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Maison, voyage et royaume
Habiter l’espace et s’y déplacer

 

Je vous propose une promenade philosophique, religieuse et littéraire, un peu insolite, inhabituelle, en tout cas pour moi. À partir de la « maison » et du « voyage » deux thèmes dont la Bible parle beaucoup, en passant par la mer et la ville, je voudrais déboucher sur la notion de Royaume de Dieu, qui, vous le savez, occupe une place centrale dans le Nouveau Testament. Pour cela, j’utiliserai un ensemble d’expériences vécues et aussi des références à des œuvres diverses.

Pourquoi s’arrêter sur la maison et le voyage ? Parce que sur la terre, l'être humain habite et chemine. Il y fait beaucoup d'autres choses, en particulier il la cultive, il la travaille, il la creuse, il l’étudie, il la décrit. Je ne prétends pas réduire son rapport avec le monde qui l’entoure au domicile qui est le sien et aux parcours qu’il effectue. Je vais cependant les privilégier, me concentrer sur eux, m’y tenir, car ils me paraissent importants et significatifs pour bien comprendre l’existence humaine et sa relation avec le monde. « Se placer et se déplacer, a écrit Ricœur, sont des activités primordiales », primordiales en ce sens que les autres en dépendent ou en dérivent : ainsi cultiver se rattache à habiter.

Nos demeures et nos routes ont deux aspects complémentaires : elles humanisent l’espace et elles spatialisent notre existence. Elles humanisent l’espace, elles le rendent humain en ce sens qu’elles y inscrivent la marque de l’homme ; nous aménageons la terre, nous la modifions, la transformons et la faisons en partie nôtre de multiples façons, certes, mais principalement en y construisant des maisons et en y traçant des voies de communication. D’autre part, elles spatialisent l’existence humaine, en ce sens qu’elles insèrent notre vie dans des géographies familières ou étrangères. Nos maisons nous installent dans le paysage, nous enracinent quelque part, font que nous y sommes ou nous y sentons « chez nous ». Les routes rendent possibles transports, échanges, mouvements ; elles nous permettent de changer d’horizon, d’aller d’une région à une autre. Nos habitats et nos itinéraires forgent, en partie notre identité, tissent la trame de notre histoire, fournissent les cadres où notre vie situe et en modèlent le visage. Nous appartenons au monde, nous en faisons partie, mais aussi nous l’assimilons, nous nous l’approprions à travers les résidences et les pérégrinations qui scandent notre vie.

La maison et la route s’associent, s’allient et se complètent, mais aussi s’opposent et s’affrontent. Elles se disputent l’espace ; on détruit des habitations pour percer des rues ou des axes de circulation automobile et ferroviaire ; à l’inverse, des terrains bâtis entravent ou interdisent le passage, compliquent la marche, obligent à des détours et des contours. Dans l’histoire, souvent, nomades et sédentaires se sont combattus, chacun voulant exclure l’autre, les deux modes de vie paraissant incompatibles ; pensons aux affrontements entre éleveurs et fermiers au début de la colonisation du continent américain, dont certains westerns ont gardé le souvenir. Nous sommes tous plus ou moins partagés, tiraillés, écartelés, comme le Marius de Pagnol, entre, d’une part, le souhait de vivre chez soi « au pays », l’attachement à nos habitudes et aux nôtres et, d’autre part, le désir d’aller ailleurs, de voir des contrées différentes et de rencontrer de nouvelles personnes. Cette dualité, à la fois duo et duel, de la maison et de la route, me semble avoir une grande portée ; elle incarne et illustre, en effet, les grandes tensions qui traversent l’existence humaine, la constituent et commandent notre rapport au monde. Trois de ces tensions me paraissent avoir une importance capitale et je vais les examiner successivement : celle entre la forme et le dynamisme, celle entre la liberté et de la destinée, celle entre la participation et de l'individualité. Quand ces tensions nous déchirent et nous disloquent, quand la maison et la route s’excluent mutuellement, alors elles sont diaboliques (au sens propre de ce mot : le diable est ce qui divise, sépare). Le Royaume de Dieu, au contraire, les concilie, les harmonise sans supprimer les différences, mais en les rendant positives et fécondes. Voyons cela de plus près.

La maison et le voyage

Forme et dynamisme

Première tension, celle entre la forme et le dynamisme. La forme, c’est l’installation, la mise en place et l’organisation de quelque chose de stable ; elle évoque donc la maison. Le dynamisme, c’est le mouvement, le déplacement, la transformation, il correspond donc au voyage. Forme et dynamisme se combattent : il suffit de penser aux désordres que la vitalité brouillonne des adolescents introduit dans un appartement pour s’en rendre compte. La forme tend toujours à supprimer ou à domestiquer le dynamisme qu'elle perçoit comme un élément perturbateur, hostile qui la menace constamment et l’agresse parfois. La forme cherche à rester « conforme » et donc à se protéger de tout mouvement qui la déformerait, la reformerait, la transformerait. De son côté, le dynamisme tend à détruire et à supprimer la forme qu'il ressent comme un obstacle et une entrave à son exercice. Il cherche à casser les habitudes et les organisations pour avancer, innover et inventer.

Si la maison symbolise la forme et le voyage le dynamisme, on peut y voir une image des deux tentations de la vie, de la piété et de la réflexion chrétiennes. La première pousse à trop se complaire dans sa demeure, à s'y attacher exagérément et à refuser novation, itinérance et étrangeté. Pensons à ces rituels figés que des liturgies ont répétés et parfois continuent de répéter pendant des années ou des siècles, pour la seule raison qu’ils sont anciens et apportent le confort affectif du connu, du toujours identique, de l’éternel retour du même. Pensons à ces systèmes religieux si solidement structurés qu'ils paraissent entourés de murailles de Jéricho qu'aucune trompette n'ébranlera jamais, sonnerait-elle soixante-dix fois sept fois une fanfare apocalyptique. Caparaçonnés dans leur logique et fermés à l'extériorité, ils s'immunisent contre ce qui pourrait venir les déranger. Ils répugnent à tout exode, à toute émigration. Ils préfèrent la cité d'Our ou le pays d'Égypte aux aventures, à la vulnérabilité et au dénuement du désert. Ils répugnent également à toute immigration ou importation. Ils n'admettent l'étranger, l'insolite qu'à condition qu’il s’intègre, qu’il s’assimile, qu’il abandonne son altérité, pour s’insérer dans des cadres connus et des catégories familières. Il ne s'agit cependant pas d'une forme sans dynamisme, car elle dépense une énergie considérable pour maintenir le statu quo. Paradoxalement, l'immobilisme demande beaucoup d'efforts ; en effet, la vie bouge sans cesse ; comme dans un bateau sur une mer houleuse, on ne peut rester sur place, au même endroit et dans la même position qu'au prix de mouvements continuels.

À l’inverse, il existe aussi un goût pour le nomadisme et une méfiance envers les demeures qui se dévoient très vite en vagabondages intellectuels et en errances spirituelles. On se laisse fasciner par le nouveau et l'exotique. On butine et l’on refuse la véritable culture en excluant toute plantation ou implantation. On répugne à accepter que la terre promise au bout du pèlerinage devienne un territoire organisé autour de villes et quadrillé à partir d'une capitale. On hésite à y construire un temple qui condamnerait les autres hauts lieux. Parce qu'on ne prend pas la peine de creuser des fondations, on se condamne à la fragilité des maisons bâties sur le sable, aux tentes de bédouin d'autrefois, aux caravanes et aux mobil homes d'aujourd'hui qui ne résistent ni au vent ni à la tempête et que la moindre crue de rivière emporte. On n'arrive nulle part quand on va partout ; à vouloir se faire tout à tous, on n'est plus rien ni personne. L'ouverture totale transforme en courant d'air. Le voyage n’annule cependant pas toutes les formes, car il en comporte : celle de la route tracée, celle de ces chambres d'hôtel standardisées, qui se ressemblent tellement dans tous les pays du monde et qui posent donc le même au sein de la différence.

Le divorce de la forme et du dynamisme se traduit par l’écartèlement entre une solidité qui risque de nous figer et une fluidité qui menace de nous désintégrer. Le goût de l’enracinement vient contredire l’appel au dépaysement. Le Royaume de Dieu devrait les associer, car il ne s’agit ni du monde que nous le connaissons ni d’un monde qui se situerait ailleurs, mais de notre monde transformé, devenu autre, à la fois familier et étranger, où se conjuguent la forme qui structure, la maison, le connu et le dynamisme qui fait avancer, le voyage, la découverte.

Liberté et destinée

La deuxième des tensions que j’ai annoncées oppose la destinée et la liberté. Ne confondons pas la destinée avec le destin, le fatum des latins. Le destin est une croyance, très répandue dans l’Antiquité, fréquente dans le monde arabe et présente en Occident, même si elle y régresse. Selon cette croyance, tout ce qui arrive a été prévu et décidé depuis longtemps ; l’histoire, celle de chacun de nous comme celle du monde, est écrite d’avance ; les événements arrivent et se déroulent selon un scénario préétabli que rien ne peut modifier ni infléchir si peu que ce soit. Cette croyance engendre le fatalisme et nourrit les charlatans qui prétendent lire l’avenir dans des boules de cristal, le marc de café ou les lignes de la main. La destinée a un tout autre sens ; elle n’a rien à voir avec le destin tel que je viens de le définir. Elle ne propose pas une croyance plutôt déraisonnable ou une théorie bien improbable ; elle constate un fait que nul ne peut contester, à savoir que dans notre existence, il y a quantité de choses que nous n’avons pas voulu et que nous ne devons cependant assumer. Ainsi, nous n'avons pas choisi notre famille, notre sexe, notre nationalité, ni la période, calme ou troublée, paisible ou agitée que nous traversons. Nous n’avons pas décidé de notre éducation ni des situations politiques et économiques qui conditionnent en partie notre vie Comme l’ont beaucoup dit les penseurs existentialistes, Heidegger et Sartre entre autres, nous sommes « jetés », jetés dans un temps et dans un lieu précis, et nous n’y pouvons rien. Toute ce qui nous est ainsi donné ou imposé constitue notre destinée. Si cette destinée, dont nous ne sommes pas les maîtres, limite notre liberté parfois l'annule, par les fardeaux qu'elle impose, par les héritages qu'elle transmet, par les trajectoires qu'elle dessine, il arrive aussi qu’elle la favorise par ce qu’elle nous apporte et par les possibilités qu’elle nous donne. Nous ne sommes jamais des voyageurs sans bagages et ces bagages peuvent être selon les cas, mais aussi selon la manière dont nous les utilisons, des atouts ou des handicaps. Le destin signifie que nous ne disposons d’aucune marge de manœuvre, d’aucune liberté ; la destinée rappelle que notre liberté n’est pas infinie, elle se situe dans un cadre précis qui la limite mais lui permet aussi de s’exercer.

On serait tenté d’associer la destinée avec la forme et la liberté avec le dynamisme. Ce serait une erreur. En effet, la maison, symbole de la forme, incarne la liberté, tandis que la route, figure du dynamisme, représente la destinée. La maison offre de la liberté. Disposer d'un appartement ou d'un studio à soi, avoir une adresse différente de celle de ses parents, voilà ce qui affranchit le jeune. Il y voit le signe qu'il devient majeur, indépendant et qu’il prend en main son sort. Sa maison, même si elle impose quelques obligations et n'est pas dépourvue de règles, chacun peut largement en disposer à son gré, la modeler à son image, en faire le reflet de ses goûts et de sa conception de la vie. Elle exprime et traduit sa personnalité. L'esclave, la non-personne, l’exclu, le s.d.f. n'a aucun endroit à lui, aucun lieu pour reposer sa tête. Le monde le domine et le ballote, détermine chaque moment de son existence, sans qu’il puisse lui résister ; et nulle part il ne met son empreinte dans le monde.

Au contraire, la route ressemble beaucoup à une destinée parfois très contraignante. Elle assigne un itinéraire précis dont on ne peut pas s'écarter sous peine de s'égarer. Un code exigeant la régit. Toutes sortes de panneaux donnent directives et direction. Quand on prend les transports en commun, on doit consulter les horaires et s’y soumettre, retenir ses places dans le train ou l'avion, obtenir des visas, arriver en temps voulu à l’aéroport ou à la gare, montrer ses billets, ses passeports, remplir les imprimés de la douane ou de la police, se présenter à des guichets et à des portes numérotées, suivre des flèches, se plier aux instructions de sécurité, et attendre, longuement attendre on ne sait trop quoi ni pourquoi. On transporte des bagages soigneusement ficelés et enregistrés dont les étiquettes (obligatoires) indiquent d'où ils viennent, où ils vont, et à qui ils appartiennent. La seule surprise serait que la compagnie d'aviation les égare, mais même cela est prévu ; on vous dit en ce cas quelle conduite tenir, quels formulaires remplir ; le montant du dédommagement auquel vous avez droit et le délai pour le toucher sont également codifiés. Il faut certes du dynamisme pour voyager, mais ce dynamisme n'est efficace que s'il accepte de multiples assujettissements, alors que la forme, celle de la maison, permet plus de fantaisie, ouvre des choix divers, répond mieux à nos goûts, et, en fin de compte offre plus de liberté.

Comme la précédente, cette bipolarité peut s'appliquer aussi à la vie du croyant, toujours pris entre deux tentations et deux impasses. D'un côté, celles de se construire, au nom de la liberté spirituelle et intellectuelle, une maison religieuse douillette, où il se sent bien, qu’il aménage à sa guise, pour se faire plaisir, quitte à en prendre à son aise avec les commandements qui doivent orienter et gouverner la réflexion, la piété et l’action chrétiennes, à savoir l'impératif de la fidélité au message des Écritures, le service de Dieu et du prochain dans ce monde. C’est ce qu’on appelle parfois « la religion à la carte » où on ne prend que ce qui nous agrée. En fin de compte, elle apparaît assez vaine, précisément parce que sans but, dépourvue de destination. Elle confine dans un intérieur ou une intériorité, peut-être confortable, mais qui ne parvient ni ne conduit nulle part. À l’inverse, il arrive au croyant de se satisfaire des sentiers battus, de se complaire à suivre les conformismes établis, de volontiers se soumettre aux règles ou aux canons de la tradition ecclésiastique. Il achemine, convoie et transmet ce qu'il a reçu ; il veille à ce que le dépôt dont il a la charge circule sans se perdre ni s'abîmer. Au lieu de la carte propice aux caprices gourmands, on a le menu unique et austère (mais aussi souvent mieux équilibré) de certaines cantines. La destinée ici élimine, autant que faire se peut, l'inattendu ; elle ne laisse aucune place à l'inventivité ; elle refuse réformes et nouveautés. Cette religion coutumière remplit bien une fonction utile, peut-être nécessaire ; par contre, elle ne s'écarte pas du convenu et elle évoque plus l'anonymat des salles, des boutiques, des comptoirs et des sas de gare ou d'aéroport que l'originalité, l'indocilité, la fantaisie de nos habitations. Faute de personnalité, elle perd sa saveur, et finalement n'apporte pas grand chose.

Nous sommes écartelés entre l'autonomie sans but de la maison et les contraintes sans indépendance du voyage. Ainsi se traduit dans notre existence le divorce entre liberté et destinée, entre décision et prédestination. Le Royaume devrait les concilier.

Participation et individualité

La participation et l'individualité constituent la troisième des tensions que j’ai mentionnées. Nous avons un besoin essentiel, fondamental d’être ensemble et de participer : on ne vit, on n'est quelque chose ou quelqu'un qu'avec les autres, par les autres, en fonction des autres. Nos relations font de nous ce que nous sommes ; sans elles, nous ne serions, nous ne pourrions et nous ne ferions rien ; elles nous façonnent, nous déterminent au plus profond et au plus intime de notre personne. Les penseurs communautariens le soulignent ; ils estiment que notre identité est avant tout collective ; ainsi, pour me présenter et me situer, on dira que je suis un protestant français, cette double appartenance me définit. D’où l’attention que le communautarisme accorde aux groupes ethniques et culturels, il voudrait que les démocraties modernes leur attribuent une place juridique, un rôle politique, une fonction sociale et ne se contentent pas de reconnaître les droits de l’homme, c’est-à-dire de l’individu abstrait, coupé, séparé de son environnement. À l’opposé, d’autres insistent sur l’individualité : chacun de nous est un être unique, à nul autre semblable, et cette singularité doit être protégée, cultivée, développée, sinon nous devenons des robots interchangeables et renonçons à ce que notre humanité a de plus précieux. On n'existe vraiment, on ne devient quelqu’un, on n’acquiert une identité propre que si on sait prendre ses distances d’avec les siens, que si on a la capacité de s’en détacher et de s’en distinguer. On est alors responsable de soi et pas seulement le reflet ou le produit du groupe : ce n’est pas l’avis ou le comportement des autres, de ceux avec qui j’ai des liens, qui compte, mais ce que je pense et ce que je fais par moi-même, de moi-même. Quand le collectif ou le commun englobe et engloutit tout, on a une foule anonyme, la personne s’évanouit, perd sa valeur unique, ce que soulignent les chantres de la liberté individuelle.

De quel côté ranger la maison et la route ? Correspondent-elles l’une plutôt à la communauté et l’autre plutôt à l’individu ? En fait, elles sont ambivalentes ; elles vont dans les deux sens et se prêtent à des utilisations différentes, voire contradictoires ; elles permettent à la fois de se rencontrer et de se tenir à l’écart; selon les cas, elles favorisent la relation et donc la communauté et la participation ou, au contraire, l’isolement et donc l’individualité, la particularité de chacun.

Prenons la demeure, l’habitation. Elle symbolise souvent la participation et sert parfois de métaphore pour désigner ou décrire les groupes, familles, partis politiques, associations diverses, auxquels nous appartenons. On nomme souvent « maison pour tous » des locaux destinés à être des centres de rencontre, de culture ou d’animation, qui permettent des rencontres et actions collectives. Quand, il y a bien des années, le président Gorbatchev avait qualifié l’Europe de « maison commune », il exprimait ainsi le souhait qu’on dépasse une simple cohabitation pour édifier une véritable fraternité entre les peuples de notre continent. Et pourtant, les maisons sont faites de murs, de cloisons, de clôtures qui séparent, de portes et de fenêtres qu’on ouvre et qu’on ferme pour contrôler, maîtriser les passages, tantôt pour les autoriser tantôt pour les interdire. Elles installent chacun chez soi ; elles parcellisent, morcellent, découpent, répartissent l’espace. À l’intérieur, elles comportent des pièces différentes qui permettent aux divers membres de la famille d’avoir une chambre, un lieu, un coin à part ; elles protègent leurs habitants de l’extérieur en délimitant un lieu qui leur appartient en propre. À la différence de la route, la maison n'est pas une place publique, elle relève de la propriété privée. Elle donne les moyens de l'intimité, du quant à soi, qu'ignorent ou dont sont privés ces marginaux du monde moderne, qui livrés à la rue, sans domicile où loger, ne peuvent ni participer à la société, ni s'en isoler.

La même contradiction se retrouve avec les voyages. Ils entraînent d'étroites proximités : celle de ces sièges de wagons de 2ème classe ou de charters où on ne peut pas faire le moindre geste (tourner la page d'un journal, se gratter le bout du nez) sans toucher ses voisins, où se rendre aux toilettes constitue un acte public (le seul possible); celle des salles d'aéroport, des quais de gare, des compartiments de trains ; celle de ces bouchons de la circulation où on s’agglutine pour un temps indéterminé. Mais ces entassements ne créent nullement une communauté ni une participation. Il arrive certes qu’on se parle, qu’on sympathise, qu’on s’entraide, mais le plus souvent la relation ainsi établie reste superficielle et éphémère ; elle ne va pas loin ni ne dure longtemps. Et pourtant quand un voyage pour un colloque, pour une séance de travail, pour du tourisme regroupe des gens, il crée souvent entre eux de véritables liens, il suscite des amitiés, il favorise des échanges et permet une compréhension mutuelle mais qui, dans la plupart des cas, ne se prolongent pas. Dans les villes moyennes, les déplacements journaliers en bus créent des compagnonnages. Quand on sort de la maison, on se croise, tantôt en ignorant tantôt en rencontrant ceux qui se trouvent sur les mêmes chemins.

Ainsi, nos maisons et nos routes expriment, traduisent ou figurent la tension entre participation et différence. Le Royaume devrait apaiser ou harmoniser nos habitations et nos déplacements en conciliant l'appartenance à la communauté avec la particularité de chacun.

La mer et la ville

Je viens de faire de la maison et du voyage des paraboles qui représentent et décrivent l'existence humaine, avec ses contradictions et ses déchirements. Je vais maintenant, pour terminer, me demander comment figurer et symboliser la réconciliation du Royaume de Dieu qui transforme les contradictions en tension vivifiante. J’ai pensé à deux images, celle de la mer, sur laquelle, selon le Coran, se trouve le trône de Dieu et celle de la ville.

L'océan

Que la mer puisse figurer le Royaume, cette idée m’a été suggérée non pas par l'ensemble de l'œuvre, mais par quelques passages de trois auteurs.

D’abord, Frédéric Nietzsche, le poète philosophe. Dans une très belle page de son livre Le gai savoir, il se sert de la navigation sur l'océan pour symboliser la liberté de celui qui sait dépasser ses limites et briser ses chaînes. Le navire, en effet, ne s’asservit pas à des chemins tracés d'avance, il poursuit une course que rien n'entrave. Il vogue délivré des modèles, des conformismes, des répétitions qu'imposent les routes terrestres dont on ne peut pas dévier, qui passent toujours au même endroit. La mer ainsi comprise ne nie pas la route, au contraire, elle devient tout entière route, elle n'est que route. Sans se préoccuper des montagnes, des champs et des villes, sans les canaux et les barrages des géographies lourdement terrestres, l'être humain peut y inventer ses déplacements, connaître un dynamisme affranchi du joug de la forme, jouir d'une liberté qu'aucun destin ne limite et participer à l’univers sans perdre la singularité de son itinéraire.

Ensuite, Camus, le méditerranéen. Il associe souvent la mer non pas, comme Nietzsche, à la navigation, mais à la baignade qui représente pour lui un moment de répit, de repos, de paix. En se plongeant dans la mer, en y nageant, on vit une étroite communion avec la nature ; elle nous entoure, nous imprègne, nous réconforte ; elle nous console des vicissitudes de l'histoire, brumeuse et cruelle, qui domine les peuples du Nord et qui fait le malheur des hommes. Quand on se baigne, le monde devient une maison douce et familière ; on entre en symbiose avec l'univers. L'espace tout entier se transforme en une demeure accueillante. La forme nous délivre du dynamisme et de sa malédiction. La destinée se confond avec la plus authentique des libertés. On éprouve l'harmonie, voire la confusion ou la compénétration du soi et de l’univers.

Troisième auteur, Le Clézio, familier de l’île Maurice d’où sa famille est originaire et de la Côte d’Azur où il a passé son enfance. Quand il mentionne l’océan, il évoque en général son bruit, ce roulement sourd et profond qui accompagne et parfois envahit, qui berce ou réveille, qui apaise ou inquiète. La mer ne bavarde pas, mais transforme nos paroles en verbiage. Son grondement, apaisé ou violent, étouffe le grincement des portes et des roues, appelle à rompre avec le terre-à-terre des chemins et des maisons, rend insignifiantes et artificielles les rues et les habitations qui communément nous occupent et préoccupent tellement. On entend, on écoute la mer plus qu’on ne la voit, et à travers son bourdonnement nous parvient la musique obsédante d'une autre dimension, plus vraie que celle de la vie quotidienne. Elle nous invite à chercher l'or ou le trésor introuvable de notre être. Quand on répond à cet appel, on se met en quête de son identité dans un interminable voyage hors des sentiers battus et des demeures banales. La mer fait penser à une divinité toute proche qui délivre ceux que sa grâce touche de l’emprise des maisons et des routes et les envoie vers une vérité qui se situe ailleurs. Il en va de même du désert qui joue aussi un rôle important dans l'œuvre de Le Clézio, le désert à la fois si proche et si différent de l’océan, comme le répétait Théodore Monod, ce biologiste marin devenu spécialiste du Sahara.

Cette image de la mer, triomphante des contraintes et des limites spatiales, est séduisante, mais, en y réfléchissant, il me semble qu’on doit l'écarter. Dans la Bible, la mer ne donne pas l’image de la réconciliation et de l’harmonie du Royaume. Au contraire, elle évoque l'océan primordial de la Genèse, ces eaux ténébreuses qui forment une bouillie indistincte, un tohu-bohu ou un chaos, où aucune existence n’est possible. À la place de cette étendue liquide originelle, informe et vide, le créateur fait surgir un temps et un espace structurés, il façonne un cosmos organisé, délimité où des êtres peuvent vivre, habiter et se déplacer. La Bible associe ensuite la mer à la menace (celle du déluge, celle des tempêtes de la mer de Tibériade, celle des naufrages de Paul), à la tentation (la fuite de Jonas), aux monstres (le Léviathan), à l’absence de vie (pensons à la mer morte). Sous l’action de Dieu, elle reflue, recule (comme la mer Rouge devant Moïse) et s’anéantit. Elle n'aura plus de place à la fin des temps. Dans la vision des nouveaux cieux et de la nouvelle terre d'Apocalypse 21, elle a disparu. Ne représente-t-elle pas au fond une mystique de type païen, où domine l'identité, où disparaît l'altérité, et où s'évanouit la transcendance ? Un Royaume fluide, océanique signifierait la fusion universelle et donc l'abolition de toute individualité. Il supprimerait les bords du chemin, les murs de la maison qui posent des limites et des différences, qui nous situent à notre juste place. L’humanité, loin d'y conquérir son authenticité, s'y noierait. Pour la Bible, la rencontre avec le divin ne s’opère pas dans l’indistinction de la mer, mais plutôt dans la montagne (le Sinaï, les collines de Sion), frontière où communiquent le ciel et la terre sans se mélanger.

La ville utopique

À l’image de la mer, je préfère celle de la ville, qui me semble plus juste. L'Apocalypse propose une ville, la nouvelle Jérusalem, comme figure du Royaume. Dans la cité, on habite et on voyage. Demeures et rues, maisons et avenues, immeubles et boulevards n’y disparaissent pas comme dans la mer qui les engloutit, mais se joignent, s'enchevêtrent, collaborent pour créer un espace spécifique où se développent formes et dynamismes, où se déploient liberté et destinée, où se conjuguent participation et individuation.

On peut s’étonner de cette comparaison, s’interroger sur son bien fondé et sa pertinence. Nos agglomérations ne sont pas toujours plaisantes, loin de là ; elles sont des lieux de discorde plus que d’association, d’affrontements plus que de collaboration, de fureurs plus que de paix, de mal-être plus que de bonheur. Avec leurs lumières et leurs bruits incessants, elles nuisent au repos de leurs habitants (on ne dort jamais bien à New York ou à Paris) et quand on s’y déplace la circulation y est chaotique (essayez de conduire à Istanbul ou à Palerme). Elles rassemblent sans créer de liens, au contraire, elles augmentent les solitudes. Elles fatiguent, comme les voyages, mais sans conduire ailleurs. Elles nous logent, comme nos demeures, mais loin de nous protéger, elles nous exposent, nous rendent vulnérables. Peut-on sérieusement prétendre qu'elles évoquent le royaume de fraternité et d’harmonie ? Ne nous donnent-elles pas plutôt un aperçu de ce que pourrait bien être l’enfer ? C’est vrai, je le constate et le reconnais. Mais l'enfer n'est-il pas une parodie du Royaume et nos métropoles des contrefaçons de la ville ? Pensons aux cités de l‘Antiquité. Nous ne les connaissons certes que par des vestiges et des textes qui en donnent une idée peut-être fausse. On a pourtant l’impression quand on en parcourt les ruines de Delphes, de Selinonte, de Timgad, de Volubilis ou d’Aggrigente, que les grecs, plus peut-être que les romains, avaient conçus et construits leurs villes avec un sens remarquable de l’harmonie, de l’équilibre et de la beauté. À quoi il faut ajouter qu’il y a aussi, à côté d’horreurs, des villes moyenâgeuses et modernes réussies.

Mais pour répondre à cette objection, il ne suffit pas de citer de belles villes (ou des villes moins laides). Il faut surtout faire intervenir la notion d’utopie ; l’utopie, c’est ce qui n’a pas de lieu, ce qu’on ne trouve nulle part. Si pour la Bible le Royaume de Dieu sera une ville, cette ville est, au moins en partie, utopique ; autrement dit elle diffère de toutes celles que nous connaissons et nos agglomérations en présentent une caricature plutôt qu’une image. Le Royaume, en tout cas pour le moment, n’existe nulle part ; il n’est pas là, nous l’attendons.Toutefois, ne pas exister ne veut pas dire n’être rien, n’avoir ni réalité, ni action, ni effet. L’utopie met en question, ébranle, attaque ce qui existe et l’oblige à se transformer. Cette ville qui n’est pas là, qu’on ne trouve nulle part a des conséquences en ce qu’elle rend évident que notre monde ne doit pas rester tel qu’il est, mais évoluer, se transformer. Elle empêche d’être satisfait de nos voies de circulation et de nos demeures ou agglomérations, elle interdit de s’arrêter et de se reposer. Son utopie maintient nos maisons en chantier et nous pousse à tracer des routes inédites, elle nous invite à entreprendre de nouvelles constructions et de nouvelles explorations.

Le Royaume de Dieu a lieu, en ce sens qu'il opère dans notre espace et dans notre temps, mais il n'a pas de lieu, il ne se laisse ni localiser ni dater; il reste différent de ce qui existe dans notre monde, tout en y étant présent par les édifications et les mouvements qu’il suscite. Parce que toujours différent et toujours agissant, il a plus de poids et de force que les lieux où nous logeons et que nous arpentons. Il nous donne, sans que nous puissions les figer, les définir, les posséder ou les maîtriser, une forme et un dynamisme qui s'allient, une liberté et une destinée qui se rencontrent, une communauté et une individualité qui convergent, ce que nos chemins et nos logements échouent à nous procurer.

*   *   *

La maison, la route, la mer et la ville ; quatre réalités que nous vivons, que nous connaissons bien, auxquelles nous avons constamment affaire. J’ai essayé de m’en servir, comme des symboles ou de les utiliser comme des paraboles pour décrire notre condition humaine et pour réfléchir sur le Royaume de Dieu qui vient donner sens à notre vie quotidienne. Tous les êtres humains sont des habitants de ce monde et des voyageurs sur cette terre ; tous sont pris dans des tensions entre les attraits du sédentarisme et les charmes du nomadisme. Les croyants aussi, mais l’évangile, comme le disait saint Augustin les rend à la fois pèlerins et résidents ; le Royaume de Dieu vient animer leurs demeures, orienter leurs marches et les conduire au-delà des tensions qui traversent chaque existence vers l’harmonie, la réconciliation et la paix auxquelles Dieu nous appelle.

André Gounelle
(conférence 2008, refonte d’un article publié dans Foi et vie, janvier 1996)

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot