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Calvinisme et jansénisme
Les grandes structures doctrinales

 

L'essence et l'existence

Quelle est l'essence du calvinisme et celle du jansénisme?

En 1903, dans un article qui a fait date*, Ernst Troeltsch a magistralement démontré que lorsqu'on tente de définir l'essence d'un phénomène ou d'un mouvement historique, quelles que soient l'érudition et la sagacité que l'on mette en œuvre, on tombe forcément dans le contestable, l'arbitraire et le subjectif. Aucune méthode, si rigoureuse soit-elle, ne permet d'échapper aux approximations, aux simplifications, voire aux déformations. On le vérifierait aisément avec ces nébuleuses polymorphes, évolutives, aux frontières floues, que sont le calvinisme et, peut-être encore plus, le jansénisme. Les meilleures définitions que l'on peut en proposer restent défectueuses. Comme, à la suite de Max Weber, l'a noté Lucien Goldmann, les essences ou les types ne coïncident jamais exactement avec la réalité concrète. Il n'existe pas de calvinisme ni de jansénisme à l'état pur.

Dans leur cas, la difficulté s'accroît encore du fait que l'un et l'autre nient énergiquement posséder une essence propre et se distinguer par des traits spécifiques. Ils ne se comprennent pas ni ne veulent qu'on les présente comme une école théologique, un courant de spiritualité, un parti ecclésiastique, ou une "opinion probable" parmi et à côté d'autres. Ils entendent seulement incarner le christianisme dans sa vérité et son authenticité, sans adjonction ni précisions complémentaires. Les calvinistes et les jansénistes récusent les qualificatifs qu'on leur attribue; ils déclarent n'enseigner ni ne pratiquer autre chose que l'évangile commun à tous les chrétiens. Leur universalité chrétienne de principe ne devient identité confessionnelle particulière qu'à cause des déformations que certains font subir au message évangélique ou à l'enseignement catholique, tout en s'en réclamant. Seules les aberrations de leurs  adversaires les sortent de l'anonymat, leur donnent une physionomie et leurs confèrent une étiquette. D'une certaine manière, leur existence contredit leur essence. Ou, plus exactement, ils existent paradoxalement, malgré eux, contre leur nature profonde, à cause de la crise qui exige que l'on se batte pour maintenir le christianisme dans la chrétienté. Calvinisme et jansénisme ne veulent pas être une branche du christianisme, mais le christianisme tout court; tout court c'est à dire ni trop court, mutilé par exemple de ses exigences, ni non plus allongé ou mélangé comme ces cafés qui ont l'apparence, mais pas la substance du véritable café. Leur attribuer une doctrine propre ou une spiritualité particulière revient à leur enlever ce qu'il y a de plus profond en eux : leur conscience de ne pas avoir d'essence ou d'identité autre que chrétienne, d'être uniquement des témoins et des défenseurs de l'évangile dans sa pureté et sa radicalité.

Pour esquisser cette périlleuse et délicate comparaison entre ces deux mouvements qui ont pour ambition et projet de ne pas se distinguer, de se confondre avec le christianisme en général, je m'en tiendrai à deux livres emblématiques, à savoir l'Institution de la Religion chrétienne de Calvin et l'Augustinus de Jansénius, tout en ayant conscience que le calvinisme ne se réduit pas plus à l'Institution que le jansénisme à l'Augustinus. Ces deux livres présentent des différences formelles considérables ; je ne crois pas être partial ou partisan en trouvant que l'Institution a un style et un souffle supérieurs à ceux de l'Augustinus, dont on comprend rapidement dès qu'on l'ouvre qu'il soit plus connu que lu. En tout cas, ils ont en commun d'être non pas, certes, le seul écrit de leur auteur, mais l'ouvrage de toute leur vie. De 1536 à 1564, Calvin ne cesse de reprendre l'Institution, de la compléter, de la remanier et de la corriger, au travers d'éditions successives (la dernière étant posthume), un peu comme Montaigne le fait pour les Essais. Quant à Jansénius, il a longuement, pendant vingt-deux ans, écrit-il, élaboré avec patience et persévérance l'Augustinus qui ne paraît que quelques mois après sa mort, comme si l'achèvement de cette œuvre marquait la fin d'une vie parvenue à son terme, parce qu'ayant atteint son but et accompli sa mission. Bien des choses séparent le Réformateur de Genève de l'évêque d'Ypres. Cependant, l'un et l'autre sont de grands lecteurs de saint Augustin que Calvin cite plus de trois mille fois dans l'Institution et dont Jansénius se veut le fidèle interprète. Plus et mieux que toute influence supposée ou réelle du premier sur le second, cette dépendance commune explique l'existence de quantité de proximités et de parentés entre leurs œuvres. En gros, dans une approche typologique au caractère inévitablement approximatif et simplificateur, on peut dire que ces deux ouvrages exposent et défendent une compréhension radicale de la révélation et de la grâce, radicale signifiant ici l'exclusion de tout autre élément. Seul Dieu sait parler de Dieu; aucune source complémentaire ne permet de le connaître ni de le comprendre; en dehors de la révélation, on ne rencontre qu'erreurs et ténèbres. Seul Dieu effectue le salut, aucun mérite, aucun effort de notre part n'y contribue, car en dehors de la grâce, il n'y a que péché.

Voyons successivement ces deux points.

La radicalité de la révélation

Je commence par la révélation. Toutes les théologies chrétiennes, y compris les plus rationalistes et les plus humanistes, entendent se fonder sur la révélation divine. Nous ne connaissons Dieu que parce qu'il se manifeste, intervient, parle et agit dans l'histoire humaine. S'il restait passif, oisif et silencieux, nous n'aurions aucun moyen de le découvrir; nous ne pourrions rien en dire. Il nous serait caché et nous resterait inconnu, comme cette divinité à laquelle, d'après le chapitre 17 du livre des Actes des Apôtres, les athéniens avaient dressé un autel. La théologie chrétienne dépend d'un acte et d'une parole qui viennent de Dieu, dont il a l'initiative.

Calvinisme et jansénisme se montrent, ici, radicaux en  concentrant la révélation dans les Écritures sacrées et en refusant de la chercher ailleurs. Dieu se manifeste certes, dans la nature et dans l'âme ou dans le cœur humains. Il s'y rend sensible, mais, j'y reviendrai dans un instant, il ne nous y livre pas vraiment un savoir sur lui-même. La raison et l'intuition, la philosophie ou l'expérience nous font découvrir quantité de choses justes sur le monde; par contre, elles n'apportent pas une science autonome, même auxiliaire et complémentaire, sur Dieu. Il n'est pas question de les disqualifier complètement, même en matière de religion. Elles peuvent et doivent servir d'instruments, pour comprendre ou pour interpréter justement les écrits révélés. Toutefois, elles ne constituent ni une source indépendante, ni une instance critique. Elles n'ont de valeur que si elles sont totalement subordonnées et entièrement soumises aux documents de la révélation.

Ainsi, dans les premiers chapitres du livre 2 de l'Augustinus, Jansénius explique que la théologie se fonde sur la mémoire, l'autorité et la tradition. Elle procède par citations, non par raisonnements. Une référence l'emporte pour elle sur les plus fines et les plus fortes argumentations. Elle doit laisser de côté les subtilités d'une scolastique qui verse dans le pélagianisme parce que la métaphysique aristotélicienne l'imprègne et l'égare. Pour Calvin, l'être humain a une connaissance de Dieu "naturellement enracinée en son esprit" et "la puissance de Dieu reluit en la création et au gouvernement continuel du monde"*. Toutefois, le péché étouffe et corrompt le savoir de Dieu qui tient à notre nature et il fait de nous des aveugles qui ne discernent pas ou des malvoyants qui discernent à peine la lumière du jour. C'est pourquoi Dieu nous a donné l'Écriture comme "guide et maîtresse". Elle nous fournit les "registres authentiques" de la vérité divine. "Nul ne peut avoir seulement un petit goût de saine doctrine, écrit Calvin, ... l'entendement humain ... ne peut en aucune façon parvenir à Dieu" à moins de se mettre à "l'école de l'Écriture sainte". La Bible nous apprend à la fois qui est Dieu et ce que nous sommes. C'est d'elle que nous devons tirer toute notre théologie, qui n'a pas d'autre source, d'autre référence et d'autre norme qu'elle.

Cela ne signifie nullement que la foi se réduit à un intellectualisme scripturaire, pour qui le croyant aurait seulement besoin d'étudier les Écritures. Elles sont nécessaires, mais pas suffisantes. Pour rencontrer le Dieu vivant, il faut aussi autre chose: sa présence active dans nos vies, ce que Calvin appelle le témoignage intérieur de l'Esprit*. Jansénius parle de "la charité enflammée" qui "purifie et illumine le cœur de l'homme et lui fait pénétrer les secrets de Dieu contenues dans l'écorce des Écritures sacrées"*. Ainsi, la flamme de la charité et la lumière de la connaissance "s'excitent et s'engendrent" mutuellement et conduisent l'âme à la plénitude de la foi. Pour reprendre les catégories de la scolastique calvinienne*, les Écritures nous font connaître intellectuellement le verbum Dei, le discours de Dieu, mais non percevoir existentiellement la vox Dei, la voix de Dieu. Pour entendre et recevoir sa parole, le verbum, que l'on trouve dans la Bible doit se conjoindre avec la vox que fait entendre l'Esprit. Le verbum  sans la vox  ne nous saisit pas ni ne nous transforme; il peut bien faire des docteurs, à la science "frivole et inutile" écrit Jansénius, deux mots que Calvin emploie également, mais pas des croyants, pas de véritables théologiens. A l'inverse, se référer à la vox indépendamment du verbum fait tomber dans cet illuminisme qui confond nos émotions et intuitions avec la révélation. Dieu est à la fois véritable et vivant, véritable si on le connaît par les Écritures, vivant quand il se rend sensible au cœur. La piété féconde l'étude du texte de la révélation et l'étude de ce texte nourrit la piété. Si l'un des deux éléments lui manque, la théologie se fourvoie.

À côté de cette similitude de structures entre Calvin et Jansénius, on constate une différence importante. Pour le Réformateur de Genève, les Écritures qui font autorité sont uniquement celles de l'Ancien et du Nouveau Testament. Pour l'évêque d'Ypres, elles comprennent également les Pères de l'Église, elles s'étendent à la tradition. Il faut se garder, ici, des simplifications abusives et caricaturales qui ont eu cours dans les controverses entre catholiques et protestants. Calvin ne nie nullement la valeur théologique et l'intérêt spirituel de la tradition*. Il s'y réfère abondamment, et déclare qu'on ne doit s'en écarter qu'après de mûres réflexions, en s'entourant de nombreux avis, lorsque de bonnes et solides raisons nous y contraignent. Il ne méprise, ni ne négliger la tradition. Il voit en elle un auxiliaire utile de la révélation et un commentaire précieux pour bien comprendre l'enseignement biblique. Toutefois, elle n'est pas habilitée à en déterminer le sens. On doit toujours confronter l'interprétation qu'elle en propose avec le texte biblique; l'exégèse l'examine, l'évalue; la confirme ou l'infirme. De son côté, Jansénius ne met pas les Pères sur le même plan que la Bible. Il affirme nettement sa supériorité et sa prééminence. Même s'il tend parfois à donner aux écrits de saint Augustin une autorité comparable à celle de la Bible, il ne l'en déclare pas moins "le premier après les écrivains canoniques" et estime qu'il a tiré de saint Paul sa doctrine. Jansénius ne conteste nullement le primat de la Bible sur la tradition. Toutefois, il estime que la tradition indique le sens exact des écrits bibliques et que l'Église décide de leur juste interprétation. Il se situe dans la ligne du Concile de Trente*. qui décrète :

“Personne dans les matières de foi ou de mœurs qui font partie de l’édifice de la doctrine ne doit, en se fiant à son jugement, oser détourner l'Écriture sainte vers son sens personnel, contrairement au sens qu’a tenu et que tient notre mère, la sainte Église à qui il appartient de juger du sens et de l’interprétation véritable des saintes Écritures...ni non plus interpréter cette sainte Écriture contre le consentement unanime des Pères”

Cette formulation fait contraste avec celle de la Confession reformée de La Rochelle* (1559-1571), rédigée à partir d’un projet dû à Calvin, qui déclare :

"Ni l'antiquité, ni les coutumes, ni la multitude, ni la sagesse, ni les jugements, ni les arrêts, ni les édits, ni les décrets, ni les conciles, ni les visions ni les miracles ne doivent être opposés à ... l'Écriture Sainte ...a u contraire toutes choses doivent être examinées, réglées et réformées selon icelle".  

Ce qu'en 1688, le genevois François Turretini* commente ainsi :

"L'autorité [des enseignements] de l'Église doit être grande ...; elle reste cependant inférieure à l'autorité de l'Écriture. Celle-ci est la règle, celle-là la chose réglée ... À celle-ci il faut donner foi directement et abso­lument; celles-là doivent être jugées et crues dans la mesure où elles sont en accord avec la Parole [biblique] ".

À la lumière de ces citations, on peut dire que Calvin représente bien la manière protestante et Jansénius la manière catholique d'articuler la Bible avec la tradition. Leur proximité ne diminue pas ni n'atténue la différence confessionnelle qui les sépare.

La radicalité de la grâce.

Après la révélation et l'Écriture, prenons le second point qui porte sur la grâce et le salut. Toutes les théologies chrétiennes voient dans le salut l'œuvre de Dieu, le don de son amour. L'homme ne peut pas l'obtenir tout seul, se délivrer de son péché par ses seules forces, effacer sa culpabilité par sa piété ou ses vertus. Il a besoin du Christ. Sur ce point, l'accord est quasi général. Le débat va porter sur les conditions auxquelles Dieu accorde sa grâce : demande-t-il une participation ou une contribution à l'être humain, exige-t-il qu'il collabore à son salut par quelques mérites ou le sauve-t-il gratuitement et totalement, sans aucun concours de sa part? Pour reprendre une image que je dois à un ami hindouiste (l'hindouisme a eu aussi ses controverses sur la grâce), la situation du croyant se compare-t-elle à celle d'un chaton que sa mère prend par la peau du cou pour le mettre à l'abri de ce qui le menace, ou ressemble-t-elle plutôt à celle du petit singe qui doit s'agripper aux épaules de sa mère tandis qu'elle l'emporte loin du danger? À cette question, dont je rappelle qu'elle a déclenché la Réforme protestante, le calvinisme (sur ce point en total accord avec le luthéranisme) et le jansénisme donnent une réponse radicale; nous sommes sauvés sola gratia, à l'exclusion de toute coopération humaine. Non seulement la faiblesse naturelle de l'être humain, mais aussi la domination du péché qui nous corrompent, sans exception et entièrement, nous rendent incapables par nous mêmes de faire quoi que ce soit pour notre salut : tout doit venir de Dieu. Comme le souligne Pascal dans Le mystère de Jésus, le Christ opère le salut de ses disciples pendant qu'ils dorment, soulignant ainsi la passivité humaine. Notre conversion, c'est son affaire et notre salut son œuvre, la seule œuvre qu'il accomplisse, selon une expression de Luther, "en nous et sans nous"*.

Il s'agit là de thèmes clairement augustiniens. Dans son Traité sur la prédestination, de 1566, Calvin écrit : "Quant à saint Augustin, il s'accorde si bien en tout et par tout avec nous que s'il me fallait faire une confession en cette matière, il me suffirait de la composer de témoignages extraits de ses livres". Calvin lit aussi attentivement Luther qui, je le rappelle, avant sa rupture avec Rome, appartient à l'ordre des augustins. De son côté Jansénius, le titre de son livre l'indique bien, entend seulement exposer la doctrine de l'évêque d'Hippone. Il importe, cependant, de souligner, que de nombreux théologiens marqués par l'augustinisme dont l'influence est grande développent des thèmes semblables. Ils ne traduisent pas une affinité particulière entre Calvin et Jansénius, mais renvoient à une source et à des orientations largement partagées dans le christianisme occidental, d'autant plus qu'à travers Augustin, ces thèmes s'enracinent directement dans les textes de l'apôtre Paul. Ils ont toujours rencontré des résistances, parce qu'ils contredisent des logiques fortes et renversent l'orgueil humain. Ils n'en n'ont pas moins toujours été présents, même si on les a souvent exposés en les adoucissant, ce que ne font ni Calvin ni Jansénius.

Il y a, cependant, des désaccords, qui ne concernent pas tant sur la structure d'ensemble que certains éléments de cette structure, ainsi la manière dont la grâce agit. Dans l'évaluation qu'il fait en 1620 des canons du synode réformé tenu l'année précédente à Dordrecht, Jansénius relève la divergence la plus importante. Il s'agit de la fameuse question de la certitude du salut et de l'inamissibilité de la grâce. Pour le calvinisme, la doctrine de la prédestination crée une tranquillité et une certitude intérieures totales. En effet, déclare le canon XI de Dordrecht,

"Comme Dieu est très sage, immuable, connaissant toutes choses et tout puissant, ainsi l'élection qu'il a faite ne peut être ni interrompue, ni changée, ni révoquée, ni annihilée, et les élus ne peuvent être rejetés"

Le croyant sait que puisqu'il a été élu, choisi, son  salut se fera quoi qu'il arrive, en dépit de ses défaillances et doutes éventuels. Au dix-neuvième siècle, le pasteur calviniste César Malan disait à ses paroissiens :"c'est offenser Dieu que de le prier pour un salut qu'il a déjà accompli". Plus récemment, le romancier protestant André Chamson raconte qu'un jour, avouant à sa très pieuse grand-mère qu'il avait perdu la foi, au lieu de se désoler, comme il s'y attendait, elle lui répondit : "Cela n'a aucune importance, Dieu saura te retrouver". Du moment qu'un jour j'ai éprouvé la foi, que j'ai senti dans ma vie la grâce, celles-ci ne m'abandonneront jamais, même quand je les crois disparues ou anéanties. Au contraire, pour le jansénisme, la liberté souveraine de Dieu implique qu'il peut retirer la grâce qu'il a un jour accordée. Aussi, ne peut-on jamais avoir la certitude de son salut et il faut toujours et sans cesse prier pour qu'il l'accorde. Je ne dis pas que tous les réformés sont dépourvus d'angoisse et qu'au contraire, elle tenaille tous les jansénistes, ce serait faux. Mais on peut penser que la doctrine de la prédestination, telle que les réformés la comprennent, tend à abolir l'angoisse existentielle, alors que dans le jansénisme, elle la favoriserait plutôt. Pour le calvinisme, son salut est une affaire que Dieu a réglée et dont il n'a pas à se soucier. Pour le jansénisme, sur ce point plus proche de la sensibilité luthérienne, le salut est une affaire que Dieu règle à chaque instant et qui n'est donc jamais acquise. Cette différence théologique entraîne évidemment des spiritualités différentes, plus sereine chez les uns, plus tragique chez les autres, la première de style plutôt réformé, la seconde plus foncièrement catholique. Là aussi, la proximité n'efface pas la différence confessionnelle.

On peut, toutefois, se demander si cette question, à première vue accessoire, de l'inamissibilité de la grâce ne renvoie pas à une différence plus profonde qui porte sur la nature ou l'essence de la grâce. Pour les protestants, au moins en principe, "grâce" désigne la parole de Dieu qui me signifie mon pardon et mon salut. Cette parole ne change pas, en tout cas dans un premier temps, mon être. Elle transforme ma situation, en ce sens que Dieu décide de ne pas tenir compte de mon péché, mais ne le supprime pas. La parole qui me fait grâce ne me rend pas juste, elle me déclare juste*. Le croyant, selon une expression de Luther, est simul justus et peccator. Ensuite, dans un second temps, viendra le processus de sanctification qui change mon être. Dans le catholicisme, la grâce évoque plutôt la puissance divine qui agit en moi, m'imprègne et me fait devenir autre. La justification n'est pas un acte déclaratif avec, postérieurement, des conséquences ontologiques; elle a caractère foncièrement ontologique. Aussi, le thème du juste à qui la grâce manque et qui à cause cela tombe dans le péché a-t-il de la pertinence. Il en a moins dans la perspective protestante : Dieu ne reprend pas la parole qu'il a dite, et le juste reste toujours en même temps pécheur. Toutefois, les calvinistes utilisent le mot "grâce" à la fois pour la justification et la sanctification, ce qui brouille les choses et empêche de distinguer dans les textes un usage nettement protestant et un usage proprement catholique de ce terme.

Autres thèmes.

Je voudrais pour terminer signaler rapidement deux autres thèmes qu'une comparaison entre l'Institution et l'Augustinus ne met guère en lumière, mais qui, cependant, à la fois rapprochent et séparent profondément calvinisme et jansénisme.

Le premier thème porte sur le sacrement. Ici, comme le montre Pascal dans la seizième des Provinciales, l'opposition est radicale. Pour le jansénisme, dans la ligne du concile de Trente, le sacrement effectue, opère la présence du Christ, l'hostie est corps du Christ. Pour les réformés, le pain et le vin signalent cette présence, ils ne la donnent pas, mais, par un signe sensible, la font percevoir au communiant et aux autres fidèles. La tradition réformée, qui sur ce point se sépare de Calvin et hérite plutôt de Zwingli, se méfie de la fréquente communion, mais pour des raisons très différentes de celle d'Arnauld. Pour Arnauld, il importe de se préparer longuement à la communion parce qu'il y voit le couronnement, le point culminant  la vie chrétienne, celui où le Christ se donne à nous. Il ne faut donc pas la prendre trop souvent et à la légère, sans s'être suffisamment purifié pour se rendre digne de la venue substantielle de Dieu en nous. Pour les réformés, la communion représente un moyen pédagogique, un soutien dont nous avons besoin à cause de notre faiblesse humaine. Il ne faut pas abuser de cet instrument pour qu'il ne s'émousse pas et reste opératoire. De même que la célébration d'une fête nationale aide le sentiment d'unité d'un peuple, mais ne remplirait pas cette fonction si elle avait lieu chaque semaine, de même le sacrement, trop fréquemment pris, perd de son effet; il ne témoigne plus avec la même intensité de la présence du Christ en nous. La rareté relative de la pratique sacramentelle s'enracine chez les uns dans une logique foncièrement catholique et chez les autres dans une attitude typiquement réformée.

Le second thème que je mentionne encore plus brièvement concerne la manière chrétienne de vivre. Calvinisme et jansénisme ont en commun le refus de complaisance, d'accommodation et de compromis avec la morale, ou le manque de morale, du monde, et ils développent une éthique plutôt austère, rigoriste et puritaine. Toutefois, ils ne le font pas de la même manière. Le jansénisme favorise une rupture, un retrait, un isolement; religieuses et solitaires se séparent, se coupent du mond, et c'est ce que devraient faire tous les chrétiens. Le calvinisme préconise, au contraire, ce que Max Weber*, un "ascétisme séculier". Le chrétien est appelé à y demeurer dans le monde, à y travailler en maintenant une distance, en marquant une différence; il use du monde comme n'en usant pas pour paraphraser une formule paulinienne. Il amasse des richesses, sans en jouir. Il en résulte des comportements sociaux très différents.

J'ai conscience en présentant cette esquisse de n'avoir fait que rappeler des choses bien connues et de m'en être tenu à des généralités. Il s'agit seulement d'une introduction, banale et vite oubliée comme toutes les entrées en matière. J'espère que notre colloque permettra de préciser, de rectifier, d'approfondir tout cela et d'ouvrir peut-être de nouvelles perspectives.

André Gounelle
Chroniques de Port-Royal, 1998, Port-Royal et les Protestants

Notes :  

*  "Que signifie essence du christianisme" ?" dans Œuvres,  vol.3, Cerf et Labor et Fides, 1996.

* Institution chrétienne, Labor et fides, l. l, ch. 4 et 5.

* Institution, l.1, ch.7, § 4 et 5

* Augustinus, l. 2, ch. 7.

* Cf. G. Bédouelle et B. Roussel, Le temps des Réformes et la Bible, Beauchesne, p.311.

* Voir M. Réveillaud, "L'autorité de la tradition chez Calvin", Revue Réformée, 1958, n°34.

* Quatrième session de 1546; traduction de G.Dumeige, La foi catholique, l'Orante, p.82.

* Confessions et catéchismes de la foi réformée, Labor et fides, p.116.

* cité d'après P. Maury, "L'unité de l'Eglise au XVI° siècle et aujourd'hui", Foi et vie, mars-avril 1959.

* M. Luther, Œuvres, Labor et Fides, vol. 2, p.205.

* P.Mélanchthon, Apologie de la Confession d'Augsbourg, § 143, in A. Birmelé et M. Lienhard (éd.), La foi des Eglises luthériennes, Cerf, Labor et Fides, p.135. Cf. J. Calvin, Consensus Tigurinus, art 3, in Calvin homme d'Eglise,  Labor, p. 134.

* Cf. L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Presses pocket, p.92.

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot