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LES SACREMENTS, ACTES CULTURELS
LES SACREMENTS, ACTES CULTURELS
Si le baptême et la cène sont des actes cultuels (on les célèbre au
cours du culte), ils ont également un caractère culturel. Leur
signification dépend étroitement des coutumes, des rites, des manières de
penser et de vivre du monde ambiant. Ces rites ou cérémonies ne relèvent
pas de l'intemporel, de l'absolu ou du transcendant. Ils sont éminemment
relatifs, en ce sens qu’ils sont liés ou reliés à un environnement, à un
contexte, à des circonstances qui les déterminent. Les qualifier de «
relatifs » revient à dire qu'ils sont « incarnés ».
Je vais souligner cet aspect souvent négligé en m’arrêtant d’abord, dans un
premier temps sur l'église primitive, ensuite, dans un deuxième temps, sur
la Réforme ; dans les deux cas, j’examinerai séparément et successivement
le baptême et la cène.
L'église primitive
Le baptême
Beaucoup de cultures donnent à l'eau une valeur symbolique forte et riche.
On le constate en particulier sur le pourtour de la Méditerranée où on a un
sens aigu de l'énigme de l'eau, tantôt rare (avec les périodes de
sécheresse), tantôt surabondante (avec les pluies violentes et les
déferlements torrentiels que connaissent ces régions). À la fois ordinaire
et précieuse, banale et mystérieuse, canalisable et insaisissable, l'eau a
dans la vie quotidienne des aspects et des usages multiples, que de
nombreuses religions associent à des réalités et à des expériences
spirituelles. Parmi les symboles attachés à l'eau, quatre se rencontrent
fréquemment.
1. L'eau se boit. Elle désaltère l'être humain, étanche sa soif et lui
permet de vivre. Sans elle, il est condamné à une mort atroce. Elle irrigue
et arrose les terres qu'elle rend fécondes et productives. Elle symbolise
la religion ou la grâce divine qui apporte à l'être humain ce dont il a
fondamentalement besoin et envie.
2. L'eau nettoie. Elle rend propre ce qui était sale. On s'en sert pour
laver et se laver. Elle enlève les taches et fait disparaître la crasse.
Elle désinfecte et assainit. Elle symbolise le pardon des souillures
morales et spirituelles qui affectent les êtres humains. Elle évoque la
miséricorde de Dieu qui efface leur culpabilité et les purifie.
3. On se baigne dans l'eau des rivières, des lacs ou de la mer. On y
plonge, on s'y immerge ; puis, on en sort, on en émerge. La plongée, parce
qu'elle fait disparaître et resurgir, symbolise le passage d'une situation
ancienne à un état nouveau, elle représente une mort et une résurrection.
4. L’eau court et coule. Sa fluidité la rend insaisissable. Elle mouille
nos mains, sans que nous puissions la tenir ou la retenir entre nos doigts.
Elle nous touche et nous échappe. Aussi, souvent symbolise-t-elle l'Esprit
qui nous atteint, que nous sentons ou percevons sans pouvoir l’arrêter ni
l’enfermer.
Ces quatre symbolismes se trouvent dans la Bible et aussi ailleurs. Il
serait probablement exagéré de les considérer comme universels ; ils sont
en tout cas fréquents, d'où quantité de cérémonies de baptêmes célébrées
dans des régions, des cultures et des religions très différentes. Jésus n'a
pas inventé le baptême. Il a repris à son compte une institution largement
répandue. Il a détourné à son profit un rite existant. On a d'ailleurs de
bonnes raisons de se demander si ce n'est pas l'église primitive plutôt que
Jésus lui-même qui a adopté le baptême. L'évangile de Jean précise que
Jésus ne baptisait pas et les mentions du baptême placées dans sa bouche
ont de fortes chances d'être des rajouts plutôt que des paroles
authentiques. Si on a fait postérieurement du baptême le signe, voire la
condition de l'appartenance à la communauté chrétienne, le groupe qui
entourait et suivait Jésus semble avoir symbolisé son unité plutôt par le
repas pris en commun, ce qui suggère une différence considérable de climat
: le baptême renvoie à la pénitence (l'exemple de Jean-Baptiste le montre),
alors que le repas évoque plutôt la joie. Des historiens récents supposent
que le baptême chrétien est né d'un compromis post-pascal entre les
disciples de Jean-Baptiste et ceux de Jésus : ceux de Jésus ont accepté le
baptême, rite fondamental pour Jean-Baptiste, et ceux de Jean ont accepté
que ce baptême soit administré au nom de Jésus, ce qui a permis la fusion
partielle des deux groupes.
Le christianisme n'a pas instauré le baptême et le baptême ne lui
appartient pas en propre. Il existait avant lui et il existe en dehors de
lui. La spécificité du christianisme ne consiste pas à baptiser, mais à
baptiser au nom de Jésus-Christ (Ac 2, 8, et 10, 48) ou au nom du Seigneur
Jésus (Ac 8, 16 et 19, 5). D’après les spécialistes, ces deux formules
baptismales sont plus anciennes que celle de Matthieu (à savoir « au nom du
Père, du Fils et du Saint Esprit »). Je regrette que les églises utilisent
seulement celle de Matthieu et n'emploient pas également celles attestées
par les Actes. Pourquoi unifier là où le Nouveau Testament diversifie ?
Cela revient à nous appauvrir. De plus, dire « au nom de Jésus » a le
mérite de mettre l'accent, beaucoup plus que la formule ternaire « le Père,
le Fils, l'Esprit » sur ce qui fait la spécificité du baptême chrétien,
que, semble-t-il, l'église primitive a souligné.
En baptisant, l'église primitive reprend un symbolisme courant, celui de
l'eau, et l'applique à la vie chrétienne. Dans bien des domaines, le
christianisme a utilisé des rites ou des thèmes religieux venus d’ailleurs
pour dire ou pour concrétiser l'évangile. Il s'est servi des formes
culturelles disponibles pour exprimer un contenu en partie nouveau et
différent. Le baptême chrétien au premier siècle à la fois insère dans un
monde religieux qui pratique ce type de cérémonies et marque une
particularité puisqu'on baptise au nom de Jésus-Christ. Cette combinaison
de ressemblance et de différence a aujourd'hui disparu. Il en résulte que
nous ne faisons plus la même chose que l'église primitive, même si nous
accomplissons des gestes identiques et prononçons des paroles semblables.
Des chrétiens se sont indignés parce que naguère, dans certains pays
communistes, et encore aujourd'hui dans quelques municipalités
anticléricales, on pratique des « baptêmes laïcs ». Ne faudrait pas plutôt
s'en réjouir ? Paradoxalement, s'ils se répandaient, ces baptêmes laïcs
restitueraient au baptême chrétien quelque chose de son sens originel.
Le Nouveau Testament a su utiliser un élément culturel pour en faire un
instrument au service du Christ. Il nous faudrait chercher à faire de même,
pour que le rite ait du sens, en tout cas aux yeux des gens de l'extérieur,
mais aussi à ceux de nombreux fidèles.
La cène primitive
Pas plus que le baptême, le repas rituel n'est une originalité du
christianisme. La cène du Nouveau Testament combine trois apports ou trois
héritages.
1. Très probablement (on n’en a pas une certitude totale), la cène
s'inscrit dans le prolongement du repas pascal juif, ce que suggèrent, à
vrai dire assez discrètement, trois des cinq récits du Jeudi saint que
contient le Nouveau Testament. Le repas pascal juif commémore la sortie
d'Égypte. Si le Jeudi saint se situe bien dans ce cadre, il semble que
Jésus ait apporté deux modifications au déroulement liturgique habituel de
ce repas. Premièrement, au moment de rompre la galette qui, dans la
liturgie juive représente et symbolise la substance du judaïsme, il déclare
: « Ceci est mon corps », autrement dit « J'incarne le judaïsme, ma
personne est la vérité, la substance du judaïsme » (sous-entendu : « Ce
n'est plus Moïse qui incarne la vérité du Dieu d'Israël, c'est moi »).
Deuxièmement, au moment où dans la liturgie de ce repas, on raconte les
événements de l'exode, Jésus parle de sa mort et de sa résurrection,
remplaçant ainsi le passage juif (« pâque » veut dire passage) par le
passage chrétien. Pour les juifs devenus chrétiens, la cène veut dire : «
Désormais nous nous référons à Jésus et non plus à Moïse ; l'intervention
décisive de Dieu dans la vie de l'humanité ne se situe plus pour nous dans
la sortie d'Égypte et le don de la loi, mais dans la sortie du tombeau du
Christ et dans le don de la grâce. »
La cène reprend un rite important du judaïsme. Elle y apporte une
transformation sacrilège et blasphématoire pour le judaïsme orthodoxe. Un
juif pieux présent dans la chambre haute le Jeudi saint aurait été aussi
scandalisé par les propos et gestes de Jésus que nous le serions
aujourd'hui si un prêtre ou un pasteur célébrant la cène ou l'eucharistie
disait : « Désormais ce n'est plus à Jésus qu'on se référera, mais à moi ».
La cène chrétienne subvertit le repas pascal ; elle pirate le rite juif
pour proclamer qu'une nouvelle Pâque se produit, supérieure à l'ancienne.
Elle met Jésus à la place que le judaïsme attribuait à Moïse, ce prophète
que le Deutéronome déclare inégalable ou incomparable. La puissance
significative des premières cènes leur vient de ce rapport, qui mélange
révérence et iconoclasme, avec le culte et la culture de l'époque.
2. La cène se rattache aussi aux repas rituels du paganisme, très pratiqués
dans le monde grec. Presque chaque groupe religieux avait le sien. Dans les
récits de ces agapes qui célébraient la fondation de confréries cultuelles
ou l'anniversaire du décès de membres éminents, on relève les seuls
parallèles connus avec la phrase : « Faites ceci en mémoire de moi ». Ce
n'est probablement pas par hasard que cette phrase se trouve seulement dans
l'épître aux Corinthiens et l’Évangile de Luc qui s'adressent à des grecs
ou à des juifs immergés en milieu hellénistique. Les chrétiens reprennent
une cérémonie païenne existante et l'utilisent en supprimant la mention des
fondateurs ou des personnages sacrés de la confrérie et en lui substituant
une référence à Jésus. Jésus ne s'ajoute pas à eux mais les remplace.
L'opposition qu'établit Paul entre la coupe et la table des démons et
celles du Seigneur, entre lesquelles il faut choisir, s’explique
probablement dans cette perspective (1 Co 10, 21, 28).
3. Enfin, la cène chrétienne rappelle et continue la « communauté de table
» de Jésus avec ses disciples. On a beaucoup insisté depuis une vingtaine
d'années sur ce point, qui établit un lien étroit entre la cène et la vie
du groupe qui entoure et accompagne Jésus avant Pâques. Que les repas pris
en commun aient été des temps forts paraît hautement probable. Par contre,
on a de la peine à déterminer la nature de ces repas. Étaient-ils fortement
ritualisés ou non ? Avaient-ils un aspect de célébration liturgique ? Ils
comportaient en tout cas la formule de bénédiction, la rupture et le
partage du pain. Toutefois, on ignore si ce rituel, fréquemment attesté
dans le judaïsme, distinguait certains repas et leur donnait un caractère
particulier, ou s'il était systématique, banal et accompagnait tous les
repas. Chaque fois qu'on rencontre dans le Nouveau Testament la formule, «
Il prit du pain et, après avoir rendu grâces, il le rompit et le leur donna
», il n'est pas sûr qu'il s'agisse d'une célébration sacramentelle. Ce
n'est certainement pas le cas dans Actes 27, 35.
Ces trois apports se retrouvent dans les thèmes développés ensuite à propos
de la cène. Dans la ligne du repas pascal, on y voit le rappel de la mort
de Jésus. Dans la ligne des repas rituels du monde grec, on insiste sur la
présence actuelle de Jésus. Enfin, dans la ligne des repas avec les
disciples, on met l'accent sur son aspect communautaire.
Les deux premiers aspects sont désuets, en ce sens qu'ils n’entretiennent
plus aucun rapport avec notre culture. Nous ne les comprenons plus
spontanément ; il faut qu’on nous les explique. La discussion ecclésiale
sur « Ceci est mon corps » le manifeste. Elle tombe dans ce qu'à proprement
parler on doit appeler un contresens (un retournement de sens). Si
l'hypothèse que j'ai exposée est juste, en prononçant cette phrase, Jésus
identifie sa personne avec le pain qui symbolise la vérité du judaïsme. À
partir de ce pain, dont le sens est connu, il entend dissiper l’énigme de
sa personne et faire savoir qui il est. Le christianisme postérieur inverse
ce mouvement et à partir de la personne de Jésus, il qualifie le pain. Il
va se demander non pas en quoi Jésus incarne la vérité du judaïsme mais
comment le pain devient-il « corps du Christ » ? Est-ce matériellement et
substantiellement, thèse catholique ? Est-ce représentativement et
significativement, thèse réformée ? Parce qu'on se trouve dans un autre
contexte culturel et cultuel que celui du premier siècle, on donne une
autre portée ou une autre visée à la parole et au geste de Jésus.
Seul le troisième aspect se transpose naturellement et facilement dans le
cadre de la culture contemporaine où les repas de fête sont une pratique
courante et où le fait de manger ensemble a du sens.
La Réforme
Le baptême
On sait que parmi les partisans et artisans de la Réforme, il n’y a pas
accord sur le baptême. Je donne trois brèves indications sur les positions
luthériennes, réformées et anabaptistes.
1. Luther a un tempérament et des comportements très traditionalistes. Il
n'accepte des modifications que lorsqu'il ne peut pas faire autrement. Il
freine, voire désavoue les innovations, même timides, que certains de ses
amis voudraient introduire. Pour le baptême, il conserve les coutumes et
pratiques existantes, sans rien y changer. Il faut toutefois noter quelque
chose d’assez étonnant : quand il traite du baptême, il ne parle pas ou
très peu de l’église. Pour lui, le baptême se passe entre Dieu et le
baptisé ; il est un acte de Dieu qui atteste au baptisé la grâce divine.
L'accent porte presque exclusivement sur le salut personnel de celui qui le
reçoit. On n’insiste pas sur son admission dans la communauté ecclésiale.
Compris ainsi, le baptême est intime et cultuel, tourné vers l’intérieur et
non vers l’extérieur. Il relève de la piété privée plus que de la vie
ecclésiale.
2. Il en va autrement chez les Réformés. Dans les cantons de Zurich, de
Bâle et de Berne, quand les villes et les villages deviennent protestants,
les réformés héritent des églises (des édifices) précédemment catholiques.
Ils les modifient. L'un des premiers changements qu'ils opèrent concerne le
baptistère. Ils l'enlèvent du seuil ou de l'entrée de l'église, où il se
trouvait en général, pour le mettre soit au centre soit au fond (dans le
chœur).
Ce déplacement marque symboliquement et tangiblement une rupture. Il
souligne que la célébration du baptême n'introduit pas dans l'église, n'y
fait pas pénétrer. Le baptême reçoit ou accueille quelqu'un qui y est déjà
entré. Alors qu’il n’a pas encore été aspergé d'eau au nom de Jésus-Christ,
le futur baptisé fait partie de l'église, il en est membre par la grâce de
Dieu. Le baptême exprime, manifeste publiquement une appartenance qui lui
est antérieure. Il prend acte et témoigne de ce qui s'est passé avant qu'il
ne soit administré, un peu comme l'inscription à l'état civil enregistre et
officialise une naissance ou un décès qui l'ont précédée. « Par le baptême,
écrit Zwingli, l'église reçoit publiquement celui qui y a été reçu
auparavant par la grâce. » Aussi, pour les réformés, on peut faire partie
de l'église sans être baptisé. Toutefois, on juge anormal qu'un membre de
l'église ne reçoive pas le baptême, c'est-à-dire ne témoigne pas
ouvertement et publiquement de son appartenance à Jésus-Christ. Le
déplacement du baptistère exprime cultuellement et culturellement un
changement théologique.
3. À la différence des catholiques, des luthériens et des réformés, les
anabaptistes ne veulent pas baptiser les bébés. Ils réservent le baptême à
des adultes qui remplissent un certain nombre de conditions. Leur position
s'appuie sur une argumentation à la fois et indissociablement religieuse et
culturelle.
D'abord, elle concrétise le rejet de la confusion ou de la collusion entre
l'église et la société. Les anabaptistes récusent l'idée ou l'idéal de la
cité chrétienne qu'au seizième siècle catholiques, luthériens et réformés
ont en commun. L'église n'est pas un peuple dont on fait partie
naturellement par naissance ou par filiation. On devient membre de l'église
par un choix et un engagement qui distinguent et marginalisent par rapport
à la société globale. Le baptême signifie la rupture avec le monde et non
l’entrée dans le monde.
Ensuite, les anabaptistes rompent avec les catégories qu'on nomme
aujourd'hui communautariennes pour mettre en avant la singularité de
chacun. Ils estiment que la personne n'est pas déterminée par son
appartenance à un peuple, à un groupe, à une famille, mais par ses
décisions propres, par ses choix individuels. Chacun forge lui-même son
identité et ne la reçoit pas de ce qui l'a précédé ou de ceux qui
l'entourent. Pour les luthériens et les réformés, Dieu manifeste sa grâce
en faisant naître un bébé dans une famille croyante. La foi des parents
enveloppe ou inclut celle des enfants. Au contraire, aux yeux des
anabaptistes, la foi relève toujours de l’individu. La grâce de Dieu,
sélective et non collective, concerne des personnes isolées et non les
communautés dont elles font partie.
D'une part, les anabaptistes esquissent une conception laïque de la société
qui exclut une religion publique et, d'autre part, ils insistent sur la
personne et non sur le groupe. Ils font ici figure de précurseurs. Ils
amorcent le grand tournant de la culture européenne qui met fin à l'état de
chrétienté et fait émerger les valeurs de la modernité. Aujourd'hui, dans
le contexte culturel du monde contemporain, le refus du baptême des bébés a
perdu la force et la puissance contestataires qu'il avait au seizième
siècle. Sa signification, y compris théologique et spirituelle, a changé.
La même pratique religieuse, ou la même absence de pratique, n'a plus du
tout la même portée, parce que nous ne vivons plus dans la culture de la
fin du Moyen Âge. Ce qui confirme que le sacrement se situe à la charnière
du culturel et du cultuel, et que le sens qu'il prend dépend étroitement du
contexte.
La cène
Le luthéranisme modifie en partie - au fond assez peu - le discours
théologique et ecclésial dominant sur la cène. Par contre, il ne touche
pratiquement pas à sa célébration. Les anabaptistes, en particulier
Hubmaier, reprochent assez justement à Luther de croire qu'il suffit de
changer la prédication et de ne pas voir que, si tout le reste demeure
identique, la vieille religion persiste quoique le prédicateur puisse dire.
Aux yeux des anabaptistes, le luthéranisme reste très catholique, et
n'opère qu'une demi-réforme. Effectivement, la continuité liturgique a
masqué aux fidèles les différences théologiques introduites. Elles n'ont
pas eu grand impact sur eux ; ils ne les ont pas clairement ni fortement
perçues.
Chez les réformés, trois séries de changements spectaculaires par rapport
aux habitudes antérieures empêchent de confondre la cène réformée avec le
sacrement catholique ou luthérien.
Premièrement, on supprime l'autel et on installe une table au milieu de la
nef, au centre de l'assemblée et non pas dans un chœur surélevé. Encore
aujourd'hui dans beaucoup de temples du canton de Zurich, la table de
communion (souvent octogonale pour qu'on ne puisse pas la confondre avec un
autel) se trouve au milieu de l'allée centrale, au croisement avec une
allée latérale, assez loin de la chaire et jamais juchée sur une estrade.
On indique ainsi que la cène est l'affaire des fidèles. Selon le principe
du sacerdoce universel, ce sont eux qui la célèbrent. L'officiant est
seulement le représentant de l'assemblée. Il n'a pas de privilège ou de
prérogative dans la célébration. Si la table de communion a une place bien
marquée, mais non dominante, par contre on met la chaire en hauteur et on
oriente les bancs des fidèles vers elle, ce qui indique bien que
l'essentiel du culte réside dans la prédication, non dans le sacrement qui
lui est subordonné. La différence avec le catholicisme et le luthéranisme
s'inscrit dans la disposition même des lieux.
Deuxièmement, plus souvent, semble-t-il, en Hollande qu'en Suisse, les
fidèles communient assis, autour de la table (par tablées successives, si
nécessaire). À Zurich, on utilise des coupes et des plats de bois,
autrement dit, la vaisselle domestique alors la plus commune. On distribue
du pain courant, celui qu'on mange tous les jours, le « pain quotidien »,
qui a du goût, dont on prend une grosse bouchée et qu'on mastique
énergiquement, alors que les hosties sont insipides et qu'on les avale d'un
coup. On verse le même vin que celui qu’on sert habituellement et on en
boit une bonne gorgée.
À la différence des catholiques et des luthériens qui sacralisent la cène,
les réformés essaient de la rapprocher le plus possible de ce qui se passe
dans la vie ordinaire. Ils mettent l'accent sur la convivialité avec le
Christ et entre frères dans la foi. Il ne s'agit pas tant de célébrer un
mystère extraordinaire que de signifier la présence du christ dans la vie
quotidienne et de rappeler qu'il participe à chacun de nos repas. Nos
occupations les plus banales ne nous éloignent pas de lui. Sa proximité est
constante. La cène ainsi célébrée renvoie plus aux repas communautaires de
Jésus et de ses disciples qu'à un rituel sacrificiel.
En troisième lieu, on célèbre la cène quatre fois par an, et non chaque
dimanche (Calvin a essayé d'introduire une célébration hebdomadaire à
Genève, mais n'a pas été suivi ; occasion de rappeler que réformé et
calviniste ne sont pas des termes synonymes). Cette relative rareté a deux
motifs. D'abord, elle souligne qu'au centre ou au cœur du culte, il y a la
lecture de la Bible et la prédication, et non le sacrement. Un culte sans
cène est aussi complet qu'un culte avec cène. Ensuite, cette fréquence
trimestrielle permet de faire de la célébration de la cène un moment
festif, où tout le monde s'efforce de venir, où toute la paroisse se
rassemble, de même que dans une famille la célébration d'un anniversaire
donne l'occasion de se retrouver et de marquer dans un moment à part une
unité et une affection mutuelles qu’on ne peut pas manifester tous les
jours. Si on célébrait chaque semaine le jour de la naissance d'un de ses
membres, ces célébrations deviendraient banales, ne mobiliseraient pas de
la même manière ; elles perdraient de leur force symbolique et affective
(la comparaison vient de Zwingli). Autrefois, en Suisse, en France, et
encore aujourd'hui dans certaines paroisses réformées des Pays-Bas et
d'Écosse, la table de communion n'est pas installée en permanence dans le
lieu de culte ; on la dresse seulement quand on célèbre la cène, ce qui
oblige à des aménagements (il faut changer la disposition des lieux) et met
en valeur cet aspect d'une fête qui sort de l'ordinaire.
Au départ, la cène réformée évoque la vie de tous les jours, l'existence
quotidienne avec ses repas ordinaires et ses fêtes de famille. Elle
souligne la présence du Christ dans nos demeures et dans l'existence
profane. Au fil des siècles, elle s'est considérablement ritualisée ; elle
s’est rapprochée du cérémonial catholique et luthérien. Elle n'évoque plus
guère aujourd'hui la convivialité, la commensalité, la fête familiale
tellement soulignées par la première génération réformée. J’y vois une
perte et, à mon sens, les réformés retrouveraient leur ligne propre, leur
message originel, leur contribution spécifique à la communauté œcuménique,
s'ils associaient la cène soit à des repas de paroisse soit à des apéritifs
en fin de culte, en introduisant des éléments liturgiques dans ces moments
conviviaux.
Questions
L’approche que je viens de faire des sacrements me semble soulever deux
questions.
1. Dans les situations que j'ai évoquées, les sacrements ont un rôle
d'interface. À la fois, ils s'enracinent dans les coutumes du monde
ambiant, ils en dépendent, et ils marquent un écart. Ils font le pont entre
la foi et la culture. Ils les mettent en relation en reprenant des rites
courants, religieux ou non, et en y introduisant des écarts significatifs
qui leur donnent du sens.
Ce fonctionnement opère-t-il encore aujourd'hui ? Les sacrements n'étonnent
plus personne et ne signifient pas non plus grand chose, parce que trop en
décalage avec le quotidien. Ils ne sont plus, comme le voulaient les
réformés, des prédications en acte. Il m’arrive de me demander si les
contester n'est pas la seule manière de leur redonner sens. J'ai
quelquefois le sentiment que dans ma paroisse je témoignerai si, par
mécontentement ou protestation, je m'abstenais de prendre la cène ; quand
je la prends, je m'aligne, je me conforme, c'est tout.
2. Rappeler la dimension culturelle des sacrements devrait inciter à les
démystifier ou à les démythifier. Je suis convaincu que les diverses
confessions et spiritualités chrétiennes leur accordent une place
excessive. Ce sont des instruments pour signifier l'évangile dans un
contexte donné. On doit affirmer à leur propos ce que Jésus disait du
sabbat : « Le sabbat a été fait pour l'homme, et non l'homme pour le sabbat
». Je réagis, pour ma part, contre la tendance à faire des sacrements un
des sommets ou un des points culminants de la vie chrétienne. On a un souci
exagéré de ne pas les avilir ni les dévaloriser, comme si en garantir la
pureté et l'authenticité constituait une priorité. La priorité ce sont les
êtres humains non les cérémonies.
À mes yeux, les sacrements sont des instruments, des moyens et non un but à
atteindre ni l'aboutissement d'un cheminement spirituel parvenu sinon à la
perfection, du moins à un niveau élevé de maturité. Calvin comparait le
baptême et la cène aux béquilles qui aident un infirme à se déplacer : les
béquilles n’ont de valeur que si elles soutiennent la marche ; de même, les
sacrements n’ont de sens que s'ils aident la vie chrétienne. S'ils
n'arrivent plus à le faire, ne faut-il pas les transformer ou chercher
autre chose ? Je ne suggère nullement une spiritualité sans rites : l’être
humain n’est ni un ange ni un pur esprit. Il a besoin de cérémonies et de
symboles. Je m’interroge plutôt sur la bonne et la mauvaise utilisation de
nos sacrements.
André Gounelle
Conférence donnée à Montpellier au temple de la rue Maguelone
2013
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