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Œcuménisme de la différence
Dans l'histoire du christianisme, la seconde moitié du vingtième siècle se caractérise par le tournant et l'ampleur qu'ont pris les relations entre les différentes Églises. On nomme ces relations "œcuméniques". Il serait plus juste de les qualifier d'interconfessionnelles. Œcuménique signifie étymologiquement qui concerne l'ensemble de l'humanité et le terme paraît plutôt démesuré pour nos débats entre chrétiens qui laissent indifférents la plupart des humains. Je souhaiterais, d'ailleurs, que le débat interconfessionnel devienne vraiment œcuménique, qu'il prenne en compte les autres religions et les problèmes sociaux sans se limiter aux questions proprement ecclésiastiques.
Il s'est donc produit un changement considérable. Au lieu de se condamner mutuellement, de se combattre et de s'opposer, comme elles l'avaient toujours fait, les Églises ont développé des relations amicales entre elles. Elles se sont mises à réfléchir, à travailler, parfois à célébrer et à prier ensemble. Pourtant, ce processus de rapprochement ne va pas sans difficultés. Il semble parfois piétiner, s'embourber, voire reculer. Chacun sait qu'après avoir connu, il y a trente ans, après le Concile de Vatican 2, une période euphorique, presque de lune de miel, un refroidissement sensible est intervenu. Fréquemment, d'un côté comme de l'autre, on juge le partenaire du dialogue énervant, agaçant, souvent parce qu'on le comprend mal. Ces dernières années, à propos de la commémoration du baptême de Clovis ou des interventions du Pape aux Journées Mondiales de la jeunesse, ou encore à propos des indulgences ou de la piété mariale, on a constaté des irritations réciproques. Sur des questions comme celles de l'hospitalité eucharistique, de la bioéthique, de l'accès des femmes au ministère, de la place de l'Église dans la société, des dissentiments, parfois assez vifs, se manifestent.
On les déplore, on s'en inquiète, mais on ne sait pas bien comment les éviter et les surmonter. Pour y voir plus clair, pour sortir des impasses et avancer dans la réflexion, il faut s'interroger sur la différence entre le protestantisme et le catholicisme. Où se situe-t-elle exactement? Quelle est sa nature et quel sens a-t-elle?
Un conflit de doctrines
L'œcuménisme du paragraphe
À cette question, la réponse la plus classique et la plus courante met l'accent sur les doctrines. Elle déclare que catholiques et protestants se séparent parce qu'ils sont en conflits sur un certain nombre de points qu'ils ne comprennent pas de la même manière. Ainsi, au seizième siècle, ils s'opposent sur le salut par grâce, sur l'autorité de l'Écriture, sur le sacerdoce universel, sur le rôle et la nature du sacrement. Dans une formule simpliste et frappante, mon collègue et ami Laurent Gagnebin a écrit qu'ils se querellent principalement à cause d'un homme (le pape), d'une femme (la Vierge Marie) et d'une chose (l'eucharistie)*. Formule cavalière qu'on peut, cependant, accepter, si on précise que derrière le pape, se trouve la question des ministères, et derrière la Vierge Marie, celle de la participation du croyant au processus salutaire. Mais on peut aussi dresser une liste plus nuancée et plus longue des thèmes sur lesquels ils divergent. On dénombre et on délimite ainsi des sujets de désaccord ou, plus exactement, de contradiction entre nos Églises.
La scolastique protestante, qui se développe à partir de la fin du seizième siècle, a suivi cette première démarche. Comme toute scolastique, elle découpe et divise la théologie en questions distinctes qu'elle examine et dont elle traite les unes après les autres. Elle définit, donc, l'identité théologique et spirituelle d'une Église par une série de chapitres ou d'articles, que l'on peut comparer et confronter avec les chapitres et articles correspondants adoptés par une autre Église ou une autre confession chrétienne. Cette comparaison fait apparaître des proximités et aussi des écarts.
On peut également illustrer cette méthode par un ouvrage remarquable, qui reste utile cent soixante ans après sa publication, Symbolique, écrit par un théologien catholique allemand Johannes Adam Möhler (1796-1838), qui, point par point, dresse un catalogue, bien documenté, de ce qui sépare les catholiques, les luthériens, les réformés, les anabaptistes, et les sociniens*.
De nos jours, plusieurs manuels* et de nombreuses commissions inter-ecclésiastiques continuent à procéder ainsi. On prend un sujet précis, le sacrement ou le ministère par exemple, on en débat, on l'explicite, le plus souvent en le subdivisant en sections et sous-sections, de manière à aboutir à une suite de paragraphes qui en font le tour, et délimitent les problèmes. En 1982, la Commission Foi et Constitution du Conseil Œcuménique a élaboré selon cette formule le document Baptême Eucharistie Ministère. On pourrait donner quantité d'autres exemples, ainsi les textes publiés parla commission internationale catholique-luthérienne*. On pratique ce que l'on pourrait appeler un œcuménisme du paragraphe.
Pour cette première réponse, développer la communion entre catholiques et protestants signifie d'abord repérer et localiser une série de divergences ponctuelles, ensuite les réduire en diminuant la distance entre les thèses en présence. On procède en quelque sorte par émiettement et grignotages successifs des désaccords. On veut atténuer, voire supprimer, les oppositions en aboutissant à un consensus suffisant ou, si l'on échoue, cerner avec précision et isoler les conflits, de sorte qu'ils ne viennent pas affecter et infecter le reste. De manière caractéristique, les journalistes politiques français en sont venus, ces dernières années, par analogie, à qualifier d'œcuménique toute démarche, dans quelque domaine que ce soit, qui évite ou masque les affrontements pour chercher des compromis et des conciliations.
Bilan
Cette démarche a atteint des résultats mitigés. Sur un certain nombre de litiges jugés naguère irréductibles et capitaux, comme l'autorité des Écritures, ou la justification gratuite, elle a permis de diminuer et d'atténuer des divergences, sans les faire complètement disparaître. Elle a dissipé des malentendus. Toutefois, elle connaît aussi des échecs sur des points importants.
D'une part, on constate que de gros désaccords subsistent. L'un des plus sensibles concerne le ministère de l'unité qui revient pour le catholicisme au collège des évêques présidé et représenté par le pape. Par contre, selon le protestantisme, les Écritures de l'Ancien et surtout du Nouveau Testament assurent la succession apostolique, et exercent le ministère de l'unité. Elles ne le font pas en tant que "lettre" (ce qui transformerait la Bible, selon une expression courante, un "pape en papier"), mais dans la mesure où l'action de l'Esprit les anime, les rendent opérantes et font jaillir du texte une parole vive.
D'autre part, on voit apparaître de nouveaux motifs de division et de querelles. Je pense, principalement, à l'accès des femmes aux fonctions pastorales ou sacerdotales. Le ministère féminin ne fait pas partie du contentieux traditionnel entre nos Églises, puisque le protestantisme ne l'admet que depuis peu (une trentaine d'années). Mais il les oppose de plus en plus vivement. Réformés, luthériens et anglicans ont très mal réagi au conseil discret qu'on leur donnait de mettre le ministère féminin en veilleuse pour ne pas compliquer les relations des protestants avec les catholiques romains et les orthodoxes. Ils ont répondu qu'il y avait là une question de principe sur laquelle ils ne voulaient pas transiger. Du côté catholique, les déclarations de Rome, ces dernières années, ont durci le ton, raidi les attitudes, renforcé le statut de dogme donné au refus de femmes prêtres. Ce débat, qui n'existait pas il y a un siècle, est en train de devenir un obstacle majeur entre nos Églises.
Ces difficultés persistantes et ces nouveaux problèmes montrent l'insuffisance de la démarche par grignotage de désaccords ponctuels. Elle ne permet pas d'aller au fond des choses, probablement parce qu'elle comprend et situe mal ce qui différencie catholicisme et protestantisme. En fait, elle repose sur trois postulats discutables. Premièrement que catholicisme et protestantisme sont des confessions de nature identique, mais que certaines doctrines opposent. Deuxièmement, que la théologie, réflexion sur la doctrine, peut trouver une solution satisfaisante pour chacun de ces désaccords doctrinaux. Troisièmement que les divergences sont regrettables, nuisibles voire condamnables; il importe donc de les supprimer.
2. Des structurations différentes
À la question "qu'est-ce qui distingue catholicisme et protestantisme?", une seconde réponse se trouve esquissée par un très grand théologien protestant du début du dix-neuvième siècle, l'allemand Frédéric Schleiermacher (1768-1834). Au paragraphe 24 de son livre le plus important La foi chrétienne, il note l'insuffisance de la démarche précédente : "le catholicisme, écrit-il, adopterait nos conclusions sur les points jadis débattus que mille causes empêcheraient qu'il n'en résultât un rapprochement". Prévision que confirment les entretiens qui se succèdent et aboutissent à des textes communs. Grignoter de multiples miettes de désaccord ne crée pas une communion; ne plus se disputer sur tel ou tel point ne signifie pas qu'on s'entende. La démarche précédente, même quand elle réussit, n'aboutit à pas grand chose, constat qui, d'ailleurs, contribue à l'actuelle morosité œcuménique.
Les mêmes thèmes autrement articulés
Pour Schleiermacher le catholicisme et le protestantisme ne se différencient pas principalement par une série de divergences sur des "lieux théologiques", c'est à dire sur des points précis, sur des doctrines particulières (dans chaque confession, il existe d'ailleurs un éventail assez vaste d'opinions et d'orientations doctrinales). Ils se séparent essentiellement par la manière dont ils organisent, articulent et relient entre eux les grands thèmes de la foi chrétienne.
Schleiermacher donne l'exemple de l'Église. Elle joue un rôle important aussi bien dans le protestantisme que dans le catholicisme. Il y a là un article, un objet ou un lieu théologique qui, a bien des égards, leur est commun. Mais, à cet objet les deux confessions n'attribuent pas la même fonction; elles situent ce "lieu" à des places différentes. Pour le catholicisme, écrit Schleiermacher, l'Église se trouve entre le Christ et le croyant et la relation de foi, la communication de la grâce passe par elle. Le Christ rencontre les fidèles par son moyen, par sa médiation, en s'en servant comme intermédiaire. L’Église, en quelque sorte, continue l’incarnation. Elle assure la présence du Christ, véhicule ses bienfaits et fonctionne donc pour le croyant comme un point de passage obligé. Au contraire, selon le protestantisme, le Christ entre en contact avec le croyant par sa parole et son Esprit. Il établit un lien direct, sans aucun intermédiaire. Et le Christ envoie ceux qu'il a touchés dans l'Église. L'Église découle de notre lien avec le Christ. Elle n'est pas la mère de la foi, elle en est la fille. C'est parce que j'ai rencontré dans mon existence le Christ que j'entre dans l'Église. Des deux côtés, on a les mêmes réalités, le Christ, le croyant, l'Église, mais on les organise autrement.
On pourrait donner un autre exemple de structuration différente avec l'eucharistie ou de la Cène. Traditionnellement, le débat porte sur la notion de présence, sur sa nature et sa localisation. En discutant ensemble de ces points, on a progressé et on a fait apparaître des convergences significatives, plus grandes qu'on ne le pensait, mais qui restent pourtant limitées car des divergences profondes demeurent. On peut, toutefois, se demander si la place du sacrement dans la vie chrétienne n'est pas un problème beaucoup plus épineux que celui du mode de présence du Christ. Selon une formule utilisée par le concile de Vatican II, et souvent répétée, le catholicisme voit dans l'eucharistie "la source et le sommet" de la vie chrétienne, autrement dit son principe et sa finalité. Pour de nombreux textes, par exemple, pour le Catéchisme de l'Église catholique de 1992*, l'eucharistie résume, récapitule et englobe l'ensemble de la vie chrétienne. Le protestantisme, surtout dans sa version réformée, voit plutôt dans la Cène un outil, un "moyen" : non pas la source ni le sommet, mais ce qui tient entre les deux. Elle a un rôle pédagogique et une place d'auxiliaire. On la pense donc en fonction et dans le cadre de la vie chrétienne, on voit en elle une aide, ou une servante qui lui est fournie, comme une béquille, selon une expression de Calvin, pour soutenir sa marche. D'un côté comme de l'autre, se trouvent les mêmes éléments, mais on les articule différemment.
Ce qui entraîne des conséquences concrètes non négligeables. Ainsi, le protestantisme pratique largement et facilement l'hospitalité eucharistique et l'intercommunion, puisqu'il voit dans la Cène un instrument pour aider à la communion, pour y conduire. À plusieurs reprises, des évêques français ont exprimé aux représentants des Églises protestantes leur irritation devant de très larges invitations à la Cène faites par des protestants, en particulier au moment des offices de la semaines pour l'unité. Ils y ont vu une récupération déloyale, une manœuvre oblique. De son côté, le catholicisme parce qu'il voit dans l'eucharistie un point culminant, un accomplissement final, refuse l'intercommunion et se montre très réservé à l'égard de l'hospitalité eucharistique qu'il soumet à toutes sortes de conditions extrêmement restrictives. Les protestants s'en froissent ou s'en indignent. Chaque fois qu'un responsable protestant rencontre Jean-Paul 2, il l'interpelle sur ce sujet; avec une pointe d'agacement compréhensible devant cette interrogation sans cesse réitérée, le pape répond toujours la même chose, à savoir que l'intercommunion ne peut que représenter le dernier pas de la démarche. Ce que les protestants considèrent comme un moyen, une étape représente un aboutissement, un achèvement pour le catholicisme. La différence de structure sépare plus radicalement et entraîne des irritations plus graves que les divergences sur le mode de présence.
Bilan
Dans cette seconde perspective, protestantisme et catholicisme ne se séparent pas seulement ni principalement sur des doctrines. Ils se distinguent aussi et surtout par des manières différentes de structurer la foi et la vie chrétiennes. Un accord sur des doctrines précises n'a donc qu'une importance relative. Il faut prêter attention à la manière dont on les relie ensemble. L'endroit où on localise une doctrine dans un ensemble, le rôle qu'on lui assigne ont plus d'importance que son contenu même. On pourrait le vérifier dans bien des cas. Ainsi, dans la théologie scolastique du Moyen Age et dans les textes du Concile de Trente, on rencontre bien des fois l'affirmation que l'homme est sauvé par la grâce et non par les œuvres*; mais nulle part cette affirmation ne tient une place aussi décisive et centrale que chez Luther; nulle part elle n'organise comme chez le Réformateur l'ensemble de la pensée théologique et de la vie croyante. Catholiques et protestants du seizième siècle affirment aussi fortement les uns que les autres l'autorité souveraine des Écritures, mais ils n'établissent pas la même relation entre la Bible et l'Église. De manière analogue, dans le domaine philosophique, Pascal avait noté que quantité d'auteurs ont dit "je pense donc je suis", mais qu'aucun n'a donné au cogito une portée et une fonction semblables à celles qu'il a chez Descartes*. Il y a une dizaine d'années, mon collègue Jean Ansaldi a écrit un article où il expliquait qu'il pouvait signer séparément chaque phrase du document Baptême, eucharistie, ministère, mais pas l'ensemble du document*. Dans cette ligne, le catholique Yves Congar (1904-1995) et le protestant Oscar Cullmann (1902-1999) ont insisté sur la "hiérarchie des vérités", en soulignant que d'un côté et de l'autre on classe autrement les vérités de la foi, on ne les met pas dans le même ordre, on leur attribue une importance et une fonction qui varient. Pour ma part, il me semble préférable de parler d'articulation et de structuration, concepts plus souples et plus complexes que celui de hiérarchie. Le luthérien américain George Lindbeck, qui a été un des observateurs protestants au Concile de Vatican 2, estime qu'une religion fonctionne comme une langue, ou un langage, qui comporte un vocabulaire et une grammaire*. Pour les chrétiens, dit-il, la Bible représente le lexique qui fournit les termes et les notions de notre langage. Chaque confession les utilise, mais en employant une syntaxe différente. Nous avons le même vocabulaire, pas la même grammaire. Pour prendre une autre image qui va dans le même sens, on pourrait comparer le dialogue interconfessionnel à une partie de cartes où deux joueurs joueraient au bridge et deux autres à la belote. Ils constatent que cela ne marche pas et pour arranger les choses, pour s'accorder, ils se mettent à discuter de la figure du roi de trèfle ou de la dame de carreau. Ils perdent leur temps. Quand ils se seront entendus pour décider que le roi de trèfle sera barbu et la dame de carreau blonde, en fait, ils n'auront rien résolu, car ce qui les sépare ce ne sont pas les cartes, les notions utilisées, les doctrines particulières, mais les règles mêmes du jeu.
Dans bien des cas, cette seconde réponse se révèle plus utile, plus éclairante que la première. Elle permet de mieux comprendre, de situer plus exactement les divergences entre les confessions chrétiennes, ainsi que d'évaluer les évolutions qui se produisent. On constate, par exemple, qu'au fil des siècles, des points de doctrine se modifient. Ainsi peu de réformés défendront aujourd'hui la double prédestination chère à Calvin, et rares sont les catholiques qui donnent au mot "substance" la même signification qu'au seizième siècle. Même quand les contenus changent ou évoluent, les différences de structures se maintiennent.
Si cette seconde réponse aide à l'analyse, par contre, elle n'ouvre pas de voie pour le dialogue et le rapprochement. Elle a même tendance à durcir les divergences, à les rendre irréductibles. On peut traduire des mots d'une langue à l'autre, établir des équivalences entre deux vocabulaires. Par contre, les grammaires ne se transposent pas : qui pourrait imaginer que les mots japonais soient articulés selon les règles du français? Même si on a les mêmes cartes, on ne peut pas jouer à la fois à la belote et au bridge. Il faut choisir. Dans cette perspective, le catholicisme et le protestantisme sont des confessions de même nature, mais qui se structurent selon des logiques inconciliables. La confrontation met en évidence la manière dont chacune des Églises articule la foi chrétienne, mais ne débouche sur rien. Significativement, Lindbeck, après plusieurs dizaines d'années d'engagement dans les dialogues interconfessionnels, estime impossible d'aboutir à un accord. Il espère qu'on on arrivera à mieux se comprendre (ce qui n'est pas rien), en connaissant mieux la grammaire utilisée par les autres, mais pas à parler le même langage. Il y a donc une baisse sensible de l'ambition œcuménique.
3. Des attitudes opposées et complémentaires
Le théologien Paul Tillich (1886-1965) propose de comprendre autrement la différence entre les confessions chrétiennes*. Au lieu de voir dans le catholicisme et le protestantisme une addition de doctrines ou des structures dogmatiques dissemblables, il les considère comme deux attitudes à la fois complémentaires et opposées
Sacramentalisme et iconoclasme
Dans l’histoire du christianisme (et aussi dans celle de toute religion), on rencontre constamment, à toute époque, une tension, qui se traduit souvent par des affrontements, entre deux courants.
Le premier met l’accent sur la réalité de la présence de Dieu en certains lieux. “Lieu” doit se comprendre au sens large : des endroits (des sanctuaires, des pèlerinages), mais aussi des institutions (l'Église, la papauté, l’ensemble des évêques, les conciles ou synodes), des textes (la Bible, les définitions doctrinales et confessions de foi ecclésiastiques), des cérémonies (les rites, les sacrements), des objets (les reliques), voire des images (les icônes). La nature et la liste de ces lieux du "religieux" varient selon les cas, selon les époques, selon les pays, selon les sensibilités. Dans ceux que l’on reconnaît, on estime que le croyant rencontre l’être même de Dieu, qu'il se trouve en présence de la divinité et en contact presque physique avec elle. On affirme que Dieu se lie à des places, à des moments et à des choses. À travers eux, il prend pour nous un visage concret, il s’approche de nous, nous atteint et nous visite. On pourrait presque dire qu’il s’y incarne; il y prend corps, il s'y rend tangible, sensible. Je qualifie cette première tendance de sacramentelle et de sacerdotale; en effet, le sacrement a pour fonction d’assurer la présence de Dieu, et le sacerdoce de mettre en communication avec lui.
La seconde attitude a, au contraire, un caractère iconoclaste. Au sens propre, l’iconoclasme consiste à casser les icônes, à briser les statues ou à déchirer les images sacrées. Par extension, ce terme s’applique à ceux qui rejettent toute figuration et refusent toute localisation de Dieu. L’iconoclasme s’en prend non seulement aux représentations picturales du sacré, mais aussi au ritualisme, au sacramentalisme, au dogmatisme, à l’ecclésiocentrisme, au biblicisme, non par incrédulité ou incroyance, mais parce qu’il redoute qu’on divinise les rites, les sacrements, l'Église, la Bible, les dogmes et qu’on en fasse des idoles. Il juge sacrilège et blasphématoire la sacralisation de certains lieux, parce Dieu seul est divin; il a le monopole du sacré ou du saint. Dieu seul est saint ne cesse de répéter le Réformateur Zwngli, seul il est sacré. Rien ne peut le lier ni “l’enclore”, comme l’écrit Calvin. Dieu reste toujours souverainement libre. Il ne réside nulle part. Il vient à nous quand et comme il le veut. On peut qualifier de prophétique ou d'eschatologique cette seconde attitude. Prophétique, parce que dans l’Ancien Testament, les prophètes résistent à la confiscation du divin par les prêtres et à son enfermement dans les cérémonies cultuelles. Ils défendent le libre jaillissement de l’Esprit divin hors des lieux et des usages consacrés. Comme l'écrit très bien au début du siècle, le pasteur Charles Wagner, "L'esprit clérical confisque Dieu, le capte et déclare qu'il le représente et le possède ... Le prophète, lui, déclare : Dieu n'habite pas dans les temples bâtis de la main d'homme. Dans cette déclaration sont frappés d'insuffisance et de caducité non seulement les sanctuaires de pierre...mais encore les sanctuaires bâtis en formules intellectuelles : dogmes, textes et symboles"*. Prophétique donc, et j'ajoute eschatologique, parce que l'eschaton, autrement et plus simplement dit le Royaume de Dieu dépasse toutes les réalités présentes, y compris celles qui en témoignent.
Ces deux attitudes envers le sacré ou le religieux se rencontrent dans toutes les Églises chrétiennes et chez tous les croyants. Cependant, une foi de type catholique privilégiera plutôt la première et une foi de type protestant plutôt la seconde. Il importe de distinguer clairement attitude et confession ou Église. Ainsi, le fondamentalisme, généralement classé comme protestant, tend à opérer une divinisation de la Bible et fournit un exemple d’attitude catholique (bien que non catholique romaine). Les théologiens de la libération, bien que catholiques romains pour la plupart et éloignés de toutes les formes existantes de protestantisme, adoptent parfois une attitude plus protestante que celle des églises évangéliques latino-américaines. L'attitude protestante existe dans le christianisme bien avant la Réforme et se manifeste ailleurs que dans les communautés et mouvements qui en sont issus. Quant aux Églises protestantes, il ne faut pas oublier qu'elles sont des Églises catholiques réformées. Les catholiques n'ont donc pas le monopole du catholicisme ni les protestants celui du protestantisme. Chez les uns comme chez les autres, on rencontre les deux attitudes. Il n’en demeure pas moins que la tendance sacramentelle et sacerdotale a pris son expression historique la plus profonde et la plus élaborée dans l'Église catholique et que le courant prophétique et iconoclaste a trouvé ses formes les plus caractéristiques et les plus réfléchies dans les Églises protestantes.
La complémentarité
Pour notre propos, tout autant que la différence, il importe de souligner la complémentarité des deux attitudes. Elles ne sont pas en concurrence; elles ne s'excluent pas; elles s'appellent l'une l'autre. Catholicisme et protestantisme, ainsi compris, ne sont pas deux systèmes de même nature et rivaux, mais deux pôles de la foi chrétienne. Chacun a besoin de la rectification et de l'équilibre que lui apporte l'autre pour ne pas perdre la vérité qu'il porte et dont il témoigne. Leur mise en tension leur permet de se corriger et de se féconder mutuellement.
En effet, d’une part, si elle perd le sentiment de la présence divine dans des lieux et des moments précis, si elle écarte l’immanence (c'est à dire la proximité) divine, si elle rejette l‘incarnation (c'est à dire la manifestation de Dieu dans des réalités sensibles), si elle ne fait plus d’expérience sacramentelle, la foi finit par s’évanouir et s’évaporer. Faute de lieux où s’accrocher et se concrétiser, dépourvue de toute consistance, elle devient évanescente. Elle verse dans un spiritualisme vague et dans un humanisme idéaliste, sans véritable contenu spirituel.
D’autre part, si elle ne voit pas que Dieu dépasse toutes les formes religieuses, si elle oublie qu'il est au delà et différent de tout ce que nous pouvons dire, faire ou percevoir, alors la foi bascule dans la magie et l’idolâtrie. En même temps, elle favorise un impérialisme et un fanatisme religieux. Les institutions, doctrines et cérémonies ecclésiastiques prétendent alors à une vérité et à une autorité absolues, ce qui conduit à l’intolérance, au refus de la recherche et au rejet de la réflexion, dangers qui menacent les divers intégrismes.
L’affirmation sacramentelle de la présence divine tombe dans la superstition sans la protestation iconoclaste qui souligne l’altérité de Dieu. La protestation iconoclaste qui affirme la transcendance de Dieu conduit à une foi vide de contenu, si le sens de la présence divine ne la corrige pas. Le croyant a besoin à la fois d’une attestation religieuse de Dieu, et d’une protestation qui marque la distance entre Dieu et la religion. Quand l’une ou l’autre manque on court au désastre.
Conclusion
Cette compréhension ou cette interprétation de la différence entre catholicisme et protestantisme entraîne des conséquences directes pour le dialogue interconfessionnel.
Maintenir la différence
Elle implique, me semble-t-il, que ce dialogue ne doit pas viser à faire disparaître l'une des attitudes au profit de l'autre. Il n'y a pas à choisir entre elles, mais à apprendre à les articuler, à les mettre en tension. Elles ont toutes deux leur légitimité, leur bien fondé. L'une insiste sur la présence de Dieu, l'autre sur sa différence. Or, la dialectique de la proximité et de l'altérité de Dieu structure la foi biblique. Il ne faut pas voir dans l'opposition entre ces deux pôles un mal. Si elle disparaissait, on tomberait soit dans une religiosité superstitieuse et fanatique soit dans une spiritualité sans substance ni contenu. Plutôt que de chercher à supprimer la divergence entre la tendance sacramentelle et sacerdotale d’une part, l’attitude prophétique et iconoclaste d’autre part, qui tirent chacun dans un sens différent, il importe, au contraire, de l'entretenir, et de la développer de manière dynamique et créatrice.
Si on s'engage dans cette voie, on affirmera très fortement que le catholicisme et le protestantisme ont une mission à remplir, une responsabilité ou un ministère à exercer l'un à l'égard de l'autre. Le protestantisme ne peut pas se désintéresser du catholicisme, ni le rejeter purement et simplement. Le catholicisme ne peut pas écarter le protestantisme, ni le condamner en bloc. Chacune des Églises a une signification essentielle pour l'autre. La dualité n'est pas absurde ni déplorable (même si elle a pris dans le passé et continue parfois à prendre des formes aberrantes et condamnables). Les deux confessions ont chacune un message à adresser à l'autre et à recevoir d'elle. Elles doivent s'interpeller et se laisser interpeller mutuellement. Elles s'accompagnent et se contestent nécessairement. Si la tension cessait, il en résulterait la fin d'un christianisme vivant et authentique. Ce qui nous divise nous lie; ce qui nous distingue nous associe; ce qui nous oppose nous allie. "L'Église unie, écrit Tillich dans un étonnant et combien profond paradoxe, c'est l'Église divisée"*. On pourrait poursuivre ce paradoxe en affirmant que la fidélité exige la tension, le désaccord et la controverse, voire la séparation et la division. En effet, inévitablement, une Église unique serait tentée de se poser en absolu et de s'idolâtrer elle-même. Elle serait aussi redoutable qu'un seul parti politique ou qu'un seul journal dans un pays. Il ne faut pas avoir peur des grands débats théologiques et les déplorer. Ils sont vivifiants. Ils nous détournent d'absolutiser nos positions, et nous empêchent de nous crisper dans des contestations systématiques, et des affirmations unilatérales.
La rendre féconde
Toutefois, la différence ne sera féconde, interpellante et dynamique que si la relation se poursuit et la discussion se développe dans l'amitié et la considération réciproques. À cet égard, la situation d'autrefois a eu des effets fâcheux. Elle a entraîné une ignorance ou une hostilité réciproques. Chacune des confessions a eu tendance à vivre et à se développer indépendamment de l'autre. Quand il y a rejet et négation de l'autre, on n'a pas une tension positive et dynamique. Lorsque les désaccords se conjuguent avec l'estime et la sympathie, alors ils deviennent utiles et productifs. Pour qu'il puisse y avoir une interpellation mutuelle et une controverse féconde, il faut porter attention à l'autre, se préoccuper de ce qu'il dit, vit et pense. On fait bon usage de la différence, quand, sans la nier ni la masquer, on demeure proches, quand on se respecte les uns des autres et qu'on s'écoute mutuellement, sans chercher à tout prix l'unanimité. En ce sens, le Conseil Œcuménique des Églises, malgré toutes les critiques qu'on peut lui adresser, représente une tentative remarquable pour mettre en réseau les chrétiens, pour les faire entrer en dialogue sans leur demander de devenir tous semblables et identiques. Il vise à établir une communion qui tienne compte de la diversité.
Il ne s'agit donc ni de supprimer les différences, ni de les figer, mais de les rendre positives et fécondes. Elles signifient non pas que les uns auraient tort et les autres raison, mais que chacune de nos confessions a une parole à faire entendre et un service à rendre à l'autre. Elles doivent s'interpréter comme une chance, celle d'un dialogue qui suscite une dynamique et ouvre les chemins d'une fidélité plus grande, et non comme une trahison et un malheur. On a trop crié à l'infidélité de la division : l'infidélité ne se situe pas dans la divergence, mais dans la manière de la vivre. Je souhaite qu'en œcuménisme on abandonne une mentalité "homophile". Il n'est pas nécessaire de devenir identiques ou semblables pour pouvoir s'aimer et cheminer ensemble. J'appelle de mes vœux un œcuménisme hétérophile qui accepte la diversité et qui y voit un élément essentiel de l'amour. La communion ne supprime pas les divergences, mais les prend en compte dans un dialogue vivant et fécond. De même dans un couple, l'amour n'empêche pas les scènes de ménage. Au contraire, quand des époux ne se disputent plus, cela veut souvent dire qu'ils ne s'aiment plus. Toutefois, leur amour rend leurs désaccords bénéfiques et constructifs, alors que sans amour ils deviendraient destructeurs et maléfiques.
Associer les opposés
Notre compréhension et notre pratique de l'évangile s'approfondissent, se renforcent et se rectifient par de constantes confrontations. L'Esprit associe les opposés. Il ne supprime pas l'un ou l'autre, mais il change les antagonismes qui enferment chacun dans son camp en des polarités qui ouvrent à des perspectives nouvelles et invitent à des transformations créatrices. La divergence devient alors non pas un obstacle, mais un facteur de communion. Les harmonies les plus belles sont faites de discordances qu'on a su conjoindre; ainsi, Bach, le jazz, Van Gogh ou Picasso, etc.; ainsi le christianisme quand l'Esprit y souffle. L'œcuménisme ne consiste pas à supprimer les différences, mais à apprendre à en faire un bon usage.
André Gounelle
dans l’ouvrage collectif Le protestantisme et son avenir, Labor et fides, 1998
Notes :
* Cf. L. Gagnebin, "Qu'est-ce que le protestantisme ? Trois définitions possibles", dans L. Gagnebin et A. Gounelle, Le protestantisme ce qu'il est, ce qu'il n'est pas (L.Gagnebin discute et critique cette formule).
* Johann Adam Moehler, Symbolique, Louis-Vivès, 1852. Une légende veut que le roi de Prusse ait promis une récompense importante au théologien protestant qui refuterait Moehler. Plusieurs s'y seraient essayés, aucun n'aurait gagné le prix, signe, selon les catholiques de la faiblesse de la théologie protestante, signe, selon les protestants, de l'avarice du roi de Prusse !
* par exemple, celui de K. Blaser, Une Eglise, des confessions, Labor et fides, 1990.
* publié en 1982 par Le Centurion et Presses de Taizé
* Voir Face à l'Unité, Cerf, 1986.
* cité d’après la traduction partielle en français, publiée par de Boccard éditeur, s.d.
* Cf. A. Birmelé, Le salut en Jésus Christ dans les dialogues œcuméniques, Cerf, Labor et Fides, 1986, p.63.
* B. Pascal, Œuvres complètes, édition Lafuma, Seuil, p.357-358.
* Cf. J. Ansaldi, "Non possumus", Études théologiques et religieuses, 1983/1.
* La nature de la doctrine, Van Dieren, 2002.
* P. Tillich, Substance catholique et principe protestant, Cerf, Labor et fides, Presses de l’Université de Laval, 1995.
* Ferdinad Buisson et Charles Wagner, Sommes-nous tous des libres croyants ? Libre pensée et protestantisme libéral, Le Foyer de l’âme, 1992 (édition originale, 1903), p. 24.
* Systematic Theology, 3, p.170.
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