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Une théologie du Nouveau Testament
Que François Vouga m'ait demandé de rédiger la préface de ce livre m'a à la fois touché (je suis d'autant plus sensible à cette marque d'amitié et d'estime que j'ai conscience de peu la mériter) et, dans un premier temps, embarrassé. En effet, depuis trente ans, mon enseignement et ma recherche portent sur certains secteurs de la théologie moderne et contemporaine (en gros, depuis le seizième siècle jusqu'à aujourd'hui). Par contre, pour le Nouveau Testament, je me suis contenté de me tenir plus ou moins au courant de ce qui paraît. Je ne me sens guère compétent pour situer l'entreprise de F. Vouga dans le champ des recherches néotestamentaires, et un spécialiste aurait été mieux qualifié pour dégager la pertinence et l'originalité de son apport.
J'ai, cependant, tout de suite compris que mes objections et réticences portaient à faux et qu'il me fallait les écarter. D'une part, en tant que croyant et théologien chrétien, le Nouveau Testament a pour moi une importance centrale, même si je ne l'étudie pas en spécialiste. Je ne cesse de le méditer, d'y réfléchir et je ne peux pas prétendre que ce que l'on en dit ne me concerne pas. D'autre part, on constate aujourd'hui chez ceux qu'on appelle parfois "les docteurs de l'Église" une tendance contre laquelle F. Vouga et moi avons réagi : celle de fractionner la théologie en départements indépendants, de la répartir entre des disciplines et des compétences soigneusement cloisonnées. On se dit historien, dogmaticien, praticien, bibliste. On se découpe un domaine propre que l'on protège d'excursions extérieures et dont on se garde de sortir, attitude d'ailleurs parfaitement légitime sur un plan strictement universitaire. Mais à la différence de la science ou des sciences des religions, la théologie ne se réduit pas à un ensemble de spécialités; elle ne se définit pas par des limites, mais plutôt par une circulation constante qui transgresse les frontières entre des territoires distincts. Si elle a, certes, des "objets" d'étude (par exemple, les épîtres de Paul, l'histoire de la Réforme, la théologie de Bultmann ou de Tillich), sa vocation propre consiste à mettre en relations ces objets. Elle implique donc le dialogue de ceux qui, à des postes différents, participent à une tâche commune : comprendre la foi chrétienne, la rendre intelligible et intelligente.
J'espère que pour sa modeste part, cette préface contribuera à cette circulation. Je l'ai articulée autour de trois thèmes : d'abord, celui de la théologie; ensuite, celui de l'essence de la foi chrétienne; enfin celui de l'exégèse.
Le mot "théologie" ne se trouve nulle part dans les livres qui composent ce que nous appelons le Nouveau Testament. On n'y rencontre non plus jamais l'expression "Nouveau Testament" pour désigner cet ensemble d'écrits. Les textes auxquels les chrétiens se réfèrent, qu'ils considèrent comme la source et la norme de leur foi ignorent aussi bien le concept de "théologie", que celui de "Nouveau Testament". Il peut paraître étonnant, dans ces conditions, de rédiger et de publier une Théologie du Nouveau Testament. Quand on s'y hasarde, ne se place-t-on pas d'emblée et d'entrée dans une perspective extérieure et étrangère aux écrits que l'on examine? Ne rend-on pas compte de leur contenu sous un titre et en se servant de notions qui viennent d'ailleurs? Un souci un peu pointilleux et étroit de fidélité linguistique pourrait inciter à disqualifier par principe une telle entreprise. En fait, le constat que je viens de faire conduit plutôt à préciser ce qu'il faut entendre par "Théologie du Nouveau Testament". Il ne s'agit pas de la théologie qu'enseigne le Nouveau Testament, mais d'une lecture théologique du Nouveau Testament. Autant il faut récuser la prétention d'écrire la théologie du Nouveau Testament (qui n'est précisément pas un manuel ou un traité de théologie), autant il paraît légitime et nécessaire de proposer et de développer une théologie (une lecture théologique) du Nouveau Testament.
Que veut dire "lecture théologique"? Paul Tillich, au début de sa Systematic Theology , écrit que sont théologiques les propositions qui parlent de ce qui nous concerne de manière ultime. Une lecture théologique ne va donc pas examiner les écrits du Nouveau Testament d'un point de vue seulement historique (comme des documents qui éclairent le passé), ni d'un point de vue uniquement philosophique (comme des écrits qui expriment une certaine conception de Dieu, du monde, et de l'être humain), mais en tant qu'ils portent sur ce qui touche, affecte et transforme, de manière décisive et ultime, ma propre existence. La foi, en tant que relation existentielle avec le Christ, détermine le caractère théologique d'une lecture.
En ce sens, la théologie apparaît bien comme une anthropologie, ou plus exactement comme un traité de la vie chrétienne ou encore de l'existence en relation décisive avec Dieu. Le premier chapitre de l'Institution de la Religion Chrétienne de J. Calvin a pour titre une affirmation que F. Vouga cite à plusieurs reprises, à savoir que "la connaissance de Dieu et de nous sont choses conjointes". À vrai dire, cette affirmation peut justifier deux démarches théologiques différentes (mais pas forcément contradictoires et opposées). La première met l'accent sur la personne humaine et donne une très grande importance à la manière dont le moi, dans la rencontre avec le message évangélique, se constitue. C'est la ligne qui prédomine dans le présent ouvrage; elle peut se réclamer de Luther et de Kierkegaard (dont on remarquera combien il est souvent mentionné). La seconde démarche tend à éclipser la personne humaine, en considérant que sa vérité se situe hors d'elle, et met l'accent sur l'être ou sur l'action de Dieu. Elle s'intéresse plutôt à ce que Dieu fait qu'à ce que vit le croyant. Ainsi, en particulier dans la tradition réformée, se manifeste parfois une méfiance envers le "psychologisme", le "subjectivisme", ou envers la prédominance de l'existentiel qu'entraîne la première démarche. Si cette méfiance se comprend, elle risque, à l'inverse, de conduire à un objectivisme désastreux qui dénature l'évangile en le réduisant à une doctrine. En laissant de côté les dangers de déviations, on dira que dans un cas, le discours porte sur la vie croyante en tant qu'elle implique la relation avec Dieu; dans l'autre, il porte sur Dieu en tant qu'il détermine l'existence croyante. Barth, pour rendre compte à la fois de leur parenté et de leur différence, a proposé de nommer la première démarche anthropothéologie et la seconde théoanthropologie.
L'entreprise d'écrire une théologie du Nouveau Testament apparaît donc périlleuse. Elle navigue entre des écueils et des dangers dont F. Vouga a pleinement conscience. Il fait preuve d'un courage que je salue tout autant que son savoir et sa compétence. En prenant ce risque, qu'on a toujours la tentation de fuir, il remplit la mission propre du théologien. Quand il se contente d'un savoir historique et linguistique, lorsqu'il se borne à des analyses littéraires et philologiques des textes, il n'a fait qu'une partie de son travail. Il lui faut aller plus loin, et donner une interprétation existentielle des textes. Une lecture théologique ne se borne pas à exposer ce que dit le texte; elle montre comment ce qu'il dit nous interpelle existentiellement. Elle fait le pont entre le texte et la vie.
En quoi consiste exactement le christianisme, et comment faut-il le définir? À cette question, dans de célèbres conférences publiées en 1900 sous le titre L'essence du christianisme, l'historien Adolf Harnack a apporté une réponse qui, à première vue semble s'imposer, mais qui, à l'examen, se révèle fragile et contestable. En simplifiant passablement, on pourrait dire qu'aux yeux d'Harnack, l'enseignement et la prédication de Jésus définissent et constituent le christianisme. On en découvre l'essence en dégageant et en étudiant ce que Jésus a réellement fait et vraiment dit. Une lecture critique des textes neo-testamentaires permet de remonter, au moins pour l'essentiel, mais jamais totalement, de l'evangelium de Christo (de ce que les évangélistes et les apôtres disent de Jésus), à l'evangelium Christi (à ce que Jésus lui-même a dit). Une Théologie du Nouveau Testament, écrite de ce point de vue, cherchera dans les textes les traces de Jésus et ne sera rien d'autre qu'une exégèse historico-critique commentée.
Soixante ans plus tard, en 1959, le théologien Gerhard Ebeling a proposé une réponse différente dans un livre sur lequel F. Vouga et moi avons conjointement dirigé un séminaire, il y a une vingtaine d'années, à la Faculté de Théologie Protestante de Montpellier. Selon Ebeling, et ici également je simplifie, l'essence du christianisme réside dans la foi en Christ, autrement dit dans la relation de dépendance, d'accueil et de confiance qui se noue entre le croyant et le Christ. Harnack s'inscrit dans une perspective historique. En se servant le plus rigoureusement possible de méthodes éprouvées, il essaie de reconstituer des faits et des dires. Il cherche l'essence du christianisme dans le passé, et plus précisément dans l'origine. Ebeling se situe dans une démarche existentielle; il se centre sur ce qu'effectue le message évangélique dans la vie de ceux qui le reçoivent et l'acceptent; il situe l'essence du christianisme dans le présent vécu par le croyant. Il ne faut évidemment pas tomber dans la caricature et forcer l'opposition. Harnack n'ignore pas la foi ni la dimension existentielle et présente de l'évangile. Ebeling tient le plus grand compte du passé et des données historiques. Leurs accentuations cependant diffèrent de manière significative.
Je ne veux pas diminuer les mérites, à mon sens considérables, de la démarche de Harnack. Elle détourne, comme il le souligne lui-même, en 1923 dans sa controverse avec Barth, de substituer au "Christ réel" un "Christ rêvé", danger de la démarche existentielle aussi bien que de la métaphysique dogmatique (celle suivie par les grands conciles, par exemple). Elle se heurte, cependant, du point de vue même de l'historien, à trois grandes objections.
Bultmann et son école ont mis en évidence la première. Nous n'avons aucun moyen de remonter avec certitude de l'evangelium de Christo à l'evangelium Christi. Même si on parvient à des probabilités, on ne peut jamais affirmer catégoriquement que Jésus a bien fait et dit ceci ou cela. A partir des documents dont ils disposent, les historiens arrivent seulement à déterminer comment les premiers témoins et les communautés primitives ont perçu et compris ses faits et ses gestes. Malgré la deuxième et la troisième recherche du Jésus historique, qui se sont développées après la critique bultmannienne, il me semble que l'objection demeure entière. On ne voit jamais Jésus en lui-même; on en a, selon une expression souvent employée par Tillich, une ou des images qui le reflètent et qu'on ne peut pas confronter avec l'original. F. Vouga en tient le plus grand compte et on sera sensible à la manière dont il se réfère explicitement, sans malentendu possible, aux évangélistes ou aux apôtres et à leur compréhension du Christ. Nous sommes dans une situation analogue à celle des pèlerins d'Emmaüs : quand ils voient physiquement le Christ, ils ne le reconnaissent pas et quand ils le reconnaissent, ils ne le voient pas. Nous ne le voyons pas et ne pouvons pas le décrire. Néanmoins, nous le reconnaissons dans des récits, des prédications, des événements qui disent quelque chose de lui à travers ce que nous éprouvons et vivons. Une théologie du Nouveau Testament a affaire à "l'ombre du galiléen", pour reprendre une expression qui a servi de titre à un ouvrage bien connu de G. Theyssen. La métaphore de l'ombre convient peut-être mal, car Jésus est la lumière qui éclaire les textes; nous avons les textes baignant dans cette lumière, et non la lumière elle-même. Ce que Jésus a vraiment dit nous échappe; par contre, nous pouvons cerner la répercussion de sa parole sur les discours de ses disciples. Une Théologie du Nouveau Testament n'expose donc pas la théologie de Jésus, mais décrit comment le Christ s'inscrit dans une vie humaine et la transforme. Ce qui empêche, ici, un "Christ rêvé" de nous envahir, c'est l'enracinement dans les textes et non le recours à l'inaccessible Jésus historique. L'autorité des Écritures, et, comme l'a bien souligné la tradition réformée, une exégèse scientifique rigoureuse fonctionnent comme un garde-fou contre les dérives de l'illusion (qui s'épanouissent souvent chez les prétendus inspirés et autres charismatiques, mais aussi chez beaucoup de fondamentalistes qui vénèrent le texte, mais ne le respectent pas).
Dans un article publié en 1905, Ernst Troeltsch a formulé la deuxième objection. Aucun de nous, déclare-t-il, ne décrit la réalité de manière totalement neutre, passive, et objective. Nous la percevons toujours sous un angle particulier, à partir d'un certain point de vue, en fonction de notre œil. La vision que l'on a d'un objet dépend de nous tout autant que de lui. Notre situation et notre regard entraînent une certaine perception d'un phénomène et de son essence. Nous n'échappons pas à la relativité. Il y a donc de multiples manières de définir l'essence du christianisme, selon les époques, selon les lieux, selon les cultures, et selon les personnalités. On n'aura jamais une théologie du Nouveau Testament définitive. Chaque génération doit entreprendre sa propre lecture, s'atteler à la tâche, en tenant évidemment compte des apports antérieurs (ainsi, F. Vouga se situe par rapport à Baur et Bultmann et se réfère à de nombreux auteurs dont on remarquera que beaucoup ne sont pas des théologiens).
En troisième lieu, dans la mesure où l'évangile s'inscrit dans une perspective eschatologique (la septième partie de cette Théologie du Nouveau Testament le met en évidence), et où la foi chrétienne a (ou est) une histoire, l'essence du christianisme reste ouverte; elle ne cesse de bouger, d'évoluer, de s'enrichir (ou de s'appauvrir). On ne pourra la définir qu'à la fin des temps (si elle se produit un jour, et si ce jour-là la définir présente encore un intérêt quelconque), quand la course aura atteint son but (selon l'image d'Eph.3.14) et qu'on sera dans le Royaume.
Dans le point précédent de cette préface, nous avons affirmé que par théologie du Nouveau Testament, il faut entendre une lecture théologique du Nouveau Testament. Les remarques que nous venons de présenter permettent de dégager deux implications importantes de cette affirmation.
D'abord toute lecture se fait à travers des lunettes. Il ne sert à rien d'essayer, sous prétexte d'objectivité, de tenter de se passer de lunettes. Sans elles, on n'y verrait rien. Quand on examine le Nouveau Testament, on le fait sous un angle particulier, à partir de la place où l'on se trouve qui détermine en partie le regard et décide de ce que l'on voit. Prétendre, sous prétexte d'universalité, éliminer la situation propre de l'observateur revient à s'illusionner. Par contre, l'honnêteté et la rigueur demandent que l'on indique, autant que possible, les lunettes dont on se sert, et la place d'où l'on regarde, autrement dit que l'on soit conscient de ses présupposés de lecture et qu'on les signale. F. Vouga énonce les siens dès l'introduction et par la suite il met en valeur les catégories qui lui servent de clefs (comme celle de paradoxe, compris à la lumière de Kierkegaard) pour la lecture théologique du Nouveau Testament qu'il entreprend.
Ensuite, il y a plusieurs lectures possibles, selon les lunettes dont on se sert. Ainsi, il y a quelques années, Michel Henry a proposé une lecture (sans doute plus philosophique que théologique) à partir d'une analyse et d'une conceptualité phénoménologiques. Naguère on a proposé des lectures "matérialistes", ou "psychanalytiques" et, antérieurement, des lectures kantiennes ou hégéliennes. Ces diverses lectures, d'ailleurs, se croisent parfois, voire se rencontrent. Leur légitimité et leur valeur se mesurent à leur capacité de rendre compte des textes néotestamentaires; je note, à cet égard, le soin avec lequel F. Vouga multiplie les exégèses à l'appui de la lecture qu'il adopte et défend. De plus, il insiste fort justement sur l'enracinement de la pluralité dans les écrits néotestamentaires eux-mêmes; ils présentent des interprétations différentes de "l'événement Jésus". Ainsi, la diversité apparaît comme un élément constitutif du christianisme ; son unité, loin d'exclure divergences et débats, les implique, les prend en compte et s'en nourrit. On s'égare et on trahit quand on veut faire cesser la discussion en formulant des consensus, ce que le mouvement œcuménique oublie parfois. L'essence du christianisme est une immense discussion (et non un accord), qui commence dès le Nouveau Testament, sur le sens de l'évangile du Christ, qui continue aujourd'hui et se poursuivra demain.
Pour ma part, si je devais entrer en discussion avec les thèses de F. Vouga, je m'interrogerais et le questionnerais volontiers sur le concept de paradoxe, à qui il accorde une place capitale, au point qu'on a parfois l'impression qu'il y voit le "dogme" qui décide ou non qu'il y a foi chrétienne. Alors que dans la plupart des cas, F. Vouga me convainc, sur ce point qu'il juge central (je me souviens de sa vive réaction quand j'ai exposé, dans un séminaire commun, la critique de la notion de paradoxe et de son utilisation en théologie que l'on trouve dans les écrits du philosophe C. Hartshorne), je demeure insatisfait. Quand des tensions existent entre des domaines et des réalités qui s'opposent (et le Nouveau Testament en mentionne beaucoup), lorsqu'on rencontre des antithèses (et elles sont nombreuses en théologie chrétienne), on peut les faire entrer dans un processus dialectique qui conduit à une synthèse, elle-même point de départ d'une nouvelle tension. On a appliqué ce schéma de type hégélien ou idéaliste au Nouveau Testament ; on en a constaté à la fois l'intérêt et les faiblesses. On peut comprendre, c'est une deuxième possibilité, la tension de manière paradoxale, en accentuant les ruptures, les discontinuités, les "sauts" et les renversements entre des réalités qui à la fois coexistent et s'excluent, et on aura une démarche de type existentialiste (qui parfois accentue artificiellement les contradictions, par exemple celle entre la théologie de la gloire, supposée païenne et universelle, et une théologie de la Croix déclarée exclusivement néotestamentaire, ce que ne confirment pas les données de l'histoire des cultures et des religions). Cette démarche, sans doute plus authentique et profonde que la précédente, a également, à côté de sa validité (dont témoigne fortement l'entreprise de F. Vouga), ses limites. Il me semble qu'il existe une troisième possibilité, qui m'attire plus et qu'on n'a pas assez explorée : celle de chercher une logique de la bipolarité (un peu dans la ligne de Tillich) entre des couples antithétiques de réalités dont chacune a besoin de son opposé, car elle ne peut s'affirmer sans une négativité qui en l'agressant la rend vivante. Leur confrontation suscite un dynamisme créateur et fait surgir une réalité nouvelle. Ce modèle logique, qui reste, en partie, à mettre au point, permet d'insister sur les continuités et les progressions, sans éliminer les conflits et les ruptures. Je me contente de signaler ce débat, je n'y entre pas; il nous entraînerait trop loin et serait trop technique. Les travaux de F. Vouga, et c'est dire leur valeur, m'ont en tout cas permis de formuler ce problème et ont nourri ma réflexion alors même qu'elle s'engage dans un chemin différent du sien. On quitte, ici, le domaine propre du néotestamentaire pour celui du systématicien qui a, entre autres missions, à élaborer des schèmes dont la fécondité se vérifiera à leur capacité de rendre compte, pour une génération, du message néotestamentaire.
A la fin du dix-neuvième siècle, Franz Overbeck, qui fut l'ami de Nietzsche, enseignait l'exégèse et l'histoire du christianisme ancien à la Faculté de Théologie de Bâle. Il aurait, un jour, déclaré à ses étudiants : "un livre est écrit pour des lecteurs et non pour des exégètes, et c'est ce que les exégètes oublient toujours". Comme toute boutade, cette phrase comporte une dose de vérité et une part d'injustice. À mon sens, il faut y voir un avertissement, adressé aux exégètes par l'un d'eux, qui n'entend pas disqualifier leur travail, mais, bien plutôt, le qualifier, le situer dans sa juste perspective. Elle interdit aussi bien de le surestimer que de le dévaloriser.
On soupçonne parfois (et pas toujours à tort) les exégètes de surdéterminer les textes qu'ils étudient, en leur attribuant des intentions, des significations, des subtilités et des complications qui ne s'y trouvent pas, pour justifier commentaires et explications. Je me souviens de ce pasteur qui opposait la simplicité, la brièveté et la clarté des évangiles (prudemment il ne parlait pas des épîtres de Paul), qu'un enfant de cinq ans, disait-il, comprend du premier coup, aux commentaires interminables et obscurs qu'ils avaient suscités. De tels propos risquent d'entraîner dans un mauvais procès et de justifier paresse, facilité et contresens. J'accorde volontiers qu'on peut comprendre le Nouveau Testament sans être un intellectuel et un savant; toute l'histoire du christianisme en témoigne abondamment. On s'égare quand on en tire prétexte pour refuser l'étude et la réflexion. L'affectivité chaleureuse et crédule, que trop de communautés chrétiennes cultivent, déshonore l'évangile en le réduisant à un ensemble superficiel et superstitieux. Le grand commandement nous demande d'aimer Dieu non seulement de tout notre cœur, mais aussi de toute notre pensée. Schweitzer a justement souligné que la grandeur de l'apôtre Paul, ce qui le rend canonique (au sens d'exemplaire), tient peut-être plus à ce qu'il a compris la nécessité de penser la foi qu'à la manière dont il l'a pensée.
Le dessin animé en général débile (il y a quelques rares exceptions) qui passe à la télévision, un enfant de cinq ans le comprend du premier coup. Le philosophe également, mais dans la plupart des cas il n'y trouve rien qui puisse alimenter sa réflexion. Derrière une présentation parfois attrayante, il n'y a que du vide. À l'inverse, le livre philosophique que l'on achète dans une librairie universitaire paraîtra incompréhensible à un enfant (et à bien des adultes); sa substance se dissimule derrière un texte pénible et rébarbatif. Si on s'en tenait à ces deux exemples, on conclurait à l'incompatibilité entre l'accessible, le facilement intelligible et le substantiel, le réellement profond. Ce qui s'adresse à tous ne vaudrait pas grand chose et ce qui a de la valeur ne toucherait qu'une élite. Il faudrait choisir entre une religion sotte pour les simples et une spiritualité sophistiquée pour les subtils.
Heureusement, nous ne sommes pas réduits à cette alternative, ce que nous montre un autre exemple, celui des œuvres d'art, littéraires, picturales, musicales, architecturales, etc. Elles séduisent souvent d'emblée, spontanément; et elles se révèlent à l'étude porteuses de signification. La compréhension première qu'on en a s'approfondit, s'enrichit ; on découvre des dimensions qui, bien que présentes d'emblée, n'avaient pas été immédiatement perçues. Cette découverte, loin d'affaiblir la première impression, la confirme et la renforce. Dans ce cas, la profondeur n'exclut pas l'attrait immédiat; elle le justifie et l'augmente. Il en va ainsi, me semble-t-il, du Nouveau Testament, et l'approche qu'en fait la foi s'apparente avec la démarche esthétique. L'exégète, et l'avertissement d'Overbeck me paraît ici pertinent, aurait tort de croire que seul son travail ouvre la compréhension du message évangélique. À l'inverse, le fidèle se tromperait en pensant qu'il n'a pas besoin du travail des exégètes puisque ce message l'a atteint et touché. Au contraire, ce travail lui permettra de mieux le comprendre, à la fois en lui évitant des contresens (car il faut toujours se méfier de la compréhension immédiate qui souvent égare) et surtout en l'ouvrant à la profondeur de ce message, en lui en montrant son ampleur, en détaillant les registres dans lesquels il se déploie. La véritable simplicité se manifeste dans la capacité d'affronter l'étude, l'examen. Elle sait répondre aux questions et besoins d'une réflexion exigeante, sans pour cela abandonner son accessibilité immédiate.
Pour avoir dirigé de nombreux séminaires de lectures d'ouvrages théologiques et philosophiques, je sais que bien peu, seuls les plus grands, sortent grandis d'une étude minutieuse et d'une exégèse rigoureuse. Je suis émerveillé de ce que le Nouveau Testament ne croule pas sous le poids des commentaires et des études savantes. Il ne s'effondre pas comme un château de cartes (ce que craignent les fondamentalistes qui finalement font bien peu confiance au texte) quand on le scrute à la loupe et qu'on le dissèque avec les scalpels de l'érudition et de la critique. Il en sort, au contraire, vivant, solide, jaillissant et nourrissant. L'exégèse fait apparaître que s'il parle au plus simple, il s'adresse également au plus savant sans lui demander de renoncer aux exigences d'une pensée rigoureuse; et en chacun de nous coexiste une ignorante naïveté avec une réflexion sophistiquée. Le texte néotestamentaire irrigue et déborde toujours le lecteur, comme il dépasse (la vieille théorie de l'inspiration le disait à sa manière) son auteur. Il y a en lui plus que ce que les écrivains ont pensé y mettre et plus que les lecteurs y découvrent. Parce qu'il est à la fois simple et compliqué, accessible et profond, la lecture immédiate doit s'accompagner d'une étude savante.
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Il me reste à souhaiter à ce livre de F. Vouga des lecteurs en recherche d'une compréhension théologique du Nouveau Testament, soucieux d'apporter leur contribution, avec la grande nuée des témoins, à l'histoire (et donc à l'essence) de la foi chrétienne, et assoiffés d'une exégèse qui fasse surgir la simplicité et la profondeur du message d'un texte à la fois immensément accessible et infiniment complexe.
André Gounelle
Préface à : François Vouga,
Une théologie du Nouveau Testament,
Labor et fides, 2001
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