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Monothéisme : alliance et création
Dans plusieurs publications, l’égyptologue Jan Assmann établit un lien fort
entre le monothéisme biblique, initié par Moïse (qu’il soit un personnage
historique ou mythique n’a pas ici d’importance), et l’intolérance.
L’apport spécifique de Moïse ne consisterait pas tant dans l’affirmation
qu’il y a un seul Dieu que dans celle de l’incompatibilité entre la vraie
et les fausses religions ou entre le culte authentique et les idolâtries.
Il ferait ainsi entrer dans un régime qui n’est plus celui d’une
coexistence possible (quoique rarement effective), mais d’un antagonisme
irréductible.
L’analyse d’Assmann, beaucoup plus complexe et subtile que la présentation
sommaire que j’en donne, relève de l’histoire des religions ; elle entend
décrire une structuration socioreligieuse et ne se risque que très peu et
très prudemment à des jugements éthiques. Elle conduit à se demander : le
monothéisme biblique peut-il se montrer tolérant ou bien sa nature même le
lui rend-il impossible ? Pour y réfléchir, je suggère de distinguer dans le
monothéisme sous sa forme chrétienne (en laissant de côté le judaïsme et
l’islam) deux tendances toujours conjointes, entremêlées et entrelacées,
mais qui répondent cependant à des logiques différentes. La première se
centre sur « l’alliance », la deuxième sur la « création ».
Le monothéisme de l’alliance
En christianisme, on appelle « alliance » le lien particulier que Dieu
contracte avec des « élus ». Dans l’humanité, il distingue des individus et
des groupes (le peuple juif ou l’Église, les circoncis ou les baptisés)
avec lesquels il noue un pacte. Pour beaucoup, l’alliance se trouve au cœur
de la foi biblique et en constitue la substance ; c’est pourquoi on parle
d’Ancien et de Nouveau Testament (« testament » veut dire alliance). Même
si, comme le montre le récit de la vocation d’Abraham, l’élection de
quelques-uns leur donne une mission pour l’ensemble des « nations » et a
donc une visée universelle, il n’en demeure pas moins qu’elle leur confère
un privilège et une supériorité. Ceux qui s’estiment « choisis » par Dieu
ont souvent la conviction qu’ils détiennent le monopole de la révélation et
que Dieu se rencontre uniquement dans l’alliance dont ils sont
bénéficiaires.
Cette conviction ne génère pas forcément de la violence envers ceux qui se
trouvent ou se mettent hors du pacte. On peut la refuser soit par principe
(parce qu’on n’admet pas ce que Castellion nomme le « forcement des
consciences »), soit pour des raisons pratiques (on ne veut pas recourir à
un remède aux conséquences pires que le mal). Mais, dans le meilleur des
cas, on échappe difficilement à cette bienveillance condescendante que
Rabaut Saint Etienne stigmatise en 1789 lors du débat sur les Droits de
l’homme. « Ce n'est pas, dit-il à la tribune de la Constituante, la
tolérance que je demande, mais la liberté […] La tolérance ? Je demande
qu'il soit proscrit […], ce mot injuste qui ne nous présente que comme des
citoyens dignes de pitié, comme des coupables auxquels on pardonne ». Dans
la même ligne, l’année suivante, en 1790, le président George Washington
écrit à une communauté juive : « On ne parle plus de tolérance comme si les
uns devaient à l’indulgence des autres la possibilité de jouir des droits
naturels inhérents à toute personne ». Quand on se contente de « tolérer »
l’autre, on ne lui rend pas justice ; on lui permet d’être ce qu’il est,
sans pleinement reconnaître qu’il en a le droit. Paradoxalement, celui qui
tolère est, en son fond, intolérant.
Le monothéisme de la création
Création ne désigne pas ici un acte ou un événement initial qui aurait, au
début ou au commencement, mis en route l’univers et son histoire. Il ne
s’agit pas d’un moment primordial mais du lien permanent, celui d’un
enracinement commun, que l’ensemble de ce qui existe entretient avec Dieu.
Que Dieu soit créateur signifie qu’il est le Dieu de l’Univers en sa
globalité. Il ne réserve pas à quelques-uns sa parole, sa présence et son
action, il intervient et se manifeste partout. Tous les êtres sont pour lui
sur le même plan, sans considération de race, de nationalité ou de
religion. Personne n’est privilégié ni désavantagé.
On pourrait penser que le thème de la création favorise plus l’ouverture
aux autres que celui de l’alliance. En fait, on est vite conduit à une
intolérance qui réprouve et réprime les singularités parce qu’on y voit une
atteinte à l’unité et à la concorde. L’idéal universaliste risque
d’engendrer un conformisme étouffant où ce qui distingue les individus et
les groupes ne trouve pas de place. Quand, à la suite de Toynbee, on estime
que toutes les religions disent au fond la même chose, on les vide de leur
contenu propre pour ne garder que quelques vagues généralités ; on réduit
leurs spécificités à des apparences superficielles. Dans les milieux qui
militent pour un œcuménisme intra ou inter religieux, on culpabilise
volontiers ceux qui s’écartent du consensus ; on voit dans la différence
sinon un « crime » (ce que dénonce Rabaut), du moins une faute. De même,
dans la République française, le principe de l’égalité de tous les citoyens
(qui est positif) pousse à niveler, voire à éradiquer, la pluralité de
leurs cultures (ce qui est dommageable) ; on a de la peine à reconnaître en
tant que tels les bretons, les basques, les alsaciens ou les corses. Dans
l’universalisme, tout le monde s’embrasse et chacun se perd, comme le note
Lammenais. Paradoxalement, celui qui veut tout concilier et unifier est, en
son fond, intolérant.
Monothéisme et pluralisme
Si le particularisme de l’alliance risque d’inciter à éliminer ce qui ne
relève pas d’elle, l’universalisme de la création court le danger de
vouloir supprimer ce qui distingue. Dans les deux cas, on a la menace d’un
totalitarisme intolérant qui rejette l’altérité, soit en l’excluant soit en
l’absorbant.
Heureusement, dans le monothéisme chrétien, les deux thèmes coexistent,
s’affrontent et se corrigent mutuellement. Celui de la création empêche que
le Dieu de l’alliance ne devienne sectaire et exclusif : le Dieu de mon
groupe est le Dieu de tous ; personne n’en a le monopole, ce qui, en
principe, devrait détourner du rejet, en son nom, de celui qui appartient à
une communauté et à une religion différentes. Le thème de l’alliance
empêche que le Dieu de tous ne devienne général et impersonnel ; il est
celui qu’on rencontre dans son existence d’une manière à nulle autre
semblable, dans une alliance spéciale. Toutefois, la relation vivante et
unique qu’on a avec lui n’interdit nullement qu’il ait des liens
différents, mais tout aussi vivants et uniques, avec n’importe laquelle de
ses créatures. S’il se révèle et agit dans une histoire singulière (celle
de l’exode, celle d’Israël, celle de Jésus), il est aussi engagé dans
d’autres histoires singulières, ce que suggère un texte d’Amos (9,7) : «
N'êtes vous pas pour moi comme les éthiopiens, fils d'Israël, dit
l'Éternel. N'ai-je pas fait sortir Israël du pays d'Égypte, comme j'ai fait
sortir les philistins de Kaphtor et les syriens de Qir ? ». Il n’y a ni une
révélation exclusive ni une révélation générale, mais une multiplicité de
révélations particulières.
La conjonction polémique de l’alliance et de la création a pour effet que
le monothéisme n’implique pas forcément une uniformité religieuse, qu’elle
soit obtenue par élimination de ce qui ne relève pas d’une alliance précise
ou par incorporation dans un universalisme indifférencié. Il ne s’agit
nullement d’harmoniser les deux thèmes dans une synthèse qui les
neutraliserait et les figerait, mais de les comprendre et de les vivre dans
une tension critique qui évite à la fois que l’unité détruise la pluralité
et que la pluralité fasse obstacle à l’unité. L’intolérance ne découle pas
de la foi en un Dieu unique (Israël), uni (tri-unité du christianisme
traditionnel) ou un (Islam), mais de la croyance en une seule révélation
(ou alliance) qu’elle soit restreinte dans des limites strictement définies
ou qu’elle englobe l’ensemble des êtres.
Deux trios
Trois sages exposent, avec beaucoup d’amitié et de considération mutuelles,
leurs religions respectives à un « gentil » (un non croyant) qu’ils veulent
convaincre, tel est le sujet d’un livre de Raymond Lulle (13ème
siècle). Trois frères, dont chacun se prétend le seul héritier légitime et
se dresse contre les deux autres, demandent à un juge de les départager,
tel est le thème du conte des trois anneaux dans Nathan le Sage de
Lessing (18ème siècle). À cinq siècles d’intervalle, ces deux
histoires de trio s’interrogent sur les relations entre judaïsme,
christianisme et islam. Elles laissent, l’une et l’autre, la conclusion en
suspens. Chez Lulle, on ignore le choix que fait le « gentil » et les trois
sages continuent à cheminer en devisant (ils préfèrent, semble-t-il, leur
dialogue à une conclusion qui y mettrait fin). Le juge de Nathan renvoie la
sentence à la fin des temps ; il préconise, en attendant, une morale
provisoire qui ne réconcilie pas les frères ennemis mais devrait les
détourner du pugilat. Si Lulle est sans doute plus angélique et Lessing
plus réaliste, ils nourrissent tous les deux l’espoir qu’on puisse
co-exister pacifiquement ou, mieux, s’ouvrir aux autres tout en restant
différents. Le binôme, à la fois duo et duel, de la création et de
l’alliance peut favoriser une vie commune, avec certes des mésententes,
mais aussi avec des échanges qui stimulent et aident à avancer. Éviter les
logiques mortifères de l’intransigeance et du fanatisme devient alors
envisageable.
André Gounelle, pasteur et théologien
professeur émérite de la Faculté de théologie protestante de Montpellier
La Revue des Cèdres
Lausanne
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