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Le religieux dans une société laïque
Cette contribution n’est ni historique ni juridique. Elle se veut théologique (ou théologico-philosophique) et s’inscrit dans une perspective systématique qui s’intéresse plus aux principes qu’aux pratiques et qui s’attache, de manière parfois consciemment anachronique, aux structures de pensée, sans trop s’occuper des mentalités, des institutions et des solutions concrètes, au risque de tomber dans des généralités et des abstractions excessives (son titre n’en est pas exempt avec le singulier de « religieux » et de « société laïque », alors qu’il existe de multiples religions et des laïcités très diverses).
Sur la place du religieux dans une société laïque, je propose un parcours en trois temps, le premier à dominante théologique, le deuxième de caractère philosophique, et le troisième de nature ecclésiale.
1. Dieu et César
Quand, d’après l’évangile de Matthieu (22,21), Jésus dit : « Rendez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu », au-delà des circonstances particulières où elle apparaît et de sa signification originelle*, cette phrase conduit à distinguer deux conceptions des rapports de l’Etat et de la religion.
La première domine dans l'Antiquité méditerranéenne, où, en gros, chaque peuple a son culte propre et où à chaque culte correspond un peuple particulier. Chaque nation forme une communauté à la fois, indistinctement, civile et religieuse. L'Ancien Testament en fournit un exemple parmi beaucoup d'autres. Dieu y fait alliance avec un groupe de tribus qui s'estiment et se disent issues d'un ancêtre commun, Abraham. Ceux qui dirigent ces tribus sont considérés comme ses représentants ou ses lieutenants. David, symbole de l'Etat juif, comme César l'est de l'Etat romain, gouverne au nom de Dieu et sous son contrôle. A Rome, ce n'est pas Dieu qui nomme César, mais César qu’on proclame divin. Quand les romains créent un empire qui rassemble plusieurs nations, ils instaurent un culte commun, le culte impérial, qui englobe les autres sans les supprimer. Les juifs couronnent leur Dieu, les latins divinisent leur Empereur. Par des chemins différents, on aboutit exactement au même résultat : on ne dissocie pas David ou César de Dieu, ils ont exactement le même domaine ; religion et citoyenneté se confondent. Cette compénétration se poursuit durant le Moyen Age et à l'époque classique. Elle s'exprime dans des formules bien connues : cujus regio eius religio ; ou encore : « une loi, une foi, un roi ».
Au premier siècle de notre ère, cette assimilation entre obédience religieuse et appartenance nationale est largement acceptée. Deux groupes, cependant, en amorcent une contestation et orientent vers une autre conception (qui ne se développera pleinement que postérieurement) des rapports de l’Etat et de la religion. Il s’agit d’une part de quelques stoïciens, d’autre part de quelques chrétiens qui, les uns comme les autres, nient que l’Etat ait un rôle déterminant à jouer dans la relation de Dieu avec les êtres humains. Pour ces stoïciens, beaucoup plus que son appartenance à un peuple ou à un groupe, ce sont sa raison et son intelligence qui caractérisent l'être humain et qui le mettent en relation avec l’Ultime. L’origine ethnique et le statut social (esclave comme Epictète ou empereur comme Marc-Aurèle) n'ont ici pas d’importance. De même, à partir du Nouveau Testament, des chrétiens sont amenés à penser que Dieu élit des personnes. Il fait alliance avec des individus, et non avec des groupes. On communique avec Dieu directement sans passer par des autorités politiques et religieuses. Paul écrit : « Il n'y a plus ni juif ni grec, ni esclave ni libre, ni homme ni femme » ; chaque être humain entre donc en relation avec Dieu en tant que personne singulière, en tant qu'individualité unique, à nulle autre pareille, et non pas en fonction de sa nation, de sa catégorie sociale ou de son sexe.
Les courants majoritaires du judaïsme ancien affirment qu'il y a un peuple élu, un peuple de Dieu, celui d'Israël. La plupart des textes du Nouveau Testament mentionnent une communauté d'appelés ou d’élus. Autrement dit, ce n'est pas la communauté elle-même qui est appelée ou élue ; ce sont les croyants qui la composent. Dieu ne se manifeste pas par l'intermédiaire d’un groupe qui aurait un statut privilégié. Il agit au niveau des individus. Il les appelle, certes, à se soucier les uns des autres, à tisser des liens entre eux et à vivre fraternellement ensemble. Toutefois, la communauté des croyants ne forme pas, à proprement parler, une nation, c’est-à-dire un ensemble organique préexistant à ses membres ; elle est, plutôt, une « assemblée » ou une « réunion » (c'est ce que veut dire le mot grec ecclesia qu'on a rendu par « église »). Pour reprendre l'expression du théologien américain James Luther Adams, l'Eglise est fondamentalement une « association de volontaires »*, non un peuple (contrairement à ce qu’elle a souvent prétendu).
En 1905, dans le rapport qu’il soumet au Parlement français pour préparer les débats et les votes concernant la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, Aristide Briand, chargé de défendre le projet gouvernemental, cite à plusieurs reprises la parole de Jésus : « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Il se sert de ce verset, ainsi que de la déclaration de Jésus à Pilate : « mon royaume n’est pas de ce monde », pour suggérer que le Christ lui-même désavoue ceux qui, en son nom, préconisent un Etat confessionnel, religieux et militent pour un ou des cultes officiels, soutenus, favorisés, voire imposés par l’Etat*. Si Briand fait une utilisation tendancieuse et exégétiquement contestable de ces citations, il n’en demeure pas moins légitime de penser qu’elles orientent plus vers une distinction et une séparation que vers une collusion ou d’étroites interférences entre la religion et l’Etat.
Les protestants français, avec certes des exceptions, se sont montrés plutôt favorables à la loi de 1905. Même si des réflexes contre le catholicisme ont joué ici un grand rôle, ils étaient convaincus, en se fondant sur le « rendez à César … rendez à Dieu … », que l’enseignement évangélique convergeait avec le principe moderne de laïcité pour passer d’une religion sociale à une religion personnelle et pour enlever à l’Etat tout caractère religieux. Il ne doit pas ni ne peut être chrétien, parce qu'il est une administration, une organisation, une société et non une personne ; la notion de « république chrétienne » leur serait apparue contradictoire. En effet, seules des personnes peuvent croire en Christ et le servir. Les croyants n’ont pas à construire une nation chrétienne, ni à militer pour un parti ou un gouvernement chrétien ; ils doivent vivre et agir en tant que chrétiens dans une société qui n’a pas, en elle-même, de fonctions ni de caractéristiques religieuses. Troeltsch a vu dans cette conviction qui grandit et l’emporte un des plus importants indices de l’entrée dans la modernité et du passage du paléo- au néo-protestantisme*.
2. Le juste et le bon
Le deuxième temps de cette réflexion va reprendre la distinction entre le juste et le bon, thématisée avec des variantes, par l’Américain John Rawls, par le Canadien Charles Taylor, par les Français Sylvie Mesure et Alain Renaut*. Ces philosophes du politique défendent la thèse suivante : la société (ou l’Etat) doit s'occuper du « juste », c'est là sa compétence et sa tâche propres ; par contre, le « bon » relève des religions ou des idéologies et ne regarde nullement l’Etat, qui n’a pas à légiférer ou à réglementer dans ce domaine.
Le « juste » désigne, ici, l'ensemble des règles qui permettent que vivent et travaillent ensemble, qu’échangent, que se croisent et se rencontrent sans s’agresser des gens qui n’ont pas du tout la même manière de comprendre l’existence, qui ont des conceptions différentes, peut-être opposées et contradictoires, de ce qui est bon ou bien. Les sociétés modernes ne sont pas monolithiques, mais pluriculturelles et multireligieuses ; on y constate une diversité de croyances, d'idéaux ou de systèmes de valeurs, entre lesquels il y a des dissemblances et des divergences. Le Chinois, le Maghrébin, le Congolais, le Brésilien et l’Européen qui vivent dans la même cité, le musulman, le juif, le chrétien, le bouddhiste, le franc-maçon qui se côtoient quotidiennement ne s'entendent pas forcément (ou en tout cas pas entièrement) sur la définition du bien et du mal. Leurs désaccords entraînent, dans la société où ils cohabitent, ce qu'on a appelé un « polythéisme des valeurs », et quand ils s'affrontent, on débouche sur ce que Max Weber nomme la « guerre des dieux » (« dieu » désignant ici non pas un être surnaturel, mais ce que chacun considère comme essentiel, fondamental ou ultime pour lui et pour les autres). Dans une perspective laïque et dans une société sécularisée, la compétence de l’Etat ne s’étend pas à cette lutte entre les dieux ou entre les idéaux. Il n'a pas à arbitrer ni à trancher dans ce domaine, qui se situe dans la sphère du privé et en dehors de celle du public (le privé est le domaine où il appartient à chacun et non à la collectivité de décider). Par contre, l’Etat a pour fonction d’éviter que la guerre des dieux ne dégénère en guerre de religion et d’empêcher qu’on se massacre mutuellement au nom de sa conception du bon. Pour cela, il formule et fait respecter des règles. Les procédures ainsi définies et appliquées constituent ce qu'on appelle le juste.
Il ne s’ensuit nullement que l’Etat n’a pas à s’occuper des religions, qu’elles ne le regardent ni ne le concernent en rien. Ses interventions dans ce domaine sont de trois ordres.
Premièrement, il lui incombe d’assurer la liberté de conscience et il est de sa responsabilité de garantir le libre exercice des cultes (la loi française de 1905 et la loi genevoise de 1907 le disent expressément). En particulier, il doit protéger les religions minoritaires, marginales, dont l’opinion publique se méfie, qui sont parfois l’objet de brimades. On en a plusieurs exemples aujourd’hui en France avec les nouveaux mouvements religieux, en particulier ceux à coloration ethnique, africains ou antillais, beaucoup plus mal traités que les cultes anciens et connus.
Deuxièmement, il appartient à l’Etat de vérifier que les religions observent bien la loi et de les sanctionner si tel n’est pas le cas. Quand des religions ou des idéologies contredisent les règles qu’il pose comme justes, l’Etat doit s’opposer à elles et entraver, voire empêcher leur action. La laïcité n’implique pas qu’on accepte tout et n’importe quoi ; elle rencontre le problème des limites de la tolérance et de la liberté. Ainsi nos pays, pourtant libéraux, voire laxistes, interdisent des groupes sectaires ou des mouvements jugés racistes ou fascisants, parce qu’ils les jugent nuisibles aux personnes et à la société. Il revient au représentant du « juste », c’est-à-dire à l’Etat, de faire le tri entre le « bon » qui est acceptable et celui qui est inadmissible. De ce fait, il exerce un jugement qui soulève forcément des problèmes délicats et des contestations, les exclus ayant le sentiment, pas toujours faux, qu’ils n’ont pas affaire à un arbitre neutre mais à un pouvoir partisan. Il faut en tout cas soigneusement veiller à ce que ces décisions de l’Etat ne soient pas prises en fonction de préjugés, de préventions, de pressions, voire de rumeurs non fondées.
Troisièmement, ce que l’on estime « bon » a forcément de l’impact sur la conception que l’on se forge du « juste ». Les règles sociales que pose un pays dépendent toujours plus ou moins de la religion ou du groupe de religions qui y domine ou y a dominé. Le bouddhisme, l'islam, le christianisme, l'animisme africain génèrent des comportements, des façons de penser ou de raisonner, des types d'organisation sociale qui ne sont pas les mêmes. Leur empreinte persiste et se prolonge même quand la ferveur religieuse recule, voire disparaît, et que la sécularisation l’emporte, d’où des incompréhensions, qui peuvent aller jusqu’au conflit, entre ces divers groupes : ce que les uns jugent normal apparaît insupportable aux autres. Existe-t-il, peut-on définir un « juste » uniquement rationnel, logique, sans lien avec une forme quelconque de « bon », indépendant d’orientations idéologiques et de particularismes religieux, qui s’imposerait donc naturellement à tous ? Les théoriciens français de la laïcité dans les débuts de la Troisième République, marqués par la philosophie des Lumières, en étaient convaincus. N’étaient-ils pas victimes de l’illusion qui, à la même époque, faisait croire à l’universalité de la culture occidentale, ce qui conduisait à tenter d’obliger, par la colonisation, tous les peuples à l’accepter ?
Je reste pour ma part marqué par les Lumières, et je pense qu’il ne faut pas trop vite renoncer à chercher et à définir des règles universelles. Il s’agit, cependant, d’une entreprise extrêmement difficile, nous le percevons mieux qu’autrefois. Les débats autour du voile dit islamique, qui ont tellement agité la France, le montrent avec évidence. De nombreux musulmans ont vu dans sa réglementation une brimade qu’un groupe, culturellement chrétien même s’il ne l’est pas religieusement, leur impose et nullement l’application d’un principe universel. Notre laïcité n’est pas, à leurs yeux, vraiment neutre, ils la soupçonnent de masquer une option religieuse et un sectarisme intolérant qui favorisent le christianisme aux dépens de l’islam. On peut, certes, protester contre ce soupçon ; il n’en demeure pas moins vrai que le christianisme a contribué à façonner le juste tel que nous le comprenons en Europe.
Qu’en conclure ? Il me semble qu’il ne faut pas céder sur le principe de la distinction entre le juste et le bon. Ce postulat fondamental doit être maintenu contre vents et marées. Par contre, il importe de ne pas dissimuler ou ignorer combien son application est délicate. Sa pratique, ses modalités sont sans cesse à revoir et à réviser pour faire face à des situations nouvelles. Le « juste » n’est pas immuable, intouchable. Faute de normes universelles ou d’une révélation transcendante admises par tous, seule une négociation toujours recommencée peut lui assurer une légitimité nécessaire mais aussi relative et révisable, ce qui veut dire que même un Etat laïc, sauf à se diviniser lui-même, à se poser en bien suprême et absolu, doit sans cesse dialoguer avec les religions et les idéologies pour réajuster, si je puis dire, le « juste » qu’il promeut et défend. Il ne peut ni ignorer les religions et les idéologies ni les laisser régenter la vie et l’organisation de la société. Il lui faut pragmatiquement et non doctrinairement chercher des solutions, des compromis qui seront toujours provisoires et amendables.
3. Les Eglises dans la cité
Les institutions religieuses ont-elles à intervenir dans le domaine social et politique ? Parmi les chrétiens, on peut distinguer sur ce point trois options.
Pour la première, les religieux n’ont pas à s’exprimer ni à prendre position sur les problèmes de société et sur les questions politiques. Quand ils s’en mêlent, il y a de leur part abus car ils sortent de leur rôle. Cette position prend le contre-pied d’un désir exprimé dans les années 1950 en Allemagne. En effet, de nombreux responsables ecclésiastiques protestants souhaitaient que les synodes conseillent et orientent leurs fidèles quand ils sont appelés à mettre leur bulletin dans l’urne. Les Eglises, disaient-ils, avaient failli à leur mission en 1933 en n’appelant pas explicitement à voter contre le nazisme, ce qui, peut-être, aurait empêché Hitler d’accéder au pouvoir. Ils ne voulaient pas que soit renouvelée cette erreur.
En 1958, Rudolf Bultmann – qui avait été un opposant résolu et déclaré au nazisme – écrit dans un article qui a eu un certain retentissement : « L’Eglise a à prêcher la parole de Dieu et non à émettre des jugements politiques. »* Il y souligne deux points. D’abord, dit-il, la foi ne doit pas servir à cautionner ou à légitimer des idéologies et des pratiques, aussi respectables soient-elles. Aucune orientation politique ne peut se prétendre la seule option conforme à l’Evangile. La fidélité au Christ se vit de plusieurs manières ; les Eglises doivent se garder d’absolutiser, d’idéaliser et de sanctifier l’une d’elles. Ensuite, déclare Bultmann, il est normal que les Eglises appellent leurs fidèles à accomplir avec sérieux leurs devoirs de citoyens et à s’engager politiquement en tenant compte des exigences évangéliques. Mais elles n’ont pas à peser sur leur choix ; ils dépendent en partie d’analyses et de réflexions qui n’ont rien de religieux ; et surtout, les décisions relèvent de la conscience de chacun. En voulant que l’Eglise donne des consignes politiques, on glisse vers une conception plutôt catholique qui confère à l’Eglise un magistère et estime qu’il lui appartient de régenter la vie chrétienne et on s’éloigne de la conception protestante qui fait appel et qui renvoie à la responsabilité individuelle du croyant.
Pour une deuxième option, les Eglises doivent s’exprimer exceptionnellement, s’engager dans des circonstances extraordinaires, prendre parti quand la société bascule dans l’horreur et que l’Etat prend des mesures criminelles. Les Eglises ont alors pour devoir de dénoncer l’inacceptable. Les représentants du « bien » ont le devoir d’intervenir quand ceux du juste sont défaillants. Ainsi, en 1942 et 1943, le cardinal Saliège et le pasteur Bœgner protestent auprès du gouvernement de Vichy et dénoncent ouvertement la persécution qui s’abat sur les juifs. Leur intervention incontestablement politique s’inscrit bien dans le cadre du ministère confié à ces deux hommes. Par contre, s’ils avaient désigné la formation ou la personnalité qui devait diriger le gouvernement, il y aurait eu abus de fonction. Les institutions religieuses n’ont pas à exercer directement ou indirectement le pouvoir ; néanmoins, quand des débordements se produisent, il entre dans leur mission d’adresser aux dirigeants des « remontrances », comme on disait sous l’Ancien Régime. Il leur revient de mettre en garde contre des dangers et des dérives, de protester contre des abus et des manquements. Elles n’ont ni vocation ni compétence pour élaborer et proposer un programme de gouvernement. Elles sortent, par exemple, de leur rôle si elles tracent les lignes d’une politique de l’immigration, mais elles ont le devoir de protester si on ne traite pas humainement les immigrés. De même, les théologies sud-américaines de la libération ont raison lorsqu’elles s’en prennent à un ordre économique qui réduit une partie de la population au statut de « non-personne » ; par contre, elles s’aventurent sur une voie glissante quand elles veulent élaborer un autre ordre économique.
Selon une troisième option, les Eglises doivent participer ordinairement au débat et à la réflexion politique sans, pour cela, prétendre exercer une souveraineté sur les consciences ou sur la société. C’est ce qu’on peut déduire de quelques textes de Paul Tillich. Il avait été partisan d’un socialisme chrétien ; en 1933, lorsque les nazis arrivent au pouvoir, ils le révoquent et le contraignent à l’exil. Quand en mai 1934, seize mois après, le synode protestant de Barmen prend publiquement position contre Hitler, Tillich estime que c’est très bien, mais il laisse entendre que c’est un peu tard*. Il aurait fallu mettre en garde les Allemands dans les années 30, et tenter d’empêcher que les nazis accèdent au gouvernement. La prévention ne vaut-elle pas mieux que des « remontrances » après coup ? L’éducation n’est-elle pas préférable à la répression ?
Dans la même ligne, plusieurs responsables ecclésiastiques pensent que si les Eglises n’ont pas à donner des consignes, elles doivent par contre aider à réfléchir, par exemple en organisant des débats, ou en publiant des documents et des études sur les questions à l'ordre du jour. C’est ce qu’a fait à plusieurs reprises depuis quarante ans la Fédération protestante de France, avec le sentiment de rendre service à la démocratie en contribuant au sérieux des débats et des engagements aussi bien de leurs membres que des autres citoyens. Dans les pays occidentaux, le débat politique est souvent plus passionnel que réfléchi, plus spectaculaire que profond. Il importe d’éviter qu’il ne dégénère en des affrontements où on se bat à coup de slogans, qu’il ne devienne une mêlée confuse où tous les coups bas sont permis, ou qu’il ne se transforme en une compétition où l’image a plus d’importance que le programme et la compétence. Il ne s’agit pas de donner des mots d’ordre, mais de susciter une réflexion. Les Eglises retrouvent là une fonction de magistère, pas au sens où elles décréteraient le juste et l’injuste, mais au sens où elles fournissent des informations et favorisent l’exercice de la pensée.
* * *
En 1905, quelques sénateurs français, qui n’ont pas été suivis par la majorité, avaient suggéré que la loi s’intitule non pas « séparation » mais « nouveaux rapports » des Eglises et de l’Etat*. De fait, le mot « séparation » qualifie assez bien « l’événement » de 1905 en France ou celui de 1907 à Genève, mais convient mal pour le régime qui s’en est suivi. Dans un article récent, Pierre Bühler note qu’il serait préférable de parler de « distinction » plutôt que de « séparation » entre les Eglises et l’Etat*. Ces indications me paraissent justes, et mon propos entend les illustrer. Sur la base fondamentale de la distinction ou de la séparation entre Dieu et César, le religieux et le politique, tout en se gardant soigneusement d’ingérences indues, ne peuvent pas s’ignorer mutuellement. Il leur faut entretenir un dialogue constant dont j’ai essayé de dessiner les contours en parlant des interférences entre le juste et le bon et des interventions des religieux dans les affaires de la Cité.
André Gounelle
publié dans M. Grandjean et S.Scholl (éd.),
L’État sans confession. La laïcité à Genève (1907) et dans les contextes suisse et français,
Labor et fides, 2010
* Je ne prétends nullement faire de l’exégèse et chercher ce que son auteur (Jésus ou l’évangéliste) a voulu dire. Dans une perspective systématique, cette phrase, comme beaucoup d’autres, prend une portée et suscite une réflexion qui la détachent, au moins en partie, de son contexte historique d’origine. Le sens d’une phrase échappe souvent à l’intention première qui a commandé sa formulation.
* James Luther Adams, The Prophethood of All Believers, Boston, Beacon Press, 1986 (essentiellement la partie IV).
* Jean-Paul Scot, « L’Etat chez lui, l’Eglise chez elle » ? Comprendre la loi de 1905, Paris, Seuil, 2005, p. 26.
* Ernst Troeltsch, Protestantisme et modernité, Paris, Gallimard (NRF), 1991 (traduction de textes publiés entre 1911 et 1913).
* John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1997 ; Charles Taylor, « Le juste et le bien », in : Revue de Métaphysique et de Morale, 1988,/1, Sylvie Mesure et Alain Renaut, Alter Ergo. Les paradoxes de l’identité démocratique, Paris, Aubier, 1999.
* Rudolf Bultmann, « Réflexions sur la situation actuelle de la théologie », in : Foi et compréhension, vol. 1, Paris, Seuil, 1969, p. 227.
* Paul Tillich, La naissance de l’esprit moderne et la théologie protestante, Paris, Cerf, 1972, p. 307-308. Cf. dans la Dogmatique de Karl Barth, Genève, Labor et Fides, v. 5, 1955, p. 178, l’idée que la réaction justifiée de l’Eglise aux erreurs et déviations « arrive toujours trop tard ».
* 1905, la séparation des Eglises et de l’Etat. Les textes fondamentaux, Ed. Perrin, 2004, p. 369.
* Pierre Bühler, « La séparation des Eglises et de l’Etat. Enjeux théologiques », Etudes théologiques et religieuses, 2007/1, p. 16.
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