'église, aux articles 25 et suivants, donc beaucoup plus tard.

La Confession helvétique postérieure est, par conséquent, le seul de nos trois textes à poser d'emblée et aussi explicitement la bipolarité "Écriture et prédication", que l'on considère, en général, comme l'une des spécificités de l'identité réformée.

La révélation naturelle

Comment Dieu se révèle-t-il à nous? Avons nous un savoir naturel sur lui, ou ce que nous pouvons en dire vient-il uniquement de la Bible?

1. Le second article de la Confession de La Rochelle répond que Dieu se fait connaître par deux moyens différents; il se révèle de deux manières distinctes. "Premièrement par ses œuvres, tant par la création que par la conservation et la conduite d'icelle. Secondement et plus clairement par sa parole", et il s'agit ici de la révélation biblique. Sur ce second article de la Confession de La Rochelle je fais quatre remarques.

1. D'abord, le "premièrement" et le "secondement" qui qualifient les deux révélations me paraissent avoir une portée uniquement chronologique, généalogique et non pas structurelle. Ils renvoient à une antécédence et non à une primauté, et n'impliquent pas une dépendance ou une hiérarchie. Il n'est pas, non plus, question d'un contenu différent des deux révélations (même si la biblique est plus claire). Par l'une comme par l'autre, "Dieu se manifeste tel aux hommes" (je pense qu'il faut comprendre tel qu'il est, ou en tant que tel, en tant que Dieu). Quand R. Mehl, dans son commentaire dit que la révélation biblique passe au second plan, et qu'il conviendrait de renverser l'ordre établi par cet article, il me semble qu'il lance le lecteur sur une fausse piste. D'autant plus que toute la suite de la Confession de La Rochelle se réfère à la Bible et ne fait appel nulle part à une révélation naturelle de Dieu comme première étape ou premier étage de la connaissance de Dieu; on n'a jamais recours à elle pour appuyer une doctrine ou une affirmation.

2. Ensuite, on ne trouve rien d'analogue ni dans le Catéchisme d'Heidelberg ni dans la Confession helvétique postérieure. Cette dernière n'exclut pas explicitement une révélation naturelle, mais elle n'en parle pas. Son insistance sur la suffisance de la révélation scripturaire, qui nous apprend tout ce qu'il nous est nécessaire de connaître, pourrait bien signifier que, à supposer qu'elle existe, de toutes manières, la révélation naturelle, n'a aucun intérêt, et ne mérite pas que l'on s'en soucie. En ce sens également, l'helvétique postérieure paraît plus bibliciste que La Rochelle.

3. Troisièmement, cette mention d'une révélation naturelle se rencontre dans d'autres textes contemporains du courant réformé. Il faut mentionner, d'abord, la Belgica, bien que sa dépendance de la Confession de La Rochelle la rende peu significative. Elle déclare :

 "Nous connaissons [Dieu] en deux sortes. Premièrement par la création, conduite et gouvernement du monde universel; d'autant que c'est devant nos yeux comme un beau livre auquel toutes les créatures petites et grandes servent de lettres pour nous faire contempler les choses invisibles de Dieu ... Secondement, il se donne à connaître à nous plus clairement et évidemment par sa sainte et divine parole".

La Confession de foi du chrétien de Théodore de Bèze, qui date de 1559, un an avant la Confession de La Rochelle, paraît plus intéressante. Elle mentionne les deux révélations, en soulignant que la biblique mérite une confiance supérieure à celle qu'on accorde à la naturelle :

"Nous croyons qu'il y a une seule essence divine que nous appelons Dieu. non seulement parce que la contemplation des choses naturelles nous enseigne cela, mais beaucoup plus parce que la Sainte Écriture nous le témoigne".

La Brève instruction chrétienne de Calvin, publiée en 1537 déclare au chapitre 3 (je cite d'après l'adaptation modernisée de P. Courthial) :

"Il nous faut chercher et considérer Dieu dans ses œuvres ... il ne s'agit pas de spéculations vaines et frivoles ... mais d'une chose qu'il nous est nécessaire de savoir...Nous contemplons donc en cet univers l'immortalité de Dieu ... sa puissance ... sa sagesse ... sa justice ... sa miséricorde"

Nous retrouvons quelques-uns des attributs de Dieu mentionnés dans le premier article de la Confession de La Rochelle. Calvin continue en expliquant, thème que l'on retrouve dans l'Institution de la Religion chrétienne, que notre rudesse nous rend aveugle à cette connaissance naturelle de Dieu et que nous avons donc besoin de la révélation scripturaire. Par rapport à la naturelle, la révélation scripturaire n'apparaît pas supérieure en elle-même, ni différente dans son contenu. Toutefois, notre condition pécheresse fait qu'elle est beaucoup plus opératoire; elle a, pour nous, dans notre état, une efficacité que la première n'a plus.

4. Enfin, cet article premier de la Confession de La Rochelle a été contesté et déploré durant le second tiers de notre siècle par de nombreux théologiens du courant réformé. Ils ont estimé que le synode en modifiant le texte de Calvin avait trahi un élément essentiel de la Réforme et ouvert la voie à d'éventuelles et dangereuses déviations. Cette appréciation reflète les débats autour des thèses de la théologie dialectique et d'une interprétation barthienne de Calvin, beaucoup plus qu'elle ne correspond à la situation théologique du seizième siècle. En tout cas, comme Richard Stauffer l'a montré, la modification ne trahit pas la pensée de Calvin. La théologie réformée classique ne se caractérise pas par une concentration christologique exclusive

La révélation scripturaire

J'ai déjà signalé que le Catéchisme d'Heidelberg ne traite pas explicitement de l'autorité de l'Écriture. S'il mentionne la loi qui nous fait découvrir notre péché, et l'évangile qui apporte (lorsqu'il est prêché) la promesse du salut et la connaissance du sauveur, par contre, il ne dit rien de la Bible elle-même.

En ce qui concerne la Confession de La Rochelle, et la Confession helvétique postérieure, leurs propos sur la Bible se ressemblent énormément. Il y a quelques différences, qui ne vont jamais jusqu'à la divergence. Voyons ce qui est commun aux deux textes et ce qui ne se trouve que dans l'un d'eux.

1. D'abord, ils affirment, tous les deux, que l'autorité des Écritures ne vient pas des hommes. Elle ne résulte pas d'un accord ou d'un consentement ecclésiastique, d'une décision de conciles ou des autorités religieuses. Elle tient à ce que Dieu s'est exprimé autrefois et s'exprime encore aujourd'hui par leur moyen. Elle s'atteste par "le témoignage et la persuasion" de l'Esprit. La Confession de La Rochelle développe un peu plus ce thème, cher aux réformés. La Confession helvétique postérieure le traite plus rapidement, en y insistant moins. Il comporte évidemment une pointe polémique contre les théologiens romains pour qui l'Église certifie l'autorité de l'Écriture.

2. Deuxièmement, et là on constate une insistance égale dans les deux textes, l'Écriture nous dit "tout ce qui est nécessaire" pour notre salut, pour le service de Dieu, pour l'obéissance la foi, pour rendre "plaisante à Dieu" la vie aussi bien ecclésiale que personnelle du chrétien. Autrement dit, la Bible est complète, suffisante, et ne comporte rien d'inutile. Les connaissances, la piété, et la pratique chrétiennes doivent se référer et se soumettre à elle. Nous n'avons pas besoin d'autres autorités qu'elle, et il ne faut rien lui ajouter ni lui retrancher.

3. Troisièmement, les deux Confessions (et il en va de même pour la Scotica) ne rejettent nullement les textes ecclésiastiques et ceux de la tradition. Ils estiment qu'ils peuvent être utiles. Toutefois ces autres écrits, s'ils apportent une aide, ne font pas autorité. Ils sont soumis et subordonnés à la Bible qui permet de les juger, de les évaluer. Nous ne méprisons pas, écrit la Confession helvétique postérieure, "les interprétations des saints pères", mais elle précise aussitôt : "nous ne recevons [aucun] autre juge en la cause de la foi que Dieu seul, prononçant par ses Écritures ce qui est vray ou faux, ce qu'on doit suivre et fuir". La Confession de La Rochelle va dans le même sens :

"Ni l'antiquité, ni les coutumes, ni la multitude, ni la sagesse, ni les jugements, ni les arrêts, ni, les édits, ni les décrets ni les conciles, ni les visions, ni les miracles ne doivent être opposés à icelle Écriture sainte. Ainsi, au contraire toute choses doivent être examinées, réglées et réformées selon icelle. Et suivant cela, nous avouons les trois symboles à savoir des Apôtres, de Nicée et d'Athanase parce qu'ils sont conformes à la parole de Dieu.

Ces textes posent la Bible très nettement comme norma normans, règle suprême à laquelle on subordonne le reste. Il y a là un retournement par rapport à la problématique catholique. Il n'appartient pas à la tradition de déterminer la bonne interprétation de la Bible. Il ne revient pas aux symboles et décisions conciliaires d'en donner ou d'en indiquer le sens véritable. À l'inverse, la Bible permet de mesurer la valeur de la tradition. Elle teste, évalue, vérifie les symboles.

Les verbes employés dans l'avant dernière phrase du texte cité plus haut ("toutes choses doivent être examinées, réglées et réformées selon icelle") orientent vers la logique de la reformatio, dominante chez les luthéro-réformés qui insistent sur la fonction critique de la Bible. Ils s'éloignent de la logique de la restitutio, chère aux radicaux qui veut ressusciter l'Église du Nouveau Testament et ne faire que ce qui est explicitement commandé ou attesté par le texte biblique.

4. Quatrièmement, la Confession helvétique postérieure souligne que l'Écriture n'a pas besoin d'une instance extérieure qui en dirait le sens. Elle s'interprète elle-même, de manière "droite et naïve" (nous dirions "juste et évidente"). Faire de l'Écriture son propre interprète signifie trois choses : d'abord, l'étudier en tenant compte de "la propriété de la langue" originale; ensuite situer chaque texte dans son contexte historique, le considérer "selon les circonstances"; enfin, comparer les textes entre eux (principe dit de "l'analogie de la foi"). La Confession helvétique postérieure reprend le souci exégétique de Zwingli, souci absent de la Confession de La Rochelle.

5. Enfin, il faut noter le rapport entre écrit et oral. L'article 2 de la Confession de La Rochelle signale que la parole de Dieu a pris d'abord la forme d'oracles (autrement dit, de discours parlé, prononcé) et qu'ensuite elle a été consignée, rédigée dans les livres qui constituent la Bible. Il y a antécédence de l'oral sur l'écrit. Si l'helvétique postérieure n'évoque pas cet état de la parole de Dieu antérieur à l'Écriture, par contre son premier chapitre établit, ce que ne fait pas la Confession de La Rochelle, un lien étroit entre Écriture et prédication. L'Écriture se prêche, elle nous atteint ordinairement de cette manière (je dis "ordinairement", car l'helvétique postérieure mentionne la possibilité d'une illumination directe sans parole externe). Le prédicateur annonce et ses auditeurs reçoivent la "vraie parole de Dieu". La Confession de La Rochelle parle donc de la parole qui précède l'Écriture, qui en est l'origine, la source et l'helvétique postérieure de celle qui la suit, qu'elle suscite.

Conclusion

Que conclure de cet examen? Il a permis de constater des différences sensibles entre les trois textes considérés. Toutefois ces différences ne vont jamais jusqu'à l'incompatibilité ou la contradiction. Il y a diversité d'approches, d'accentuations et de préoccupations, mais pas vraiment de désaccord. J'ajoute que j'ai le sentiment d'avoir traité de la question sur laquelle les différences sont les plus grandes. On en trouve beaucoup moins à propos de la christologie, de la sotériologie et des sacrements. La cohérence réformée n'exclut donc pas une pluralité, au demeurant assez limitée.

André Gounelle
Publié in J. Fouilleron et H. Michel,
Mélanges à la mémoire de Michel Peronnet,
Université de Montpellier 3, 2006.

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot