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Église, communauté et démocratie
Un point de vue protestant

 

Même si on le sait bien, il importe toujours de le rappeler : on ne peut pas parler du protestantisme au singulier. Dès ses origines et jusqu’à aujourd’hui, il est multiple et divers. Certains de ses courants revendiquent même cette pluralité comme un de ses traits constitutifs ; ils y voient une caractéristique positive qu’il faut cultiver et non une faiblesse qu’on devrait essayer de réduire. Cette étude ne prétend pas exposer le point de vue protestant, mais un point de vue protestant parmi d’autres. Elle s’interrogera successivement sur trois points : d’abord, sur la nature de la communauté ecclésiale, ensuite sur son gouvernement et, enfin, sur le statut de ceux qui y exercent un ministère.

Peuple ou assemblée ?

L’Église et les fidèles

Dans le § 24 de son livre majeur Der christliche Glaube (éditions successives entre 1821 et 1831), le théologien protestant Frédéric Schleiermacher distingue deux structurations de la foi chrétienne ; la première domine dans les protestantismes, la seconde l'emporte dans le catholicisme. Je résume de manière schématique, presque caricaturale l’analyse très nuancée et subtile qu’il en présente.

Pour la plupart des protestantismes, vient en premier, détermine et engendre tout le reste, le lien personnel du croyant avec le Christ. Ce lien qui, à travers la parole évangélique, se noue dans la « justification par grâce » entraîne, par voie de conséquence, le rattachement et l'appartenance à une communauté ecclésiale. Le Christ touche d'abord le fidèle et l'envoie ensuite dans une communauté.

Pour le catholicisme, en tout cas dans ses courants dominants, précède, commande, et fait naître tout le reste l'appartenance du croyant à l'Église. Le Christ entre en contact, en relation et en communion avec lui par le ministère de l'Église. Ce que confirme le Concile de Vatican 2 qui, dans la Constitution Lumen Gentium (§ 14), déclare que le Christ « se fait présent pour nous dans son corps qui est l'Église ».

Forçons les traits, exagérons les contrastes et employons des formules outrées (dans la pratique les positions sont plus fines et complexes) pour mieux souligner la différence entre les deux logiques. Selon la structuration de type protestant, c'est parce que le Christ, par sa Parole et par l'Esprit, entre en relation avec des individus qu'il peut y avoir une communauté ecclésiale authentique ; on pourrait presque dire que l’Église est la fille de la foi (ou la fille des croyants). Dans la perspective de type catholique, c'est parce qu'il y a une Église authentique que les êtres humains peuvent entrer en relation avec le Christ et l'Église est la mère des croyants. Pour reprendre des expressions d’Ernst Troeltsch*, dans un cas c’est l’Église qui fait les chrétiens, dans l’autre ce sont les chrétiens qui font l’Église.

Dans la controverse inter-confessionnelle, on a reproché à la structuration protestante d’avoir un caractère irréaliste et abstrait alors que la catholique correspond mieux à l'expérience concrète. L'Église existe bien avant nous. Elle nous prend en charge, nous apprend à connaître Christ et nous conduit à la foi. Les protestants ne le nient pas. En ce sens, ils acceptent, eux aussi, de qualifier l'Église de mère des croyants (l'expression se trouve chez Calvin*). Mais ils soulignent qu'il importe de distinguer une généalogie (un enchaînement temporel, une antériorité chronologique) d'un structure (une organisation fonctionnelle, une articulation de principe). L'ordre dans lequel les choses arrivent n'indique pas leur valeur ni ne détermine leur importance. Au dix-huitième siècle, le protestant Jurieu marque bien la différence quand il écrit : « c'est par le ministère de l'Église que nous croyons, ce n'est pas par son autorité »*. On peut éclairer cette phrase par l'épisode de la samaritaine au puits de Sychar dans Jean 4. Après son entretien avec Jésus, cette femme parle de lui aux habitants du village qui, du coup, vont l'écouter. Beaucoup se convertissent, et disent alors à la samaritaine (v.42): « ce n'est plus à cause de ce que tu as dit que nous croyons, car nous l'avons entendu nous-mêmes ». La femme est la cause chronologique ou généalogique de leur foi (ils ont rencontré Jésus par son ministère) ; elle n'en est pas la cause structurelle ou fondamentale (leur foi ne repose pas sur son autorité). Il en va de même pour la communauté ecclésiale. On peut citer aussi Thomas qui ne veut pas croire en se fondant sur le témoignage apostolique ; sa foi naîtra d’un contact personnel (Jn 20, 25).

La collectivité et la personne

Souvent (mais pas toujours), le protestantisme s’appuie sur une interprétation du renversement qu’opère le Nouveau Testament par rapport au judaïsme. Je la résume à très grands traits. Dans bien des textes (mais pas tous) de l’Ancien ou du Premier Testament, on constate un forte prédominance de la communauté. La religion y est de nature beaucoup plus collective qu’individuelle. Dieu fait alliance avec un groupe de tribus qui se disent et s’estiment issus d’Abraham. Ils forment une communauté religieuse tout autant, peut-être plus, qu’ethnique et politique. La relation de chaque fidèle avec Dieu découle de son appartenance au peuple. Israël ne constitue nullement à cet égard une exception. Dans bien des régions de l’Antiquité méditerranéenne, chaque peuple a son culte propre et à chaque culte correspond un peuple particulier. Le lien avec la divinité se noue à travers une communauté à la fois et indissociablement politique et spirituelle.

Dans la prédication de Jésus et aussi à la même époque chez les stoïciens, on voit apparaître une autre conception des rapports entre Dieu, la communauté et l'être humain. Pour les stoïciens, la raison et l'intelligence caractérisent quelqu’un beaucoup plus que le groupe dont il fait partie. Ce sont elles qui le mettent en relation avec Dieu ; sa nation et son rang social (esclave comme Epictète ou empereur comme Marc-Aurèle) n'ont pas grande importance. Pour le Nouveau Testament, Dieu choisit, élit des personnes. Il fait alliance avec des individus. À de rares exceptions près (la plus connue est 1 Pi 2, 9), on ne parle plus de peuple élu ou saint, mais d'hommes et de femmes appelés ou sanctifiés individuellement, sans que leurs liens communautaires constituent une condition nécessaire. On communique avec Dieu directement en tant que personne singulière et individualité unique, à nulle autre pareille, et non pas en fonction de son groupe, de sa catégorie sociale ou de son sexe. D'où l'insistance du Nouveau Testament sur la foi personnelle plus que sur les rites, les liturgies, les groupes et les confréries.

Les courants majoritaires du judaïsme traditionnel affirment qu'il y a un peuple élu, un peuple de Dieu, celui d'Israël. La plupart des textes du Nouveau Testament mentionnent une communauté d'appelés ou d’élus. Ce n'est pas la communauté elle-même qui est appelée ou élue ; ce sont les croyants qui la composent. La communauté n’existe que parce que des hommes et des femmes que Dieu a personnellement rencontrés et appelés se rassemblent. En ce sens, l’Église ne prend pas la suite ou la relève d’Israël, et la communauté croyante du Nouveau Testament diffère profondément de celle de l’Ancien Testament. Dieu y agit au niveau des individus. Il les appelle, certes, à se soucier les uns des autres et à vivre fraternellement ensemble. Toutefois, la communauté des croyants ne forme pas, à proprement parler, un ensemble organique préexistant à ses membres ; elle est, plutôt, une « assemblée » ou une « réunion » (c'est ce que veut dire le mot grec ecclesia qu'on a traduit par église). Pour reprendre l'expression du théologien américain James Luther Adams*, l'Église ressemble beaucoup plus à une association de volontaires qu’à un peuple.

La finalité de l’Église

Dans cette perspective, l’Église n’est ni le sacrement du salut ni l’objectif de l’action de Dieu. Elle est au service des fidèles qu’elle doit aider dans leur vie chrétienne. Elle rend témoignage dans le monde et y travaille à la venue du Règne de Dieu. Il importe de ne l’assimiler, même partiellement ou par participation, ni au Christ et ni au Royaume*. Elle est tournée vers autre chose qu’elle-même. Elle n’est pas le but, elle n’a pas sa finalité en elle-même, elle doit constamment se décentrer d’elle-même, se désacraliser pour indiquer le véritable sacré ; elle est « seconde », ce qui ne veut pas dire secondaire ; elle est un « moyen », un « outil » auquel il faut se garder d’accorder une fonction dans l’ordre du salut et une dimension eschatologique.

Pour reprendre les catégories de J. Richard, dans le protestantisme domine donc une conception de l’Église de type associatif, qui va de l’individu à la communauté, même si la « pensée organique » n’en est pas absente. Elle est même vigoureusement défendue par certains de ses courants qui estiment que par compensation ou en réaction à l’hypertrophie ecclésiale attribuée au catholicisme, le protestantisme a favorisé une insuffisance voire une carence communautaire.

Le fonctionnement institutionnel

Le régime « presbytérien synodal.

La plupart des Églises protestantes ont un fonctionnement de type plus ou moins démocratique. Ainsi, les réformées ou presbytériennes ont, dans leur grande majorité, opté pour le régime presbytérien-synodal qui confie l’organisation et le gouvernement de la communauté ecclésiale à un système d'assemblées et de conseils. Il comporte plusieurs variantes ; j’en décris un exemple, parmi d’autres, celui de l’Église Réformée de France*.

Le conseil presbytéral, désigné par l'assemblée générale, dirige et anime la paroisse locale. Chaque conseil presbytéral envoie des délégués à un synode régional (au dix-septième siècle, on disait « provincial »), qui traite des questions communes et gère financièrement et administrativement une région. Chaque synode régional nomme des délégués à un synode national qui assure les services généraux (la formation et l’habilitation des pasteurs, par exemple) et prend les décisions concernant l'ensemble de l'Église Réformée de France. Chaque synode se réunit annuellement ; il élit un conseil régional ou national à la fois pour préparer ses sessions, pour veiller à l'application de ses décisions et pour suivre les affaires courantes. Le synode national ne délibère jamais sur un sujet important sans avoir pris préalablement l'avis des synodes régionaux, qui, eux-mêmes, consultent avant d'en discuter les conseils presbytéraux. Le débat commence à la base et remonte ensuite, par paliers successifs, jusqu’aux instances dirigeantes qui le concluent en tenant compte des avis donnés. Les questions mises à l'ordre du jour ne sont pas seulement administratives et financières, mais aussi théologiques : ainsi depuis vingt ans, en France, les synodes réformés ont débattu de la lecture et de la compréhension de la Bible, du sens et de la forme du culte, des sacrements, des méthodes et des résultats dans les débats œcuméniques, de la forme et du contenu de la catéchèse, etc.

Quatre grandes règles commandent cette organisation.

Premièrement, les ministères de direction sont toujours collégiaux. Jamais une personne ne les exerce seule. Il appartient toujours à des conseils ou à des assemblées de décider et de trancher. Il n'existe pas de président de l'Église Réformée de France, mais des présidents de Conseils régionaux ou du Conseil national de l'Église Réformée de France. Ces formulations indiquent bien où réside l'autorité : dans le conseil, pas chez celui qui le préside.

Deuxièmement, les synodes et les conseils ne comportent jamais une majorité de pasteurs ou de ministres parmi leurs voix délibératives. On veut ainsi éviter toute prise de pouvoir par les « permanents » de l'Église. Aucune fonction, y compris celle de « président », n’est réservée à des « ministres » ; tout « fidèle » peut être appelé à la remplir.

Troisièmement, les mandats sont toujours limités dans le temps. Dans l’Église Réformée de France, ils ont une durée de trois ans renouvelables, mais il est rare qu'un conseiller régional ou national fasse plus de quatre mandats. Par contre, il arrive fréquemment que des pasteurs qui ont exercé des présidences au niveau régional ou national reprennent ensuite un poste paroissial, sans aucune autre responsabilité que locale. On évite ainsi d'avoir un groupe de dirigeants coupés ou éloignés de la base et de la pratique sur le terrain.

Quatrièmement, pour toute décision, on prend le temps nécessaire*. Les procédures de délibération (les conseils presbytéraux et les synodes régionaux doivent impérativement donner leur avis avant que le Synode National ne tranche) mettent à l'abri des modes éphémères ou de ce que Bernard Reymond appelle les « subjectivités papillonnantes ». On limite ainsi, sans les éliminer complètement, les risques d'aventures ou de mésaventures suite à des votes insuffisamment réfléchis et mûris. La relative lenteur des procédures n'entraîne cependant pas un immobilisme. Il faut trois ans, délai raisonnable, pour aboutir à une conclusion, pour introduire un changement, pour adopter des dispositions ou des orientations nouvelles.

Dans l’Église réformée de France, constamment, sur chaque point, à tous les niveaux se mène une réflexion, se déroulent des échanges et ont lieu de très larges débats. Le régime presbytérien-synodal favorise une participation étendue et intense, ainsi qu'une vie ecclésiale riche, animée et transparente. En contrepartie, il est lourd, exigeant, il consomme beaucoup de temps et de force. Il favorise des Églises introverties, plus absorbées par leur vie interne que tournées vers l’extérieur. On se déplace, on délibère, on négocie tout le temps ; pour le moindre problème, on multiplie les réunions, les commissions, les rapports, les études. Parfois on se fatigue, on s’use et on aspire à un système où l’autorité serait moins diluée et plus forte. En tout cas, ce fonctionnement, contrairement à ce qu’on pourrait penser, ne nuit pas à la cohésion de la communauté ecclésiale ; il ne favorise pas émiettements et ruptures (même s’il arrive que s’en produise) ; au contraire, le fait de discuter ensemble crée une solidarité qui, pour être conflictuelle, n’en est pas moins solide et forte. On a, paradoxalement, une communauté formée par des débats communs et soudée par des disputes internes.

Une démocratie limitée

Peut-on qualifier de « démocratique » le régime presbytérien synodal tel qu’il vient d’être décrit ? Il l’est en partie, mais pas totalement. Sur trois points, il s’éloigne des principes de la démocratie.

1. D'abord, il ne connaît pas la séparation des pouvoirs, législatif, judiciaire et exécutif, qui passe, depuis Montesquieu, pour l'un des fondements de tout système démocratique. La même instance, le synode, légifère, juge et exécute, ce qui n'a pas grand inconvénient quand tout va bien, mais risque, en cas de conflits, de ne pas donner à une minorité ou à un accusé les garanties habituellement accordées par un fonctionnement démocratique. Je me souviens avoir siégé, il y a une trentaine d’années, à un synode qui avait à statuer sur un pasteur accusé de fautes graves. Le même synode, dans des sessions successives, a défini ou précisé la norme, puis a voté, à huis clos, une lourde sanction (une révocation), et, enfin, s’est prononcé sur un recours en appel. Même si le règlement a été scrupuleusement appliqué et si je crois que la décision prise était juste, cette concentration de tous les pouvoirs m’a gêné. Il aurait été plus normal que plusieurs instances distinctes se prononcent pour mieux assurer les droits de celui qui était mis en cause, même s’ils étaient probablement plus et mieux respectés que dans un système épiscopal ou dans un système congrégationaliste.

2. Le régime presbytérien-synodal fonctionne selon un modèle plus « républicain » que vraiment « démocrate ». Je rappelle la différence*. Dans un régime démocrate, le député est le « représentant » du peuple. On attend de lui qu’il exprime l'avis, les choix et les orientations des électeurs. Il vote comme ils veulent qu'il le fasse. Il est leur porte-parole et il suit le plus possible leur avis. Dans un système républicain, le député est un « délégué » ou un « fondé de pouvoir » , choisi pour sa sagesse et sa compétence, à qui on demande de se prononcer pour ce qu’il juge être le bien commun ou général et non de suivre le désir de ses électeurs. Il n’a pas à s'aligner sur leurs choix, mais à décider lui-même après examen des dossiers, en fonction de ses propres analyses et convictions. C'est le principe de la délégation et non celui de la représentation qui l'emporte dans l'Église Réformée de France. Les mandats impératifs y sont formellement interdits. On n'a pas le droit de donner des consignes de vote à celui ou celle qu'on envoie siéger dans une autre instance. Un synode, un conseil décide de manière autonome après débat interne, et nullement en s'alignant sur les souhaits et tendances de ceux qui en ont désigné les membres.

3. On considère que ceux qui siègent dans un conseil ou un synode exercent un ministère, qu’on rapproche de celui des anciens (presbuteroi) dont parle le Nouveau Testament. Ils tiennent donc leur autorité de Dieu qui les appelle à ce ministère et non d’une assemblée qui leur confierait une tâche. Dans cette perspective leur désignation par l'assemblée générale s'apparente à une « reconnaissance de ministère », selon le vocabulaire en usage dans l’Église Réformée de France plutôt qu'à une élection au sens strict du mot. Les membres de la paroisse ne choisissent pas à proprement parler les conseillers, ils ratifient la liste que leur soumet le conseil sortant. Il appartient aux conseillers en place de discerner ceux qui sont appelés à leur succéder, et l’assemblée générale « reconnaît » que Dieu les appelle à ce ministère de direction. En 1567, un synode national des Églises réformées de France interdit de « laisser l'élection du nouveau consistoire [autrement dit du conseil presbytéral] à la voix du peuple ». À une paroisse, qui, à la suite d'un conflit interne avait demandé l'autorisation de procéder ainsi, le synode ordonne « de se conformer aux autres dans l'exercice de la Discipline [discipline signifie ici le règlement], savoir que les anciens et diacres seront nommés par le Consistoire, et puis être présentés au peuple pour être reçus »*. Un juriste protestant, volontiers provocateur, Pierre-Patrick Kaltenbach, aime dire que les protestants pratiquent beaucoup trop « l'immaculée cooptation ».

Il faut donc parler avec prudence et nuance d’une Église « démocratique ». Les dirigeants sont bien des élus (avec un mandat limité dans le temps) et toutes les décisions sont prises par des votes de conseil ou d’assemblée après délibération. Par contre, le système apparaît plus républicain que démocrate en ce sens que les élus sont des « décideurs » et non de simples représentants ou exécuteurs des volontés de leurs mandants. De plus, avec l’insistance sur un ministère de direction qui vient de Dieu et non de la base, et que « discernent » les sortants, on se rapproche d’un gouvernement aristocratique, corrigé ou atténué, cependant, par le fait que les « anciens » n’ont d’autorité que si l’assemblée générale reconnaît leur ministère.

Les ministères

Nous y avons fait allusion dans les paragraphes précédents en parlant de ceux qui siègent dans des conseils ou synodes, la question du fonctionnement démocratique de l’Église se pose tout particulièrement à propos des ministères et spécialement du ministère pastoral. Quel est le statut des ministres ? À cette question, on peut distinguer typologiquement trois réponses.

L’institution divine

La première considère qu'une institution divine établit le ministère. Le Christ l'a lui-même mis en place. Il a choisi quelques hommes, les disciples et les apôtres. Il les a chargés de rassembler, d'instruire, de diriger la foule des croyants, afin qu'elle ne soit pas « comme des brebis sans bergers » (Mt 9, 36.). Dans un second temps, les disciples et les apôtres, sous l'inspiration du Saint Esprit, ont transmis la charge qui leur avait été confiée à d'autres hommes qu'ils ont « ordonnés » à cet effet. À chaque génération, jusqu'à aujourd'hui, on a fait de même. Par l'intermédiaire des apôtres et de leurs successeurs, chaque ministre, au moment de son ordination, reçoit du Christ lui-même sa mission et ses pouvoirs*. Le Christ l’a mandaté pour assurer sa présence parmi les siens, pour transmettre fidèlement ses enseignements, pour parler et agir en son nom. La communauté dépend du ministre et se soumet à lui, en tout cas en ce qui relève de son sacerdoce ou de sa mission spécifique.

Le ministre n'est donc pas un fidèle semblable et égal aux autres, un membre de la communauté comme les autres. Son ordination le met à part et lui confère une autorité particulière. Il est envoyé à la communauté par le Christ dont il est, au sens fort, le lieutenant du Christ (celui qui en tient le lieu ou en occupe la place)*. Cette réponse favorise plus un système hiérarchique qu’un fonctionnement démocratique.

La délégation par la communauté

La deuxième réponse voit dans le ministère un type d'organisation décidé par la communauté. Le Christ suscite des croyants, auxquels il demande de prêcher l'évangile, de vivre fraternellement les uns avec les autres et de se mettre au service de leurs prochains. Le ministère appartient à la communauté dans son ensemble, ce qu'indique bien la doctrine luthérienne du sacerdoce universel*. Toutefois, dans la pratique, la communauté ne peut pas exercer ce ministère de manière indivise, indistincte et globale. Pour remplir sa mission, elle doit répartir le travail entre ses membres, en tenant compte de leurs dons, de leurs compétences et de leur disponibilité. Par souci d'efficacité, elle délègue les tâches communes à quelques personnes qui les accomplissent pour elle, au nom de tous. Les « ministres » sont ses agents d'exécution, ses fonctionnaires ou ses employés. Ils dépendent d'elle.

Ici, le ministre ne représente pas le Christ auprès des fidèles ; il les représente pour les tâches qu'ils doivent assurer au sein ou à l'extérieur de la paroisse*,. Il appartient à la communauté de définir ces tâches et de contrôler l’exercice du ministère. C’est elle qui détient l’autorité ; elle a un droit de surveillance, un devoir de vigilance ; éventuellement, il lui revient de sanctionner ses ministres. Dans l'Église Réformée de France, cette manière de voir tend à se répandre. Depuis un demi-siècle, la subordination des pasteurs s’est accrue. Alors qu'il y a cinquante ans, les conseils de paroisse étaient, le plus souvent, des chambres d'enregistrement qui entérinaient les décisions du pasteur, aujourd'hui on tombe parfois dans l'excès contraire. Les conseils dictent des cahiers de charge (au lieu de les négocier avec leurs ministres), leur donnent des consignes et ne leur accordent aucune autonomie dans les méthodes à employer et les objectifs à atteindre. Il arrive qu'ils nomment et congédient des pasteurs comme on embauche et on licencie des employés selon qu'ils conviennent ou pas. Il en résulte un certain malaise des pasteurs qui ont le sentiment qu’on banalise à l’excès leur ministère, qu’on n’en reconnaît pas la spécificité, qu’on oublie ou néglige qu’il s’enracine dans une vocation venant de Dieu.

Cette deuxième réponse consonne avec l'idéologie démocratique ou républicaine. La communauté chrétienne désigne ses ministres, leur délègue ses fonctions et leur assigne des objectifs, exactement comme le peuple élit ses dirigeants sur un programme et leur confère, pour une période déterminée, la souveraineté qui lui appartient. Une série d'organismes qui représentent le peuple (les assemblées parlementaires) contrôlent le gouvernement, comme le fait le conseil presbytéral pour les ministres.

La corrélation ou la double vocation

Une troisième réponse a été développée par le protestantisme classique (luthérien et réformé) classique et a été adoptée par le groupe œcuménique des Dombes*. Elle estime que le ministère à la fois vient du Christ et relève de la communauté. D'un côté le Christ crée et rassemble la communauté ; de l'autre, il suscite et appelle des ministres. La communauté dépend directement du Christ et non de ses ministres. De même, le ministre dépend directement du Christ et non de la communauté. Il n'y a donc pas une subordination, une sujétion ou une soumission dans un sens ou dans l'autre, mais une correspondance et une corrélation qui trouvent leur source et leur possibilité dans l'obéissance commune au Christ. Cette indépendance et cette liaison se traduisent dans une règle en usage dans beaucoup d'Églises Réformées : on ne peut pas imposer un pasteur à une paroisse ni une paroisse un pasteur ; il faut qu'il y ait entente et acceptation mutuelles.

Le ministère se définit par une relation bipolaire: d'un côté avec le Christ, de l'autre avec la communauté. Le réformateur Jean Calvin au seizième siècle, le théologien protestant Alexandre Vinet au dix-neuvième siècle le soulignent en parlant d'une double vocation, la première intérieure et secrète qui vient de Dieu, la seconde extérieure et publique qu'adresse la communauté*. Ces deux vocations sont également nécessaires pour que l'on soit vraiment pasteur. Le ministère vient de Dieu ou du Christ. Il appartient à la communauté de discerner cet appel de Dieu, en quelque sorte de le valider et de l'enregistrer dans ce que l’Église Réformée de France appelle « une reconnaissance de ministère ». Personne ne peut se prévaloir d'une vocation divine qui n'aurait pas été ratifiée et confirmée par la communauté ecclésiale, mais la communauté ne dispose pas du ministre à son gré ; la vocation intérieure, tout aussi nécessaire que l’extérieure, ne relève absolument pas d’elle.

Le ministre n'est pas le chef de la communauté. Il n'a pas le droit de la commander et de lui imposer ses vues. Elle dépend directement du Christ et il ne représente pas, pour elle, la figure du Christ ni ne fonctionne comme son lieutenant. Pourtant, le ministre n'est pas non plus l'agent d'exécution de la communauté et il n'a pas à se soumettre à sa volonté. À proprement parler, il n'est pas ministre de l'Église, mais ministre de l'évangile (au dix-septième siècle, on disait « ministre de la Parole de Dieu ») dans et pour l'Église, mais aussi en dehors de l'Église dans et pour la Cité. Il sert non pas l'Église, mais le Christ à l'intérieur et à l'extérieur de l'Église. Il n'a ni à obéir ni à commander, mais à se coordonner. Il faut donc que ministre et communauté s'accordent, ce qui demande beaucoup d'attention réciproque, de respect mutuel et une écoute commune du Christ. On a là une conception fragile et vulnérable, grosse de conflits, mais aussi féconde et équilibrée.

Comment se traduit pratiquement cette coordination à la fois nécessaire et difficile à institutionnaliser? Dans beaucoup d'Églises Réformées, en particulier en France, elle se concrétise, entre autres, dans ce qu'on appelle la « révision septennale ». Au bout d'une période de sept ans d'exercice du ministère dans la même paroisse, le Conseil régional organise une série d'entretiens avec le pasteur, avec les conseillers presbytéraux, avec les différents acteurs de la vie paroissiale, parfois avec des gens extérieurs pour faire le point et s’assurer qu'il n'y a pas de débordements ni de dysfonctionnements d'un côté ou de l'autre. Ces entretiens aboutissent à des conseils ou à des avertissements, parfois à des décisions (celle, par exemple, du départ, à plus ou moins brève échéance, du pasteur), mais toujours dans la concertation, l'écoute et le respect mutuel. Ce système comporte incontestablement des dangers graves de dérive (celui des cabales, par exemple, ou de la transformation de l'examen septennal en inspection du pasteur par une hiérarchie). Il a l’avantage de permettre dans bien des cas que s’expriment et se résolvent des malaises voire des conflits qui autrement risqueraient d’empoisonner la vie des communautés et des ministres. Il tente, avec plus ou moins de succès, de concilier le principe que le ministère naît d’une vocation divine avec un fonctionnement démocratique des communautés ecclésiales.

*   *   *

Dans les protestantismes, avec des exceptions et d’innombrables variantes, tant sur le plan théologique que dans la pratique, prévaut une conception associative de l’Église. En général, la notion de « corps du Christ » y est considérée comme une métaphore*, et au thème, fréquent en catholicisme, du « mystère de l’Église », répond l’idée d’une « Église sans mystère » (selon le titre d’un article du théologien protestant suisse Pierre Bühler*). La vie ecclésiale pour être de type plus associatif qu’organique n’en est pas moins communautaire. Il en résulte un fonctionnement démocratique qui toutefois est limité et pondéré par le fait que les ministères tiennent leur légitimité d’une vocation divine, même si la communauté ecclésiale doit valider cette vocation et l’autorité qui en découle par une « reconnaissance » publique.

 

Notes :


* cité d’après Sébastien Fath, Une autre manière d’être  chrétien en France, Labor et fides, 2001, p. 721. On trouve une formulation voisine chez Albert Réville, Histoire du dogme de la divinité de Jésus Christ, Felix Alcan, 1904, p. 127.

* Voir Léopold Schummer, L’ecclésiologie de Calvin à la lumière de l’Ecclesia mater, Peter Lang, 1981.

* Cité d’après Roger Mehl, Du catholicisme romain, Delachaux et Niestlé, 1957, p. 48.

* James Luther Adams, The Prophethood of All Believers, Beacon Press, 1986, part. IV.

* Bernard Reymond, Entre la grâce et la loi, Labor et Fides, 1992, p. 59.

* Je me réfère à Statuts, Discipline et Règlement général d’application, volume publié par l’Église Réformée de France, 47 rue de Clichy 75009 Paris, et aussi à mon expérience propre puisque je suis membre de cette Église et que j’ai siégé pendant 15 ans à son synode national et ai fait partie durant 12 ans de son « conseil national ».

* Cf. Bernard Reymond, Entre la grâce et la loi, p. 25, 64-65.

* Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Champs Flammarion, 1996, p. 143-152.

* François Méjean, Discipline de l’Église Réformée de France annotée et précédée dune introduction historique, Je sers, 1947, p.223.

* Catéchisme de l'Église catholique, Mame Plon, 1992, p. 327-328.

* Cf. Jean-Paul II, Le mystère et le culte de la sainte Eucharistie. Lettre aux évêques pour le jeudi saint 1980, Le Centurion, 1980, p. 28. Catéchisme de l'Église catholique, p. 330.

* Voir Martin Luther, Œuvres, vol. 2, Labor et fides, 1966, p. 84-86, 249-252, 285-286.

* Cette manière de voir se rencontre, entre autres, dans les milieux puritains. Cf. Eric Fuchs, L'éthique protestante, Labor et Fides, 1990, p. 50.

*  « Pour une réconciliation des ministères », 1972, texte publié dans Pour la communion des Églises, Le Centurion,1988 p. 60-61.

* Institution de la religion chrétienne  4, 3, 11. Cf. Alexandre Vinet, Théologie pastorale,  Fischbacher, 1889, p. 69 (édition originelle posthume 1854).

* Cf. Bernard Reymond, Entre la grâce et la loi, p. 57, note 74.

* « L’Église réformée : une Église sans mystère ? » Irenikon, 1988/4.

André Gounelle
publié in Monique Dumais et Jean Richard (éd.),
Église et communauté, Fides, Québec, 2007.

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot