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Science et religion
Depuis l’avènement de la modernité, au seizième siècle, science et foi ont
entretenu des rapports difficiles, souvent conflictuels. Affrontements et
incompréhensions se sont succédés. Tantôt, et c’est surtout le cas au
dix-neuvième et au début du vingtième siècles avec ce qu’on appelle le
scientisme, les religieux et les scientifiques se battent les uns contre
les autres, chacun estimant que l’autre empiète indûment sur son terrain :
les scientifiques reprochent aux religieux de transformer la foi ou la
révélation dont ils se réclament en un savoir, et les religieux accusent
les scientifiques de faire de la science une religion qui indique le sens
de la vie et qui permet à l’humanité d’opérer son salut. Tantôt, et c’est
la situation qui a dominé dans la période qui a suivi la deuxième guerre
mondiale, ils n’ont pratiquement pas d’échanges, ils s’ignorent largement
les uns les autres, ils travaillent chacun de leur côté sans véritable
rencontre ni discussion. Ils ne se parlent, ne s’entendent et ne
collaborent que rarement. Quand, par exception, ils parviennent à
dialoguer, cela ne dure jamais très longtemps. On a l’impression qu’on
n’arrive pas à jeter sinon des ponts, du moins des passerelles entre ce que
le chrétien croit et ce qu’il sait. Et, en même temps, le problème des
relations, des liens, des articulations ne cesse d’intéresser ou de
préoccuper quantité de gens.
Je vais procéder en deux temps. Le premier s’arrêtera sur les conflits les
plus spectaculaires qui, depuis quatre ou cinq siècles, ont opposé science
et religion. Dans un deuxième temps, j’indiquerai les diverses options
qu’on trouve dans la réflexion des chrétiens pour tenter d’éviter,
d’éliminer ou de résoudre ces conflits. Je vous précise d’emblée que mon
exposé ne mettra pas en œuvre une argumentation scientifique qui ne serait
pas de ma compétence. Il sera une analyse et une description de ce que je
constate actuellement, il relève de l’histoire passée et présente des
idées, sans que je prétende dominer la littérature, actuellement
surabondante et souvent de qualité médiocre, qui traite de ces questions.
Je n’en ai qu’une connaissance partielle et des choses importantes m’ont
peut-être, sans doute échappé.
Les conflits
Les affrontements ont essentiellement eu lieu sur quatre terrains que nous
allons voir successivement : celui de la cosmologie, celui de l’évolution
du vivant, celui de l’histoire, et enfin celui de la « psuché », du sujet
humain.
1. La cosmologie
Prenons d’abord, la cosmologie. On trouve dans la Bible une cosmologie,
avec d’ailleurs quelques variantes, qui ne correspond pas du tout avec
celle que développe la science. Calvin en avait déjà conscience, mais il
n’y voit pas vraiment un problème très grave. Dans son Commentaire sur la Genèse, il indique que la connaissance
scientifique et les affirmations religieuses n’ont pas la même nature ni un
statut identique. La science cherche à déterminer ce que les choses sont en
elles-mêmes et répond à une curiosité tout à fait légitime (que Calvin
approuve, malgré sa sévérité habituelle pour ce qui ne relève, selon lui,
que de la curiosité). La Bible, dit-il, a une préoccupation toute
différente : elle s’intéresse à ce que nous percevons et au sens que cela
peut avoir pour nous : aussi s’exprime-t-elle à la manière des « simples »
(entendez « des non instruits ») et se réfère à l’aspect que prennent pour
nous les choses (nous dirions à leur phénoménalité) plus qu’à leur réalité.
Ainsi, Genèse 1, 16 dit que le soleil et la lune sont les deux plus grands
astres, ce que, de toute évidence, nous savons être faux. Ils le sont
apparemment, pas véritablement. La Bible les présente comme tels parce
qu’elle ne se soucie pas de nous informer sur leur nature, mais veut nous
orienter vers la gloire de Dieu qui se reflète dans l’univers. Pour
parvenir à ce but, pour se faire comprendre de tous et pas seulement des
savants, elle utilise le langage et la conceptualité, même fausse, de la
culture courante. Elle s’accommode ou s’adapte aux humains. Quand on
l’astronomie, si on veut la connaître, qu’on « cherche ailleurs ». En
reprenant la terminologie de Bultmann, on pourrait dire que la bonne
lecture des textes est existentielle et non objectivante, ce qui rend
possible, voire nécessaire une démythologisation. Calvin est sur ce point
d’une très grande modernité. Comme l’écrit Gilbert Vincent, « pour la
première fois peut-être, la théologie … renonce à se faire valoir ou comme
discours concurrent du discours de la science ou comme un discours
convergent »[1]. Calvin
amorce là une voie qui ne sera guère suivie par ses successeurs, et que
lui-même n'exploite guère (il maintient que la création a eu lieu il y a
6000 ou 7000 ans, et on discute beaucoup de son attitude envers la
cosmologie de Copernic, à supposer, ce qui n’est pas sûr, qu’il l’ait
connu).
Un siècle plus tard, en 1632, un tribunal ecclésiastique condamne Galilée
pour avoir soutenu que la terre tournait autour du soleil. En fait, quand
on l’examine de près, on s’aperçoit qu’il s’agit d’une affaire complexe et
embrouillée. On a soutenu qu’en réalité, il n’y a pas eu affrontement entre
l’église et la science mais entre deux clans qui soutenaient des théories
scientifiques concurrentes et dont chacune cherchait l’appui et la caution
des autorités ecclésiales ; le conflit aurait été plus politique que
scientifique ou religieux. Le cardinal Poupard a souligné que le cardinal
Bellarmin avait seulement demandé à Galilée d’admettre que sa théorie était
une hypothèse, une intuition, non encore expérimentalement ni
rationnellement démontrée même si elle avait pour elle de solides
arguments, ce qui, selon la plupart des historiens des sciences est juste
et que Galilée a eu le tort de ne pas reconnaître ; la démonstration ne
viendra que cinquante ans plus tard, en 1687, avec Newton. Quoi qu’il en
soit, Rome a fait l’erreur d’abord de prendre parti, de se prononcer, et
ensuite d’attendre 1992 pour réhabiliter Galilée. Cette condamnation a eu
au 17ème siècle un impact considérable dans les milieux
intellectuels et a répandu, pour la première fois, le sentiment qu’il y
avait une opposition forte entre le christianisme et la science.
Au 19ème siècle, la question devient aiguë. Dans son roman, Ainsi va toute chair, Samuel Butler raconte la première prédication
d’un jeune pasteur anglican vers les années 1840 : « il avait pris beaucoup
de peine pour composer son sermon, dont le sujet était la géologie qui
commençait à devenir un sérieux épouvantail pour les théologiens ». Après
une éclipse, aujourd’hui la question rebondit avec le renouveau de vigueur
aux États-Unis des thèses « créationnistes », j’y revendrai, qui ont pour
effet premier de déconsidérer le christianisme en général et le
protestantisme en particulier auprès du grand public et aussi dans bien des
milieux scientifiques.
2. L’évolution du vivant
Le deuxième terrain de conflit concerne les êtres vivants, leur
surgissement et leur développement. Il oppose évolutionnistes et
créationnistes, qui les uns comme les autres sont très divers ; dans chaque
camp, on trouve un éventail considérable de positions et différentes «
écoles ». Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que « créationnisme »
ne désigne pas la foi en la création ou en une création divine (tous les
juifs, les chrétiens et les musulmans le seraient). Le créationnisme se
définit pas la croyance qu’il y a eu une création distincte, séparée de
chaque espèce vivante ; autrement dit, par la croyance que les êtres
vivants appartenant à des espèces différentes n’ont pas un ancêtre commun,
qu’il n’y a pas d’évolution, pas de passage progressif ou de mutation d’une
espèce à l’autre.
Pour tenter de clarifier des débats souvent confus, je reprends une
distinction de Jean Staune[2]
, en fait inspirée par une allocution de Jean Paul 2 en octobre 1996, à
l’Académie des Sciences Pontificales. L’évolution, écrit Staune, est
d’abord un fait bien établi : celui de la transformation au cours des âges,
dans la longue durée, du vivant ou des vivants. Ce fait, qui a d’abord été
une hypothèse, est devenu aujourd’hui incontestable, il s’impose comme une
évidence ; ce n’est pas seulement, comme le dit le pape, une théorie (cette
phrase a soulevé de vives protestations chez de catholiques intégristes et
de protestants fondamentalistes qui y ont vu un reniement de l’enseignement
biblique). Ensuite, continue Staune, l’évolution désigne non pas une
théorie, mais des théories multiples, parfois contradictoires, qui tentent
de décrire ce fait et de l’expliquer, en retraçant les différentes étapes
de cette transformation et en essayant d’en déterminer les mécanismes. Le
darwinisme qui lui donne pour cause la sélection naturelle (je laisse de
côté la question débattue de ce que Darwin a vraiment dit) est une de ces
théories, parmi d’autres. Elles sont nombreuses, diverses, compliquées, et
leurs débats sont souvent obscurs en tout cas pour les non spécialistes. Ce
qui me paraît clair, c’est qu’aucune ne s’impose, que toutes présentent des
faiblesses et se heurtent à des objections plus ou moins fortes. Les
créationnistes utilisent souvent ces incertitudes, ces obscurités et ces
désaccords pour mettre en cause le fait même de la transformation, pour
contester sa scientificité et pour affirmer le fixisme du vivant. À
l’inverse, certains milieux à tendance scientiste, et ils dominent dans
l’université et la recherche européennes, disqualifient par principe des
hypothèses comme celle d’Anne Dambricourt-Malassé pour qui l’évolution
correspond à un processus interne, à une sorte de programmation inscrite
dans les structures biologiques ; de même, ils écartent, toujours par
principe, tout finalisme, c’est-à-dire toute explication d’un phénomène qui
ne fait pas seulement appel à ce qui le précède, à ses antécédents, mais
qui fait intervenir ce à quoi il aboutit ; sa forme finale commanderait ou
orienterait son développement. La thèse du « dessein intelligent » donne un
exemple de finalisme. Ses adversaires l’assimilent à un créationnisme caché
ou subreptice (qualifié de « doux »). Ont-ils tort, ont-ils raison ? Je
n’en sais rien, mais j’ai le sentiment que chez eux les positions
idéologiques pèsent parfois plus lourd que les motifs purement
scientifiques.
Le darwinisme, qui apparaît autour des années 1860, a fait scandale parce
qu’il impliquait une continuité – disons pour faire savant un continuum –
entre l’animal et l’homme. En 1925, a lieu dans le Tennessee, ce qu’on a
appelé le « procès du singe » qui aboutit à l’interdiction, dans plusieurs
États d’Amérique d’enseigner la théorie de l’évolution. Elle ne sera
abrogée partout qu’en 1968 et encore avec des réserves (la présenter comme
une hypothèse à côté de celle du créationnisme et donner à l’une et à
l’autre un traitement équivalent, disposition approuvée et appuyée par
George Bush). Les créationnistes, je le répète, se battent essentiellement
sur le terrain de l’évolution, et très peu, pratiquement pas que sur celui
de la cosmologie ou de l’astrophysique. Quand on constate que les disputes
se situent surtout dans le sud des États-Unis, dans la fameuse « ceinture
biblique », des soupçons surgissent. Ce qui hérisse en profondeur,
peut-être inconsciemment, en tout cas passionnément, les sudistes, est-ce
l’affirmation d’une parenté ou d’une généalogie entre animaux et humains
(selon un des slogans du procès de 1925, « ma grand-mère n’est pas une
guenon ») ? N’est-ce pas plutôt que les théories de l’évolution rendent
impossible d’établir une différence ou une hétérogénéité biologique
radicale entre noirs et blancs ? N’avons-nous pas un héritage plus ou moins
conscient de la guerre de Sécession, les sudistes refusant ce qui leur
paraît relever de l’idéologie yankee, celle du Nord ? Les arrière-fonds
racistes et les orientations politiques ne pèsent-ils pas plus lourds que
les raisons religieuses et les arguments scientifiques ? Ce que je viens de
dire ressemble certes à un procès d’intention, mais, enfin, il y a quelques
indices qui vont dans ce sens.
Vous savez que le combat contre l’évolution a été repris récemment par des
musulmans turcs qui ont inondé l’Europe de leur littérature avec l’envoi
massif d’un livre, probablement collectif, publié sous le pseudonyme
d’Harun Yahya. Je le constate et le signale, mais faute d’éléments, je ne
peux pas en dire plus (là également on peut soupçonner qu’il s’agit d’un
élément de la volonté de délaïciser et d’islamiser la société turque).
3. L’histoire
À ces deux conflits avec les sciences de la nature, va s’en ajouter un
troisième cette fois-ci avec la science historique et il porte sur la
nature du document biblique. À partir du dix-septième siècle, plus
précisément à la suite des travaux du catholique Richard Simon, du juif
Baruch Spinoza, et du protestant Hugo Grotius, naît et se développe ce
qu’on appelle la méthode historico-critique qui s’intéresse à l’histoire
des textes de l’Ancien et du Nouveau Testament : comment et par qui ont-ils
été écrits ? De quels documents disposaient leurs auteurs, à quel milieu
appartenaient-ils ? Dans quel but ont-ils pris la plume ? Quel message
entendaient-il faire passer, et quelles tendances théologiques et
religieuses voulaient-ils récuser ? Cette étude, menée avec beaucoup de
rigueur, aboutit à deux conclusions qui ont soulevé des tempêtes parmi les
chrétiens : premièrement, beaucoup de récits bibliques relèvent de
l’invention, de la fabulation, de la légende ou du mythe ; deuxièmement,
des contradictions, des antagonismes traversent la Bible ; on ne peut pas
harmoniser ce qu’elle dit dans un enseignement cohérent. En ce qui concerne
les évangiles, on ne peut leur accorder aucune confiance en ce qui concerne
l’exactitude matérielle des faits qu’ils racontent. Leurs écrits ont été
arrangés, voire inventés afin d’exprimer des opinions, de défendre des
positions et d’en attaquer d’autres ; ils ont été rédigés en fonctions de
visées doctrinales ou ecclésiales. Ils nous renseignent sur les croyances
des premiers chrétiens, sur les discussions qui les agitaient, sur les
courants qui existaient parmi eux ; par contre, ils ne nous permettent pas
de savoir ce que Jésus a vraiment fait et dit et de reconstituer ce qui
s’est réellement passé. Cette découverte a provoqué un très gros choc. Dans
le roman que je citais tout à l’heure, Butler raconte l’histoire d’un jeune
pasteur qui tente de concilier les récits évangéliques de Pâques, constate
qu’il n’y arrive pas et en perd la foi. Au milieu du dix-neuvième siècle,
Edmond Scherer a suivi un itinéraire de ce genre ; il commence à enseigner
à l’école de théologie de l’Oratoire de Genève, opposée à la Faculté de
Théologie de cette ville jugée trop libérale ; l’étude consciencieuse qu’il
fait de la Bible la désacralise complètement, le rend agnostique et le
conduit progressivement à sortir du christianisme
Je ne vais pas m’arrêter sur ce troisième conflit, en détaillant, par
exemple, les trois étapes successives de la quête du Jésus historique. Je
fais seulement deux remarques :
Premièrement, longtemps ce conflit a fait peur. Quand on faisait de
l’exégèse historico-critique en Faculté, on prenait des précautions et on
était encore plus prudent quand on en parlait dans les paroisses, tellement
on redoutait de provoquer des dégâts. Aujourd’hui, en tout cas dans les
églises luthéro-réformées, cette crainte a sinon disparu, du moins s’est
atténuée. Le conflit a cédé la place à une alliance. L’approche critique
des textes est entrée dans notre culture, elle a passablement pénétré dans
les paroisses et y est, en général, assez bien accepté ; pour beaucoup à la
fois elle libère et enrichit la lecture des textes. Mais du coup, s’est
creusé le fossé entre les luthéro-réformés qui l’incluent dans leur
démarche spirituelle et les évangéliques pour qui la foi l’exclut.
Deuxièmement, on constate aujourd’hui le développement et le succès d’une
littérature pseudo-religieuse et pseudo-historique, qui se voudrait
sulfureuse. Le public sait que les textes posent des problèmes historiques,
en particulier grâce à des émissions de télé très suivies, comme celles
d’Arte. On en profite pour développer des récits fantaisistes, sans base
solide, sur Jésus, sur Marie-Madeleine, etc. Bien des lecteurs sont séduits
et paraissent incapables de faire la différence entre des études
historiques sérieuses, disons scientifiques, et des fictions, voire des
élucubrations qui relèvent de la plus pure imagination. À mon sens,
actuellement ce n’est pas la rigueur historique qui représente un danger,
mais l’invention romanesque.
4. La psuché
Quatrième et dernier débat, autour de la structure et du fonctionnement de
la subjectivité humaine, de ce qu’on pourrait appeler pour simplifier la «
psuché ». En simplifiant et en caricaturant, on pourrait dire que
l’exploration de l’intériorité humaine, entreprise depuis un peu plus d’un
siècle, tend à faire du sujet non pas quelque chose d’original, de libre et
d’irréductible, non pas une source, mais un produit, un résultat ; les
comportements, les sentiments, les idées d’un individu découleraient de
l’action d’un certains nombre de facteurs qui détermineraient ce qu’il est,
ce qu’il pense, et qui expliqueraient, par exemple, qu’il soit croyant ou
athée, de gauche ou de droite etc. Ainsi, Freud voit dans la religion une
névrose, c’est-à-dire un phénomène psychologique qui apparaît dans
certaines conditions, et il qualifie la religion, la croyance en Dieu,
d’illusion, une illusion dont il admet volontiers qu’elle soit parfois
bénéfique. Après les doctrines, ou la compréhension du cosmos et de la vie,
après les documents de la religion chrétienne, c’est ici l’acte même de foi
qui est mis en cause. Freud parle de la « triple humiliation » infligée à
l’homme par Copernic, Darwin et lui-même : l’homme se voit détrôné dans
l’univers par le premier, dans le règne animal par le deuxième et dans sa
vie personnelle par la psychanalyse. Selon une expression de Trinh Xuan
Thuan[3], il s’opère un «
rapetissement » de l’homme, mais il n’est pas exclu, j’y reviendrai, que le
principe anthropique ne permette d’opérer dois-je dire une « restauration »
?, en tout cas un retour de l’homme au tout premier rang en tant que visée
de l’univers.
À première vue, on pourrait penser que cette « science du sujet » qui le
réduit à un objet représente pour le christianisme le danger majeur, le
plus radical, celui qui le menace le plus profondément, qui le frappe au
cœur. En effet, comme l’écrit Ebeling dans L’essence de la foi chrétienne (22-23), « ce qui est décisif dans le
christianisme c’est la foi … L’histoire du mot foi, continue-t-il, révèle
qu’il ne s’agit pas d’un terme qu’on rencontrerait partout et de façon
universelle dans le domaine des religions ; au contraire, ce concept qui
provient de l’Ancien Testament, n’a acquis sa signification centrale et
décisive que dans le christianisme ». Bien entendu, on rencontre la notion
de foi dans le bouddhisme, dans le judaïsme et dans l’islam et ailleurs,
mais nulle part, elle n’occupe une place aussi cruciale, ni ne joue un rôle
aussi important que dans le Nouveau Testament. On peut qualifier le
christianisme de« religion de la foi », en ce sens que la foi y est le
pivot qui commande tout le reste. Or, note aussi Ebeling, la foi est
toujours un « je crois » ; elle implique donc nécessairement le « je » dans
sa singularité irréductible, sans lui elle ne peut pas exister ; si le
sujet disparaît, s’il n’est qu’une « paquet de neurones » qui fonctionnent
physiquement, chimiquement ou électroniquement de manière quasi-mécanique,
alors effectivement la foi et le christianisme sont dépouillée de leur
être, privés de leur réalité, amputés de ce qui les constitue, et relèvent
bel et bien de l’illusion.
En fait, même si potentiellement ou théoriquement il apparaît le plus
dangereux, dans la pratique, le conflit avec les sciences de la psuché a
été moins dur, moins violent que les conflits précédents. D’une part, les
sciences de la psuché n’ont pas éliminé ou dissous, comme un moment on a pu
le croire avec le structuralisme, le sujet ; elles conduisent certes à le
comprendre différemment, à en avoir une perception plus fine et plus
complexe, mais, à quelques exceptrions près, elles s’accordent pour en
affirmer l’irréductibilité. Le « je » subsistant, la foi n’est plus menacée
de volatilisation. D’autre part, cette compréhension autre du « je »,
introduite par les sciences psy, a beaucoup fait réfléchir des chrétiens,
les a conduits à repenser certains éléments de la foi, et à s’allier qui
avec Jung, qui avec Lacan, qui avec Rogers, qui avec la gesltat thérapie,
etc., On pourrait presque dire qu’au lieu du combat attendu, on a eu des
coalitions inattendues et plutôt fécondes.
Remarque conclusive
Je termine cette première partie. Y a-t-il quelque chose de commun entre
ces quatre conflits ? N’est-il pas artificiel de les rapprocher comme je
viens de la faire ? N’avons-nous pas des sciences différentes, sans rapport
les unes avec les autres ? Il me semble qu’il y a un lien simple, assez
évident. Dans chaque cas, on constate un heurt entre, d’une part, des
croyances dont la foi juge, à tort ou a raison, qu’elles font partie de la
révélation dont elle se réclame et, d’autre part, des connaissances que
l’homme acquiert par lui-même, par un effort d’observation, d’analyse, de
calcul aussi méthodique et rigoureux que possible. Ce que le christianisme
présente comme un enseignement ou une conviction venant de Dieu s’oppose à
ce que l’être humain découvre par son intelligence
Les options
J’en arrive à ma deuxième partie. Après avoir énuméré et brièvement analysé
ces quatre grands conflits, je vais m’intéresser maintenant aux diverses
options qu’on a proposées pour en sortir, en insistant sur les principes
qui les guident ou les commandent, plus que sur le contenu des
argumentations mises en jeu.. Je discerne en gros quatre positions ou
attitudes ; ainsi chacune de mes parties comporte quatre points, mais c’est
pas hasard et nullement par recherche d’une symétrie qui serait
artificielle.
1. La suppression ou la subordination d’un des pôles
Quand il y a opposition ou contradiction entre deux pôles, en l’occurrence
la science et la religion, on peut essayer d’en sortir soit en supprimant
l’un des pôles soit en le subordonnant à l’autre. Dans cette optique, on a
le choix entre deux possibilités : ou bien, faire de la religion l’instance
déterminante et s’en servir pour juger la science ; ou bien, reconnaître à
la science une valeur décisive et l’utiliser pour évaluer, mesurer
éventuellement éliminer la religion
La première option se rencontre chez beaucoup de fondamentalistes de la fin
du dix-neuvième siècle. L’intelligence humaine, disent-ils, est bornée,
elle a des limites (ce que rappelle la finale du livre de Job, où
l’hippopotame et le crocodile, entre autres, mettent en échec les capacités
de compréhension de l’homme). De plus et surtout, ajoutent ces
fondamentalistes, l’esprit humain est faillible, peu fiable à cause du
péché qui, depuis la chute, infecte, distord ou affaiblit non seulement
notre sens moral et notre spiritualité, mais aussi nos facultés
intellectuelles. L’histoire de la science, font-ils valoir, raconte les
erreurs successives des savants, et ceux d’aujourd’hui ne sont pas
meilleurs ou plus sûrs que ceux d’autrefois. Ils se trompent tout autant,
et on ne peut pas leur faire confiance. Par contre, les enseignements
religieux découlent d’une révélation, et leur origine divine en garantit la
vérité. Entre la parole de Dieu et la science humaine, l’hésitation n’est
pas permise. La science doit se soumettre à la religion, et, de son côté,
la religion a le devoir de dénoncer et de rejeter les travaux scientifiques
qui contredisent son propre enseignement. On a quelques rares exemples de
condamnation de la science en son principe ; ainsi le « rejectionnisme »
juge l’entreprise scientifique mauvaise, diabolique en tant que telle parce
qu’elle relèverait de l’orgueil humain. Mais en général, les
fondamentalistes ne mettent pas en cause la science en tant que telle ; ils
se contentent d‘en récuser les résultats quand ils contredisent les
convictions religieuses fondamentalistes ou s’en écartent.
La suppression ou la subordination peut se faire dans l’autre sens. On a
donc une attitude à la fois semblable, parce qu’elle pose le problème dans
les mêmes termes et inverse parce qu’elle choisit de privilégier non pas la
religion, mais la science. Pour cette deuxième option, la science
disqualifie la religion soit en la réfutant totalement (on estime qu’elle
démontre la vérité du matérialisme et de l’athéisme) soit, et c’est plus
fréquent, en disqualifiant certaines de ses parties ou de ses éléments que
le croyant doit donc abandonner s’il veut une foi plausible, moderne et
éclairée. On veut en quelque sorte, pour reprendre une formule de Kant,
mais dans un sens différent du sien, « une religion dans les limites de la
raison ». À la suite d’une déclaration du président Eisenhower, on a parlé
de « chrétiens du sermon sur la montagne » qui retiennent de la Bible une
spiritualité, une sagesse et une éthique, et laissent tomber tout ce qui
relève du surnaturel. Au début du dix-neuvième siècle, un autre président
des États-Unis, bien antérieur à Eisenhower, Thomas Jefferson, un
représentant typique des Lumières, a publié des extraits de la Bible,
comprenant les passages dont il se nourrissait et auxquels il se référait
avec une véritable piété : pour le Nouveau Testament, il avait retranscrit
des paroles de Jésus, des enseignements éthiques, mais rien sur la
naissance virginale, sur les miracles, sur la Croix et la résurrection.
Entre parenthèses, ce choix pourrait aujourd’hui se réclamer de la très
ancienne source Q, antérieure aux évangiles canoniques, telle que l’a
reconstituée Frédéric Amsler, ou de l’évangile de Thomas.
2. Le concordisme
Deuxième attitude possible pour éliminer ou résoudre la tension entre deux
pôles : les concilier, les accorder en montrant qu’ils s’opposent seulement
en apparence mais pas réellement. Il s’agit de faire disparaître les
contradictions superficielles entre science et religion pour les remplacer
par des convergences profondes et aboutir à un consensus sur l’essentiel.
Cette démarche, vous le savez, on l’appelle « concordisme ». La grande
majorité des créationnistes sont en fait des concordistes. Dans un
manifeste américain de 1941, je relève une phrase qui rend bien compte de
la logique ou de la conviction fondamentale qui les anime : « Puisque Dieu
est à la fois l’auteur des livres sacrés et l’ordonnateur du monde
physique, je ne peux pas concevoir qu’il existe des divergences entre les
affirmations de la Bible et les faits réels de la science ». On retrouve
d’ailleurs là un thème classique dans le christianisme, et encore plus
fortement dans l’islam qui se présente volontiers comme une religion
rationnelle, voire rationaliste : la raison et la révélation viennent l’une
et l’autre de Dieu il n’y a donc pas entre elles possibilité de
contradictions ou de conflits ; elles disent la même chose dans deux
langages différents.
Pour harmoniser religion et science, ou plutôt pour faire apparaître et
percevoir leur harmonie foncière, les concordistes vont travailler sur les
deux pôles.
D’abord, ils vont proposer des interprétations du texte biblique qui
tentent d’en éliminer les incompatibilités majeures avec les données
scientifiques. Je donne quelques exemples bien connus. À partir des
chiffres données par la Genèse, la création s’est produite à une date
relativement assez proche, alors que la science attribue au monde une durée
immensément plus longue. On s’en tire, en supposant soit qu’entre les
versets 2 et 3 de la Genèse, autrement entre le tohu-bohu et le
jaillissement de la lumière, s’étendent plusieurs millénaires, soit que les
jours bibliques désignent des périodes cosmiques de plusieurs millions
d’années. Autre interprétation : les six ou sept jours de la Genèse ne
décriraient pas les étapes de la création, mais se rapporteraient à six
visions successives, une par jour comme dans un feuilleton, par lesquelles
Dieu aurait révélé à Moïse, supposé être l’auteur de la Genèse, qu’il avait
créé le ciel et la terre. Ainsi, on essaie de préserver l’honneur du récit
biblique sans empiéter sur les droits de la science. Ces exemples font
apparaître que les créationnistes sont bien des concordistes, et nullement
des littéralistes ; ils prennent des libertés avec le texte que jamais un
exégète historico-critique ne se permettrait. Dans uns de mes livres, j’ai
écrit que ceux qui rendent les plus grands hommages à la Bible sont souvent
ceux qui la violent la plus effrontément.
Ensuite, les créationnistes s’occupent également du second pôle et
cherchent à mettre la science de leur côté. En utilisant les faiblesses,
que j’ai signalées, des diverses théories évolutionnistes, ils vont
soutenir que la thèse de l’évolution n’est pas scientifique ; elle est une
idéologie, non un savoir. Elle ne rend pas compte, disent-ils, de tous les
faits et elle n’arrive pas à en donner une explication satisfaisante.
Plusieurs données, selon eux, la démentent. Les hypothèses créationnistes,
prétendent-ils, d’un strict point de vue scientifique, apparaissent
beaucoup plus solides, et si les savants ne veulent pas le reconnaître ce
n’est pas à cause de leur savoir mais de leurs préjugés antireligieux. Aux
États-Unis le créationnisme évite de se présenter seulement ou même
principalement comme une conviction religieuse. Il se prétend, se veut une
théorie scientifique, s’efforce de l’être et c‘est à ce titre qu’on en
réclame l’enseignement dans les école à côté ou à la place de l’évolution
(si c’était à titre religieux, ce serait d’ailleurs anticonstitutionnel).
Des livres, des colloques, des instituts se réclament de la « science
créationnelle » et certains vont jusqu’à insinuer que l’évolution est une
farce ou une imposture scientifiquement insoutenable. Un poster proclame
que le 1er avril est la « journée nationale de l’évolution ». On
trouve une démarche analogue en exégèse, où depuis une trentaine d’années,
plusieurs biblistes à tendance fondamentaliste utilisent les méthodes
historico-critiques pour appuyer la réalité des faits et miracles racontés
par la Bible contre les conclusions de l’exégèse qu’ils qualifient de
libérale. Ce n’est pas la méthode qui est mauvaise, déclarent-ils, c’est la
manière dont l’utilisent certains à cause de leurs partis pris
idéologiques. De la même manière, un pasteur américain qui a suivi
quelques-uns de mes cours à Montpellier me disait : « c’est parce que j’ai
fait des études scientifiques, pas à cause de ma foi que je suis
créationniste et si vous aviez une formation et un esprit scientifique vous
verriez avec évidence que l’évolution ne tient pas ».
Depuis une soixantaine d’années, le concordisme a très mauvaise presse. À
mon sens, il a amplement mérité ce discrédit. Sa volonté de parvenir à un
accord le conduit à fausser à la fois les textes bibliques et les données
scientifiques. Il obtient des conciliations artificielles au prix
d’acrobaties et d’astuces qui frisent la mauvaise foi ou qui témoignent
d’une naïveté enfantin. On peut toutefois se demander si c’est le principe
même du concordisme, ou l’usage qu’on en a fait qui porte la responsabilité
de ses distorsions. Ne peut-on pas imaginer ou envisager une autre manière,
cette fois-ci honorable, de le comprendre et de le pratiquer ? J’y
reviendrai dans mon dernier point, sans toutefois vouloir ni pouvoir
trancher la question.
3. La séparation
Pour éviter ou pour évacuer l’opposition entre deux pôles, il existe une
troisième possibilité : les disjoindre totalement, les dissocier l’un de
l’autre, établir entre eux des frontières infranchissables, des murailles
sans passage qui rendent impossibles aussi bien les conflits que les
alliances, tout autant les divergences que les concordances. On ne cherche
pas ici, comme dans le premier cas, à subordonner un des pôles à l’autre,
ni, comme dans le deuxième, à les harmoniser. On les sépare radicalement.
On considère que la science et la religion ne parlent pas de la même chose.
Elles ont des aires de validité et de compétence totalement distinctes.
Chacune est souveraine dans son domaine, mais n’a rien à voir ni à faire
dans le domaine de l’autre. Elles ne peuvent donc ni s'allier ni
s'affronter, ni se confirmer ni se démentir ; elles s’ignorent
mutuellement.
Au vingtième siècle, Rudolf Bultmann illustre bien cette thèse séparatiste.
Dans la ligne de la philosophie existentielle, il distingue deux démarches
radicalement hétérogènes et étrangères l’une à l’autre même quand elles se
croisent : celle de l'objectivation, et celle de l'existentialité. Pour
éclairer leur différence, prenons l’exemple d’une symphonie de Mozart. On
peut la traiter comme un objet, c’est-à-dire comme un ensemble de
phénomènes acoustiques physiquement mesurables et analysables. On peut
aussi la considérer comme un événement existentiel, source ou véhicule de
sens pour celui qui l’écoute et qu’elle émeut ; on dira alors ce qu’elle
éveille, évoque ou représente pour lui. Il s'agit certes de la même
symphonie. Il n'y a pourtant aucune interférence entre ces deux approches ;
elles se juxtaposent sans se mélanger. L’analyse physique des sons n’a
aucun impact sur leur effet existentiel, et à l’inverse, cet effet
existentiel n’a aucune incidence sur leur connaissance acoustique. Bultmann
oppose aussi l’examen des yeux d’une femme par son ophtalmologue avec la
perception qu’en a son amoureux. Quand Jean Gabin dit à Michel Morgan dans Quai des Brumes « tu as de beaux yeux, tu sais » et quand l’oculiste
de Michèle Morgan lui dit « vous avez une acuité visuelle de tant de
dioptries», les mêmes yeux sont considérés sous deux angles entièrement
différents, le premier existentiel, le second objectif, entre lesquels on
ne peut établir aucune relation. La science est objective en ce sens
qu’elle donne un savoir sur des objets qu'elle décrit, analyse et étudie;
par contre, elle ne s'occupe pas de l'existence. La religion relève de
l’existentiel ; elle délivre un message qui concerne mon existence; par
contre, elle ne s'intéresse pas aux objets en tant que tels.
Bultmann applique cette distinction à la doctrine biblique de la création.
Les premiers chapitres du livre de la Genèse, dit-il, n'entendent donner
aucun enseignement sur l'origine de l'univers, sur le commencement des
choses, sur les débuts du monde. Ils n’entendent pas communiquer un savoir
qui relève de la science, non de la foi. Leur intention ou leur
signification religieuse est tout autre. À travers un récit mythologique,
ils nous parlent de notre existence. Ils nous disent que la parole de Dieu
y a la priorité ou la primauté ; elle vient ou doit venir en premier dans
ma vie. Ils nous disent aussi qu’il ne faut pas faire de Dieu un objet du
monde, ou plus précisément qu’il ne faut pas diviniser ou idolâtrer quelque
objet que ce soit dans le monde (pas même le soleil, la lune, les arbres
sacrés, les monstres marins qu’adoraient les peuples qui entouraient
Israël). Le récit biblique de la Création, dans un langage mythologique,
délivre un message existentiel qui dit deux choses : d’abord c’est la
parole de Dieu qui te fait vivre ; ensuite : tu n’auras pas d’autre Dieu
devant sa face. Il n’y est pas question de la réalité objective du monde,
de ce qu'il est en lui-même, mais seulement de l’existence croyante. Dans
cette perspective, que l'univers naisse d'un big bang, ou qu'il ait
toujours existé, que la vie se développe selon un processus d'évolution ou
non n'a aucune d'importance. Dans tous les cas, le message biblique garde
sa valeur et sa pertinence. Si elles ont un intérêt dans la sphère de
l’objectif, les diverses théories scientifiques sont, du point de vue
existentiel qui est celui de la foi, strictement équivalentes, autrement
dit indifférentes. Remarquons qu’on trouve exactement le même raisonnement
pour l’histoire : les résultats de l’exégèse historico-critique n’affectent
en rien le message d’un texte : ainsi que les récits de Noël soient de
pures inventions ou qu’ils racontent des faits véritables n’a, selon Barth,
aucune importance pour la foi.
Cette troisième attitude a largement dominé dans le monde théologique après
la première guerre mondiale. Elle correspond bien à une des démarches
caractéristique de la modernité ; dans tous les domaines, la modernité a
tendance à distinguer, à compartimenter et à répartir ; elle a volontiers
recours à des spécialistes qui traitent chacun d’une question précise, d’un
champ bien délimité et qui n’en sortent pas ; elle opère, selon une
expression de Jean Staune, une « parcellisation du savoir ». Depuis
quelques années, se développe une mise en question de la modernité. Elle
apparaît insuffisante et insatisfaisante et parfois on déclare que nous
sommes en train de sortir de l’époque moderne pour entrer dans la
postmodernité. Entre autres choses, la postmodernité se caractériserait par
la recherche d'une vision holistique, c'est-à-dire d'une vision d'ensemble
capable de réunir ou d'articuler ce que la modernité avait découpé et
cloisonné. Après le temps des séparations entre les spécialités, viendrait
celui des articulations et des mises en correspondance.
La postmodernité va s’interroger sur la coupure radicale entre
l’objectivation et l’existentialité. Qu’il s’agisse de deux démarches
distinctes, soit ; mais peut-on les séparer jusqu’au bout ? À un certain
moment ne doivent-elles pas se rapprocher, entrer en contact, établir des
relations ? Déjà en 1902, Loisy mettait en garde contre une dissociation
trop tranchée. « La conscience, écrit-il, pourra-t-elle garder longtemps un
Dieu que la science ignore, et la science respectera-t-elle toujours un
Dieu qu’elle ne connaît pas ? ». On constate que la question du sens
jaillit aujourd’hui du cœur même de la quête scientifique qui lui donne une
forme parfois inattendue, et à l’inverse que la proclamation chrétienne du
sens que transmet l’évangile pose la question de la nature de l’être ou du
réel. Pour prendre des exemples un peu simpliste : est-il vraiment
indifférent pour la proclamation du message évangélique que le récit de
Noël relève de l’histoire ou de l’invention ; ne va-t-on pas le recevoir et
se l’approprier tout autrement selon le cas ? Ou bien, penser la réalité en
terme d’énergie et de mouvement, avec la science contemporaine, ne va-t-il
pas entraîner une toute autre manière de comprendre et de vivre Dieu que
celle qui dominait quand, à l’époque classique, on privilégiait les
catégories de substance et de stabilité ? Qu’on le veuille ou non, la
science a des conséquences théologiques, et les préoccupations religieuses,
liées au sens de l’existence, ne sont pas étrangères à la science. Le
séparatisme a été une étape certainement utile, sans doute nécessaire ; il
n’est certainement pas la solution.
4. La correspondance
J’en arrive à la quatrième et dernière des attitudes que j’ai discernées.
Elle cherche à établir entre les deux pôles en tension, celui de la
religion et celui de la science, ni une subordination, ni un accord, ni une
séparation, mais ce que j’appellerai faute de mieux une correspondance ; on
pourrait dire aussi une corrélation. On la qualifie habituellement de
néo-concordisme, ce qui me paraît dépréciateur (nous avons vu que le
concordisme n’a pas bonne presse) et surtout réducteur, car cette
appellation ne prend pas en compte son originalité ou sa spécificité : une
correspondance, ce n’est pas la même chose qu’un accord ou une concorde.
Pour cette quatrième démarche, la science et la religion ne disent pas la
même chose, mais entre ce qu’elles disent, il y a des correspondances. Pour
définir la nature de cette correspondance ou de cette corrélation, il faut
faire appel à la notion de crédibilité. Dans mon livre Parler de Dieu, je définis la crédibilité en la différenciant de
deux autres catégories : celle de crédulité et celle de crédentité.
La crédulité (je ne donne pas ici un sens péjoratif à ce mot) consiste à
croire contre ce qu’établissent (ou semblent établir) l’évidence et la
réflexion. La foi est un « saut dans le vide », selon une expression de
Kierkegaard ; elle ne s’appuie sur rien d’autre que sur elle-même. Elle est
une conviction paradoxale qui défie l’intelligence et la connaissance
humaines, qui vit d’un« en dépit de » ; je crois malgré toutes les bonnes
raisons qu’il y a aussi bien de croire que de ne pas croire. On connaît la
formule attribuée à Tertullien : « credo quia absurdum », ce que je crois
est rationnellement, scientifiquement absurde, dénué de sens ; c’est
pourquoi je dis « je crois » et non pas « je sais ». Le « je crois »
n’indique pas une certitude moindre, une connaissance plus faible, mais une
conviction et un savoir d’un autre ordre ou d’une autre nature, sans aucun
apport avec ceux que procurent la rationalité. La science peut donc
raconter ce qu’elle veut, peu importe à la foi : on a un séparatisme
radical, qui peut aller jusqu’à l’obscurantisme.
À l’opposé de la crédulité, on a la crédentité, un terme que j’emprunte à
la scolastique post thomiste. Affirmer la crédentité, c’est déclarer
l’obligation logique, rationnelle de croire. La raison et la science non
seulement approuvent, confortent, mais imposent la foi ; elles contraignent
à acquiescer à la religion, à l’accepter, à lui donner son assentiment, à y
adhérer. Les preuves anciennes de l’existence de Dieu s’inscrivent dans
cette perspective : pour Anselme de Cantorbéry, l’athée, l’incroyant est un
« insensé », quelqu’un qui va contre le sens tant commun qu’éclairé ; nier
Dieu est aussi fou et stupide que de contester que 2 et 2 font quatre. Le
concordisme va dans ce sens quand il prétend que l’étude scientifique
établit la vérité de la création et de la cosmobiologie biblique.
La crédibilité cherche à échapper aussi bien à la foi aveugle qu’à la foi
démontrée, en dégageant ce que Peter Berger appelle « des structures de
plausibilité ». Il s’agit de montrer que dans l’état actuel de nos
connaissances, le théisme est une option possible qui peut faire valoir en
sa faveur des arguments de poids ou des indices sérieux, mais non
concluants, non contraignants. S’il est exclu de prouver Dieu, il est
envisageable, voire nécessaire de montrer que croire en lui n’a rien
d’absurde et qu’il y a non pas une nécessité, mais une « honorabilité
intellectuelle » de la foi. L’existence et l’action de Dieu dans le cosmos
ne sont pas démontrables, on ne peut pas les prouver par l’observation, le
calcul ou le raisonnement, ce qui n’empêche pas que le théisme soit, d’un
pont de vue scientifique, une possibilité, voire, diront certains, une
probabilité. Je donne deux exemples de cette démarche.
Le premier, je le trouve dans le livre de mon collègue et ami Alain
Houziaux, Dieu à la limite de l’infini. Il note, en utilisant entre
autres les travaux de Gödel et son fameux théorème d’incomplétude, que les
mathématiques fondamentales sont amenées à se référer à des « objets
exorbitants » c’est-à-dire, si j’ai bien compris, qui ne relèvent ni de la
constatation ni de la démonstration. Pourtant l’exigence de cohérence et
d’intelligibilité conduit nécessairement à les poser ou à les supposer.
D’après Houziaux, Dieu et son Royaume auraient un statut cognitif analogue.
Ils ne sont ni observables ni prouvables, mais ils génèrent une logique qui
permet une compréhension intellectuellement solide et rationnellement
légitime du monde. La parenté de démarche avec les mathématiques ne permet
pas de conclure à la vérité du christianisme ou à l’existence de Dieu. Par
contre, elle rend plausibles ou crédibles les affirmations de foi en
faisant apparaître leurs correspondances épistémologiques avec certaines
démarches mathématiques.
Le deuxième exemple que j’ai choisi se réfère à la théorie du « dessein
intelligent ». Selon cette théorie, la « complexité irréductible » de
certains organismes biologiques rend impossible que leur naissance et leur
développement soient dus à la sélection naturelle, selon l’hypothèse
darwinienne ou qu’on puisse les attribuer à la combinaison du hasard et de
la nécessité ; ils découlent, en effet, de la conjonction et de la
simultanéité de facteurs qui se conditionnent réciproquement, de ce qu’on
appelle un « ajustement fin » qui ne peut pas se produire tout seul ; il
implique quelque chose qui ressemble à un plan ou à un programme. Tout se
passe comme si un « dessein intelligent » guidait le surgissement et
orientait l’évolution du vivant. Dans cette phrase, il faut souligner le «
tout se passe comme si » ; quand on parle de « dessein intelligent » on
pose un x, une inconnue ; on ne prouve pas Dieu, mais le théisme apparaît
comme un hypothèse possible parmi et à côté d’autres. On peut même
considérer avec John Cobb qu’elle est plus probable que l’hypothèse athée :
dans l’état actuel de nos connaissances, l’incomplétude du monde paraît en
effet plus vraisemblable, mieux rendre compte des faits que son
autosuffisance. C’est vrai au niveau du vivant et aussi à celui du cosmos
où on parle d’un « principe anthropique » selon lequel l’univers aurait été
« réglé de façon extrêmement précise dès le début pour qu’il héberge la
vie, puis la conscience », comme le dit l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan
qui estime que ce réglage conduit à supposer « un principe créateur » ou un
« principe transcendant » ; il n’exclut pas, mais juge peu probable qu’un
jour on soit en état de produire une théorie explicative qui rendrait
inutile ce principe créateur et il pense que la science ne pourra jamais le
démontrer, le nommer ou le décrire plus précisément (il se refuse de
l’appeler Dieu).
Un autre astrophysicien Michel Cassé écrit en 2006 : « la cosmologie et
l’astrophysique pénètrent sur le territoire de la théologie, mais sans
chercher bataille »[4] ;
autrement dit, elles posent la question de la transcendance sans être en
état de lui apporter une réponse. La science, dans sa perspective, ne peut
ni élaborer une explication complète de l’univers ni démontrer qu’une
transcendance y est à l’œuvre et l’explique. D’une part, Dieu paraît
scientifiquement possible (contre le scientisme qui le juge impossible et
contre la crédulité qui y voit une vérité impossible, paradoxale,
anti-rationnelle). D’autre part, Dieu est scientifiquement indémontrable
(contre la crédendité qui voudrait le prouver) : ces deux éléments
constituent sa « crédibilité ». Dieu est pensable, sans que la réflexion et
la connaissance l’imposent.
Remarques conclusives
J’en arrive à ma conclusion. Je ne cache pas mon intérêt pour cette
quatrième attitude. Elle indique une route, que je trouve prometteuse, bien
que tout juste amorcée. Après avoir longtemps confondu et mélangé, après
avoir ensuite beaucoup séparé et découpé, il faut apprendre maintenant à
articuler, c’est-à-dire à la fois à distinguer et à relier. Je ne veux pas
cependant omettre les dangers qu’elle présente et les difficultés qu’elle
rencontre. J’en signale trois.
1. Premièrement, elle risque facilement d’être récupérée par une mauvaise
apologétique qui va essayer de transformer la correspondance en
démonstration, de métamorphoser la question en réponse, de convertir le «
tout se passe comme si » en « cela se passe ainsi ». On glisse indûment du
domaine légitime de la crédibilité à celui épistémologiquement abusif de la
crédentité. On le voit avec le « dessein intelligent » dont certains font
très mauvais usage, et du coup le déconsidèrent. Établir ou tenter
d’établir la crédibilité de certaines affirmations religieuses ne les
impose pas et surtout ne valide pas la religion en son ensemble, ne prouve
nullement qu’elle apporte le sens véritable de la vie. On peut tenter de
démontrer qu’il n’est pas déraisonnable d’affirmer un principe
transcendant, mais la foi est autre chose que résultat d’une connaissance
ou le produit d’un raisonnement ; elle naît d’une rencontre, d’une
décision, d’un engagement, d’une confiance qu’aucun savoir ne peut
remplacer. La crédibilité d’une croyance a de l’importance mais ce serait
une malhonnêteté intellectuelle et spirituelle de prétendre ainsi fonder,
susciter ou légitimer la foi.
2. Deuxièmement, cette démarche s’inscrit dans ce qu’on appelle en termes
pédants un changement de paradigme.
Selon le paradigme ancien ou classique, la science a quatre
caractéristiques[5].
Premièrement, elle est un savoir méthodique (acquis par une méthode
éprouvée et consciemment appliquée). Deuxièmement, elle a une certitude
impérative ; on ne peut pas s’y soustraire ou refuser ses résultats sans
extravagance ou mauvaise foi. Troisièmement, elle est universelle : ce
qu’elle dit vaut partout et à toute époque. Enfin, elle a une visée globale
ou exhaustive ; elle entend appréhender tout le réel.
Aujourd’hui, on voit apparaître un nouveau paradigme qui présente la
science comme une tentative herméneutique (d’interprétation de la réalité),
certes méthodique (la première caractéristique demeure), mais partielle,
comportant de l’indéterminable, de l’indécidable et de l’incertain, ayant
des limites et des manques qui interdisent une explication complète ou
totale. S’il y a des théories falsifiables (dont on peut démontrer qu’elles
sont fausses), rares sont celles qui sont absolument vérifiables (dont on
peut démontrer sans réserves la vérité). La plupart sont des hypothèses,
concurrentes ou convergentes, plus ou moins possibles ou probables, avec
une zone limitée de validité. Autrement dit, la science se pense de moins
en moins en termes dogmatiques et considère, selon le titre d’un livre de
Bernard d’Espagnat que la réalité est incertaine. Ce changement de
paradigme ne fait, cependant pas, l’unanimité, loin de là. Si certains
scientifiques le défendent fortement, d’autres le contestent non moins
vigoureusement et dénoncent un amoindrissement ou un affaiblissement de la
sciences animé, selon eux, par des motifs idéologiques suspects
d’obscurantisme, en tout cas non fondés.
3. Troisièmement, à l’inverse ou en parallèle, la recherche de crédibilité
doit entraîner une révision de la conceptualité théologique. Elle a été
forgée en fonction de la science et de la philosophie d’un autre âge. On
doit la réviser, la repenser, la reformuler pour qu’elle reste pertinente
et crédible. Par exemple, penser l’être en termes d'énergie et de mouvement
et non plus, comme autrefois, de substance et de stabilité a des
conséquences directes sur la doctrine de Dieu et devrait conduire à la
réformer. La religion doit se remettre en question. Newton l’avait compris
et, à côté de son œuvre scientifique, il a mené une réflexion religieuse
qu’on a trop oubliée et qui est une véritable refonte des doctrines dites
orthodoxes. Là aussi, on constate de vives réticences dans des milieux
religieux qui redoutent qu’en essayant de repenser en d’autres catégories
et de reformuler en termes différents la foi, on la détruise. Même s’il me
paraît beaucoup plus dangereux de vouloir maintenir les formules classiques
et de se refuser à cet effort de renouvellement et de modification, je ne
peux ignorer ou négliger le risque signalé par les traditionalistes ; il
est réel et on ne peut pas le prendre à la légère ; j’incline cependant à
penser qu’il vaut la peine qu’il est même nécessaire de le courir.
André Gounelle.
[1]
Exigence éthique et interprétation,
Labor et fides, p. 241.
[2]
Notre existence a-t-elle un sens ?
Presses de la Renaissance, p.205-207.
[3]
Réforme
, 22-28 mai 1997.
[4]
Théolib
, hors série n° 2, juillet 2006, p. 31.
[5]
Je suis ici une analyse de Karl Jaspers dans La foi philosophique face à la révélation, p. 95-97.
André Gounelle
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