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Typologie du ministère pastoral
Introduction
Je commence par préciser ce qu’il faut entendre par "typologie". Quand on veut comprendre et analyser une situation, on peut choisir entre deux méthodes ou deux démarches différentes, dont chacune présente des avantages et des inconvénients.
1. La première procède à une description phénoménologique. Elle observe avec attention et minutie les faits; elle s'efforce de les dépeindre ou de les photographier aussi complètement et précisément que possible. Cette méthode a le mérite de répondre à un souci d’extrême fidélité. Elle présente un inconvénient que l’on constate chez de nombreux historiens : sa tendance à accumuler les détails et à multiplier les nuances la conduit à noyer les lignes d’ensemble : le dessin général se brouille, les arbres cachent la forêt. Elle distingue mal l’essentiel du secondaire. Elle n'aide pas beaucoup à discerner ce qui joue un rôle déterminant de ce qui relève de l’accessoire.
2.. La seconde démarche dresse une typologie. Des sociologues, des philosophes, des historiens, et des scientifiques utilisent cette méthode mise au point par Max Weber. À partir d'un ensemble de constats, elle construit des modèles qui aident à comprendre, à situer, à évaluer les faits, mais qui n’en constituent nullement une description. Le modèle, ou type (on dit parfois « type idéal » ou « idéel ») exprime des cohérences ; il définit des lignes directrices, qui aident à comprendre et à situer ce que nous vivons et percevons ; il fournit un instrument pour l'analyse et l'interprétation des faits. Il s'agit, cependant, d'une structure abstraite qui ne se trouve jamais telle quelle dans la réalité. Dans la réalité, nous rencontrons des incohérences et des anomalies et nullement des êtres ou des positions entièrement et purement logiques. Comme l’écrit Jean Baubérot, « aucun phénomène empirique ne correspond exactement au type idéal...[qui] est un instrument grâce auquel on peut mesurer et comparer ». Une typologie fournit des points de repère, elle dessine des axes de coordonnées qui quadrillent une surface et localisent des positions concrètes, mais ne rendent pas compte de leur complexité et de leurs nuances. La typologie a l'avantage de dégager une intelligibilité, de mettre de l’ordre dans le fouillis du concret. Elle comporte un danger : elle risque d’imposer des cadres artificiels, de tomber dans la caricature, de fausser la perception du réel.
Ces deux démarches à la fois s’opposent et se complètent. Sans une structure typologique qui la guide, une description phénoménologique se perd dans le détail et l’insignifiant. Sans confrontation avec des analyses phénoménologiques, un cadre typologique devient impérialiste, artificiel, et masque la réalité au lieu de la rendre intelligible. Une typologie fournit un instrument utile, mais elle n’est rien de plus qu’un instrument. Elle aide l’observation de faits, elle ne la remplace pas. Elle cherche à éclairer et clarifier les situations que nous vivons, mais inversement l’expérience doit sans cesse la corriger, la compléter et la modifier. Bref, une typologie représente une hypothèse de travail, qui doit rester ouverte, révisable, amendable et ne pas enfermer et stériliser la réflexion.
Cette précision méthodologique étant donnée, je passe à mon propos. Je vais esquisser une typologie qui distingue cinq grandes conceptions du ministère pastoral. Chacune d’elles est évidemment liée à la manière dont on comprend l'Église. Plus profondément, elles renvoient à la perception que l’on a de Dieu et de son action. Elles s’inscrivent dans un ensemble de correspondances que j’essaierai dans chaque cas d’indiquer. Voyons successivement ces cinq types.
Premier type : le prophète
Le prédicateur
Il voit avant tout dans le pasteur un prédicateur qui porte, transmet, et fait entendre la Parole de Dieu. Sa mission première, sa tâche essentielle, son ministère propre consiste à annoncer, proclamer et enseigner l’évangile. Je qualifierai cette conception de prophétique, au sens propre, étymologique et originel du mot : le prophète (pro phemi) est celui qui parle devant, en face de, qui s’adresse à un auditoire et l’apostrophe.
On peut distinguer deux variantes de ce premier type :
La plus classique met l’accent sur l’enseignement, la catéchèse, et l’étude biblique. Elle rapproche le ministère pastoral d’une fonction professorale. Cette variante domine dans le protestantisme du dix-septième siècle. Le pasteur n’y exerce pas une tâche d’accompagnement, de cure d’âme, et de visite (cette tâche revient aux anciens). Son ministère consiste essentiellement à instruire. Il explique à ses paroissiens la bonne doctrine, il leur fait connaître la Bible.
La seconde variante insiste plus sur la proclamation ou l’interpellation. Il s’agit d’annoncer plus que d’expliquer et de conduire les auditeurs à une décision plutôt que de leur inculquer une doctrine. Ici, on assimile le ministère du pasteur à celui d’évangéliste (tel que le comprend le dix-neuvième siècle). Cette variante se trouve dans les milieux marqués par le revivalisme, mais aussi par l’existentialisme (on la trouve chez Bultmann).
La théologie sous-jacente
Ce type correspond, évidemment, à une théologie de la Parole. Dieu s'adresse à l’homme. Il le rencontre, se manifeste à lui et agit sur lui en lui parlant. Que le Christ soit désigné par le terme de logos le montre bien. La parole divine se trouve inscrite, inscripturée et consignée dans la Bible. On pourrait dire que l'Écriture la met en conserve afin d'éviter qu'elle ne se perde. Le pasteur a pour mission de la ramener à son état initial de prédication vive, de transmuter la lettre en verbe, de faire passer d'une lecture distante à une écoute existentielle. Il doit actualiser et appliquer, faire retentir le message que comporte le texte. Il est le serviteur et l’instrument de la Parole.
L'ecclésiologie.
Du point de vue ecclésiologique, ce type se réclame, bien évidemment, des définitions classiques de la Réforme : il y a Église là où on annonce droitement l’évangile par la prédication et les sacrements (avec, chez les réformés classiques, une insistance plus grande sur la prédication que sur le sacrement, tandis que les luthériens les mettent sur le même plan). La proclamation de l’évangile constitue l’Église, d’où l’importance primordiale du ministère qui en a la charge (même s’il va de soi, comme le souligne Calvin, que la primauté de la prédication n’implique pas la primauté du prédicateur).
La formation du pasteur.
Ceux qui adoptent ce premier type demandent au pasteur d’avoir une formation avant tout théologique. Il doit bien connaître la Bible et la doctrine chrétienne, avoir la capacité de lire les textes dans la langue originale (hébreu, araméen et grec), être au courant de la formation des dogmes et des grands débats qui ont agité le christianisme, pouvoir les expliquer et en montrer les enjeux. Ce qui exige un niveau universitaire comparable à celui d’un enseignant, sanctionné par une licence ou une maîtrise. Du point de vue technique, on souhaite qu'il maîtrise les techniques de l’exposé ou du discours. Il faut le former aux règles de l’art oratoire (autrefois existaient dans les Facultés de Théologie des cours dits « d’éloquence sacrée »).
Deuxième type : le berger
L’animateur
Il considère que le pasteur a pour mission principale de diriger et d’animer la communauté des fidèles. Sa tâche essentielle consiste à bien faire marcher sa paroisse, à lui insuffler du dynamisme, à en faire un milieu chaud, accueillant, vivant qui fait de la fraternité chrétienne une réalité et pas seulement un principe, qui la concrétise et la rende tangible. Ainsi compris, le travail du pasteur ressemble, avec, bien sûr, quantité de différences, à celui d’un animateur culturel et, peut être encore plus, à celui d’un permanent syndical ou politique. Il regroupe des gens; il les associe et les unit dans des activités ou des opérations collectives. Il me semble, pour ce que j’en connais, que ce type se rencontre souvent et fortement aux États-Unis, où l’habitat très dispersé des mégapoles et la grande mobilité de la population font que se pose un problème de sociabilisation. Beaucoup de gens se trouvent et se sentent seuls, affectivement et physiquement éloignés les uns des autres. Dans ce contexte, les Églises offrent des lieux de rencontre, et la tâche pastorale consiste à créer des liens, à mettre en relation, à organiser des activités communes. On constate quelque chose d’analogue dans le protestantisme français. Il souffre d’une situation d’éparpillement, de dissémination, et, du coup, donne souvent comme objectif premier à ses ministres d’organiser une vie communautaire. Je me souviens d’un propos très caractéristique que m’a tenu, il y a une trentaine d’années, un pasteur d’une ville importante du midi; il m’a expliqué qu’il cherchait que sa paroisse recrée, à l’intérieur de l’agglomération urbaine, l’atmosphère du village ardéchois et cévenol où chacun se connaît, se soucie du voisin, partage ses joies et ses difficultés, participe à un réseau de relations humaines. Il avait, d’ailleurs, une vue assez utopique et idéalisée du village. On pourrait citer également les paroisses d'étrangers : l'église française de Londres et de Washington, les églises anglicanes de Malaga ou de Lisbonne, les églises italiennes, espagnoles, allemandes etc. de New-York, qui permettent aux exilés de ne pas être trop perdus dans un monde qu'ils ne connaissent pas, les paroisses ethniques de la région parisienne. Elles offrent aux exilés une communauté qui leur permet d'échapper à l'isolement, qui les aide à faire le pont entre leurs pays d'origine et celui où ils vivent.
La théologie sous-jacente
Ce second type correspond assez bien à une théologie de l’alliance. Dieu choisit des hommes et des femmes, les assemble (je vous rappelle qu’ecclesia veut dire étymologiquement assemblée, de même que qahal en hébreu). Dieu agit en suscitant et en s’attachant une communauté de croyants, celle d’Israël d’abord, celle de l’Église ensuite. On parlera de Dieu ici comme du roi ou, selon des images fréquentes dans les paraboles, comme du maître de maison, du chef de famille. On verra surtout dans le Christ le berger qui conduit le troupeau du maître. On sait que « pasteur » signifie originellement berger, on a choisi ce mot pour caractériser le ministère dans les Églises réformées à la suite d'une prédication de Zwingli à Zurich en 1523.
L'ecclésiologie
Du point de vue ecclésiologique, le thème dominant sera celui du peuple de Dieu. Dans le catholicisme et chez les luthéro-réformés, on comprend ce peuple de manière multitudiniste; il forme une foule qu’on ne peut pas délimiter. Les courants issus de la Réforme radicale, souvent de type professant, voient plutôt dans le peuple de Dieu un « petit troupeau » qu’il importe de dénombrer soigneusement et de structurer étroitement. Dans un cas comme dans l'autre, on estime que la foi incorpore à ce peuple. Les liens entre ses membres doivent être forts. Ce qui conduit à déplorer et à dénoncer l’individualisme et à insister sur la communauté. Souvent, des pasteurs regrettent que les membres de leur paroisse ne se connaissent pas entre eux, et ils travaillent à les mettre en relation, peu importe par quel moyen, fût-ce, par exemple, en organisant des tournois de bridge, des rallyes automobiles et des croisières de vacances auxquels on cherche un prétexte ou un but vaguement religieux. On veut souder les gens dans des entreprises et des projets qui les légitiment, mais qui en fait n’ont pas en eux-mêmes grande importance. Ce sont des moyens dont on se sert dans le but de provoquer des rencontres, de favoriser et de développer échange et communication.
La formation
Dans cette conception du ministère, le pasteur n’a pas à recevoir une formation essentiellement théologique. Certes, la communauté a besoin de théologiens, mais ces théologiens ne sont pas forcément les pasteurs. Il s’agit de ministères différents, qu’il faut distinguer et dissocier. Celui du pasteur consiste à bien faire marcher sa paroisse, à en faire un lieu dynamique et sympathique. On lui demande surtout une aptitude aux relations humaines. On souhaite qu’il ait les qualités et, si possible, une formation d’animateur de groupes.
Troisième type : le prêtre
Le sacré
La troisième conception, plus rare en protestantisme, donne essentiellement pour tâche au pasteur de cultiver, de gérer et d'administrer le sacré. On voit en lui le gardien du temple ou, plus exactement, le prêtre qui met l’homme en contact avec le divin. Il a pour mission de rappeler, de maintenir, d’entretenir dans la vie collective ou dans les existences individuelles la dimension du mystère, de l’altérité et de la transcendance. Il rend présent un au-delà que la sécularisation masque, efface et fait oublier. Il se tourne vers Dieu pour assurer et exercer l’adoration qui tend à se perdre parmi les humains. Il se tourne vers le monde pour y signifier une différence, dont il témoigne par l’aspect étrange de ses occupations, de son habillement et de sa manière de vivre. La spiritualité, la pastorale, et la théologie se situent en décalage, voire en contradiction avec les situations concrètes. Elles n'ont pas à en tenir compte. Elles représentent le domaine de l'intemporel, de l'éternel, de la profondeur, alors que les situations sont des apparences changeantes et superficielles.
Pour ce type, le pasteur se concentre sur la relation avec Dieu. Il s’occupe d'elle en priorité, presque exclusivement. Le reste n’a pas grande importance. À la limite, peu importe que son rayonnement soit nul, qu'il n'ait pas d’auditeurs, de catéchumènes ou de disciples, pas de communauté, pourvu qu’il soit un homme de prière, en qui réside une présence et qui porte en lui le mystère. Ainsi, Charles de Foucauld, installé au cœur du Sahara, à Tamanrasset considérait que sa mission sacerdotale consistait à célébrer en secret l’eucharistie dans un pays où elle ne l’avait jamais été. Il avait le sentiment d'agir ainsi en fidèle serviteur de l'évangile et de christianiser une terre avec ses habitants, sans qu’ils le sachent. De même, les orthodoxes russes estiment qu’ils ont pour mission première et essentielle de célébrer la sainte liturgie, d’assurer ainsi la présence de Dieu, sans trop se préoccuper de ce qui se passe autour d’eux. Quand, au dix-huitième siècle, le tsar a voulu réformer les offices religieux, en les abrégeant, beaucoup se sont révoltés (mouvement du raskoll), alors que rien d’autre ne les aurait fait bouger. Cette conception leur a permis de traverser des périodes très difficiles, aussi bien sous les tsars que sous le régime communiste, en continuant à assurer ce qu’ils tiennent pour leur ministère pastoral essentiel.
La théologie sous-jacente
La théologie sous-jacente ou explicite qui prédomine ici se centre sur le saint ou le sacré. La majesté divine, la distance entre le profane et le religieux, la spécificité du spirituel y occupent une grande place. Dieu représente le mystère et l’altérité. Il se trouve à côté, en marge du banal et du quotidien. Les êtres humains courent le danger d’oublier cette dimension différente. Dieu est le Tout Autre, pour lequel il importe d’aménager une place spéciale dans notre espace et de garder un temps à part dans notre calendrier. L'au-delà doit se manifester tangiblement au sein même de l'ici-bas, et il le fait à travers des lieux, des moments et des personnes consacrés.
L'ecclésiologie
L’Église a pour fonction première de mettre en relation deux domaines, distincts, différents, séparés, celui du divin, du céleste, du surnaturel d’une part, celui du naturel, du mondain, du terrestre d’autre part. Sa tâche consiste à assurer et à entretenir la communication entre les deux. Autrement dit, elle a un rôle médiateur, on pourrait dire aussi sacerdotal ou sacramentel. On a souvent dit, à juste titre, que pour les catholiques et les orthodoxes, l’Église était en réalité le sacrement essentiel, fondamental d’où découlent les sacrements concrets et d’où procède le ministère sacerdotal. En elle, par elle, le sacré s’insère dans le monde et l’atteint.
Formation
Quand on comprend ainsi le ministère, on estime que le pasteur doit avoir une formation essentiellement spirituelle et liturgique. Elle vise à l’initier à la pratique de la prière, de la contemplation, de l’adoration et de la méditation, thème souvent développé par Wilfred Monod qui trouvait qu’on se souciait trop des capacités intellectuelles et des connaissances des étudiants en théologie et qu'on ne se préoccupait pas assez de développer leur piété. Pour d’autres, il importe avant tout que le pasteur sache célébrer avec précision et solennité les mystères divins. Il y a quelques années, on m'a invité à passer quelques heures dans un grand séminaire près de Bruxelles pour y parler du protestantisme. En vivant avec ces séminaristes toute une journée, j’ai été frappé de la place que prenait dans leur préparation l’apprentissage de la vie spirituelle (une spiritualité à mes yeux malsaine, parce que trop introvertie), et de l’importance donnée aux offices célébrés avec beaucoup de soin et de décorum pour un tout petit groupe (ils étaient huit séminaristes). Le directeur ne m’a pas caché que pour lui, et pour ses mandants, spiritualité et liturgie avaient beaucoup plus d’importance que l’exégèse pour le ministère de ces futurs prêtres.
Quatrième type : le meneur
Le combat
Cette quatrième conception apparaît lors de périodes troublées de l’histoire ou dans des situations difficiles et elle a toujours été fortement contestée. Elle attribue au pasteur un rôle essentiellement social, civique et politique. Sa mission consiste à se battre contre un ordre de choses intolérable et à mettre en place une société plus juste, plus humaine, plus conforme à la volonté de Dieu ou, en tout cas, à contribuer avec d’autres à cette mise en place. On trouve deux variantes de ce type.
La première voit dans le pasteur surtout un protecteur qui défend les intérêts du peuple contre les puissants. Au seizième siècle, Zwingli illustre cette manière de comprendre le ministère. En tant que pasteur, il s’oppose au mercenariat (opération par laquelle les magistrats des cités suisses vendaient des hommes aux rois ou aux princes comme soldats pour leurs armées) ; il dénonce l'injustice ou l'inégalité de l'impôt ; il intervient dans les alliances de Zurich ; il s’occupe de politique extérieure et intérieure. Au Canada, à partir du dix-huitième siècle et jusqu’il y a cinquante ans, les curés ont joué le rôle de porte-parole et de défenseurs du peuple québécois contre les anglophones, ce qui fait que même déchristianisés, beaucoup de gens continuent à éprouver beaucoup de respect et d’attachement pour leurs prêtres, qu'ils considèrent, encore plus que leurs députés, comme leurs représentants naturels. On a quelque chose d’analogue aujourd’hui dans plusieurs pays d’Amérique latine.
Il existe une seconde variante de ce type, à vrai dire assez proche de la première (la frontière n’apparaît pas toujours nettement), mais plus révolutionnaire. Comment ne pas citer Thomas Müntzer qui se fait l’animateur de la révolte des paysans? Pour lui, le ministère pastoral a pour objectif l’installation d’une théocratie égalitaire, ce à quoi s’oppose, évidemment, la théorie luthérienne des deux règnes qui sépare soigneusement le domaine du prédicateur et celui du magistrat (magistrat désigne ici le responsable politique). À la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècle, les chrétiens sociaux, reprennent en partie et réactualisent ce type, ce qui conduira certains pasteurs à s’engager très loin. Je rappelle qu’un pasteur, en rupture d’Église, mais non, disait-il d’évangile, Jules Humbert-Droz, fut secrétaire de la troisième internationale. Sa thèse de licence portait sur Jésus et le socialisme; il déclarait qu’il avait découvert dans le socialisme le véritable christianisme, celui qui met l'évangile en pratique. Certaines contestations des années 1968 et les théologies de la libération vont également en ce sens. On donne pour objectif premier au pasteur la conscientisation (une notion plus complexe qu’il n’y apparaît au premier abord) et sa vocation en fait nécessairement un agitateur social.
Théologie
À ce type, correspond une théologie qui voit avant tout en Dieu celui qui se dresse contre ce qui asservit ou écrase l’homme, celui qui refuse l’injustice et la souffrance, celui qui travaille, se bat, s’engage pour faire surgir un monde meilleur. En général, cette théologie accorde beaucoup d’importance à l’Ancien Testament, en particulier à l’Exode, mais aussi à la prophétie. Elle se réfère volontiers à la lutte de Moïse contre Pharaon, ainsi qu'aux protestations et dénonciations d’un Amos. Dans le Nouveau Testament, elle met l’accent sur l’arrestation et la condamnation de Jésus, sur l’antagonisme entre la prédication de l'Évangile et l’ordre défendu, maintenu par les autorités. Elle insiste aussi énormément sur le thème du Royaume et souligne la dimension sociale et cosmique de l’eschatologie néotestamentaire (un peu dans la ligne de Käsemann). Contre des schémas marxisants un peu simplistes, elle affirme que l’attente vive du Royaume loin de détourner du combat politique le suscite, le favorise, le rend aigu.
L'ecclésiologie
L’Église a pour mission d’être une cellule militante au service de la venue du Royaume. Elle forme l’avant-garde du monde nouveau (thème développé, par exemple, par Moltmann dans les années 70). Depuis un quart de siècle, cette conception apparaît dans des situations très différentes : dans l’Allemagne des années 70, marquée par les idées gauchistes, où beaucoup estiment que l'Église est la plus grande force de transformation sociale, et où des étudiants en théologie (j'en ai connu) en arrivaient presque à déclarer : « paroisses et brigades rouges, même combat »; dans les pays du tiers monde et dans certaines régions d’Amérique du Sud où, avec Camillo Torres, surgit la figure du prêtre guérillero; également, dans les pays de l’Est de l’Europe où l'Église a longtemps représenté la seule opposition, une opposition parfois très efficace, aux régimes communistes. Dans ces mouvements contestataires, on trouve souvent l’idéologie, qui anime aussi des milieux conservateurs, d’une identification entre le chrétien et le citoyen, d’une unité entre l'Église et l'État. Ce qui explique que l'Église luttant pour la libération peut devenir très vite, si la situation se renverse, une Église au service du pouvoir.
Formation
Ici, le pasteur doit remplir deux conditions. D’une part, occuper une place au bas de l’échelle sociale, se placer aux côtés des plus défavorisés, et parmi les persécutés; partager pleinement leur condition et, dans le cas du Québec, leur culture (si sa culture diffère, s’il n’a pas des racines dans le peuple, il aura de la peine à exercer son ministère). D’autre part, seconde condition, avoir les capacités et les moyens nécessaires pour analyser et expliquer la situation, avoir donc acquis et maîtriser des instruments d’analyse et d’expression. Il lui faut une formation à la fois socio-politique et pédagogique. Il a un profil qui ressemble beaucoup à celui des permanents des partis politiques, des secrétaires de sections locales, ou de fédérations départementales, par exemple. On lui demande de discerner les actions à mener, de savoir comment les conduire, et d’être capable d’entraîner de mobiliser, de rassembler des gens, de coordonner leurs luttes et leurs entreprises. À nouveau, je constate qu’on est à la fois très proche et très loin du pasteur conseiller écouté et auxiliaire puissant du magistrat que l’on rencontre parfois dans l’Europe des seizième et dix-septième siècles : dans les deux cas, on a un pasteur responsable et expert politique.
Cinquième type : le directeur de conscience.
Le conseil spirituel
Il voit, avant tout, dans le pasteur un directeur de conscience ou un conseiller spirituel. On le compare volontiers, selon une image parlante et naguère fréquente, à un médecin, le médecin des âmes. On établit parfois une analogie, presque un parallèle entre la consultation médicale et la confession, ainsi qu’entre la visite à domicile du médecin et celle du pasteur. Aujourd’hui, cette manière de comprendre le pastorat se heurte à une difficulté qui n’existait pas auparavant, à savoir la relation ou l’articulation avec le psychologue : qu’est-ce qui relève de la foi et qu’est-ce qui appartient au mental ? Comment faire le départage ? N’y a-t-il pas forcément concurrence entre le spécialiste du psychique et celui du spirituel ?
Ce type a toujours été très fort dans le catholicisme. Le jansénisme, par exemple, lui a donné une grande importance et l’a beaucoup développé. Par contre, les réformés classiques des seizième et dix-septième siècles ont tendance à l’écarter. Les pasteurs de cette époque ont peu de contacts personnels avec les gens. Ils estiment que leur ministère consiste à enseigner, et non à conseiller leurs paroissiens, ni à s’occuper de leurs états d’âme. Ils ne vont pas voir les gens à domicile. Les visites pastorales seront inventées et introduites par Ostervald, à Neuchâtel, au début du dix-huitième siècle, et susciteront, au début, beaucoup de méfiance et de réticence; on craignait qu’elles conduisent les pasteurs à s’occuper de ce qui ne les regarde pas. De plus, aux seizième et dix-septième siècles, la doctrine du salut par grâce et de la double prédestination détourne les réformés de prêter une grande attention à leur vie intérieure : tout vient de Dieu. Le protestant classique, surtout le réformé, ne connaît, n’éprouve ni inquiétudes ni angoisses métaphysiques. Il considère que sa relation avec Dieu est l’affaire, l’œuvre, l’action de Dieu et non la sienne. Par conséquent, la doctrine passe avant la spiritualité. Les choses changeront d’une part avec le surgissement de la sensibilité romantique, d’autre part avec l’apparition du piétisme et du revivalisme, qui, l’un et l’autre, ont des liens profonds avec le romantisme. Le protestant, au lieu de voir dans la foi un don de Dieu, la considère comme une disposition intérieure. Du coup, il s’en occupe, s’en préoccupe et estime devoir l'entretenir et la cultiver. Il éprouve le besoin de guides et de conseillers, d’où une nouvelle demande et un nouveau rôle pour les pasteurs.
Le néo-calviniste Auguste Lecerf exprime, entre les deux guerres, de fortes réticences et de grandes inquiétudes devant cette évolution. Il voit dans l'importance croissante donnée à la cure d'âme et dans l'intérêt grandissant pour la psychologie religieuse une conséquence néfaste du luthéranisme. À tort ou à raison, je n'entre pas dans ce débat, il reproche au luthéranisme de donner plus d'importance à la foi qu'à la grâce, de souligner exagérément la justification aux dépens la gloire de Dieu, de se préoccuper beaucoup trop de l'être croyant et pas assez de l'être divin. En reprenant une expression de Barth dans son débat avec Bultmann, on pourrait qualifier cette accentuation d'anthropothéologie, en l'opposant à la théoanthropologie du calvinisme traditionnel. Selon Lecerf, cette sensibilité d'origine luthérienne, se répand au dix-neuvième siècle dans l'ensemble du protestantisme et en particulier chez les réformés. Elle a pour conséquence des pasteurs et des fidèles qui se soucient plus de l'intériorité de la vie croyante que de l'extériorité de la révélation.
Théologie
Dieu apparaît ici, avant tout, comme celui qui est présent et agit dans tout homme, celui qui entretient avec les fidèles une relation individualisée, intime, on pourrait presque dire privée. On a donc une théologie qui parle beaucoup du Dieu personnel. Elle développe volontiers le thème de l’Emmanuel, du Dieu proche et ami (ou du Christ ami), qui nous accompagne, nous soutient, chemine et converse avec nous. Il y a une familiarité, ou en tout cas une grande proximité de Dieu.
L'ecclésiologie
Du point de vue ecclésiologique, l'insistance sur la communauté passe ici au second plan. On ne se préoccupe guère de la structuration et de la vie de la paroisse ou de l’union des paroisses. On met beaucoup plus l'accent sur les cheminements et les accompagnements individuels que sur des démarches collectives. L’Église se veut service offert et rendu aux fidèles. Sa fonction est d'aider chacun d'eux à vivre sa foi, et de discerner l’action de Dieu dans son existence. Elle a pour but, pour mission et pour vocation de favoriser la piété et la spiritualité personnelles. Elle remplit un rôle pédagogique, formateur, instrumental; elle n’a pas de valeur ni ne constitue une fin en soi.
Formation
Le ministère pastoral, dans cette optique, consiste à discerner, et à rendre clair pour chaque croyant ce que Dieu exige, attend ou désire de lui. Le pasteur doit écouter le fidèle, percevoir comment Dieu agit en lui, démêler ce qui, en lui, vient de Dieu et ce qui vient de l’homme. Il s’efforce de lire dans l’âme des paroissiens qui lui sont confiés pour mettre au jour ce à quoi Dieu les appelle. Ainsi, les directeurs de conscience jansénistes cherchaient à déchiffrer les traces de l’action de Dieu chez leurs dirigés et, de ce fait, contrairement à ce que l'on pense souvent, se montraient beaucoup moins directifs que leurs collègues jésuites. De nos jours, les théologiens du Process comparent le pasteur à un accoucheur qui met en œuvre une maïeutique. Il ne vient pas annoncer aux hommes un message qui leur vient du dehors ; il les aide à voir ce que Dieu opère en eux, et dans quelle direction il les oriente. Le ministère se centre sur l’entretien, la visite, l’écoute et le conseil. La formation du pasteur doit donc mettre l’accent sur le discernement psychologique et spirituel.
Conclusion
Voilà donc les cinq types que j'ai discernés. Il en existe peut-être d'autres qui m'ont échappé. Je termine par deux remarques.
D'abord, je rappelle ce que j'ai dit en introduction. Les types sont des modèles logiques, et non pas des positions concrètes. Dans les faits, ils s'infléchissent, se mélanget, se combinent, s'associent. Si nous avions à nous situer, je présume que la plupart d'entre nous reprendraient des éléments de plusieurs types dans une synthèse personnelle, qui ne serait pas forcément cohérente, mais pas non plus obligatoirement contradictoire. Les divers modèles ne s'excluent pas totalement; on peut joindre et entrelacer certains d'entre eux.
Ensuite, volontairement, je m'en suis tenu à une analyse, et me suis abstenu de jugement. Je ne me suis pas demandé lequel de ces modèles est le plus fidèle au Nouveau Testament, le plus conforme aux principes de la Réforme, et le plus adapté pour aujourd'hui. La question ne peut pas manquer de se poser, et il n'est pas sûr qu'elle appelle une réponse unique. N'existe-t-il pas des manières diverses de comprendre le ministère, qui ont chacune sa légitimité et qui appellent toutes des critiques ? En tout cas, pour que le débat puisse s'engager utilement, il importe de clarifier les positions en présence. J’espère y avoir contribué pour une petite part.
André Gounelle
dans le collectif Les pasteurs vus par la société civile,
Association des Pasteurs de France, 1997.
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