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Attitudes chrétiennes devant la mort
Mesdames, messieurs, je commence par deux précisions sur le thème que je vais traiter. D’abord, je ne me limiterai pas à la peur, je vais parler de manière plus vaste de l’attitude devant la mort : la peur est un des éléments d’un ensemble qu’il serait artificiel et faux de séparer des autres éléments qui lui donnent sa tonalité. Ensuite, je m’en tiendrai au monde chrétien occidental, je restreins donc le champ d’analyse et de description, qui, sans cela, serait trop vaste et dépasserait mes compétences. Après une introduction sur la diversité ou la pluralité chrétienne, mon exposé comprendra quatre parties. La première évoquera deux débats qui touchent à la signification anthropologique de la mort, autrement dit à ce qu'elle nous apprend sur l'être humain. La deuxième partie portera sur le rôle de la mort dans la vie et la piété chrétiennes. La troisième partie s'intéressera aux attitudes et comportements de deuil, et la quatrième traitera de la conception de l'au-delà. Je me référerai souvent au protestantisme, surtout dans la troisième partie, parce que ses positions sont peu connues dans notre pays. Toutefois, je n'entends nullement l'opposer au catholicisme sur ce point, mais plutôt repérer des convictions, des attitudes et des pratiques que l'on trouve dans les deux confessions, qui traversent chacune d'elles, mais qui sont parfois plus marquées ou plus soulignées dans l'une que dans l'autre.
Introduction
Je souligne, d'abord, en introduction, la difficulté de parler du christianisme au singulier. Il y a de nombreux christianismes, qui ont en commun quelques principes fondamentaux, mais qui sur tout le reste divergent considérablement. Cette diversité se constate entre catholiques, protestants et orthodoxes, mais aussi à l'intérieur de chaque confession. Elle est particulièrement développée dans le protestantisme.
On le vérifie dans le domaine qui nous occupe, celui des attitudes devant la mort. J'en donne un seul exemple. Les comportements des luthériens d'Alsace n'ont pas grand chose de commun avec ceux des méthodistes ou des militants de l'armée du salut. Les luthériens alsaciens donnent une grande importance aux services funèbres, où dominent recueillement, tristesse et pleurs. Toute la famille, même lointaine en parenté ou géographiquement éloignée, fait un effort pour y assister. On y pratique les veillées mortuaires, l'entretien et la visite des tombes à la Toussaint, les repas ou collations d'enterrement (peu répandus, par contre, chez les protestants cévenols ou béarnais où l’on juge même parfois indécent ce parcours qui va du cimetière au restaurant, du recueillement à la bouffe). Au contraire, méthodistes et salutistes ont tendance à faire d'un décès un événement heureux, voire joyeux. Le défunt monte auprès de Dieu où sa condition est préférable à celle des vivants terrestres. Il est "promu à la gloire", disent les salutistes dont les services funèbres prennent parfois un caractère festif qui choque certains assistants. Selon une phrase souvent citée de l'apôtre Paul, pour le croyant, la mort est un gain. La tombe de ma grand-mère, fervente méthodiste, morte en 1914, à quarante ans, porte l'inscription suivante: "née à la vie terrestre", suivie de sa date de naissance; "née à la vie spirituelle", suivie de la date de sa conversion; et enfin "née à la vie d'en haut" suivie de la date de son décès. Il y a une progression ascendante, et s'exprime ici une vision positive de la mort qui ouvre à une forme supérieure d'existence.
Il faut nuancer cette description. Le poids des mentalités et des habitudes dominantes dans une société atténue petit à petit les différences. Ainsi, les réformés tendent de plus en plus à faire comme tout le monde, par exemple à visiter les cimetières et à fleurir les tombes au moment de la Toussaint, ce à quoi la génération de mes grands-parents se refusait énergiquement. Elle y voyait une superstition. Dans le bassin de la Méditerranée, les chrétiens ont souvent adopté des coutumes, voire des croyances d'origine païenne, en leur donnant un vernis évangélique plus ou moins prononcé. Il est difficile et peut-être vain d'essayer de distinguer ce qui dans les attitudes face à la mort relève à proprement parler d'une conviction religieuse et ce qui vient de la culture ambiante : les deux éléments sont inextricablement mélangés. On le voit par exemple, dans les représentations du jugement post mortem qui combinent des apports de l'Antiquité gréco-romaine et égyptienne avec des données néotestamentaires.
Devant la mort, les chrétiens ont des comportements, des sentiments et des enseignements différents. De plus leurs croyances, leurs attitudes et leurs conceptions ne sont pas seulement ni entièrement chrétiennes; d'autres facteurs et influences interviennent.
1. La mort et la condition humaine
Après cette remarque introductive, je passe à ma première partie. On a beaucoup discuté dans le deuxième tiers du vingtième siècle de ce que la mort signifie pour l'être humain. Ces discussions ont porté sur deux points: d'abord, sur l'importance de l'individu, ensuite, sur le caractère naturel ou scandaleux de la mort.
Mort et personnalité individuelle
Le premier débat a opposé penseurs marxistes et chrétiens dans les années 50. Selon les marxistes, la mort fait apparaître l'insuffisance, voire l'insignifiance de l'individu, dont les idéologies bourgeoises surestiment, selon eux, l'importance. Puisque la personne est destinée à disparaître, tout accomplissement personnel reste illusoire ; une réussite purement individuelle se solde, en fin de compte, par un échec. La mort doit nous détourner de nous centrer sur nous-mêmes, sur notre propre sort et notre propre bonheur. La peur de la mort vient de la conviction erronée que le sens de la vie réside dans l'individu. Il se trouve dans le peuple ou dans l'humanité, qui, eux, continuent. La société seule peut donner valeur, sens et but à notre existence.
Les chrétiens pensent, au contraire, que la mort rend insatisfaisant et décevant tout projet politique et collectif. Certes, disent-ils, il faut travailler à édifier une cité humaine qui soit juste, mais elle ne résoudra pas le problème fondamental de la mort. Elle n'apportera pas un véritable accomplissement, elle ne répondra pas aux aspirations des hommes ni n'apaisera leurs inquiétudes et leurs angoisses, car, de toute façon, ils continueront à mourir. La peur de la mort signifie qu'il ne peut pas y avoir une solution purement sociale ou uniquement communautaire au problème humain. Seule peut le résoudre une transcendance agissant sur le plan individuel et personnel. Un personnage de Soljenitsine dans le Pavillon des cancéreux le dit fort bien : "On passe toute la vie à répéter aux hommes : tu fais partie du groupe, tu fais partie du groupe. Et c'est vrai. Seulement ce n'est vrai qu'autant que l'on vit, et quand vient l'heure de mourir, nous renvoyons l'intéressé hors du groupe. Groupe ou pas, mourir est son affaire à lui". Cette phrase rappelle ce qu'écrivait Luther: "nous sommes tous contraints de mourir et aucun ne mourra pour l'autre, mais chacun devra lutter en sa personne avec la mort. Nous pourrions bien crier aux oreilles des autres, mais à l'heure de la mort, chacun sera remis à lui-même; à ce moment-là, je ne serai pas auprès de toi, ni toi auprès de moi".
À l'argumentation chrétienne, les marxistes répondent premièrement par un discours assez romantique sur le bonheur que représente pour un individu le dévouement et le sacrifice pour une cause qui le dépasse. Deuxièmement, certains laissent entendre à demi-mot que dans la cité socialiste, le problème de la mort sera résolu parce que l'homme pourrait bien ne plus mourir (Edgar Morin et Henri Lefebvre le suggèrent, mais Morin renoncera plus tard explicitement à cette thèse). Une troisième réponse revient plus souvent : ce n'est pas la mort elle-même, qui épouvante l'être humain, mais l'idée qu'il s'en fait, la manière dont il la considère. La peur et l'angoisse qu'elle suscite viennent de notre culture capitaliste. Craindre la mort traduit une mentalité de petit-bourgeois propriétaire occidental, inconnue dans des cultures pré-capitalistes, comme celles de l'Afrique traditionnelle. Dans la cité socialiste post-capitaliste, on mourra sans doute, mais la mort ne posera à personne de problème.
Les chrétiens contestent cette affirmation, et la jugent irréaliste. En se centrant sur la seule dimension sociale, le marxisme, selon eux, oublie et masque les autres aspects de la condition humaine. La mort, disent-ils, vient nous rappeler que nous sommes fondamentalement des personnes, des individus et pas seulement les membres d'un groupe ou d'une communauté. On ne peut donc pas se contenter d'un sens ou d'un salut qui se cantonnerait au politique et ne prendrait pas en compte la destinée particulière de chacun.
Mort, aliénation et finitude
Le deuxième débat se déroule cette fois-ci entre théologiens chrétiens qui se demandent si la mort représente pour l'être humain une anomalie ou si elle lui est naturelle. Deux thèses s'affrontent.
La première part des récits de la Genèse qui font de la mort la conséquence de la chute et de l'affirmation de l'apôtre Paul que la mort est le salaire du péché. Dans l'état édénique primitif, la vie humaine pouvait ne pas avoir de fin. Si Adam et Eve avaient agi comme ils le devaient, ils n'auraient pas connu la mort. Leur immortalité, ou amortalité ne tenait pas à la structure de leur être, mais à l'arbre de vie; en mangeant de son fruit, ils recevaient une vie dont ils n'étaient pas propriétaires. Sous une forme mythologique, ces récits affirment que la mort n'appartient pas à l'ordre de la création; elle résulte de cette contradiction, qu'en langage religieux on nomme le péché, entre l'essence humaine (l'être humain tel que Dieu l'a voulu et fait) et son existence (l'être humain tel qu'il vit en fait à cause d'une histoire qui l'a abîmé ou détérioré). Dans notre angoisse devant la mort, se manifeste notre nature authentique qui refuse ce pour quoi elle n'a pas été faite, ce qui lui fait violence. Selon cette première thèse, la mort n'est pas naturelle; elle vient d'un tragique accident qui nous affecte tous, mais qui aurait pu ne pas se produire.
Contre les sagesses qui veulent apprivoiser la mort et la réduire à une mutation naturelle, ce premier courant du christianisme nourrit protestation et rébellion. Ici, la mort paisible de Socrate, qui agonise doucement, en devisant avec ses amis, fait symboliquement contraste avec celle dramatique, souffrante et tourmentée de Jésus sur la Croix. Pour Platon, la mort, douce et amicale, nous rend service en nous délivrant des peines de l'existence, en nous débarrassant des pesanteurs et des servitudes corporelles. Pour la Bible, la mort agresse et détruit l'être humain; elle est, pour lui, le dernier (et donc le plus grand) des ennemis, selon une expression de l'apôtre Paul. Elle demeure un drame effrayant, une tragédie horrible que surmonte, mais ne supprime pas la promesse d'un au-delà.
Pour la deuxième thèse, au contraire, l'être humain est par nature fini et limité dans le temps comme dans l'espace. La mort manifeste l'une des frontières de son être. Le péché n'introduit pas la nécessité de mourir qui est normale et inévitable, mais rend le décès horrible et redoutable. Le désir d'immortalité qui nous habite traduit le déni insensé de la finitude, le désir d'être comme des dieux. Il disparaît quand on retrouve dans la foi une juste relation avec Dieu, et qu'on s'accepte comme créature, c'est–à-dire comme être fini et mortel.
Selon cette deuxième thèse, la foi dissipe la peur de la mort ; elle nous apprend à mourir paisiblement, car la mort fait naturellement et normalement partie de la destinée humaine, elle n'est pas une anomalie ni un scandale. Il nous faut apprendre à porter le deuil de ceux qu'on a perdus, à prendre acte de leur départ et de la séparation sans s'imaginer qu'ils sont toujours là de manière invisible. Il nous faut envisager tranquillement notre propre décès; il ne nous prive pas de quelque chose qui nous serait due ou qui nous appartiendrait. L'annonce de la résurrection ne signifie pas que la mort nous épargne; elle promet une autre vie, celle qu'on qualifie d'éternelle, qui est un don de Dieu; il la crée comme il a créé la vie d'ici-bas.
Le christianisme engendre ainsi deux attitudes différentes devant la mort : l'une qui se fonde sur la peur et la révolte devant un accident qui détruit notre nature, l'autre qui accepte notre finitude naturelle et renonce au rêve d'immortalité.
2. Mort et spiritualité
J'en arrive à ma deuxième partie qui traite du rôle de la mort dans la piété et la vie religieuse chrétiennes. Là aussi, nous allons constater des divergences. La Réforme naît, en grande partie, du refus d'une spiritualité centrée sur la mort et elle part du rejet d'une religion qui s'organise à partir et en fonction de la mort; mais le clivage traverse les confessions plus qu'il ne les oppose entre elles.
La mort au coeur de la spiritualité
La fin du quinzième et le début du seizième siècles sont en Europe des époques de très forte mortalité. Un enfant sur trois vit plus de deux ans ; l'immense majorité des morts ont moins de quarante ans. On est partout et tout le temps confronté avec la mort. Elle se passe à la maison, elle frappe les proches. Elle représente une expérience familière et une menace quotidienne à laquelle on ne s'habitue pas. Elle épouvante à un degré que nous avons peine à imaginer. Elle obsède et terrifie, comme le montrent ces tableaux hallucinants qui représentent les derniers moments d'un mourant, le jugement dernier, des danses de cadavres ou de squelettes et des enfers sinistres, horribles, effroyables. Se préparer à la mort, s'assurer de son salut, c'est-à-dire échapper à la damnation, gagner le paradis, ou en tout cas parvenir au purgatoire par ses mérites et ses œuvres pieuses, voilà la grande et difficile affaire qu'il faut mener à bien, voilà l'entreprise décisive qui éclipse toutes les autres et qu'on doit absolument réussir. La vie sur terre est tout entière tournée vers ce qui y met fin, vers ce qui la suit et lui succède. Dans cette ligne s'inscrit un peu plus tard la piété baroque, très répandue en Espagne, en Italie, en Bavière, en Autriche et jusqu'en Pologne. J'ai visité dans la région d'Ulm une église du dix-huitième siècle où la chaire du prédicateur s'appuie sur des sculptures de squelettes; elle fait de la peur de la mort le support de la foi chrétienne. Toujours dans la même veine, des catéchismes de la fin du dix-neuvième siècle comportent des gravures où un beau jeune homme, une ravissante jeune fille se regardent dans un miroir et y voient les cadavres qu'ils deviendront un jour. Surtout ne pas oublier la mort; ne pas s'en laisser divertir, ne pas tourner ses regards ailleurs et l'oublier, sinon on risque de perdre irrémédiablement son âme, sa personne, sa vie.
La mort expulsée de la spiritualité
Contre une piété axée sur l'au-delà, en opposition à une foi qui s'alimente et se repaît du morbide, la Réforme réagit avec force. Luther polémique contre le moine Tetzel qui avait inventé de vendre la sortie des âmes du purgatoire et leur entrée au paradis contre espèces sonnantes et trébuchantes, commerce que l'immense peur de cette époque rendait particulièrement lucratif. Les protestants proclament : ne vous tourmentez pas pour votre salut, pour ce qui vous arrivera après votre décès; c'est une affaire réglée. En Christ, Dieu vous a délivrés de toute condamnation ou damnation. Il vous a arrachés au néant. Il vous donne gratuitement, sans condition, ni contrepartie la vie éternelle. Ne vous faites pas de souci pour votre avenir. Vous avez été sauvés il y a bien longtemps : à Golgotha, le vendredi saint, dira un pasteur luthérien ; avant même la création du monde, répliquera un réformé. C'est fait, c'est acquis, irréversible, personne ni rien ne peut vous l'enlever. La grande obsession du chrétien n'est donc pas de se préparer à la mort et à l'au-delà, mais d’être aujourd’hui et ici un disciple et un témoin du Christ, un enfant de Dieu qui travaille à son Royaume et qui aime son prochain. Le croyant doit se préoccuper de la manière dont il vit aujourd'hui l'évangile, de son témoignage et son service actuels et non de ce qui vient après le tombeau,
La Réforme décentre la religion de la mort et la recentre sur la vie. Calvin écrit que les chrétiens ne doivent pas ressembler à des gendarmes (c'est-à-dire, dans la langue de l'époque, à des soldats) qui ne pensent qu'à leur retraite et en oublient leurs missions immédiates. Pour le croyant évangélique, la retraite étant assurée, l'au-delà étant un problème réglé, la mort étant vaincue en Christ, et, selon l'expression de l'apôtre Paul, ayant perdu son aiguillon, ce qui compte c'est l'action présente.
Les testaments des seizième et dix septième siècles illustrent ce renversement d'attitude. Ceux des notables catholiques comportent plusieurs pages qui implorent la miséricorde divine, qui supplient Dieu d'être indulgent et le Christ de leur faire grâce, qui sollicitent l'intercession de Marie et des saints, qui demandent que l'on fasse des prières et qu'on célèbre des messes pour le repos de leur âme. Ceux des notables protestants commencent par un court paragraphe qui dit en substance : "Dieu m'a sauvé en Christ, c'est bien, je lui en exprime ma reconnaissance et ma louange. Et maintenant, voilà comment je dispose de mes biens, pour son service sur terre". D'un côté, domine une angoisse, dont je veux bien croire qu'elle est en partie convenue ; de l'autre, l'emporte une sérénité peut-être plus apparente que réelle. On ne peut pas scruter ce qui se passe au fond des consciences, ni vérifier si les documents reflètent bien les sentiments.
Deux piétés
Cette différence entre deux piétés n'a pas disparu, même si elle ne suit plus les frontières confessionnelles (elle ne les a d'ailleurs jamais exactement suivies). Il y a trois ans, au cours d'une table ronde à Nice sur le témoignage des chrétiens dans le monde d'aujourd'hui, un des participants, un professeur de droit, m'a dit : "pour moi la grande affaire, c'est de mourir en chrétien, et ma foi, ma piété, ma prière m'y préparent. Je pense, monsieur le pasteur, a-t-il ajouté, que vous serez d'accord sur ce point avec moi". J'ai répondu: "Pas du tout. Pour moi, la grande affaire ce n'est pas de mourir, mais de vivre en chrétien jour après jour. Je respecte votre position, je ne la partage pas".
Il n'y a pas sur ce point d'un côté les catholiques, de l'autre les protestants. À l'intérieur de chaque église on rencontre ces deux attitudes contraires, celle pour qui la foi est liée à la peur de la mort, pour qui la sagesse et la piété viennent d'une méditation de la mort ; celle pour qui la foi détourne de la pensée de la mort, pour qui la sagesse et la piété s'occupent de la vie. Beaucoup de prêtres, de théologiens et de fidèles catholiques refusent une religion du morbide. À l'inverse, chez des protestants, existent une prédication et une évangélisation qui utilisent la mort, qui s'en servent comme d'un épouvantail, qui veulent faire peur pour convertir. Dans les deux confessions, on rencontre une spiritualité nourrie de l'angoisse ou de l'inquiétude devant la mort et ce qui la suit, et une spiritualité pour laquelle l'évangile a réglé ce problème et nous en a débarrassé.
3. Les comportements de deuil
J’ai introduit une troisième partie sur les comportements de deuils, parce que ces comportements sont souvent une manière de conjurer la peur de la mort, d’exorciser l’angoisse qu’elle suscite. Cette partie comportera trois points : l'agonie; les services funèbres; enfin les cimetières et les tombes.
L'agonie
La piété populaire traditionnelle accorde une grande importance aux derniers moments. Elle y voit l'épreuve suprême, où tout se joue. On redoute souvent bien plus ce moment que ce qui vient après. En effet, on pense (cela relève plus d'une l'opinion très répandue que de la doctrine officielle de l'église) qu'un instant de repentir sincère au moment du décès efface toute une vie d'incroyance et de péché, et qu'à l'inverse un mouvement de révolte, de doute ou de blasphème annule une vie de sainteté et compromet le salut. D'où ces peintures qui montrent l'agonisant sur son lit de mort, avec en haut du tableau le Christ, la vierge Marie, les anges et les saints qui le soutiennent, et en bas les démons qui guettent une défaillance pour l'emporter. D'où le poids accordé à l'extrême-onction dont on estime qu'elle fortifie celui qui le reçoit dans sa lutte contre la dernière tentation; elle lui apporte confiance et assurance dans son ultime combat.
Au contraire, dans le protestantisme classique, les derniers instants n'ont aucune incidence sur le salut, il est un don inamissible de Dieu, ce qui veut dire qu'on ne peut pas le perdre. Les récits protestants d'agonie insistent sur ce que le mourant transmet à ceux qui l'entourent. Ils n’en font pas l’enjeu d’un combat dramatique entre les forces du mal et celles du bien, mais ils le montrent en prédicateur ou en sermonneur soucieux de délivrer un ultime message. Ses discours et gestes prennent une intensité très grande à ce moment-là. La grande préoccupation du mourant n'est pas d'assurer son salut ou de ne pas le compromettre, mais de garder assez de force pour laisser aux siens une image digne et une parole solennelle qui les marquent. L'accompagnement pastoral des mourants dans le catholicisme classique tourne autour du sacrement, dans le protestantisme autour de la parole et implique que l'agonisant puisse entendre et comprendre ce qu'on lui dit. Les réformés ne refusent pas de lui apporter la Cène, mais ils n'aiment pas beaucoup le faire, car ils craignent une superstition qui ferait du sacrement un acte magique, donnant une sorte de passeport pour l'au-delà. Ils ne mentionnent que peu, et ne craignent pas beaucoup le jugement, particulier ou dernier.
Les service funèbres
Voyons maintenant, les services funèbres. Si à ma connaissance, ils n'ont jamais posé de problèmes dans le catholicisme, au seizième siècle, dans certaines régions protestantes, on les a contestés et déconseillés, non pas parce qu'en eux-mêmes ils seraient mauvais, mais à cause des superstitions qui y sont attachées. On connaît quelques interdictions géographiquement limitées et temporaires. Ces réticences disparaîtront assez vite.
Calvin souhaite des cérémonies funèbres qui aient une tonalité grave et sereine, sans revêtir un caractère tragique ou dramatique. Il souligne que les endeuillés chrétiens sont bien des affligés. Ils n'affichent pas l'indifférence des stoïciens "rejetant, écrit-il, tout sentiment humain". Il est normal, naturel et bien de pleurer. Toutefois, à cause de leur confiance en Dieu et en ses promesses, leur chagrin reste contenu. Les croyants ne doivent pas proférer, écrit Luther, "d'une façon horrible des hurlements et des lamentations". Dans les pays méditerranéens, les réformés ont le plus possible écarté et proscrit les pleureuses. Ils n'accordent qu'une valeur très relative aux habits de deuil et parfois les déconseillent. Un synode réformé de 1559 précise que "le deuil ne gît pas aux habits mais au coeur".
Les réformés n'admettent ni prières ni rites pour le défunt. Ils considèrent que les services funèbres ont pour but d'aider et de soutenir les assistants ; ils concernent les vivants et non le décédé (aujourd'hui, on les célèbre d'ailleurs volontiers le corps absent). Des cultes ou des annonces au moment d'anniversaires de mort sont rarissimes. Les réformés sont toujours mal à l'aise avec les cérémonies commémoratives que leurs demandent des associations d'anciens combattants ou des organismes officiels, parce qu'elles s'accordent difficilement avec leur spiritualité et leur théologie.
Cimetières et tombes
En ce qui concerne les cimetières et les tombeaux, sans s'en désintéresser, les réformés ne leur accordent pas grande importance. Calvin, par exemple, a voulu être enterré anonymement dans la fosse commune : ce qui arrivait à son corps lui était indifférent et il ne voulait pas qu'autour de sa tombe se développent une dévotion et une piété particulières. Beaucoup de protestants se sont joints aux premiers groupes qui ont milité pour l'incinération. La crémation ne leur pose pas de problèmes majeurs. Ce qu'on fait du cadavre n'a pas, en effet, de portée religieuse.
En Suisse romande, au moment de la Réforme, on enlève les cimetières du cœur du village autour de l'église et on les transporte à la périphérie de la localité, déplacement qui, même s'il relève autant de l'aménagement urbain que de raisons religieuses, contribue à décentrer la mort. Les tombes et les cercueils des protestants sont traditionnellement austères, sans ornements. À partir du dix-neuvième siècle, on prend l'habitude d'y inscrire un verset biblique et on y place souvent une croix nue, pas un crucifix, manière encore de se décentrer de la mort : le Christ n'est plus sur la Croix, il est ressuscité, de même le mort n'est pas dans le cercueil, il est auprès de Dieu.
Il y a, certes, toujours un écart entre les principes et les réalités. La diversité protestante fait qu'il y a de nombreuses exceptions. Le peuple protestant a eu souvent de la peine à accepter les rituels très dépouillés que voulaient leur imposer leurs pasteurs. Dans bien des cas, il a réussi à en atténuer la rigoureuse austérité. Aujourd'hui, on a tendance à se montrer moins strict. En effet, les études des psychologues et sociologues ont montré que les rites aident les gens au moment d'un décès, calment ou adoucissent leurs angoisses, leur facilitent la séparation et le travail de deuil. Les leur refuser augmente leur douleur et leur désarroi. On assiste actuellement à une revalorisation du rite en protestantisme, non pas pour des motifs religieux ou spirituels, mais parce qu'ils ont une effet diaconal, voire thérapeutique sur les endeuillés.
4. La vie éternelle
J'en arrive à ma quatrième et dernière partie, la conception de l'au-delà et de la vie éternelle. À la fin du Moyen Age, se développe, dans les croyances populaires plus que dans les doctrines officielles de l'Église, une dramatique de l'après vie avec le jugement particulier et dernier, ainsi qu'une topographie de l'au-delà avec trois lieux principaux : le paradis, l'enfer, et le purgatoire. Au quatorzième siècle, la Divine Comédie de Dante en donne une impressionnante description en trente-trois chants de trois cents vers chacun. On ne trouve rien de tel dans le protestantisme. Même Bunyan, à l'imagination pourtant débordante et foisonnante, reste très discret et retenu dans le Voyage du Pèlerin qui date de 1678. Calvin écrit que la Bible ne donne pas sur l'au-delà un savoir mais une saveur, non pas une connaissance mais un "goût", ou un "petit goût" de ce qu'il sera. La Réforme rejette catégoriquement le purgatoire auquel elle reproche de n'avoir pas de fondements bibliques solides; pour le même motif, elle écarte ces lieux accessoires que sont les "limbes".
Aujourd'hui, il me semble que la tendance générale, chez les catholiques comme chez les protestants, va vers une grande sobriété qui peut se réclamer de la Bible. Si le Nouveau Testament affirme nettement que la personne ne disparaît pas ni ne s'anéantit à son décès, par contre, il parle très peu de ce qui lui arrive, de ce qu'elle devient. À la différence des textes égyptiens, grecs, babyloniens de l'Antiquité, à la différence de certains ouvrages plus ou moins ésotériques de notre époque, Jésus, dans les évangiles, se garde de dépeindre la vie future. Il l'évoque par des comparaisons et des paraboles, qui suggèrent, mais ne décrivent pas ni ne dévoilent. De même, l'apôtre Paul s'exprime par images, par symboles. Nous n'avons pas n'a pas les moyens de nous représenter l'au-delà; quand on essaie de le faire, on l'imagine comme un ici-bas idéalisé, transfiguré, Toutes les descriptions de l'au-delà sont illusoires, car il échappe à notre connaissance. Il appartient, écrit Calvin, au "conseil secret" de Dieu auquel les humains n'ont pas accès. Néanmoins, nous ne sommes pas totalement condamnés à l'ignorance et au silence. Des images, paraboles, et évocations du Nouveau Testament, nous pouvons tirer quelques enseignements. La prédication chrétienne dominante en relève principalement deux.
Premièrement, la vie vient toujours d'un acte de Dieu qui la confère et la donne, qu'il s'agisse de la vie actuelle, qui va de la naissance au décès, de la vie à venir qui suit la mort, ou de la vie spirituelle que fait naître la foi. Nous ne possédons pas, nous ne méritons pas, et nous ne maîtrisons jamais notre existence présente ou future : nous la recevons, elle est toujours un don qui nous vient de Dieu, source de toute vie. À l'abondante littérature qui traite de ce qui suit la mort, les chrétiens adressent deux reproches. D'abord de présenter des hypothèses et des spéculations comme des certitudes; de laisser entendre qu'elles peuvent être démontrées par des données scientifiques ou par des expériences : celles de la communication avec les morts, par exemple; ou celles de souvenirs d'une vie antérieure pour les partisans de la réincarnation. Le cas des N.D.E. est différent, car il s'agit de ce que l'on expérimente quand on approche la mort, quand on en arrive au seuil, non de ce qui se passe après le décès proprement dit. Les chrétiens ne disent pas que ces expériences sont mensongères ou que ces descriptions sont fausses, mais qu'elles sont incertaines, autrement dit qu’elles sont de suppositions invérifiables. En second lieu, et plus fondamentalement, ils reprochent à cette littérature de déconnecter la vie actuelle ou future d'avec la présence et l'action de Dieu, d'avec le message qu'il nous fait entendre dans le Nouveau Testament.
Le deuxième enseignement qu'on peut tirer des textes bibliques découle du symbole de la résurrection des corps, le plus fréquemment utilisé dans le Nouveau Testament. Il ne faut pas le prendre à la lettre, l'interpréter littéralement. La tradition chrétienne l'a parfois fait dans sa prédication, sa théologie et dans l'art qu'elle a inspiré. Elle est alors tombée dans l'absurde. L'apôtre Paul interdit d'ailleurs tout littéralisme d'une part en précisant que la chair et le sang n'hériteront pas du Royaume, d'autre part en employant la mystérieuse expression "corps spirituel", qui indique bien qu'il s'agit d'une corporéité différente de la nôtre. Ce symbole comporte deux indications.
- D'abord, que notre finitude persiste dans la vie éternelle. Nous y restons des êtres limités, comme nous le sommes dans la vie présente, par notre corps. Il ne faut pas concevoir l'entrée dans l'au-delà comme une sorte de divinisation qui nous ferait sortir de l'humanité et participer à l'essence divine. Nous sommes des créatures, et le demeurerons.
- Ensuite, que notre identité ou notre personnalité ne disparaît pas. En effet, notre corps fait de nous des êtres distincts, reconnaissables, séparés des autres par une frontière nette et formant une unité. Mais en même temps, en parlant de "corps spirituel", le Nouveau Testament souligne qu'une transformation profonde s'opère. La vie éternelle ne consiste pas seulement dans le prolongement ou la continuation de la vie actuelle; elle est une autre forme d'existence, mais cette existence n'implique nullement la disparition de la personnalité (elle ne consiste pas en une fusion dans un grand tout).
Pour résumer, aujourd'hui on développe peu de spéculations sur l'au-delà, par contre on exprime une confiance et une assurance assez fortes, avec cependant l'exception de quelques chrétiens minoritaires qui nient qu'il y ait un au-delà, et qui affirment que l'évangile parle d'une autre vie pour symboliser la vie autre à laquelle le croyant est appelé ici-bas.
Conclusion
Je conclus brièvement. J'ai commencé en soulignant la diversité des attitudes et conceptions chrétiennes concernant la mort. Je termine sur la même note. Le christianisme, dans ce domaine, mais aussi dans d'autres, se définit plus par un certain nombre de débats que par des points d'accords. Cela ne veut pas dire qu'il soit totalement éclaté ou éparpillé : les débats se déroulent, en effet, sur un terrain commun, et s'inscrivent dans un cadre bien déterminé. Ils reposent sur l'affirmation fondamentale que le Christ a vaincu la mort et apporte la vie éternelle. Cette affirmation ne dissipe pas la peur ; elle ne fait pas disparaître l’angoisse; elle donne le courage de l’affronter et de la surmonter.
André Gounelle
Conférence publique 2003
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