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Indépendance et engagement
Le débat entre libéralisme et communautarisme
Constamment, des tensions et des contradictions traversent notre existence
et personne n'y échappe. Pascal parlait de la « duplicité » de l'être
humain, par quoi il entendait non pas que nous serions faux ou fourbes,
mais que nous sommes doubles, partagés, bifrons ou bifaces, tels le Janus
de la mythologie. Sans cesse, nous sommes tiraillés entre des désirs
contraires, entre des besoins opposés, entre des aspirations incompatibles,
ce qui rend l'être humain déconcertant. Comme l'a écrit Sartre, dans une
phrase aussi juste que paradoxale, « il est ce qu'il n'est pas, il n'est
pas ce qu'il est ».
Indépendance ou engagement, ce titre indique l'une de ces tensions qui
selon les cas nous stimulent, nous dynamisent, ou nous abattent et nous
déchirent. Nous tenons à notre autonomie, à notre jugement personnel, il
nous parait important de décider par nous-mêmes et de nous déterminer
librement. Nous tenons tout autant aux compagnonnages, aux appartenances,
aux attachements qui nous constituent ; nous avons fait de la loyauté et de
la fidélité des valeurs essentielles. Nous voudrions être à la fois engagé
et dégagé, associé et libre. Souhait profond mais difficile, peut-être
impossible. Comment faire partie d'un ensemble tout en restant à part,
vivre des relations fortes sans se lier ? Comment dire « je », parler en
son seul nom personnel et, pourtant, en même temps, incarner un « nous »,
porter un discours commun ? Tel ce héros d'une nouvelle de Camus dans L’Exil et le Royaume, nous ne savons pas très bien si nous sommes et
désirons être solidaire ou solitaire.
Cette tension sous-tend le débat entre libéralisme et communautarisme sur
lequel je vais m’arrêter. Je procéderai en trois temps. Le premier
proposera des définitions. Le deuxième présentera les argumentations
contraires des deux camps. Le troisième portera sur deux situations
historiques qui illustrent leur opposition.
Libéralisme et communautarisme
Les deux termes de libéralisme et de communautarisme n’ont pas exactement
le même sens ni les mêmes connotations en anglais et en français. Le
vocabulaire philosophique et le langage journalistique leur donnent un
contenu au moins en partie différent, ce qui rend la réflexion confuse et
suscite des malentendus. J’essaie donc de préciser en quel sens je les
emploie.
Durant la première moitié du dix-neuvième siècle, on a beaucoup discuté en
France de la société, de son organisation et de son gouvernement. C’est
dans ce contexte, qu’apparaît le mot libéralisme pour désigner la position
qui affirme la primauté des droits de la personne sur le droit des princes
ou de la nation. Le libéralisme refuse qu’on subordonne les individus aux
intérêts dits supérieurs de l’État ; il ne veut pas, par exemple, qu’on
sacrifie les français à la France, conçue comme une réalité idéale et
transcendante. Quand la monarchie de juillet confère à Louis-Philippe le
titre de « roi des français » et non celui de « roi de France », elle
adopte une formulation typiquement libérale. À l’opposé de ce qu’on appelle
aujourd’hui l’ultra-libéralisme ou « libertarisme », avec lequel on le
confond souvent, le libéralisme ne préconise nullement un « laisser faire
», il n’entend pas supprimer contraintes et contrôles. Au contraire, il
implique des réglementations et des régulations pour protéger les libertés
individuelles ; il compte sur la loi pour garantir l’autonomie de chacun ;
l’État et le droit ont pour fonction essentielle d’assurer l’indépendance
des personnes qui doit toujours l’emporter sur les emprises collectives et
les engagements communautaires. La personne, ici, ne désigne pas quelqu’un
de singulier, d’unique, à nul autre semblable ; au contraire elle renvoie à
ce que nous avons tous en commun, c’est une catégorie universelle. Le
libéralisme est un universalisme en ce sens qu’il écarte ou ne prend pas en
considération les particularités de chacun ; il s’intéresse à l’homme et à
ses droits en général.
Quant au communautarisme, je l’ai pour ma part découvert, il y a vingt-cinq
ans, au Canada où il s’est développé à la suite du malaise des québécois à
l’intérieur d’un État fédéral largement dominé par des anglophones. Ses
théoriciens, ainsi le montréalais Charles Taylor, sont attentifs aux
différences, aux particularités qui enrichissent une société, lui donnent
de la vitalité ; ils demandent qu’on prenne en compte l’altérité des êtres
humain et qu’on ne cherche pas à leur imposer un conformisme généralisé.
Dans cette perspective, les diverses communautés culturelles jouent un rôle
essentiel. On doit les respecter et maintenir les groupes minoritaires
menacés (au Canada, les amérindiens, les inuits et les franco-canadiens).
Il faut empêcher l’américanisme de tout submerger et de tout niveler. En
offrant aux divers groupes culturels un cadre juridique et des institutions
appropriées, on leur permet de développer et d’apporter à l’ensemble des
idées et des valeurs qui, sinon, resteraient au stade de rêves,
d’aspirations ou d’utopies stériles. Plutôt que de protéger l’individu des
emprises collectives, il importe de favoriser les communautés qui
permettent aux individus d’exister en n’étant pas tous pareils, et
cependant en étant ensemble dans une interaction dynamique puisque chacun a
des choses qui lui sont propres à apporter aux autres.
Le débat
Ces définitions données, je résume à grands traits le débat entre libéraux,
partisans de l’indépendance de la personne, et communautariens pour qui les
engagements qu’elle prend ou dans lesquels elle est prise constituent la
personne et lui confèrent son identité.
La thèse libérale
Les libéraux français des dix-huitième et dix-neuvième siècle ont réagi
contre une société qui répartissait les individus dans des catégories
distinctes et déterminait leur statut d’après leur appartenance à tel ou
tel groupe : c’est le cas des « trois états » de l’ancien régime, où la
naissance décide du rang que l’ont tient dans la société, des droits que
l’on a et des places auxquelles on peut prétendre. Contre ces identités
collectives, les libéraux affirment la seule légitimité des droits qui sont
communs à tous. Dans la fonction publique, au recrutement par cooptation au
sein d’un même milieu, ils ont substitué le recrutement par concours qui se
généralise durant les années 1880, avec suppression plus tard de la « cote
d’amour » qui avait cours pour certains d’entre eux. Ils ont voulu le
service militaire généralisé (sans exemption possible en fonction de la
naissance, de la fortune, ou de l’appartenance à un clergé). Ils ont
généralisé l’accès à l’instruction, auparavant réservé à quelques-uns. Ils
ont posé le principe « un homme - une voix » (qui est devenu seulement en
1945 « un homme ou une femme - une voix »).
Le libéralisme insiste sur l'individu et entend le soumettre à des règles
universelles, les mêmes pour tous. La société et l'État doivent le traiter
comme un citoyen, sans prendre en compte ses caractéristiques propres.
Elles relèvent de sa vie privée et le domaine public n'a pas à les
connaître, ni à établir à partir d'elles des distinctions. La religion ou
les valeurs culturelles de quelqu'un sont une affaire d’ordre intime et
n'ont aucune incidence légitime sur ses droits ni sur son statut social. En
1791, dans un débat sur le statut des juifs, le comte de Clermont-Tonnerre
exprime très bien la position libérale :
« Il faut tout refuser aux juifs comme nation, et tout accorder aux juifs
comme individus, il faut refuser la protection légale au maintien des
prétendues lois de leur corporation judaïque ; il faut qu'ils ne fassent
plus dans l'État ni corps politique ni ordre ; il faut qu'ils soient
individuellement citoyens ».
L'État reconnaît des individus et non des groupes ou des communautés. D'où
le refus d’admettre l'existence d'une nation corse ou basque dans
l’ensemble français. D’où les réactions contre les spécificités
vestimentaires et alimentaires revendiquées par des juifs, des musulmans ou
des sikhs. D’où une conception de la laïcité qui exclut les manifestations
religieuses de la sphère publique pour les cantonner dans le privé et
l’intime. Légaliser ou légitimer des variantes dans la citoyenneté en
fonction des appartenances communautaires contredirait les fondements de la
démocratie libérale.
La thèse communautarienne
Les « communautariens » ou « culturalistes » jugent cette attitude fausse
et contradictoire. On n'accorde rien à l'individu juif, disent-ils, si on
ne lui permet pas de vivre selon ses coutumes (par exemple, de ne pas
travailler le jour de sabbat), et si on ne lui donne pas les moyens
d'entretenir des synagogues et des écoles talmudiques. Quand on interdit de
voiler leur visage aux femmes qui le souhaitent, on ne favorise pas leur
liberté, on leur impose des contraintes. On ne les soumet pas à une loi
universelle, on les oblige à se conformer aux règles ou aux coutumes d’un
groupe particulier qui n’est pas le leur. Sous prétexte de défendre
l’individu, l’universalisme libéral le brime ; en cherchant à le protéger,
il favorise un impérialisme nivelant et destructeur des personnes ou des
personnalités. Il risque de conduire à ce qu’on a appelé un « génocide
culturel ».
Selon le communautarisme, une erreur fondamentale vicie le libéralisme.
Dans la ligne du cogito cartésien ou kantien et de la philosophie des
Lumières, il postule un individu « désencombré », un « moi non situé »
selon des expressions de Charles Taylor. Il pense qu’on est vraiment
soi-même quand on est exempt de tout engagement et de toute participation,
alors qu’au contraire quand on fait abstraction de ce qui caractérise une
personne, quand on veut ignorer son histoire, ses enracinements, ses
attachements, ses choix, on la mutile, on l’anéantit, on la transforme en
une coquille vide dépouillée de ce qui concrètement donne couleur et saveur
à son existence. L’être humain en général, indéterminé, autrement dit un
homme sans qualifications, ou sans qualités (pour reprendre le titre de
Musil), est une pure illusion, un fantasme qui relève d’une imagination
déconnectée d’avec le réel. Comme l'écrit Joseph de Maistre (1753-1821),
dans une critique virulente de la déclaration des « droits de l’homme » de
1789, « il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu dans ma vie des
Français, des Italiens, des Russes ... quant à l'homme, je déclare ne
l'avoir jamais rencontré de ma vie ». En chaque être humain, s'incarnent et
vivent les communautés auxquelles il appartient. Il n'existe que des
particularismes ; les exclure ne conduit pas à l’universel, mais aboutit à
une déshumanisation. Si on veut vraiment respecter les personnes, il faut
reconnaître et protéger leur langues, leurs coutumes et leurs traditions.
On doit fournir aux amérindiens, aux franco-ontariens, aux hispaniques, aux
corses, aux basques, aux musulmans les moyens de transmettre et de
développer leur culture par des écoles, des institutions, une législation
adaptées à leurs valeurs et à leur coutumes. Les communautariens reprochent
aux libéraux d’oublier d’inscrire dans la liste des droits de l’homme le
droit à l’identité culturelle, ce qui constitue à leurs yeux un « déficit
démocratique ».
La critique libérale
Les libéraux adressent deux critiques aux thèses communautariennes.
Une circulaire du ministère de l’éducation nationale en septembre 1994
exprime la première. Le communautarisme conduit, dit-elle, à « l’éclatement
de la nation en communautés séparées, indifférentes les unes aux autres, ne
considérant que leurs propres règles et leurs propres lois, engagées dans
une simple coexistence ». Récemment, les gouvernements allemands et anglais
ont repris cette critique. De même, en 2011, le premier ministre
britannique David Cameron a parlé d’un échec du multiculturalisme qui
conduisait les communautés « à vivre isolées les unes des autres ». À quoi
les penseurs communautariens répondent qu’on caricature leur position,
qu’ils accordent une importance primordiale aux échanges et au partages,
qu’ils souhaitent non pas une mosaïque de communautés mais un État qui soit
une « communauté de communautés ». À leurs yeux, reconnaître et respecter
les diversités culturelles, loin de nuire aux ententes et dialogues entre
personnes, les favorisent. On leur reproche de concevoir un « vivre
ensemble » qui soit « un vivre non pas avec l’autre mais à côté de l’autre
». Ils répondent que le « vivre ensemble » du libéralisme n’est pas un «
vivre avec l’autre », mais un « vivre avec le même ou avec le semblable ».
On peut cependant se demander si, en dépit de leurs intentions, en fait les
communautariens ne favorisent pas le fractionnement de la société.
La seconde critique soulève le problème de la liberté individuelle : dans
une société communautarienne, les personnes ne risquent-elles pas de
devenir prisonnières, captives, esclaves de leur groupe ? Vont-elles
pouvoir s’en affranchir ? Si, selon les culturalistes, la démocratie
libérale brime les musulmanes en leur interdisant le voile, leur communauté
ne les brime-t-elles pas tout autant, sinon plus, en le leur imposant ?
Dans un cas comme dans l’autre, il n’y a pas d’indépendance ni de décision
personnelles. Pour essayer de sortir de ce dilemme entre une dictature
universaliste et une tyrannie particulariste, pour articuler ce qu’il y a
de juste dans le libéralisme et dans le communautarisme, on a nommé au
Québec une commission, un peu l’équivalent de la commission Stasi en
France, présidée par deux prestigieux universitaires, le juriste Gérard
Bouchard et le philosophe Charles Taylor. Leur rapport, remis en 2008,
préconise une voie pragmatique, empirique, définie par la recherche cas par
cas d’ « accommodements raisonnables » et d’ « ajustements concertés ».
Cette proposition cherche à tracer une voie qui ne vide pas la personne de
sa singularité sans pour cela la river à cette singularité. Il est encore
trop tôt pour en évaluer l’efficacité et la fécondité.
Deux illustrations historiques
J’en arrive à ma troisième partie qui va mentionner deux exemples de heurt
entre les principes libéraux et les logiques communautariennes. Ces deux
exemples nous sont à la fois proches, puisqu’ils appartiennent à l’histoire
de France, et lointains, parce qu’ils se situent dans le passé (un passé
relativement récent). Je les ai choisis plutôt que des situations
contemporaines souvent trop brûlantes et passionnelles pour permettre une
réflexion de fond.
L’Alsace-Moselle
Premier exemple, celui de l’Alsace-Moselle, annexée après la guerre
1870-1871 à l’Allemagne. À l’époque, deux échanges significatifs ont lieu,
par revues interposées, entre des universitaires allemands et français. Le
premier, assez âpre, met aux prises deux historiens de l’antiquité
classique, Mommsen et Fustel de Coulange qui ne s’apprécient guère. Le
second, moins dur, oppose deux historiens des origines du christianisme,
Strauss et Renan, qui éprouvent du respect et de l’amitié l’un pour
l’autre.
Les allemands déploient, tous les deux, une argumentation de type
communautarien. Les alsaciens-mosellans, disent-ils, sont germaniques par
leur langue, par leur mode de vie et par leur race (un mot qui n’était
alors pas proscrit comme aujourd’hui). Qu’elle le veuille ou non,
l’Alsace-Moselle fait partie de l’ensemble allemand. En s’en emparant,
écrit Mommsen, nous ne faisons que « prendre tout ce qui est nôtre, rien de
plus et rien de moins ». Pour lui, l’annexion est une restitution. Renan
devait, plus tard, résumer ainsi le point de vue de ses interlocuteurs : «
la famille germanique ... a le droit de reprendre les membres épars du
germanisme, même quand ces membres ne demandent pas de la rejoindre ». Avec
une lucidité prémonitoire, Fustel de Coulanges et Renan soulignent que ce
point de vue ne peut que mettre l’Europe à feu et à sang. Selon Mommsen et
Strauss, quelles que soient leurs préférences, les alsaciens-mosellans sont
allemands « essentiellement », écrit Strauss, c’est-à-dire par leur
biologie, leur culture, leur nature. Il serait incongru d'envisager de leur
demander leur accord.
Les deux français ne nient ni ne sous-estiment le poids de la race, de la
langue, de la culture, de l’histoire, bien au contraire ils le soulignent.
Toutefois, pour eux, ces facteurs ne suffisent pas pour constituer une
nation et déterminer la nationalité. À côté de l’apport du passé, un autre
élément a autant d’importance : « la décision des individus » dit Fustel de
Coulanges, le « vœu des populations » selon l’expression de Renan. Plus
tard, en 1882 dans son célèbre opuscule Qu'est ce qu'une nation ?,
Renan écrit qu'une nation est « un plébiscite de tous les jours » ;
autrement dit, elle vit certes d’un héritage commun, mais aussi du
consentement implicite ou de l'adhésion explicite de ceux qui en font
partie. Les deux universitaires français auraient souhaité un vote, comme
on l’avait fait en Savoie et à Nice, qui permette aux alsaciens de choisir.
En 1871, la France étant vaincue, la thèse allemande l’emporte. On octroie,
cependant, aux alsaciens la possibilité d'opter individuellement pour la
nationalité française ; on atténue une politique résolument
communautarienne par une mesure libérale, qui illustre dans une situation
précise ce qu’on peut entendre par « ajustement concerté ».
En 1919, quand l'Alsace redevient française, on ne demande pas plus qu’en
1871 à ses habitants de s'exprimer par un referendum ni même par un choix
personnel. On les répartit en quatre catégories en fonction de leurs
ascendants ou de leur conjoint et, dans leur très grande majorité, ils font
l’objet d’une « réintégration automatique », autrement dit, on les
considère comme français sans s’enquérir de leur avis. On concède cependant
à l’Alsace-Moselle un statut spécial (Églises concordataires, système
autonome d'assurances sociales, législation propre, etc.). On crée ainsi
une « société distincte » à l'intérieur de l'ensemble unitaire française.
De manière pragmatique et en dépit du principe de la « République une et
indivisible », on combine un libéralisme qui pose l'égalité de tous les
citoyens d'un même pays avec des aménagements d’esprit communautarien qui
admettent des différences liées à l'histoire et à la culture. On peut voir
là un exemple de ce que les québécois appellent « accommodement raisonnable
».
Le rôle et la fonction des intellectuels
Deuxième exemple, les débats durant les deux premiers tiers du vingtième
siècle sur le rôle et la fonction des « intellectuels ». C’est au moment de
l'affaire Dreyfus qu’à la suite de Barrès et de Clemenceau, on a utilisé et
généralisé le mot « intellectuel » pour désigner des artistes, des
écrivains, des universitaires qui demandaient publiquement que soit révisé
le procès du capitaine injustement condamné. « Intellectuel » dans ce
contexte désigne quelqu’un ayant un bon niveau culturel qui prend
publiquement parti dans les débats sociaux et politiques du moment. Il ne
se confine pas dans sa spécialité, il sort de son domaine propre pour
s’occuper du bien commun, il « se mêle de ce qui ne le regarde pas », comme
l’écrit ironiquement Sartre. Il se sert de ses compétences dans un secteur
particulier, il en abuse diront ses critiques, pour donner du poids à ce
qu’il fait et dit sur la scène publique. Un penseur, un savant ne devient
un intellectuel en ce sens que lorsqu’il intervient dans les affaires de la
cité.
Pendant une grande partie du vingtième siècle, surtout après la seconde
guerre mondiale, humanistes, existentialistes et communistes plaident
vigoureusement pour que les artistes, les écrivains, les savants s'engagent
; qu’ils ne se contentent pas de décrire le monde, qu'ils contribuent à le
transformer, comme les y invite Marx. Ce plaidoyer ne manque pas
d'ambiguïté, puisque l’engagement souhaité peut être de type soit
communautarien soit libéral. Selon les uns, il signifie que l'intellectuel
doit se mettre totalement au service du camp, du parti ou du pays qui est
le sien. Quand en 1936, André Gide, alors sympathisant communiste, «
compagnon de route » comme on disait à l’époque, publie, au retour d’un
voyage en Russie, un livre assez sévère pour le système soviétique,
beaucoup - par exemple Aragon - estiment qu’il trahit la cause de la gauche
et fait preuve d'une indiscipline coupable chez un militant, inadmissible
au moment du Front Populaire et de la guerre civile d’Espagne. L’engagement
n’implique-t-il pas qu’on appuie ceux qui vont dans la direction qu’on juge
bonne, même quand il leur arrive de se tromper, et qu’on ne fournisse pas,
en pleine lutte, des arguments, même justes, à leurs adversaires ? Selon
les autres, au contraire, l’intellectuel exerce une fonction critique.
Avant d’être partisan ou militant, il doit servir la vérité, y compris
quand cette vérité nuit à son camp. Dans une perspective libérale, par
l’indépendance de son jugement, Gide a honoré son statut d’intellectuel,
alors que d’un point de vue communautarien il l’a trahi.
En 1915, durant la première guerre mondiale, l’essayiste et romancier
français Romain Rolland, qui devait recevoir l’année suivante le prix Nobel
de littérature, publie à Genève, où il habite, un livre intitulé Au-dessus de la mêlée ; il y défend un internationalisme pacifiste
qui fait passer le sens de l'humain avant les attachements patriotiques. Ce
livre fut très mal accueilli en France, probablement plus à cause de son
titre que de son contenu, car il semble avoir été peu lu. Le rejet est
quasi unanime : quand des concitoyens se battent dans des conditions
atroces, souffrent et meurent pour leur pays, a-t-on le droit d'aller en
Suisse et de se déclarer au-dessus de la mêlée ? À force de se vouloir
indépendant, ne manque-t-on pas à des engagements essentiels, ne trahit-on
pas des solidarités élémentaires ? En 1927, Julien Benda, dans un essai
intitulé La trahison des clercs, relance le débat. Pour Benda, le
clerc, entendez l'intellectuel, manque à sa mission et à son devoir quand
il devient partisan, quand il s’occupe plus des passions temporelles que
des vérités ou des valeurs éternelles, quand il fait de la propagande pour
un camp ou un pays et se met au service d'intérêts particuliers aux dépens
de la justice et de la raison universelles. Les réactions au livre de Benda
sont très négatives à gauche comme à droite. Des marxistes, ainsi Paul
Nizan, des existentialistes, tel Gabriel Marcel, lui reprochent de
préconiser une « philosophe de l’abstention », « une fuite devant le
concret ». Les nationalistes, surtout les maurrassiens, jouant sur le titre
« la trahison des clercs », qualifient Benda de « clerc de lune » ; ils
dénoncent une pensée apatride, un cosmopolitisme vide, une justice
abstraite et une raison désincarnée qui s'affranchissent des liens
concrets, des enracinements terriens et des affections charnelles. Je suis
homme de ma province avant d'être citoyen du monde, déclarent-ils en se
souvenant peut-être du conseil que Barrès donnait pour éviter le «
déracinement » dont il rendait le kantisme responsable : « vous êtes faits
pour sentir en Lorrains, en Auvergnats, en Provençaux, en Bretons …
n’écoutez pas les avocats de l’universel ».
Une trentaine d’années plus tard, au moment de la guerre d'Algérie, Camus a
dit qu'entre sa mère, une pied-noir, et la justice, il défendrait d’abord
sa mère. Faut-il comprendre qu’il opte pour le familial contre l’idéal,
pour la solidarité affective contre le détachement intellectuel, pour
l’intérêt vital d’un clan contre des principes universels ? On a beaucoup
discuté du sens exact de sa déclaration ; quoiqu’il en soit, elle
représentait pour lui l’aveu d’un douloureux échec, puisqu'il avait
activement mais vainement cherché une solution qui n’aurait lésé ni
l'existence de sa mère ni les exigences de la justice ; pour reprendre le
vocabulaire québécois, il aurait souhaité la mise en place d’ « ajustements
concertés ». S'il avait réussi, alors la tension aurait été dynamique et
vivifiante ; l'insuccès l'a rendu déchirante, paralysante et destructrice.
Dans les discours de Camus à Stockholm et dans ses derniers textes sur
l’Algérie, on sent une détresse profonde et émouvante. Il ne peut suivre
jusqu’au bout ni la logique communautarienne ni l’idéal universaliste.
Faute d’avoir su découvrir ou inventer un « accommodement raisonnable », il
se trouve en porte à faux ; des deux côtés, on lui a d’ailleurs reproché de
trahir et on lui en a voulu.
L'intellectuel remplit sa fonction, me semble-t-il, quand il arrive à ne
sacrifier ni ses racines ni ses ailes, mais parvient à les concilier en
proposant des formules inédites. Souvent, comme Rolland, comme Gide, comme
Camus, il échoue. Néanmoins parfois, son refus de se situer unilatéralement
d'un seul bord peut heureusement nourrir l’action et féconder la réflexion.
Indépendance et engagement, alors, loin de s'opposer se servent
mutuellement.
Conclusion
Je conclus. Il y a un certain repos dans un engagement total ; on n'a plus
à s'interroger, à décider, mais à obéir, à suivre, à se conformer. Il y a
un certain confort dans une farouche indépendance ; on n'a plus à tenir
compte des autres, à assumer des solidarités, à trouver des compromis.
Joindre dans sa vie personnelle engagement et indépendance, articuler dans
la société communautarisme et libéralisme exige beaucoup plus d'efforts et
se heurte à des difficultés parfois insurmontables. Pourtant, il me semble
que la seule attitude responsable et juste consiste à tenter de les
associer. Y réussir ne dépend pas seulement de nous, mais relève de ce que
j'appelle la grâce. L’introduction, ici, d’un mot qui relève certes du
vocabulaire de l’esthétique, mais qui surtout appartient au langage
religieux et théologique peut étonner. Je l’explique. En grec « diable », «
diabolos », signifie le « diviseur ». Quand la tension entre engagement et
indépendance, entre libéralisme et communautarisme déchire, sépare, oppose
et détruit, elle est, au sens propre, diabolique. À l’inverse, il y a la
tentation de l’angélisme, celle de la disparition des tensions dans une
unification (un seul cœur, une seule pensée, une seule volonté en chacun de
nous et en toute l’humanité) qui déboucherait sur un paradis aussi
terrifiant que l’enfer parce qu’y régnerait une uniformité écrasante et
totalitaire. La grâce, c’est lorsque les tensions entretiennent la
vitalité, suscitent l’inventivité, font aller de l’avant, quand entre
indépendance et engagement, entre libéralisme et communautarisme le duel
destructeur devient un duo constructif, un chant non pas à l’unisson mais à
diverses voix qui au lieu de se contrarier ou de se contredire, se
répondent, se corrigent, se complètent, s’enrichissent et se mettent
mutuellement en valeur. Cette polyphonie symphonique toujours fragmentaire,
provisoire, fragile, menacée, requiert beaucoup de vigilance, de travail,
d’intelligence et de cœur ; et pourtant lorsqu’on parvient à l’élaborer et
à la faire entendre, on la ressent toujours comme quelque chose qui dépasse
nos capacités et qui nous est donné ; en ce sens, aussi bien qu’au sens
esthétique du mot, on peut parler de grâce.
André Gounelle
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