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Église et politique
Les Églises ont-elles à intervenir dans le domaine politique? À cette question, on peut donner et on a donné trois réponses différentes. La première juge normal et souhaitable que les Églises s'expriment sur les problèmes de l'heure, qu'elles donnent des avis sur les orientations et décisions à prendre. La deuxième estime que par principe, elles doivent s'en abstenir. Elles ont une tâche et une vocation spirituelles ; elles ne doivent pas s'occuper du temporel. Une troisième option déclare que normalement, la plupart du temps, les Églises doivent rester politiquement neutres, mais que dans certains cas exceptionnels, dans des situations totalement inadmissibles, comme, par exemple, l'extermination des juifs par les nazis dans les camps de la mort, elles doivent sortir de leur réserve et se manifester.
Entre les tenants de ces diverses positions, les désaccords sont vifs et profonds, ce qui rend délicate la position des responsables ecclésiastiques. Quoiqu'ils décident, une avalanche de critiques et de blâmes s'abat sur eux, aussi bien de l'intérieur que de l'extérieur de leurs communautés. S'ils se taisent, on les taxe de lâcheté et de complicité. On leur reproche au mieux de ne pas faire entendre le message évangélique, au pire de le trahir par leur silence et leur abstention. On leur en veut de ne pas utiliser l'autorité morale, qu'ils sont censés représenter, en faveur de la justice, de la vérité et de l'humanité. S'ils interviennent, on y voit un acte partisan contraire à leur mission. On les accuse de se mêler de ce qui ne les regarde pas, et de sortir de leur domaine de compétence. Souvent on constate que, d'un côté comme de l'autre, on ne prend pas la peine de lire attentivement les textes et documents élaborés par les diverses instances ecclésiastiques. On critique ou on approuve non pas ce qu'elles affirment, mais ce que l'on suppose ou que l'on imagine qu'elles ont voulu dire. Les éloges comme les blâmes visent des choses qu'elles n'ont pas dites.
Ces diverses réactions (et contre réactions), souvent violentes, parfois injurieuses, sont dans la plupart des cas plus passionnelles et instinctives que pesées et mûries. Je voudrais essayer de m'interroger sur les relations entre Églises et politique, en se plaçant au niveau des principes et non à celui des polémiques circonstancielles. Dans cette perspective, je sous propose un parcours en trois étapes. La première portera sur la relation entre l'évangile et la culture. La seconde s'interrogera sur l'essence du christianisme. La troisième esquissera quelques orientations sur le rôle politique des Églises dans nos sociétés.
1. Évangile et culture
Par culture, il faut entendre, selon l'usage des sociologues, les institutions, les coutumes, les valeurs, les connaissances, les références, les modes de pensée, les sentiments, et les comportements qui régulent l'existence sociale à un moment et en lieu donnés. Durkheim la définissait « l’ensemble des manières de penser, de sentir et d’agir qui donne à une groupe une unité objective et symbolique ». La politique (c'est à dire l'exercice du pouvoir) et le politique (c'est à dire l'organisation et le fonctionnement des relations au sein d'un groupe) font partie de la culture ainsi définie. C'est pourquoi toute réflexion sur l'attitude des Églises face au politique s'inscrit dans le cadre plus vaste du rapport entre l'évangile et la culture.
On rencontre dans l'histoire du christianisme trois grandes conceptions de ce rapport*.
1. L'opposition
La première, qu'on pourrait qualifier d'apocalyptique ou de sectaire*, condamne catégoriquement et réprouve totalement la culture. Elle estime que la foi chrétienne implique une rupture avec les structures, les manières de raisonner, les idéaux et les comportements des sociétés humaines, que le péché affecte entièrement et profondément. Sa conversion à l'évangile fait du chrétien un citoyen du Royaume des Cieux et lui rend les choses de ce monde non seulement étrangères, mais aussi odieuses et hostiles. On interprète en ce sens un verset bien connu de la première épître de Jean (2/1-16) : "N'aimez pas le monde ni les choses du monde. Si quelqu'un aime le monde, l'amour du Père n'est pas en lui". On en conclut que la culture relève de ce que Jean appelle la convoitise et de l'orgueil. Par conséquent, les chrétiens doivent la fuir.
On trouve cette position au troisième siècle chez un écrivain africain de grand talent, Tertullien qui conseille aux chrétiens d’éviter le plus possible les rencontres et les occupations sociales. Il leur demande de refuser systématiquement toute activité et toute responsabilité dans la cité depuis le commerce jusqu'à la philosophie, en passant par l'art (théâtre, musique), le service militaire, l'industrie, et bien entendu tout exercice d'autorité. Au seizième siècle, certains tenants de la Réforme Radicale veulent couper tous liens avec la société de leur époque. "Nous sommes et nous devons être séparés du monde en toutes choses", déclare le préambule de la Confession anabaptiste de Schleitheim en 1527. Chez leur héritiers, mennonites et quakers, on nourrit une vive méfiance envers tout engagement politique. On rencontre des attitudes analogues chez des jansénistes pour qui, selon une formule courante qu'ils interprètent radicalement, "entrer en religion" équivaut à "sortir du monde". Aujourd'hui, certaines sectes tentent d'édifier un "clôture" qui préserve leurs adhérents de tout contact avec l'extérieur. Elles constituent, sous forme de micro sociétés marginales, des îlots de "contre-culture".
On estime ici que le chrétien, par fidélité à son Seigneur, doit garder ses distances d'avec la culture, et donc, entre autres, se détourner de la politique. Cet idéal de la rupture apparaît, peut-être plus dans les sociétés actuelles qu'autrefois, illusoire et trompeur. La culture nous imprègne, bien plus que nous le pensons et qui peut aujourd'hui vraiment s'isoler? Dans les démocraties, il devient impossible de se tenir à l'écart : même celui qui s'abstient prend parti et pèse sur le jeu politique. De plus, on peut reprocher à cette attitude de ne pas prendre au sérieux la doctrine de la création qui implique une appréciation positive du monde.
2. La convergence
La deuxième attitude préconise non pas la rupture et le conflit, mais, à l'inverse, la rencontre et l’alliance entre l’évangile et la culture. Pour elle, si on ne doit pas les confondre, il n'y a pas lieu de séparer la foi d'avec la réflexion et l'activité humaines dans son ensemble. Elles doivent se rejoindre et se confirmer mutuellement. L'Église et la société, bien que distinctes, sont indissociables. Elles convergent et se confortent l'une l'autre. D'une part, comme l'écrit Paul (Romains 13/1), tout pouvoir ou toute autorité vient de Dieu. Il faut donc voir dans le dirigeant politique un serviteur ou un ministre de Dieu (et non pas un représentant du malin comme dans l'attitude précédente). D'autre part, le chrétien est appelé à prier pour les gouvernants (1 Tim. 2/2) et à leur être soumis (1 Pierre 2/13).
Ainsi, au second siècle, Justin Martyr, dans des écrits apologétiques qui s'adressent à la fois aux puissants et aux savants de son époque, affirme que les chrétiens ne sont nullement des révoltés, des contestataires ou des marginaux. Ils n’ont pas de comportements ni de modes de vie étranges. Ils respectent les lois, les coutumes, et l’ordre établi. Ils se soumettent et obéissent aux autorités. Ils se conduisent en bons et loyaux citoyens, avec une honnêteté irréprochable. Leur foi les amène à vivre conformément à l’idéal moral et civique de l’Empire romain. Leurs doctrines n’ont rien d’extraordinaire, de stupéfiant ni de subversif par rapport au sens commun; elles ressemblent beaucoup à ce qu’enseignent les philosophes et moralistes gréco-latins. Elles ne mettent pas en cause, au contraire elles renforcent les valeurs et idéaux de la culture romaine. La persécution vient d’une énorme méprise, d’un cruel malentendu. L’évangile et la culture peuvent et doivent collaborer afin d’améliorer le genre humain. Si d’après Tertullien le chrétien est étranger et hostile au monde, selon Justin il lui est parfaitement adapté, il s’y trouve chez lui.
Cet idéal d’un accord entre l’évangile et la culture caractérise ce qu’on appelle l’ère constantinienne (en référence à l'Empereur Constantin qui a fait du christianisme la religion officielle de l'Empire Romain). Il domine dans la chrétienté du Moyen Age et du seizième siècle (même s’il n’y a jamais eu unanimité et si on rencontre, à toute époque, des courants protestataires). Le chrétien est un bon citoyen qui participe à la vie politique de son pays. Un bon citoyen est chrétien (encore au vingtième siècle, le Président Einsenhower a dit une fois n'avoir pas grande confiance dans le civisme de ceux qui n'ont aucune religion). On veut une société et une politique chrétiennes et un christianisme qui a une dimension sociale et politique. On souhaite que les gouvernements s'inspirent de principes chrétiens et mettent en place une politique chrétienne. Au dix-neuvième siècle, dans les pays catholiques comme dans les protestants, on estime souvent que l'État et l'Église doivent s'aider et s'assister mutuellement, dans une alliance entre le trône et l'autel catholique, dans les pays latins, entre le trône ou la démocratie et la chaire protestante en Allemagne, dans les pays scandinaves et anglo-saxons.
On voit bien le danger qui menace cette seconde attitude. Elle présente un évangile si bien adapté, et intégré qu’il perd toute puissance d’interpellation. Il ne délivre pas un message original; il fournit un fondement et une justification aux idées et pratiques soit de la majorité gouvernementale soit de l'opposition légale. Il ne bouscule pas, mais confirme et conforme. Et le christianisme se voit utilisé à des fins politiques; il se met au service du gouvernement. Nous en avons un exemple avec le kulturprotestantismus , qui conduit les Eglises allemandes à approuver les guerre de 1870 et de 1914 au nom de leur message et de leurs convictions spirituelles.
3. La dualité
Le troisième position, dite "théorie des deux règnes" s'appuie sur la fameuse parole de Jésus : "Rendez à César ce qui et à César et à Dieu ce qui est à Dieu" (Matt. 22/21 et parallèles). Cette parole a conduit à distinguer et à séparer très nettement, d'une part, le règne ou le domaine temporel du monde et de la culture, régi par la raison et la loi, d’autre part, le règne ou le domaine spirituel de l’évangile régi par la grâce. Ces deux règnes ou domaines dépendent l’un et l’autre de Dieu. La culture n'est donc pas mauvaise en soi, mais elle fonctionne selon des règles différentes de celles de l'évangile. Des lois naturelles ou sociales, que dégage la raison et qui relèvent de la technique, la gouvernent. L'évangile concerne notre salut, notre vie intérieure, nos relations personnelles avec les autres; il se définit par le renoncement à soi, et par l'amour de Dieu et du prochain.
Le chrétien, appartient simultanément aux deux règnes. Il ne doit cependant pas les confondre. Dans sa vie intérieure, dans ses relations personnelles privées, il agit selon l’amour, s’oubliant pour les autres, comme le lui demande l'Évangile. Par contre dans sa vie extérieure publique, professionnelle, il respecte et applique les règles du monde. Ainsi, un professeur n'a pas à se laisser guider par la charité chrétienne quand il note des étudiants, ni un juge lorsqu’il condamne des délinquants, ni un dirigeant lorsqu'il prend des décisions politiques et économiques. Seuls des critères rationnels et techniques jouent à ce niveau. L’évangile ne doit pas intervenir dans les questions culturelles, sociales et politiques.
Cette troisième position a l'avantage de converger avec la notion de la laïcité. Elle présente, cependant, aussi des inconvénients. La frontière entre ce qui relève de l'évangile et ce qui dépend de la culture ne se laisse pas tracer facilement. La politique n'est pas régie seulement par la raison et la technique, mais aussi par des idéologies, et donc par des compréhensions de l'existence qui peuvent contredire l'évangile. De plus, cette attitude donne lieu à des dérives graves, comme le montre le cas du théologien luthérien Emmanuel Hirsch*, qui a pris parti pour le nazisme. Il estimait que l'État, au nom de critères culturels, avait raison d'exclure les juifs de la vie nationale et il jugeait illégitime toute intervention de l'Église sur ce point, parce qu'il relève du premier règne. Par contre, il affirmait que l'État n'aurait pas eu pas le droit de lui interdire de communier avec un juif de confession chrétienne, parce que la Cène relève du règne de l'évangile. Étrange argumentation qui permet d'approuver la persécution civile de quelqu'un que dans la foi on considère comme un frère.
2. L'essence de la foi chrétienne
1. La question de l'essence
Pour essayer de mieux évaluer ces trois conceptions des rapports de l'évangile et de la culture, il faut s'interroger sur l'essence du christianisme (ou de la foi chrétienne). Par "essence" ; j'entends le noyau, le cœur, ce qui donne au christianisme son identité, ce qui permet dire de quelqu'un, d'un groupe qu'il est ou qu'il n'est pas chrétien.
Depuis vingt siècles, le christianisme a pris toutes sortes de formes. Il a changé, s'est modifié. Des gens très différents s'en sont réclamés et s'y rattachent. Qu'est ce qui permet de qualifier d'église aussi bien la communauté de Jérusalem dont parle le livre des Actes qu'une paroisse réformée de la région parisienne ou d'un village de la brousse africaine? Qu'y a-t-il de commun entre Thomas d'Aquin, Torquemada, Luther, Calvin, le curé d'Ars, Pie XII et Schweitzer ou Martin Luther King? Qu'est ce qui définit le "chrétien"?
Question difficile, on s'en doute, et peut-être insoluble. En 1903, un article magistral d'Ernst Troeltsch* montre que tout essai pour définir l'essence de la foi chrétienne ne peut aboutir qu'à un résultat aléatoire, défectueux, provisoire et subjectif. Les définitions proposées expriment un point de vue particulier, la manière dont une époque et un individu comprennent l'évangile et le christianisme. Elles ne peuvent pas prétendre être absolues, valables pour tous, à toute époque et en tout lieu. Nous n'échappons à la relativité, même quand nous tentons de cerner la foi chrétienne et le message évangélique.
Pourtant, on ne peut pas renoncer à des essais de définition. Nos comportements et nos jugements dépendent d'une certaine compréhension de ce qu'est la foi chrétienne. Plutôt que de la laisser implicite et clandestine, il vaut mieux la formuler, tout en ayant conscience de son caractère contestable, partiel et approximatif.
2. Une présence transcendance
Pour ma part, il me semble qu'au cœur de la foi chrétienne se trouve l'expérience, la conviction et l'affirmation d'une présence transcendante*. Volontairement, j'emploie une formule qui ne se réfère pas directement ou explicitement à l'histoire biblique, à l'événement de la Résurrection ou à la personne de Jésus Christ. Elle entend plutôt indiquer la signification de cette histoire, de cet événement et de cette personne. J'explique successivement les deux termes qui forment l'expression "présence transcendante".
1. D'abord, la présence. Le Dieu biblique ne se trouve pas en dehors du monde. Il ne se rencontre pas ailleurs et ce qui s'y passe ne lui est pas étranger, ni ne le laisse indifférent. Il a un lien étroit et fort avec l'univers et, plus particulièrement (mais pas seulement), avec l'histoire humaine. Il s'y intéresse et s'y implique. Il y a une action sensible, tangible, efficace. Pour la théologie réformée, la présence divine ne se conçoit jamais comme une simple résidence, un pur "être là"; elle consiste en une activité, en un "faire"*. De même, la théologie du Process décrit la présence divine comme un dynamisme continuel, une puissance qui ne se met jamais au repos*. Être présent veut dire agir; celui qui reste passif et inerte n'est pas vraiment présent. L'histoire biblique montre que Dieu agit dans l'ensemble de la réalité; il ne cantonne pas dans un domaine particulier (celui du rite, du culte et du sacré).
2. Voyons, maintenant, la "transcendance". Ce mot, d'origine philosophique, désigne une distinction et une altérité irréductibles. Dieu est transcendant non pas parce qu'il serait ailleurs, mais parce qu'il diffère du monde, de ses structures, et de son mouvement. Il ne s'identifie pas avec la nature, comme le voudraient certains romantiques, ni avec l'histoire comme tendent à le penser quelques hégéliens. Il ne se confond pas non plus avec le religieux, avec cela même qui entend exprimer ou concrétiser sa présence. S'il ne se rencontre pas ailleurs, il reste néanmoins foncièrement étranger au monde. Il ne devient jamais un familier, au comportement prévisible et habituel. On ne peut pas le connaître, le classer, le décrire comme on le fait pour les éléments et les données de l'Univers. De manière toujours inattendue, il bouscule nos catégories, dérange nos dogmes, secoue nos habitudes. Comme le dit Bultmann, il "est toujours au delà de ce qui a été une fois saisi", "il est le visiteur qui va toujours son chemin"*. Il vient chez nous, parmi nous, sans se laisser enfermer ou "enclore" (selon une expression de Calvin) dans nos demeures religieuses, théologiques, philosophiques, ou politiques.
Selon une image souvent employée par les Réformés du seizième siècle, Dieu se compare au soleil (dont l'éloignement figure la transcendance divine) dont les rayons atteignent et baignent la terre (leur lumière et leur chaleur correspondent à la présence active de Dieu)*.
3. La difficulté pour nous consiste à penser et à vivre simultanément la présence et la différence de Dieu, sans sacrifier l'une ou l'autre. Deux tentations contraires nous menacent toujours. La première élimine ou estompe la présence. Elle disjoint la spiritualité de la réalité. La religion forme un domaine à part, avec des pratiques et des préoccupations spécifiques, sans rapport avec les affaires du monde. La seconde tentation supprime ou atténue la différence. L'évangile se confond avec les valeurs éthiques de la culture. Il s'identifie avec la fidélité à sa nation, à sa classe sociale, à son parti. Comme l'écrit férocement Vahanian, Dieu fait alors "partie du mobilier du monde"*. Il ne nous interpelle pas, il nous exprime. La réalité absorbe la spiritualité.
3. La bipolarité à maintenir
Pour en revenir aux trois attitudes envers le politique que j'ai distinguées, celle qui refuse le monde et rejette la politique cède à la première tentation, à savoir d'oublier l'incarnation de Dieu dans le monde, et celle qui préconise une convergence tombe dans la seconde, à savoir d'estomper la transcendance de Dieu par rapport au monde. Quant à la troisième, elle dissocie tellement l'immanence et la transcendance, qu'elle stérilise l'une et l'autre : d'un côté, le monde abandonné à lui-même devient un absolu (c'est à dire une réalité qui existe et a son sens en elle-même, sans référence à quelque chose d'autre); de l'autre, Dieu, relégué dans l'intériorité, n'a pas d'impact sur le réel.
Plutôt que l'effacement d'un des deux aspects ou qu'une séparation ruineuse, il faudrait arriver à établir entre eux une tension bipolaire. Ainsi, Troeltsch estime que le christianisme, pour rester vivant, a besoin à la fois de la secte, qu'il définit par son désir de fermeture et de séparation, et de l'Église qu'il caractérise par son souci d'ouverture et de compromis. Sans l'intransigeance sectaire et son insistance sur la différence, l'évangile se laisserait absorber par la culture et deviendrait un sel sans saveur. Sans la prise en compte ecclésiale de la culture, avec sa préoccupation de concrétiser et d'incarner la foi, l'évangile resterait une utopie sans concrétisation possible; il serait un sel qui ne salerait rien. La foi chrétienne doit se compromettre, en particulier dans le domaine du politique. Pour Troeltsch (qui a lui-même assuré des responsabilités gouvernementales au début de la République de Weimar) le compromis a une valeur positive*. Il rend possible la vie concrète. Il ne doit cependant pas dégénérer en une compromission et une altération de l'évangile. L'église et la secte ont donc besoin l'une de l'autre. Leur affrontement fait que l'évangile reste vivant, sans se dissoudre, ni s'isoler.
Si on suit Troeltsch, on ne regrettera pas la tension entre les partisans et les adversaires d'un engagement politique de la communauté chrétienne. Chacun a besoin de l'avertissement et du rectificatif qu'apporte l'autre. Leur conflit empêche que l'un des pôles ne disparaisse ou ne soit oublié.
3. Orientations
Au problème des relations entre Eglise et politique, nous avons vu que les principales réponses que j'ai présentées dans la première partie, souffrent d'une insuffisance qui vient de ce que, comme la deuxième partie a tenté de le montrer, elles n'arrivent pas à articuler la présence et la différence de Dieu, ou, si on préfère, son incarnation et sa transcendance. Peut-on maintenant essayer d'aller un peu plus loin, et de formuler quelques orientations qui devraient guider l'attitude des Églises dans le domaine politique? J'en avance quatre à titre de suggestions.
1. Maintenir la distance
Les Églises doivent toujours maintenir leurs distances vis-à-vis des positions ou des pratiques aussi bien de la majorité que des oppositions et éviter que la foi ne serve à les cautionner ou à les légitimer. Aucune orientation politique ne peut prétendre être la seule option conforme à l'évangile. La fidélité au Christ se vit de plusieurs manières, qui sont toutes relatives et que le chrétien doit vivre comme telles, en se gardant de les absolutiser, de les idéaliser ou de les sanctifier.
La compétence et la vocation des institutions ecclésiales ne s'étendent pas à la politique comprise comme l'exercice du pouvoir. Ce n'est pas leur affaire et elles n'ont ni le droit ni la capacité d'indiquer aux gouvernants les solutions à adopter. Elles ne sont expertes ni en économie ni en politique étrangère ni en administration, ni même en "humanité" (selon une expression du pape qui, en fait, désigne l'éthique sociale). Il revient dans ces domaines à chacun de faire ses choix et les institutions ecclésiales n'ont pas à les dicter. Quand elles le font, elles sortent de leur rôle et oublient la transcendance de Dieu qui signifie qu'aucune politique (même si elle se veut d'inspiration chrétienne) ne s'identifie avec l'évangile. Ce qui ne doit naturellement pas détourner les Églises d'encourager leurs fidèles à agir en citoyens conscients et responsables, à s'engager et à militer dans les groupes et instances qui traitent des affaires publiques, sans y oublier leurs convictions et les exigences évangéliques (de même qu'elle incite chacun à prendre au sérieux l'exercice de son métier ou de ses obligations familiales).
2. Savoir s'engager
Toutefois, on ne peut pas se contenter de dire qu'il appartient aux fidèles de prendre parti dans le domaine politique individuellement, en fonction de leurs convictions religieuses et de leurs analyses de la situation. Nous sommes, en effet, dans une société où les groupes en tant que tels ont plus de poids que des personnes isolées, et où jouent un rôle assez important des "autorités morales" dont, d'ailleurs, dans certains cas, on sollicite les avis, voire l'aide. De toutes manières, si les institutions ecclésiales restaient silencieuses, s'abstenaient et se désintéressaient du politique (c'est à dire de l'organisation et le fonctionnement des relations au sein d'un groupe), elles ne seraient plus des témoins et des instruments du Dieu présent dans la monde.
Il paraît normal et nécessaire que les instances ecclésiales interpellent l'État pour lui dire ce qui ne va pas (et dans toute société, il y a toujours quantité de choses qui vont mal) et pour lui demander d'y apporter des remèdes, même si elles n'ont pas à dicter une solution précise aux problèmes qu'elles signalent, ce qui les ferait passer du politique à la politique.
Leur engagement consiste essentiellement à faire entendre des « remontrances », comme on disait autrefois. Elles sont d'autant mieux placées pour cette tâche qu'à la différence des groupes d'opposition, elles ne participent pas à la compétition pour la conquête et l'exercice du pouvoir et ne se trouvent donc pas en rivalité directe avec ceux qui le détiennent. De même, il paraît normal et nécessaire que les Églises interpellent les citoyens, les mettent en garde contre des dangers et des dérives, et les appellent à des choix qui respectent l'être humain.
3. Entretenir un questionnement
Ce faisant, les Églises contribuent à empêcher une société de se satisfaire de ce qu'elle est et à la pousser à se réformer et à s'améliorer. Elles ne sauraient donc être conservatrices, à travailler au maintien du système en place. Elles n'ont pas, non plus, à être révolutionnaires, à militer pour la mise en place d'un autre système, mais plutôt à faire entendre et à entretenir une protestation contre les excès et les dérapages qui menacent tout système. Alors que le révolutionnaire vise à remplacer l'ordre existant par un autre ordre, le protestataire entend marquer la limite et l'imperfection de tout ordre. Sur ce point, on peut se référer aux célèbres analyses de Camus, sur la différence entre le "révolutionnaire" et le "révolté", que je préfère, pour ma part, appeler "protestataire"*.
L'imbrication constante entre le politique et la politique rend difficile, dans la pratique, leur distinction. Ce que l'on dit sur le politique a inévitablement des répercussions et des implications dans l'ordre de la politique. Nos déclarations ecclésiales, aussi pesées et réfléchies soient-elles, n'échappent jamais à l'ambiguïté. Il nous faut le reconnaître, et éviter de leur donner une allure trop péremptoire et définitive, tout en disant nettement ce que l'on croit et ce que l'on estime juste. Il faut reconnaître que les médias ne facilitent pas la tâche par leurs simplifications, leurs caricatures, qui excluent qu'on puisse exprimer une position nuancée et complexe. En tout cas, n'hésitons pas à reconnaître la fragilité, l'imperfection et l'inachèvement de nos paroles. Nous ne les rendons pas ainsi moins efficaces et pertinentes, bien au contraire.
C'est, en ce sens, que je parle d'entretenir un questionnement plutôt que d'émettre des déclarations catégoriques quant à ce qu'il faut faire.
4. Inviter à la réflexion
L'institution ecclésiale n'a pas à donner des consignes aux fidèles qui en font partie, mais elle peut et doit aider leur réflexion. Elle le fait en organisant des débats dans les paroisses, les conseils, les synodes, en publiant des documents qui informent, et des études qui permettent d'approfondir les questions à l'ordre du jour. Ce faisant, les Églises ne sortent pas de leur mission, bien au contraire. Elles contribuent au sérieux de l'engagement et des prises de position de leurs membres. Souvent, je l'ai signalé en commençant, le débat politique est plus passionnel que réfléchi, plus spectaculaire que profond. Des pulsions instinctives y prennent le pas sur des analyses lucides et approfondies, ce qui fait que l'on glisse vite vers des fanatismes, des extrémismes et des intégrismes de tout bord. Il y a quelques années, j'ai écrit qu'une des tâches du protestantisme était de favoriser la pensée*, Cela vaut pour tous les domaines y compris le politique, et peut-être aujourd'hui surtout pour le politique où il importe au premier chef d'introduire et de développer la réflexion, si on ne veut pas que la politique dégénère.
Conclusion
Au dix-septième siècle, un auteur puritain a écrit : "Dieu aime les adverbes; il se soucie plus du comment que du quoi". Il explique que peu importe à Dieu qu'on soit marié ou célibataire, pasteur ou domestique, roi ou laboureur. Ce qui compte pour Dieu, affirme-t-il, ce n'est pas ce que l'on fait, mais comment on le fait. Je transposerai volontiers en disant : les Églises n'ont pas à dire aux États-Unis si les démocrates valent mieux que les républicains, en Grande Bretagne si les travaillistes sont préférables aux conservateurs, en France si la gauche est supérieure à la droite. Par contre, elles ont à se soucier de la manière dont est démocrate, républicain, travailliste, conservateur, de gauche et de droite, elles ont à demander que l'on agisse et qu'on gouverne humainement, justement, honnêtement. Elles n'interviennent pas sur les "substantifs" qui désignent des courants, des partis, des systèmes politiques, mais sur les "adverbes" qui indiquent des manières d'être et de se conduire. Les deux s'entremêlent évidemment, et il y a des substantifs qui excluent certains adverbes (ainsi nazi et staliniens sont antinomiques avec humainement). La transcendance de Dieu fait qu'il ne s'identifie avec aucun de nos substantifs, même s'il y en a certains qu'il rejette. Sa présence se manifeste dans nos manières d'être, donc dans les adverbes qui qualifient nos choix et nos comportements.
André Gounelle
(publié, avec des coupures, dans : Église Réformée de France,
La tentation de l‘extrême droite, Réveil, Les Bergers et les Mages, 2000.
Notes :
* Il vaut la peine de se référer au livre ancien, qui reste très éclairant et pertinent de R. Niebuhr, Christ and Culture (1951).
* au sens que Weber et Troeltsch donnent à ce mot, quand ils distinguent le type "secte" (qui correspond à la première attitude décrite ici), et le type "église" (qui correspond à la seconde).
* Voir A. Gounelle, "Pour ou contre Hitler. Le débat entre Hirsch et Tillich en 1934", Revue d'histoire et de philosophie religieuses, 1994/4.
* "Que signifie "essence du christianisme"?" in E. Troeltsch, Œuvres, v. 3, p. 181-241.
* Je rejoins ici G. Vahanian qui écrit "la foi chrétienne est centrée sur le caractère immédiat de la présence transcendante de Dieu dans le monde des êtres et des choses", La mort de Dieu, p. 59.
* Cf. A. Gounelle, La Cène, sacrement de la division, p. 54-55.
* Ce qui n'implique pas une "toute puissance" au sens où tout serait déterminé par l'action divine. Voir sur ce point, A. Gounelle, Parler de Dieu, p. 113-118.
* R. Bultmann, Foi et compréhension, v. 2, p. 144.
* Voir : l'intervention de G. Farel à la Dispute de Lausanne en 1536 (Les Actes de la Dispute de Lausanne, p. 193); Confession helvétique postérieure, ch. 21 (Confessions et catéchismes de la foi réformée, p. 287); J. Calvin, Institution de la Religion Chrétienne, 4, 17, 12.
* G. Vahanian, La condition de Dieu, p. 112.
* Voir Geneviève Médevieille, L’absolu au cœur de l’histoire. La notion de compromis chez Ernst Troeltsch.
* Dans un sens voisin de celui de Camus, le Synode national de Nantes (1998) parle de notre "révolte contre tout ce qui abîme et blesse l'humain", Information-Evangélisation, 1998/3-4, p. 70.
* A. Gounelle, Les grands principes du protestantisme, p. 40-41 ou 56-57 (selon l'édition).
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