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Science et religion

 

Depuis l’avènement de la modernité, au seizième siècle, science et foi ont entretenu des rapports difficiles, souvent conflictuels. Affrontements et incompréhensions se sont succédés. Tantôt, et c’est surtout le cas au dix-neuvième et au début du vingtième siècles avec ce qu’on appelle le scientisme, les religieux et les scientifiques se battent les uns contre les autres, chacun estimant que l’autre empiète indûment sur son terrain : les scientifiques reprochent aux religieux de transformer la foi ou la révélation dont ils se réclament en un savoir, et les religieux accusent les scientifiques de faire de la science une religion qui indique le sens de la vie et qui permet à l’humanité d’opérer son salut. Tantôt, et c’est la situation qui a dominé dans la période qui a suivi la deuxième guerre mondiale, ils n’ont pratiquement pas d’échanges, ils s’ignorent largement les uns les autres, ils travaillent chacun de leur côté sans véritable rencontre ni discussion. Ils ne se parlent, ne s’entendent et ne collaborent que rarement. Quand, par exception, ils parviennent à dialoguer, cela ne dure jamais très longtemps. On a l’impression qu’on n’arrive pas à jeter sinon des ponts, du moins des passerelles entre ce que le chrétien croit et ce qu’il sait. Et, en même temps, le problème des relations, des liens, des articulations ne cesse d’intéresser ou de préoccuper quantité de gens.

Je vais procéder en deux temps. Le premier s’arrêtera sur les conflits les plus spectaculaires qui, depuis quatre ou cinq siècles, ont opposé science et religion. Dans un deuxième temps, j’indiquerai les diverses options qu’on trouve dans la réflexion des chrétiens pour tenter d’éviter, d’éliminer ou de résoudre ces conflits. Je vous précise d’emblée que mon exposé ne mettra pas en œuvre une argumentation scientifique qui ne serait pas de ma compétence. Il sera une analyse et une description de ce que je constate actuellement, il relève de l’histoire passée et présente des idées, sans que je prétende dominer la littérature, actuellement surabondante et souvent de qualité médiocre, qui traite de ces questions. Je n’en ai qu’une connaissance partielle et des choses importantes m’ont peut-être, sans doute échappé.

Les conflits

Les affrontements ont essentiellement eu lieu sur quatre terrains que nous allons voir successivement : celui de la cosmologie, celui de l’évolution du vivant, celui de l’histoire, et enfin celui de la « psuché », du sujet humain.

1. La cosmologie

Prenons d’abord, la cosmologie. On trouve dans la Bible une cosmologie, avec d’ailleurs quelques variantes, qui ne correspond pas du tout avec celle que développe la science. Calvin en avait déjà conscience, mais il n’y voit pas vraiment un problème très grave. Dans son Commentaire sur la Genèse, il indique que la connaissance scientifique et les affirmations religieuses n’ont pas la même nature ni un statut identique. La science cherche à déterminer ce que les choses sont en elles-mêmes et répond à une curiosité tout à fait légitime (que Calvin approuve, malgré sa sévérité habituelle pour ce qui ne relève, selon lui, que de la curiosité). La Bible, dit-il, a une préoccupation toute différente : elle s’intéresse à ce que nous percevons et au sens que cela peut avoir pour nous : aussi s’exprime-t-elle à la manière des « simples » (entendez « des non instruits ») et se réfère à l’aspect que prennent pour nous les choses (nous dirions à leur phénoménalité) plus qu’à leur réalité. Ainsi, Genèse 1, 16 dit que le soleil et la lune sont les deux plus grands astres, ce que, de toute évidence, nous savons être faux. Ils le sont apparemment, pas véritablement. La Bible les présente comme tels parce qu’elle ne se soucie pas de nous informer sur leur nature, mais veut nous orienter vers la gloire de Dieu qui se reflète dans l’univers. Pour parvenir à ce but, pour se faire comprendre de tous et pas seulement des savants, elle utilise le langage et la conceptualité, même fausse, de la culture courante. Elle s’accommode ou s’adapte aux humains. Quand on l’astronomie, si on veut la connaître, qu’on « cherche ailleurs ». En reprenant la terminologie de Bultmann, on pourrait dire que la bonne lecture des textes est existentielle et non objectivante, ce qui rend possible, voire nécessaire une démythologisation. Calvin est sur ce point d’une très grande modernité. Comme l’écrit Gilbert Vincent, « pour la première fois peut-être, la théologie … renonce à se faire valoir ou comme discours concurrent du discours de la science ou comme un discours convergent »[1]. Calvin amorce là une voie qui ne sera guère suivie par ses successeurs, et que lui-même n'exploite guère (il maintient que la création a eu lieu il y a 6000 ou 7000 ans, et on discute beaucoup de son attitude envers la cosmologie de Copernic, à supposer, ce qui n’est pas sûr, qu’il l’ait connu).

Un siècle plus tard, en 1632, un tribunal ecclésiastique condamne Galilée pour avoir soutenu que la terre tournait autour du soleil. En fait, quand on l’examine de près, on s’aperçoit qu’il s’agit d’une affaire complexe et embrouillée. On a soutenu qu’en réalité, il n’y a pas eu affrontement entre l’église et la science mais entre deux clans qui soutenaient des théories scientifiques concurrentes et dont chacune cherchait l’appui et la caution des autorités ecclésiales ; le conflit aurait été plus politique que scientifique ou religieux. Le cardinal Poupard a souligné que le cardinal Bellarmin avait seulement demandé à Galilée d’admettre que sa théorie était une hypothèse, une intuition, non encore expérimentalement ni rationnellement démontrée même si elle avait pour elle de solides arguments, ce qui, selon la plupart des historiens des sciences est juste et que Galilée a eu le tort de ne pas reconnaître ; la démonstration ne viendra que cinquante ans plus tard, en 1687, avec Newton. Quoi qu’il en soit, Rome a fait l’erreur d’abord de prendre parti, de se prononcer, et ensuite d’attendre 1992 pour réhabiliter Galilée. Cette condamnation a eu au 17ème siècle un impact considérable dans les milieux intellectuels et a répandu, pour la première fois, le sentiment qu’il y avait une opposition forte entre le christianisme et la science.

Au 19ème siècle, la question devient aiguë. Dans son roman, Ainsi va toute chair, Samuel Butler raconte la première prédication d’un jeune pasteur anglican vers les années 1840 : « il avait pris beaucoup de peine pour composer son sermon, dont le sujet était la géologie qui commençait à devenir un sérieux épouvantail pour les théologiens ». Après une éclipse, aujourd’hui la question rebondit avec le renouveau de vigueur aux États-Unis des thèses « créationnistes », j’y revendrai, qui ont pour effet premier de déconsidérer le christianisme en général et le protestantisme en particulier auprès du grand public et aussi dans bien des milieux scientifiques.

2. L’évolution du vivant

Le deuxième terrain de conflit concerne les êtres vivants, leur surgissement et leur développement. Il oppose évolutionnistes et créationnistes, qui les uns comme les autres sont très divers ; dans chaque camp, on trouve un éventail considérable de positions et différentes « écoles ». Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que « créationnisme » ne désigne pas la foi en la création ou en une création divine (tous les juifs, les chrétiens et les musulmans le seraient). Le créationnisme se définit pas la croyance qu’il y a eu une création distincte, séparée de chaque espèce vivante ; autrement dit, par la croyance que les êtres vivants appartenant à des espèces différentes n’ont pas un ancêtre commun, qu’il n’y a pas d’évolution, pas de passage progressif ou de mutation d’une espèce à l’autre.

Pour tenter de clarifier des débats souvent confus, je reprends une distinction de Jean Staune[2] , en fait inspirée par une allocution de Jean Paul 2 en octobre 1996, à l’Académie des Sciences Pontificales. L’évolution, écrit Staune, est d’abord un fait bien établi : celui de la transformation au cours des âges, dans la longue durée, du vivant ou des vivants. Ce fait, qui a d’abord été une hypothèse, est devenu aujourd’hui incontestable, il s’impose comme une évidence ; ce n’est pas seulement, comme le dit le pape, une théorie (cette phrase a soulevé de vives protestations chez de catholiques intégristes et de protestants fondamentalistes qui y ont vu un reniement de l’enseignement biblique). Ensuite, continue Staune, l’évolution désigne non pas une théorie, mais des théories multiples, parfois contradictoires, qui tentent de décrire ce fait et de l’expliquer, en retraçant les différentes étapes de cette transformation et en essayant d’en déterminer les mécanismes. Le darwinisme qui lui donne pour cause la sélection naturelle (je laisse de côté la question débattue de ce que Darwin a vraiment dit) est une de ces théories, parmi d’autres. Elles sont nombreuses, diverses, compliquées, et leurs débats sont souvent obscurs en tout cas pour les non spécialistes. Ce qui me paraît clair, c’est qu’aucune ne s’impose, que toutes présentent des faiblesses et se heurtent à des objections plus ou moins fortes. Les créationnistes utilisent souvent ces incertitudes, ces obscurités et ces désaccords pour mettre en cause le fait même de la transformation, pour contester sa scientificité et pour affirmer le fixisme du vivant. À l’inverse, certains milieux à tendance scientiste, et ils dominent dans l’université et la recherche européennes, disqualifient par principe des hypothèses comme celle d’Anne Dambricourt-Malassé pour qui l’évolution correspond à un processus interne, à une sorte de programmation inscrite dans les structures biologiques ; de même, ils écartent, toujours par principe, tout finalisme, c’est-à-dire toute explication d’un phénomène qui ne fait pas seulement appel à ce qui le précède, à ses antécédents, mais qui fait intervenir ce à quoi il aboutit ; sa forme finale commanderait ou orienterait son développement. La thèse du « dessein intelligent » donne un exemple de finalisme. Ses adversaires l’assimilent à un créationnisme caché ou subreptice (qualifié de « doux »). Ont-ils tort, ont-ils raison ? Je n’en sais rien, mais j’ai le sentiment que chez eux les positions idéologiques pèsent parfois plus lourd que les motifs purement scientifiques.

Le darwinisme, qui apparaît autour des années 1860, a fait scandale parce qu’il impliquait une continuité – disons pour faire savant un continuum – entre l’animal et l’homme. En 1925, a lieu dans le Tennessee, ce qu’on a appelé le « procès du singe » qui aboutit à l’interdiction, dans plusieurs États d’Amérique d’enseigner la théorie de l’évolution. Elle ne sera abrogée partout qu’en 1968 et encore avec des réserves (la présenter comme une hypothèse à côté de celle du créationnisme et donner à l’une et à l’autre un traitement équivalent, disposition approuvée et appuyée par George Bush). Les créationnistes, je le répète, se battent essentiellement sur le terrain de l’évolution, et très peu, pratiquement pas que sur celui de la cosmologie ou de l’astrophysique. Quand on constate que les disputes se situent surtout dans le sud des États-Unis, dans la fameuse « ceinture biblique », des soupçons surgissent. Ce qui hérisse en profondeur, peut-être inconsciemment, en tout cas passionnément, les sudistes, est-ce l’affirmation d’une parenté ou d’une généalogie entre animaux et humains (selon un des slogans du procès de 1925, « ma grand-mère n’est pas une guenon ») ? N’est-ce pas plutôt que les théories de l’évolution rendent impossible d’établir une différence ou une hétérogénéité biologique radicale entre noirs et blancs ? N’avons-nous pas un héritage plus ou moins conscient de la guerre de Sécession, les sudistes refusant ce qui leur paraît relever de l’idéologie yankee, celle du Nord ? Les arrière-fonds racistes et les orientations politiques ne pèsent-ils pas plus lourds que les raisons religieuses et les arguments scientifiques ? Ce que je viens de dire ressemble certes à un procès d’intention, mais, enfin, il y a quelques indices qui vont dans ce sens.

Vous savez que le combat contre l’évolution a été repris récemment par des musulmans turcs qui ont inondé l’Europe de leur littérature avec l’envoi massif d’un livre, probablement collectif, publié sous le pseudonyme d’Harun Yahya. Je le constate et le signale, mais faute d’éléments, je ne peux pas en dire plus (là également on peut soupçonner qu’il s’agit d’un élément de la volonté de délaïciser et d’islamiser la société turque).

3. L’histoire

À ces deux conflits avec les sciences de la nature, va s’en ajouter un troisième cette fois-ci avec la science historique et il porte sur la nature du document biblique. À partir du dix-septième siècle, plus précisément à la suite des travaux du catholique Richard Simon, du juif Baruch Spinoza, et du protestant Hugo Grotius, naît et se développe ce qu’on appelle la méthode historico-critique qui s’intéresse à l’histoire des textes de l’Ancien et du Nouveau Testament : comment et par qui ont-ils été écrits ? De quels documents disposaient leurs auteurs, à quel milieu appartenaient-ils ? Dans quel but ont-ils pris la plume ? Quel message entendaient-il faire passer, et quelles tendances théologiques et religieuses voulaient-ils récuser ? Cette étude, menée avec beaucoup de rigueur, aboutit à deux conclusions qui ont soulevé des tempêtes parmi les chrétiens : premièrement, beaucoup de récits bibliques relèvent de l’invention, de la fabulation, de la légende ou du mythe ; deuxièmement, des contradictions, des antagonismes traversent la Bible ; on ne peut pas harmoniser ce qu’elle dit dans un enseignement cohérent. En ce qui concerne les évangiles, on ne peut leur accorder aucune confiance en ce qui concerne l’exactitude matérielle des faits qu’ils racontent. Leurs écrits ont été arrangés, voire inventés afin d’exprimer des opinions, de défendre des positions et d’en attaquer d’autres ; ils ont été rédigés en fonctions de visées doctrinales ou ecclésiales. Ils nous renseignent sur les croyances des premiers chrétiens, sur les discussions qui les agitaient, sur les courants qui existaient parmi eux ; par contre, ils ne nous permettent pas de savoir ce que Jésus a vraiment fait et dit et de reconstituer ce qui s’est réellement passé. Cette découverte a provoqué un très gros choc. Dans le roman que je citais tout à l’heure, Butler raconte l’histoire d’un jeune pasteur qui tente de concilier les récits évangéliques de Pâques, constate qu’il n’y arrive pas et en perd la foi. Au milieu du dix-neuvième siècle, Edmond Scherer a suivi un itinéraire de ce genre ; il commence à enseigner à l’école de théologie de l’Oratoire de Genève, opposée à la Faculté de Théologie de cette ville jugée trop libérale ; l’étude consciencieuse qu’il fait de la Bible la désacralise complètement, le rend agnostique et le conduit progressivement à sortir du christianisme

Je ne vais pas m’arrêter sur ce troisième conflit, en détaillant, par exemple, les trois étapes successives de la quête du Jésus historique. Je fais seulement deux remarques :

Premièrement, longtemps ce conflit a fait peur. Quand on faisait de l’exégèse historico-critique en Faculté, on prenait des précautions et on était encore plus prudent quand on en parlait dans les paroisses, tellement on redoutait de provoquer des dégâts. Aujourd’hui, en tout cas dans les églises luthéro-réformées, cette crainte a sinon disparu, du moins s’est atténuée. Le conflit a cédé la place à une alliance. L’approche critique des textes est entrée dans notre culture, elle a passablement pénétré dans les paroisses et y est, en général, assez bien accepté ; pour beaucoup à la fois elle libère et enrichit la lecture des textes. Mais du coup, s’est creusé le fossé entre les luthéro-réformés qui l’incluent dans leur démarche spirituelle et les évangéliques pour qui la foi l’exclut.

Deuxièmement, on constate aujourd’hui le développement et le succès d’une littérature pseudo-religieuse et pseudo-historique, qui se voudrait sulfureuse. Le public sait que les textes posent des problèmes historiques, en particulier grâce à des émissions de télé très suivies, comme celles d’Arte. On en profite pour développer des récits fantaisistes, sans base solide, sur Jésus, sur Marie-Madeleine, etc. Bien des lecteurs sont séduits et paraissent incapables de faire la différence entre des études historiques sérieuses, disons scientifiques, et des fictions, voire des élucubrations qui relèvent de la plus pure imagination. À mon sens, actuellement ce n’est pas la rigueur historique qui représente un danger, mais l’invention romanesque.

4. La psuché

Quatrième et dernier débat, autour de la structure et du fonctionnement de la subjectivité humaine, de ce qu’on pourrait appeler pour simplifier la « psuché ». En simplifiant et en caricaturant, on pourrait dire que l’exploration de l’intériorité humaine, entreprise depuis un peu plus d’un siècle, tend à faire du sujet non pas quelque chose d’original, de libre et d’irréductible, non pas une source, mais un produit, un résultat ; les comportements, les sentiments, les idées d’un individu découleraient de l’action d’un certains nombre de facteurs qui détermineraient ce qu’il est, ce qu’il pense, et qui expliqueraient, par exemple, qu’il soit croyant ou athée, de gauche ou de droite etc. Ainsi, Freud voit dans la religion une névrose, c’est-à-dire un phénomène psychologique qui apparaît dans certaines conditions, et il qualifie la religion, la croyance en Dieu, d’illusion, une illusion dont il admet volontiers qu’elle soit parfois bénéfique. Après les doctrines, ou la compréhension du cosmos et de la vie, après les documents de la religion chrétienne, c’est ici l’acte même de foi qui est mis en cause. Freud parle de la « triple humiliation » infligée à l’homme par Copernic, Darwin et lui-même : l’homme se voit détrôné dans l’univers par le premier, dans le règne animal par le deuxième et dans sa vie personnelle par la psychanalyse. Selon une expression de Trinh Xuan Thuan[3], il s’opère un « rapetissement » de l’homme, mais il n’est pas exclu, j’y reviendrai, que le principe anthropique ne permette d’opérer dois-je dire une « restauration » ?, en tout cas un retour de l’homme au tout premier rang en tant que visée de l’univers.

À première vue, on pourrait penser que cette « science du sujet » qui le réduit à un objet représente pour le christianisme le danger majeur, le plus radical, celui qui le menace le plus profondément, qui le frappe au cœur. En effet, comme l’écrit Ebeling dans L’essence de la foi chrétienne (22-23), « ce qui est décisif dans le christianisme c’est la foi … L’histoire du mot foi, continue-t-il, révèle qu’il ne s’agit pas d’un terme qu’on rencontrerait partout et de façon universelle dans le domaine des religions ; au contraire, ce concept qui provient de l’Ancien Testament, n’a acquis sa signification centrale et décisive que dans le christianisme ». Bien entendu, on rencontre la notion de foi dans le bouddhisme, dans le judaïsme et dans l’islam et ailleurs, mais nulle part, elle n’occupe une place aussi cruciale, ni ne joue un rôle aussi important que dans le Nouveau Testament. On peut qualifier le christianisme de« religion de la foi », en ce sens que la foi y est le pivot qui commande tout le reste. Or, note aussi Ebeling, la foi est toujours un « je crois » ; elle implique donc nécessairement le « je » dans sa singularité irréductible, sans lui elle ne peut pas exister ; si le sujet disparaît, s’il n’est qu’une « paquet de neurones » qui fonctionnent physiquement, chimiquement ou électroniquement de manière quasi-mécanique, alors effectivement la foi et le christianisme sont dépouillée de leur être, privés de leur réalité, amputés de ce qui les constitue, et relèvent bel et bien de l’illusion.

En fait, même si potentiellement ou théoriquement il apparaît le plus dangereux, dans la pratique, le conflit avec les sciences de la psuché a été moins dur, moins violent que les conflits précédents. D’une part, les sciences de la psuché n’ont pas éliminé ou dissous, comme un moment on a pu le croire avec le structuralisme, le sujet ; elles conduisent certes à le comprendre différemment, à en avoir une perception plus fine et plus complexe, mais, à quelques exceptrions près, elles s’accordent pour en affirmer l’irréductibilité. Le « je » subsistant, la foi n’est plus menacée de volatilisation. D’autre part, cette compréhension autre du « je », introduite par les sciences psy, a beaucoup fait réfléchir des chrétiens, les a conduits à repenser certains éléments de la foi, et à s’allier qui avec Jung, qui avec Lacan, qui avec Rogers, qui avec la gesltat thérapie, etc., On pourrait presque dire qu’au lieu du combat attendu, on a eu des coalitions inattendues et plutôt fécondes.

Remarque conclusive

Je termine cette première partie. Y a-t-il quelque chose de commun entre ces quatre conflits ? N’est-il pas artificiel de les rapprocher comme je viens de la faire ? N’avons-nous pas des sciences différentes, sans rapport les unes avec les autres ? Il me semble qu’il y a un lien simple, assez évident. Dans chaque cas, on constate un heurt entre, d’une part, des croyances dont la foi juge, à tort ou a raison, qu’elles font partie de la révélation dont elle se réclame et, d’autre part, des connaissances que l’homme acquiert par lui-même, par un effort d’observation, d’analyse, de calcul aussi méthodique et rigoureux que possible. Ce que le christianisme présente comme un enseignement ou une conviction venant de Dieu s’oppose à ce que l’être humain découvre par son intelligence

Les options

J’en arrive à ma deuxième partie. Après avoir énuméré et brièvement analysé ces quatre grands conflits, je vais m’intéresser maintenant aux diverses options qu’on a proposées pour en sortir, en insistant sur les principes qui les guident ou les commandent, plus que sur le contenu des argumentations mises en jeu.. Je discerne en gros quatre positions ou attitudes ; ainsi chacune de mes parties comporte quatre points, mais c’est pas hasard et nullement par recherche d’une symétrie qui serait artificielle.

1. La suppression ou la subordination d’un des pôles

Quand il y a opposition ou contradiction entre deux pôles, en l’occurrence la science et la religion, on peut essayer d’en sortir soit en supprimant l’un des pôles soit en le subordonnant à l’autre. Dans cette optique, on a le choix entre deux possibilités : ou bien, faire de la religion l’instance déterminante et s’en servir pour juger la science ; ou bien, reconnaître à la science une valeur décisive et l’utiliser pour évaluer, mesurer éventuellement éliminer la religion

La première option se rencontre chez beaucoup de fondamentalistes de la fin du dix-neuvième siècle. L’intelligence humaine, disent-ils, est bornée, elle a des limites (ce que rappelle la finale du livre de Job, où l’hippopotame et le crocodile, entre autres, mettent en échec les capacités de compréhension de l’homme). De plus et surtout, ajoutent ces fondamentalistes, l’esprit humain est faillible, peu fiable à cause du péché qui, depuis la chute, infecte, distord ou affaiblit non seulement notre sens moral et notre spiritualité, mais aussi nos facultés intellectuelles. L’histoire de la science, font-ils valoir, raconte les erreurs successives des savants, et ceux d’aujourd’hui ne sont pas meilleurs ou plus sûrs que ceux d’autrefois. Ils se trompent tout autant, et on ne peut pas leur faire confiance. Par contre, les enseignements religieux découlent d’une révélation, et leur origine divine en garantit la vérité. Entre la parole de Dieu et la science humaine, l’hésitation n’est pas permise. La science doit se soumettre à la religion, et, de son côté, la religion a le devoir de dénoncer et de rejeter les travaux scientifiques qui contredisent son propre enseignement. On a quelques rares exemples de condamnation de la science en son principe ; ainsi le « rejectionnisme » juge l’entreprise scientifique mauvaise, diabolique en tant que telle parce qu’elle relèverait de l’orgueil humain. Mais en général, les fondamentalistes ne mettent pas en cause la science en tant que telle ; ils se contentent d‘en récuser les résultats quand ils contredisent les convictions religieuses fondamentalistes ou s’en écartent.

La suppression ou la subordination peut se faire dans l’autre sens. On a donc une attitude à la fois semblable, parce qu’elle pose le problème dans les mêmes termes et inverse parce qu’elle choisit de privilégier non pas la religion, mais la science. Pour cette deuxième option, la science disqualifie la religion soit en la réfutant totalement (on estime qu’elle démontre la vérité du matérialisme et de l’athéisme) soit, et c’est plus fréquent, en disqualifiant certaines de ses parties ou de ses éléments que le croyant doit donc abandonner s’il veut une foi plausible, moderne et éclairée. On veut en quelque sorte, pour reprendre une formule de Kant, mais dans un sens différent du sien, « une religion dans les limites de la raison ». À la suite d’une déclaration du président Eisenhower, on a parlé de « chrétiens du sermon sur la montagne » qui retiennent de la Bible une spiritualité, une sagesse et une éthique, et laissent tomber tout ce qui relève du surnaturel. Au début du dix-neuvième siècle, un autre président des États-Unis, bien antérieur à Eisenhower, Thomas Jefferson, un représentant typique des Lumières, a publié des extraits de la Bible, comprenant les passages dont il se nourrissait et auxquels il se référait avec une véritable piété : pour le Nouveau Testament, il avait retranscrit des paroles de Jésus, des enseignements éthiques, mais rien sur la naissance virginale, sur les miracles, sur la Croix et la résurrection. Entre parenthèses, ce choix pourrait aujourd’hui se réclamer de la très ancienne source Q, antérieure aux évangiles canoniques, telle que l’a reconstituée Frédéric Amsler, ou de l’évangile de Thomas.

2. Le concordisme

Deuxième attitude possible pour éliminer ou résoudre la tension entre deux pôles : les concilier, les accorder en montrant qu’ils s’opposent seulement en apparence mais pas réellement. Il s’agit de faire disparaître les contradictions superficielles entre science et religion pour les remplacer par des convergences profondes et aboutir à un consensus sur l’essentiel. Cette démarche, vous le savez, on l’appelle « concordisme ». La grande majorité des créationnistes sont en fait des concordistes. Dans un manifeste américain de 1941, je relève une phrase qui rend bien compte de la logique ou de la conviction fondamentale qui les anime : « Puisque Dieu est à la fois l’auteur des livres sacrés et l’ordonnateur du monde physique, je ne peux pas concevoir qu’il existe des divergences entre les affirmations de la Bible et les faits réels de la science ». On retrouve d’ailleurs là un thème classique dans le christianisme, et encore plus fortement dans l’islam qui se présente volontiers comme une religion rationnelle, voire rationaliste : la raison et la révélation viennent l’une et l’autre de Dieu il n’y a donc pas entre elles possibilité de contradictions ou de conflits ; elles disent la même chose dans deux langages différents.

Pour harmoniser religion et science, ou plutôt pour faire apparaître et percevoir leur harmonie foncière, les concordistes vont travailler sur les deux pôles.

D’abord, ils vont proposer des interprétations du texte biblique qui tentent d’en éliminer les incompatibilités majeures avec les données scientifiques. Je donne quelques exemples bien connus. À partir des chiffres données par la Genèse, la création s’est produite à une date relativement assez proche, alors que la science attribue au monde une durée immensément plus longue. On s’en tire, en supposant soit qu’entre les versets 2 et 3 de la Genèse, autrement entre le tohu-bohu et le jaillissement de la lumière, s’étendent plusieurs millénaires, soit que les jours bibliques désignent des périodes cosmiques de plusieurs millions d’années. Autre interprétation : les six ou sept jours de la Genèse ne décriraient pas les étapes de la création, mais se rapporteraient à six visions successives, une par jour comme dans un feuilleton, par lesquelles Dieu aurait révélé à Moïse, supposé être l’auteur de la Genèse, qu’il avait créé le ciel et la terre. Ainsi, on essaie de préserver l’honneur du récit biblique sans empiéter sur les droits de la science. Ces exemples font apparaître que les créationnistes sont bien des concordistes, et nullement des littéralistes ; ils prennent des libertés avec le texte que jamais un exégète historico-critique ne se permettrait. Dans uns de mes livres, j’ai écrit que ceux qui rendent les plus grands hommages à la Bible sont souvent ceux qui la violent la plus effrontément.

Ensuite, les créationnistes s’occupent également du second pôle et cherchent à mettre la science de leur côté. En utilisant les faiblesses, que j’ai signalées, des diverses théories évolutionnistes, ils vont soutenir que la thèse de l’évolution n’est pas scientifique ; elle est une idéologie, non un savoir. Elle ne rend pas compte, disent-ils, de tous les faits et elle n’arrive pas à en donner une explication satisfaisante. Plusieurs données, selon eux, la démentent. Les hypothèses créationnistes, prétendent-ils, d’un strict point de vue scientifique, apparaissent beaucoup plus solides, et si les savants ne veulent pas le reconnaître ce n’est pas à cause de leur savoir mais de leurs préjugés antireligieux. Aux États-Unis le créationnisme évite de se présenter seulement ou même principalement comme une conviction religieuse. Il se prétend, se veut une théorie scientifique, s’efforce de l’être et c‘est à ce titre qu’on en réclame l’enseignement dans les école à côté ou à la place de l’évolution (si c’était à titre religieux, ce serait d’ailleurs anticonstitutionnel). Des livres, des colloques, des instituts se réclament de la « science créationnelle » et certains vont jusqu’à insinuer que l’évolution est une farce ou une imposture scientifiquement insoutenable. Un poster proclame que le 1er avril est la « journée nationale de l’évolution ». On trouve une démarche analogue en exégèse, où depuis une trentaine d’années, plusieurs biblistes à tendance fondamentaliste utilisent les méthodes historico-critiques pour appuyer la réalité des faits et miracles racontés par la Bible contre les conclusions de l’exégèse qu’ils qualifient de libérale. Ce n’est pas la méthode qui est mauvaise, déclarent-ils, c’est la manière dont l’utilisent certains à cause de leurs partis pris idéologiques. De la même manière, un pasteur américain qui a suivi quelques-uns de mes cours à Montpellier me disait : « c’est parce que j’ai fait des études scientifiques, pas à cause de ma foi que je suis créationniste et si vous aviez une formation et un esprit scientifique vous verriez avec évidence que l’évolution ne tient pas ».

Depuis une soixantaine d’années, le concordisme a très mauvaise presse. À mon sens, il a amplement mérité ce discrédit. Sa volonté de parvenir à un accord le conduit à fausser à la fois les textes bibliques et les données scientifiques. Il obtient des conciliations artificielles au prix d’acrobaties et d’astuces qui frisent la mauvaise foi ou qui témoignent d’une naïveté enfantin. On peut toutefois se demander si c’est le principe même du concordisme, ou l’usage qu’on en a fait qui porte la responsabilité de ses distorsions. Ne peut-on pas imaginer ou envisager une autre manière, cette fois-ci honorable, de le comprendre et de le pratiquer ? J’y reviendrai dans mon dernier point, sans toutefois vouloir ni pouvoir trancher la question.

3. La séparation

Pour éviter ou pour évacuer l’opposition entre deux pôles, il existe une troisième possibilité : les disjoindre totalement, les dissocier l’un de l’autre, établir entre eux des frontières infranchissables, des murailles sans passage qui rendent impossibles aussi bien les conflits que les alliances, tout autant les divergences que les concordances. On ne cherche pas ici, comme dans le premier cas, à subordonner un des pôles à l’autre, ni, comme dans le deuxième, à les harmoniser. On les sépare radicalement. On considère que la science et la religion ne parlent pas de la même chose. Elles ont des aires de validité et de compétence totalement distinctes. Chacune est souveraine dans son domaine, mais n’a rien à voir ni à faire dans le domaine de l’autre. Elles ne peuvent donc ni s'allier ni s'affronter, ni se confirmer ni se démentir ; elles s’ignorent mutuellement.

Au vingtième siècle, Rudolf Bultmann illustre bien cette thèse séparatiste. Dans la ligne de la philosophie existentielle, il distingue deux démarches radicalement hétérogènes et étrangères l’une à l’autre même quand elles se croisent : celle de l'objectivation, et celle de l'existentialité. Pour éclairer leur différence, prenons l’exemple d’une symphonie de Mozart. On peut la traiter comme un objet, c’est-à-dire comme un ensemble de phénomènes acoustiques physiquement mesurables et analysables. On peut aussi la considérer comme un événement existentiel, source ou véhicule de sens pour celui qui l’écoute et qu’elle émeut ; on dira alors ce qu’elle éveille, évoque ou représente pour lui. Il s'agit certes de la même symphonie. Il n'y a pourtant aucune interférence entre ces deux approches ; elles se juxtaposent sans se mélanger. L’analyse physique des sons n’a aucun impact sur leur effet existentiel, et à l’inverse, cet effet existentiel n’a aucune incidence sur leur connaissance acoustique. Bultmann oppose aussi l’examen des yeux d’une femme par son ophtalmologue avec la perception qu’en a son amoureux. Quand Jean Gabin dit à Michel Morgan dans Quai des Brumes « tu as de beaux yeux, tu sais » et quand l’oculiste de Michèle Morgan lui dit « vous avez une acuité visuelle de tant de dioptries», les mêmes yeux sont considérés sous deux angles entièrement différents, le premier existentiel, le second objectif, entre lesquels on ne peut établir aucune relation. La science est objective en ce sens qu’elle donne un savoir sur des objets qu'elle décrit, analyse et étudie; par contre, elle ne s'occupe pas de l'existence. La religion relève de l’existentiel ; elle délivre un message qui concerne mon existence; par contre, elle ne s'intéresse pas aux objets en tant que tels.

Bultmann applique cette distinction à la doctrine biblique de la création. Les premiers chapitres du livre de la Genèse, dit-il, n'entendent donner aucun enseignement sur l'origine de l'univers, sur le commencement des choses, sur les débuts du monde. Ils n’entendent pas communiquer un savoir qui relève de la science, non de la foi. Leur intention ou leur signification religieuse est tout autre. À travers un récit mythologique, ils nous parlent de notre existence. Ils nous disent que la parole de Dieu y a la priorité ou la primauté ; elle vient ou doit venir en premier dans ma vie. Ils nous disent aussi qu’il ne faut pas faire de Dieu un objet du monde, ou plus précisément qu’il ne faut pas diviniser ou idolâtrer quelque objet que ce soit dans le monde (pas même le soleil, la lune, les arbres sacrés, les monstres marins qu’adoraient les peuples qui entouraient Israël). Le récit biblique de la Création, dans un langage mythologique, délivre un message existentiel qui dit deux choses : d’abord c’est la parole de Dieu qui te fait vivre ; ensuite : tu n’auras pas d’autre Dieu devant sa face. Il n’y est pas question de la réalité objective du monde, de ce qu'il est en lui-même, mais seulement de l’existence croyante. Dans cette perspective, que l'univers naisse d'un big bang, ou qu'il ait toujours existé, que la vie se développe selon un processus d'évolution ou non n'a aucune d'importance. Dans tous les cas, le message biblique garde sa valeur et sa pertinence. Si elles ont un intérêt dans la sphère de l’objectif, les diverses théories scientifiques sont, du point de vue existentiel qui est celui de la foi, strictement équivalentes, autrement dit indifférentes. Remarquons qu’on trouve exactement le même raisonnement pour l’histoire : les résultats de l’exégèse historico-critique n’affectent en rien le message d’un texte : ainsi que les récits de Noël soient de pures inventions ou qu’ils racontent des faits véritables n’a, selon Barth, aucune importance pour la foi.

Cette troisième attitude a largement dominé dans le monde théologique après la première guerre mondiale. Elle correspond bien à une des démarches caractéristique de la modernité ; dans tous les domaines, la modernité a tendance à distinguer, à compartimenter et à répartir ; elle a volontiers recours à des spécialistes qui traitent chacun d’une question précise, d’un champ bien délimité et qui n’en sortent pas ; elle opère, selon une expression de Jean Staune, une « parcellisation du savoir ». Depuis quelques années, se développe une mise en question de la modernité. Elle apparaît insuffisante et insatisfaisante et parfois on déclare que nous sommes en train de sortir de l’époque moderne pour entrer dans la postmodernité. Entre autres choses, la postmodernité se caractériserait par la recherche d'une vision holistique, c'est-à-dire d'une vision d'ensemble capable de réunir ou d'articuler ce que la modernité avait découpé et cloisonné. Après le temps des séparations entre les spécialités, viendrait celui des articulations et des mises en correspondance.

La postmodernité va s’interroger sur la coupure radicale entre l’objectivation et l’existentialité. Qu’il s’agisse de deux démarches distinctes, soit ; mais peut-on les séparer jusqu’au bout ? À un certain moment ne doivent-elles pas se rapprocher, entrer en contact, établir des relations ? Déjà en 1902, Loisy mettait en garde contre une dissociation trop tranchée. « La conscience, écrit-il, pourra-t-elle garder longtemps un Dieu que la science ignore, et la science respectera-t-elle toujours un Dieu qu’elle ne connaît pas ? ». On constate que la question du sens jaillit aujourd’hui du cœur même de la quête scientifique qui lui donne une forme parfois inattendue, et à l’inverse que la proclamation chrétienne du sens que transmet l’évangile pose la question de la nature de l’être ou du réel. Pour prendre des exemples un peu simpliste : est-il vraiment indifférent pour la proclamation du message évangélique que le récit de Noël relève de l’histoire ou de l’invention ; ne va-t-on pas le recevoir et se l’approprier tout autrement selon le cas ? Ou bien, penser la réalité en terme d’énergie et de mouvement, avec la science contemporaine, ne va-t-il pas entraîner une toute autre manière de comprendre et de vivre Dieu que celle qui dominait quand, à l’époque classique, on privilégiait les catégories de substance et de stabilité ? Qu’on le veuille ou non, la science a des conséquences théologiques, et les préoccupations religieuses, liées au sens de l’existence, ne sont pas étrangères à la science. Le séparatisme a été une étape certainement utile, sans doute nécessaire ; il n’est certainement pas la solution.

4. La correspondance

J’en arrive à la quatrième et dernière des attitudes que j’ai discernées. Elle cherche à établir entre les deux pôles en tension, celui de la religion et celui de la science, ni une subordination, ni un accord, ni une séparation, mais ce que j’appellerai faute de mieux une correspondance ; on pourrait dire aussi une corrélation. On la qualifie habituellement de néo-concordisme, ce qui me paraît dépréciateur (nous avons vu que le concordisme n’a pas bonne presse) et surtout réducteur, car cette appellation ne prend pas en compte son originalité ou sa spécificité : une correspondance, ce n’est pas la même chose qu’un accord ou une concorde. Pour cette quatrième démarche, la science et la religion ne disent pas la même chose, mais entre ce qu’elles disent, il y a des correspondances. Pour définir la nature de cette correspondance ou de cette corrélation, il faut faire appel à la notion de crédibilité. Dans mon livre Parler de Dieu, je définis la crédibilité en la différenciant de deux autres catégories : celle de crédulité et celle de crédentité.

La crédulité (je ne donne pas ici un sens péjoratif à ce mot) consiste à croire contre ce qu’établissent (ou semblent établir) l’évidence et la réflexion. La foi est un « saut dans le vide », selon une expression de Kierkegaard ; elle ne s’appuie sur rien d’autre que sur elle-même. Elle est une conviction paradoxale qui défie l’intelligence et la connaissance humaines, qui vit d’un« en dépit de » ; je crois malgré toutes les bonnes raisons qu’il y a aussi bien de croire que de ne pas croire. On connaît la formule attribuée à Tertullien : « credo quia absurdum », ce que je crois est rationnellement, scientifiquement absurde, dénué de sens ; c’est pourquoi je dis « je crois » et non pas « je sais ». Le « je crois » n’indique pas une certitude moindre, une connaissance plus faible, mais une conviction et un savoir d’un autre ordre ou d’une autre nature, sans aucun apport avec ceux que procurent la rationalité. La science peut donc raconter ce qu’elle veut, peu importe à la foi : on a un séparatisme radical, qui peut aller jusqu’à l’obscurantisme.

À l’opposé de la crédulité, on a la crédentité, un terme que j’emprunte à la scolastique post thomiste. Affirmer la crédentité, c’est déclarer l’obligation logique, rationnelle de croire. La raison et la science non seulement approuvent, confortent, mais imposent la foi ; elles contraignent à acquiescer à la religion, à l’accepter, à lui donner son assentiment, à y adhérer. Les preuves anciennes de l’existence de Dieu s’inscrivent dans cette perspective : pour Anselme de Cantorbéry, l’athée, l’incroyant est un « insensé », quelqu’un qui va contre le sens tant commun qu’éclairé ; nier Dieu est aussi fou et stupide que de contester que 2 et 2 font quatre. Le concordisme va dans ce sens quand il prétend que l’étude scientifique établit la vérité de la création et de la cosmobiologie biblique.

La crédibilité cherche à échapper aussi bien à la foi aveugle qu’à la foi démontrée, en dégageant ce que Peter Berger appelle « des structures de plausibilité ». Il s’agit de montrer que dans l’état actuel de nos connaissances, le théisme est une option possible qui peut faire valoir en sa faveur des arguments de poids ou des indices sérieux, mais non concluants, non contraignants. S’il est exclu de prouver Dieu, il est envisageable, voire nécessaire de montrer que croire en lui n’a rien d’absurde et qu’il y a non pas une nécessité, mais une « honorabilité intellectuelle » de la foi. L’existence et l’action de Dieu dans le cosmos ne sont pas démontrables, on ne peut pas les prouver par l’observation, le calcul ou le raisonnement, ce qui n’empêche pas que le théisme soit, d’un pont de vue scientifique, une possibilité, voire, diront certains, une probabilité. Je donne deux exemples de cette démarche.

Le premier, je le trouve dans le livre de mon collègue et ami Alain Houziaux, Dieu à la limite de l’infini. Il note, en utilisant entre autres les travaux de Gödel et son fameux théorème d’incomplétude, que les mathématiques fondamentales sont amenées à se référer à des « objets exorbitants » c’est-à-dire, si j’ai bien compris, qui ne relèvent ni de la constatation ni de la démonstration. Pourtant l’exigence de cohérence et d’intelligibilité conduit nécessairement à les poser ou à les supposer. D’après Houziaux, Dieu et son Royaume auraient un statut cognitif analogue. Ils ne sont ni observables ni prouvables, mais ils génèrent une logique qui permet une compréhension intellectuellement solide et rationnellement légitime du monde. La parenté de démarche avec les mathématiques ne permet pas de conclure à la vérité du christianisme ou à l’existence de Dieu. Par contre, elle rend plausibles ou crédibles les affirmations de foi en faisant apparaître leurs correspondances épistémologiques avec certaines démarches mathématiques.

Le deuxième exemple que j’ai choisi se réfère à la théorie du « dessein intelligent ». Selon cette théorie, la « complexité irréductible » de certains organismes biologiques rend impossible que leur naissance et leur développement soient dus à la sélection naturelle, selon l’hypothèse darwinienne ou qu’on puisse les attribuer à la combinaison du hasard et de la nécessité ; ils découlent, en effet, de la conjonction et de la simultanéité de facteurs qui se conditionnent réciproquement, de ce qu’on appelle un « ajustement fin » qui ne peut pas se produire tout seul ; il implique quelque chose qui ressemble à un plan ou à un programme. Tout se passe comme si un « dessein intelligent » guidait le surgissement et orientait l’évolution du vivant. Dans cette phrase, il faut souligner le « tout se passe comme si » ; quand on parle de « dessein intelligent » on pose un x, une inconnue ; on ne prouve pas Dieu, mais le théisme apparaît comme un hypothèse possible parmi et à côté d’autres. On peut même considérer avec John Cobb qu’elle est plus probable que l’hypothèse athée : dans l’état actuel de nos connaissances, l’incomplétude du monde paraît en effet plus vraisemblable, mieux rendre compte des faits que son autosuffisance. C’est vrai au niveau du vivant et aussi à celui du cosmos où on parle d’un « principe anthropique » selon lequel l’univers aurait été « réglé de façon extrêmement précise dès le début pour qu’il héberge la vie, puis la conscience », comme le dit l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan qui estime que ce réglage conduit à supposer « un principe créateur » ou un « principe transcendant » ; il n’exclut pas, mais juge peu probable qu’un jour on soit en état de produire une théorie explicative qui rendrait inutile ce principe créateur et il pense que la science ne pourra jamais le démontrer, le nommer ou le décrire plus précisément (il se refuse de l’appeler Dieu).

Un autre astrophysicien Michel Cassé écrit en 2006 : « la cosmologie et l’astrophysique pénètrent sur le territoire de la théologie, mais sans chercher bataille »[4] ; autrement dit, elles posent la question de la transcendance sans être en état de lui apporter une réponse. La science, dans sa perspective, ne peut ni élaborer une explication complète de l’univers ni démontrer qu’une transcendance y est à l’œuvre et l’explique. D’une part, Dieu paraît scientifiquement possible (contre le scientisme qui le juge impossible et contre la crédulité qui y voit une vérité impossible, paradoxale, anti-rationnelle). D’autre part, Dieu est scientifiquement indémontrable (contre la crédendité qui voudrait le prouver) : ces deux éléments constituent sa « crédibilité ». Dieu est pensable, sans que la réflexion et la connaissance l’imposent.

Remarques conclusives

J’en arrive à ma conclusion. Je ne cache pas mon intérêt pour cette quatrième attitude. Elle indique une route, que je trouve prometteuse, bien que tout juste amorcée. Après avoir longtemps confondu et mélangé, après avoir ensuite beaucoup séparé et découpé, il faut apprendre maintenant à articuler, c’est-à-dire à la fois à distinguer et à relier. Je ne veux pas cependant omettre les dangers qu’elle présente et les difficultés qu’elle rencontre. J’en signale trois.

1. Premièrement, elle risque facilement d’être récupérée par une mauvaise apologétique qui va essayer de transformer la correspondance en démonstration, de métamorphoser la question en réponse, de convertir le « tout se passe comme si » en « cela se passe ainsi ». On glisse indûment du domaine légitime de la crédibilité à celui épistémologiquement abusif de la crédentité. On le voit avec le « dessein intelligent » dont certains font très mauvais usage, et du coup le déconsidèrent. Établir ou tenter d’établir la crédibilité de certaines affirmations religieuses ne les impose pas et surtout ne valide pas la religion en son ensemble, ne prouve nullement qu’elle apporte le sens véritable de la vie. On peut tenter de démontrer qu’il n’est pas déraisonnable d’affirmer un principe transcendant, mais la foi est autre chose que résultat d’une connaissance ou le produit d’un raisonnement ; elle naît d’une rencontre, d’une décision, d’un engagement, d’une confiance qu’aucun savoir ne peut remplacer. La crédibilité d’une croyance a de l’importance mais ce serait une malhonnêteté intellectuelle et spirituelle de prétendre ainsi fonder, susciter ou légitimer la foi.

2. Deuxièmement, cette démarche s’inscrit dans ce qu’on appelle en termes pédants un changement de paradigme.

Selon le paradigme ancien ou classique, la science a quatre caractéristiques[5]. Premièrement, elle est un savoir méthodique (acquis par une méthode éprouvée et consciemment appliquée). Deuxièmement, elle a une certitude impérative ; on ne peut pas s’y soustraire ou refuser ses résultats sans extravagance ou mauvaise foi. Troisièmement, elle est universelle : ce qu’elle dit vaut partout et à toute époque. Enfin, elle a une visée globale ou exhaustive ; elle entend appréhender tout le réel.

Aujourd’hui, on voit apparaître un nouveau paradigme qui présente la science comme une tentative herméneutique (d’interprétation de la réalité), certes méthodique (la première caractéristique demeure), mais partielle, comportant de l’indéterminable, de l’indécidable et de l’incertain, ayant des limites et des manques qui interdisent une explication complète ou totale. S’il y a des théories falsifiables (dont on peut démontrer qu’elles sont fausses), rares sont celles qui sont absolument vérifiables (dont on peut démontrer sans réserves la vérité). La plupart sont des hypothèses, concurrentes ou convergentes, plus ou moins possibles ou probables, avec une zone limitée de validité. Autrement dit, la science se pense de moins en moins en termes dogmatiques et considère, selon le titre d’un livre de Bernard d’Espagnat que la réalité est incertaine. Ce changement de paradigme ne fait, cependant pas, l’unanimité, loin de là. Si certains scientifiques le défendent fortement, d’autres le contestent non moins vigoureusement et dénoncent un amoindrissement ou un affaiblissement de la sciences animé, selon eux, par des motifs idéologiques suspects d’obscurantisme, en tout cas non fondés.

3. Troisièmement, à l’inverse ou en parallèle, la recherche de crédibilité doit entraîner une révision de la conceptualité théologique. Elle a été forgée en fonction de la science et de la philosophie d’un autre âge. On doit la réviser, la repenser, la reformuler pour qu’elle reste pertinente et crédible. Par exemple, penser l’être en termes d'énergie et de mouvement et non plus, comme autrefois, de substance et de stabilité a des conséquences directes sur la doctrine de Dieu et devrait conduire à la réformer. La religion doit se remettre en question. Newton l’avait compris et, à côté de son œuvre scientifique, il a mené une réflexion religieuse qu’on a trop oubliée et qui est une véritable refonte des doctrines dites orthodoxes. Là aussi, on constate de vives réticences dans des milieux religieux qui redoutent qu’en essayant de repenser en d’autres catégories et de reformuler en termes différents la foi, on la détruise. Même s’il me paraît beaucoup plus dangereux de vouloir maintenir les formules classiques et de se refuser à cet effort de renouvellement et de modification, je ne peux ignorer ou négliger le risque signalé par les traditionalistes ; il est réel et on ne peut pas le prendre à la légère ; j’incline cependant à penser qu’il vaut la peine qu’il est même nécessaire de le courir.

André Gounelle.



[1] Exigence éthique et interprétation, Labor et fides, p. 241.

[2] Notre existence a-t-elle un sens ? Presses de la Renaissance, p.205-207.

[3] Réforme , 22-28 mai 1997.

[4] Théolib , hors série n° 2, juillet 2006, p. 31.

[5] Je suis ici une analyse de Karl Jaspers dans La foi philosophique face à la révélation, p. 95-97.

André Gounelle

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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