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Foi et politique

 

La foi chrétienne a-t-elle un rôle à jouer et les églises ont-elles à intervenir dans le domaine politique ? Depuis toujours, mais surtout là où la démocratie l’a emporté, cette question soulève disputes, polémiques et affrontements. Aussi bien leurs fidèles que ceux qui se situent en dehors d’elles ont des réactions souvent très vives quand les églises prennent position publiquement. On leur reproche de s’occuper de ce qui ne les regarde pas, de vouloir régenter la société et de ne pas respecter la laïcité. On les accuse de se détourner de leur mission propre d’annoncer l’évangile, de prendre des attitudes partisanes et de mélanger indûment le temporel et le spirituel. À l’inverse, quand elles restent neutres et se taisent, on les taxe de lâcheté et de complicité, on estime qu’elles trahissent leur mission en ne réagissant pas contre ce qui va mal. On dénonce leur silence devant les injustices, les dictatures, les persécutions, les exclusions ; on n’accepte pas qu’elles restent passives devant ce que notre monde a d’inhumain.

Pour réfléchir à ce problème controversé, nous examinerons successivement trois questions. La première portera sur l’évangile, sur le message ou l’enseignement chrétien : en quoi consiste-t-il exactement ? Concerne-t-il ou non le social et le politique ? En deuxième lieu, nous nous demanderons s’il y a une spécificité politique du chrétien ; sa foi le distingue-t-il des autres citoyens ? Ses convictions ont-elles des incidences sur ses actions et positions civiques ? Enfin, nous nous interrogerons sur les églises et sur leur rôle : doivent-elles prendre part aux débats publics, s’exprimer sur les affaires de la cité, et, si oui, en quel sens ?

 

L’essence de la foi chrétienne

De quoi parle l’évangile ? Quel est son objet ? Quel contenu précis a le message ou l’enseignement chrétien ? À cette question, on a proposé principalement deux réponses. En protestantisme, la première, de type piétiste, appartient plutôt à la tradition luthérienne, même si tous les luthériens ne l’approuvent pas et si on la trouve ailleurs que chez eux. La deuxième, qui a donné le christianisme social, est plutôt réformée, même si les réformés n’en ont pas le monopole et si on rencontre parmi eux des options très différentes.

Sola Gratia

Pour la première réponse, l’évangile s’intéresse principalement, presque uniquement, à la relation de Dieu avec chaque être, avec chaque individu humain. Elle juge tout le reste secondaire, accessoire, insignifiant. La question du salut personnel a, plus que tout autre, tourmenté Luther ; elle a, en grande partie, déterminé son action et sa réflexion. Il y répond par une insistance sur la grâce et sur la foi, tellement forte que parfois elle éclipse tout le reste. La grâce signifie que Dieu me sauve malgré mon insuffisance et mon indignité ; il le fait à cause de ce qu’il est et non à cause de mes qualités ou de mes actions. Il me donne le salut, il m’en fait cadeau sans rien me demander en échange. La foi veut dire que je reçois ce salut comme un don immérité ; je renonce à valoir quelque chose devant Dieu par mes œuvres ; je fais confiance entièrement et seulement à Dieu. Ce lien particulier qui se noue entre Dieu et le croyant, voilà le cœur et la substance du christianisme. Il ne concerne pas vraiment la société, son organisation et son fonctionnement. Un grand théologien luthérien du début du vingtième siècle, que le pape actuel Benoît XVI cite souvent pour le critiquer, Adolf Harnack, pourtant ouvert aux questions sociales, résume l’évangile dans ces deux mots : Dieu et l’âme.

Cette insistance favorise une spiritualité de l’intériorité, assez indifférente aux problèmes de la Cité. Ils ne relèvent pas de l’évangile, mais de la loi, de la technique, de l’intelligence, de logiques et de procédures communes aux croyants et aux non-croyants. Le spirituel et le temporel forment deux univers distincts, deux « royaumes » séparés, sans grand rapport l’un avec l’autre. On ne demande nullement au chrétien se retirer du monde ; il s’en occupe ; toutefois, l’évangile n’a pas grand-chose à lui dire dans ce domaine. Ses engagements sont commandés par des principes laïcs, par la raison et l’analyse et non par la foi. Ainsi un magistrat chrétien quand il rend ses jugements, un gouvernement chrétien quand il prend des décisions, un industriel chrétien quand il dirige son entreprise, un citoyen chrétien quand il vote le font à partir de critères qui ne doivent rien à l’évangile ; ils ne se distinguent en rien dans ces activités de non chrétiens honnêtes et vertueux. « Ce qui est chrétien, écrit Luther, ne se situe pas dans le comportement extérieur, mais dans l’état intérieur ».

Cette dissociation de la spiritualité et de la pratique sociale a donné lieu à des dérives fâcheuses, voire monstrueuses. Ainsi, dans les années 30 en Allemagne, elle a poussé de nombreux chrétiens à pactiser avec le nazisme et à refuser qu’on lui résiste au nom de l’évangile. Pour eux, la spiritualité n’avait rien à voir avec la politique. Soulignons, cependant, que de telles conséquences ne se produisent pas toujours ni forcément, et qu’après la deuxième guerre mondiale, les partisans de cette première réponse ont eu le souci de mettre en place des verrous pour les interdire.

Le Royaume

Pour la deuxième réponse, au cœur du message évangélique, se trouve plus la proclamation du Royaume de Dieu que l’annonce du salut gratuit. Elle estime réglée, résolue, dépassée la question du salut. Au lieu d’en faire le centre et la substance de la foi, on a tendance, ici, à la considérer comme la porte d’entrée, le vestibule ou l’antichambre de la vie chrétienne (pour reprendre des expressions de John Wesley). Le salut est le point de départ à partir duquel on avance, le fondement sur lequel on bâtit. Il se situe dans le passé, Dieu l’a opéré en Jésus-Christ. Il n’y a plus à s’en inquiéter ni à y revenir. Jésus nous a sauvé, c’est fait. Il s’agit maintenant qu’il devienne notre seigneur, celui qui dirige notre vie et d’établir sa seigneurie dans le monde, de le faire « roi », selon un slogan courant dans le christianisme social et dans les mouvements de jeunesses protestants au début du vingtième siècle. Le croyant, se préoccupe de l’obéissance, tant individuelle que sociale, à la volonté de Dieu. À une piété trop intime, à une religion qui donne la priorité à l’intériorité et à la liturgie, à une foi qui se cantonne dans le privé, le fondateur des églises réformées, le zurichois Zwingli oppose une formule pittoresque : « rendre un culte à Dieu, dit-il, ce n’est pas péter entre quatre murs » ; non, c’est aller dans les rues et y agir. La spiritualité a donc une dimension nécessairement publique et politique. L’évangile ne se réduit pas à « Dieu et l’âme » ; il concerne aussi, peut-être surtout, ce monde où il faut manifester concrètement la souveraineté de Dieu ou du Christ.

Cette seconde réponse l’a emporté chez les réformés. S’ils ont eu et ont toujours des comportements politiques divers, voire opposés, en général ils les veulent dépendants de leur foi et de leur compréhension de l’évangile. Certains ont soutenu la monarchie, le statu quo social, voire, en Afrique du Sud, l’apartheid, parce qu’ils les jugeaient conformes à la volonté divine. À l’inverse, d’autres ont lutté contre toute discrimination raciale, ont combattu l’esclavage et ont été à l‘origine du socialisme chrétien parce qu’ils estimaient ainsi obéir à la volonté de Dieu. Pour eux, l’engagement politique, qu’il soit conservateur, réformiste ou révolutionnaire, a en principe, des motivations religieuses, alors que chez ceux qui se rattachent à la première option, il ne doit pas en avoir. On voit bien les dangers de cette seconde position : elle risque de conduire à un totalitarisme religieux. La cité calviniste de Genève ressemble sur bien des points aux républiques islamiques contemporaines et on peut se demander si l’impérialisme qu’on reproche aux américains ne s’en inspire pas en partie. Toutefois, là aussi, comme dans le cas précédent, il faut souligner que cette dérive n’a rien d’automatique et qu’on a prévu des garde-fous pour s’en préserver.

Le débat

Voilà donc ces deux manières de comprendre le cœur de l’évangile et l’essence de la vie chrétienne. Bien entendu, chez la plupart des protestants les deux thèses se combinent, se mitigent et il n’y a pas entre elles une coupure tranchée. Il n’en demeure pas moins que dans les faits une des réponses l’emporte et domine et que ce n’est pas sans conséquences.

Quand on voit dans le salut gratuit l’essence du christianisme, l’engagement politique de l’église apparaît vite aberrant ; on a le sentiment qu’elle quitte son terrain propre pour se lancer dans un domaine où elle n’a pas de compétence. Ne va-t-elle pas ou ne risque-t-elle pas de prêcher « un autre évangile » (« pas d’autre évangile » a été le slogan il y a quarante ans de mouvements chrétiens hostiles à l’engagement des églises dans la culture et dans la cité) ?

Lorsqu’on situe dans la proclamation du Royaume l’essence du christianisme et dans le salut un préliminaire ou une porte d’entrée, on estime qu’une église qui ne prend pas parti politiquement mutile son message ; elle n’annonce, comme l’anabaptiste Hubmaier le reprochait à Luther, qu’un demi évangile, une demi-vérité. Dans le même sens, il y a un demi-siècle, le pasteur français Élie Lauriol disait : « le christianisme social c’est l’évangile tout court, mais pas trop court ».

 

Spécificité politique du chrétien

Existe-t-il une spécificité du chrétien en politique ? Ses convictions influent-elles sur ses options et ses actions dans ce domaine ? Les deux courants que je viens de distinguer se retrouvent également ici. Le premier penche pour une réponse négative et insiste sur la banalité sociale et civique du chrétien ; le second estime qu’il y a sinon une originalité du moins des caractéristiques chrétiennes.

La banalité du chrétien

Le premier courant ne nie pas que la foi crée une différence entre les humains. Toutefois cette différence se situe dans leur relation avec Dieu et non dans leurs pratiques professionnelles, sociales ou politiques. Ainsi, au deuxième siècle, dans ses Apologies, Justin Martyr souligne que les chrétiens n’ont rien de spécial ni d’extraordinaire. Ils suivent les coutumes, obéissent aux lois, sont soumis aux autorités, tout autant que les païens vertueux. Leurs comportements, leurs modes de vie et de pensée ne les distinguent en rien. Ils n’ont pas une éthique ou des valeurs particulières, ils vivent conformément à l’idéal moral et civique de l’Empire Romain. Extérieurement, rien, sinon leur grande honnêteté, ne les différencie des autres citoyens.

Dans cette ligne, on a souvent et justement dit qu’il n’y a pas une manière chrétienne de réparer une voiture, d’opérer une hernie, de faire fonctionner un ordinateur. Le politique représente certes un champ moins purement technique que ceux que je viens d’évoquer ; il touche davantage aux relations interpersonnelles, donc à l’existentiel ; l’idéologie y joue un rôle important. Néanmoins, même si la situation y est plus complexe, le croyant, comme dans les cas précédents, s’y engage et y agit en fonction d’analyses et d’appréciations qui relèvent du raisonnement, de l’argumentation, de l’expérience, de l’intuition ; elles n’ont rien ou pas grand chose à voir avec sa foi ou avec sa relation avec Dieu.

Il faut cependant nuancer. On admet bien une différence, déjà indiquée par Justin quand il insiste sur l’honnêteté supérieure des chrétiens. Le chrétien, dans cette première perspective, n’a pas des idéaux ou des objectifs politiques particuliers, mais une manière particulière de les poursuivre. La foi ne conduit ni à gauche ni à droite ni au centre, ni au dirigisme ni au libéralisme ni à l’altermondialisme ; par contre, elle crée une différence dans la manière dont on assume et exerce ses choix : humainement ou brutalement, dans le respect ou le mépris des autres, avec ambition ou dévouement.

L’originalité chrétienne.

Le deuxième courant juge insuffisante la réponse que je viens d’exposer. Il estime que sa foi oriente l’engagement politique du chrétien pas seulement dans son « comment » ou dans sa modalité, mais dans son contenu ou son orientation même. Albert Schweitzer, le docteur de Lambaréné et John Cobb, un théologien américain contemporain, proposent des analyses qui aident à cerner cette spécificité chrétienne

Selon Schweitzer, trois courants traversent l’ensemble des religions et spiritualités humaines. Ils entraînent trois conceptions divergentes de l’action du croyant dans la société.

Le premier courant se méfie des réalités terrestres. Elles appartiennent au domaine du charnel, du matériel, voire du diabolique. Elles détournent l’être humain de l’essentiel, c’est-à-dire de sa relation avec Dieu ; elles le rendent esclave de ses besoins et de ses désirs, prisonnier de ses ambitions et de ses soucis. Les fidèles sont invités à se libérer le plus possible de leurs occupations et préoccupations mondaines, à ne leur accorder qu’une importance et une attention réduites pour s'adonner à la spiritualité, à des exercices de piété, à des activités ecclésiales. Selon une formule classique, « entrer en religion » équivaut à « sortir du monde ». On demande donc au chrétien non pas un engagement, mais un désengagement politique.

La deuxième tendance affirme la totale souveraineté de Dieu sur l’univers. Dieu détermine tout ce qui y existe et décide de tout ce qui y arrive. D’où une appréciation positive de la réalité terrestre : loin de combattre et de contredire le dessein de Dieu, elle le reflète, le représente et l’incarne. Tout pouvoir, dit-on à la suite de Paul, vient de Dieu. La foi incite, par conséquent à accepter les hiérarchies et organisations sociales, à se mettre en accord ou en harmonie avec l'ordre des choses. Le croyant soutient par conséquent les autorités en place, il défend l’ordre établi. Sa soumission et son conformisme politique font de lui un excellent citoyen du point de vue des gouvernants.

Pour Schweitzer, l’évangile représente une troisième voie. Il n’annonce pas un Dieu étranger ou extérieur à la réalité terrestre qui inviterait ses fidèles à s’en désintéresser ; il ne prêche pas, non plus, un Dieu qui fonderait l‘ordre établi, le légitimerait et qui demanderait, par conséquent, à ses fidèles de l’accepter et de le servir. Il proclame que Dieu travaille à modifier les humains et le monde, qu’il veut opérer une transformation pour en faire de nouvelles créatures et une nouvelle création. Le Dieu de la Bible « rend toutes choses nouvelles ». Il suscite un mouvement pour faire bouger la réalité et il met le croyant au travail dans ce but. La foi n’a pas à se soumettre ou à consentir à ce qui existe et arrive ; elle n’a pas non plus à s’évader dans un au-delà ou en un en dedans. Elle participe à l’action novatrice de Dieu, elle s'engage à son service en vue d’une amélioration du monde.

Comment traduire dans des engagements politiques cette compréhension de l’évangile comme dynamisme poussant à des transformations créatrices dans notre monde ? John Cobb, évidemment dans son contexte américain, donne deux indications. D’abord, la prédication du Royaume conduit, selon lui, à refuser en politique le conservatisme qui entend maintenir le statu quo. Dieu ne souhaite pas que les choses restent en état ; il désire qu’elles bougent. L’évangile interdit d’être satisfait de ce qui est (même quand ce qui est vaut mieux que ce qui a été) ; il suscite une aspiration à autre chose ; il vient toujours contester et bousculer ce qui existe. Ensuite, la fidélité évangélique écarte les options révolutionnaires qui veulent abattre les structures en place pour construire un monde différent, ce qui, pour Cobb, rejoint la fuite religieuse dans l’au-delà et l’ailleurs, dans le rêve et l’utopie. Dieu renonce à anéantir la vie après le déluge ; il veut la conversion du pécheur et non sa mort ; le Royaume dont parle l’évangile ne fait pas périr les humains, au contraire il leur ouvre une vie nouvelle. Il ne s’agit donc pas pour le chrétien de détruire ce qui est, mais de le transformer. Il en résulte, selon Cobb, que la foi évangélique conduit à agir dans un sens progressiste ou réformateur, étant bien entendu que les évolutions et les nouveautés ne sont pas toutes bonnes; certaines sont même franchement régressives. Il faut discerner celles qui servent vraiment la vie (pour reprendre une expression de Schweitzer).

Notons, cependant, que, pour Schweitzer comme pour Cobb, les options, les attitudes, les orientations auxquelles conduisent leur foi ne sont pas propres aux chrétiens. On peut les prendre pour des raisons profanes, philosophiques ou pour des motifs religieux nullement inspirés de l’évangile. Ainsi, en 1789, le pasteur Rabaut Saint Etienne, député de Nîmes aux États généraux puis à la Constituante, affirme que la Déclaration des droits de l’homme correspond aux convictions religieuses des protestants. Elle opère, selon lui, une traduction laïque de l’évangile, ce qui n’empêche pas qu’elle a, à ses yeux, des fondements rationnels qui lui donnent une portée universelle. Elle s’impose aux croyants en même temps au nom de leur foi et de leur raison tandis que les non croyants s’y soumettent au nom de leur raison. De même, Schweitzer pense que la pensée et la foi, la philosophie et la religion quand on les approfondit l’une et l’autre, conduisent aux mêmes positions éthiques. Il écrit que l’évangile et la raison ne s’opposent pas, mais convergent. Dans cette perspective, il n’y a pas contradiction mais accord entre l'enseignement évangélique bien compris et une réflexion laïque bien menée.

 

Les églises dans la cité

La deuxième partie de ce chapitre s’est interrogée sur l’attitude politique du chrétien en tant que personne, ou en tant qu’individu ; elle s’est demandée si sa foi devait ou non influencer ou orienter ses positions. La troisième partie va porter sur les interventions des églises, des institutions ecclésiales dans le domaine social et politique. Qu’en penser ? À cette question on a donné dans le christianisme et, en particulier dans le protestantisme, trois réponses différentes.

L’abstention

Pour la première, les églises n’ont pas à s’exprimer et à prendre position sur les problèmes de société et sur les questions politiques. Elles n’ont pas de compétence ni de mandat qui les autoriseraient à le faire. Elles sortent de leur rôle et il y a de leur part abus quand elles s’en mêlent.

Durant les années 50, en Allemagne, de nombreux responsables ecclésiastiques protestants souhaitaient que les synodes conseillent et orientent leurs fidèles lorsqu’ils sont appelés à mettre leur bulletin dans l’urne. Les églises, disaient-ils, avaient failli à leur mission en 1933 en n’appelant pas explicitement à voter contre le nazisme, ce qui, peut-être, aurait empêché Hitler d’accéder au pouvoir. Ils ne voulaient pas qu’on renouvelle cette erreur.

En 1958, le théologien protestant Rudolf Bultmann, qui avait été un opposant résolu et déclaré au nazisme, dans un article qui a fait beaucoup de bruit, écrit « L’Église a à prêcher la parole de Dieu et non à émettre des jugements politiques ». Il y souligne deux points.

D’abord, la foi ne doit pas cautionner ou légitimer des idéologies et des pratiques aussi respectables soient-elles. Aucune orientation politique ne peut se prétendre la seule option conforme à l’évangile. La fidélité au Christ se vit de plusieurs manières ; les églises doivent se garder d’absolutiser, d’idéaliser et de sanctifier l’une d’elles.

Ensuite, s’il est normal que les églises appellent leurs fidèles à accomplir avec sérieux leurs devoirs de citoyens et de s’engager politiquement en tenant compte des exigences évangéliques, par contre, elles n’ont pas à leur dicter ces choix. Ils dépendent en partie d’analyses et de réflexions qui n’ont rien de religieux ; et, surtout, les décisions relèvent de la conscience de chacun. Quand on veut qu’elle donne des consignes politiques, on glisse vers une conception plutôt catholique qui confère à l’église un magistère et estime qu’il lui appartient de régenter la vie chrétienne ; on s’éloigne de la conception protestante qui fait appel et qui renvoie à la responsabilité individuelle du croyant.

La protestation

La deuxième réponse estime que les églises doivent s’exprimer exceptionnellement et s’engager seulement dans des circonstances extraordinaires. Il leur faut prendre parti quand la société bascule dans l’horreur et que l’État prend des mesures criminelles. Les églises ont pour fonction de poser des limites, pour vocation de rappeler les frontières à ne pas franchir, pour devoir de dénoncer l’inacceptable. Ainsi, en 1942 et 1943, en France, le cardinal Saliège et le pasteur Bœgner protestent auprès du gouvernement de Vichy contre la persécution qui s’abat sur les juif et la dénoncent ouvertement. Leur intervention incontestablement politique n’a rien d’une ingérence ; elle s’inscrit bien dans le cadre du ministère confié à ces deux hommes. Par contre, s’ils avaient désigné la formation ou la personnalité qui devait diriger le gouvernement, il y aurait eu abus de fonction. Les partisans de la laïcité ont raison de refuser que les institutions religieuses exercent directement ou prennent indirectement le pouvoir ; néanmoins, le cas échéant, quand des débordements se produisent, il entre dans la mission de ces institutions d’adresser aux dirigeants des « remontrances », comme on disait sous l’Ancien Régime. Il leur revient de mettre en garde contre des dangers et des dérives, de se dresser contre des abus et des manquements. Elles doivent signaler ce qui ne va pas (et dans toute société il y a toujours quantité de choses qui vont mal), sans chercher à dicter une solution précise aux problèmes qu’elles signalent. Elles n’ont ni vocation ni compétence pour élaborer et proposer un programme de gouvernement. Elles sortent, par exemple, de leur rôle si elles tracent les lignes d’une politique de l’immigration, mais elles ont le devoir de se mobiliser si on ne traite pas humainement les immigrés. De même, les théologies sud-américaines de la libération ont raison lorsqu’elles s‘en prennent à un ordre économique qui réduit une partie de la population au statut de « non personne » ; par contre, elles s’aventurent sur une voie glissante quand elles veulent élaborer un autre ordre économique. Remarquons que les églises sont à cet égard dans la même situation et ont la même responsabilité que des groupes moraux non religieux, tels que la Ligue des droits de l’homme, par exemple, ou les diverses franc-maçonneries. Il ne s’agit donc nullement de leur donner un statut à part, de leur conférer un privilège.

Participer aux débats

Pour la troisième réponse, les églises doivent participer ordinairement au débat et à la réflexion politique sans, pour cela, prétendre exercer une souveraineté sur les consciences ou sur la société. C’est ce que soutient le théologien protestant allemand Paul Tillich. Dans la République de Weimar, il a préconisé et contribué à définir un socialisme chrétien ; en janvier 1933, les nazis arrivés au pouvoir le révoquent immédiatement et le contraignent à l’exil. Quand en mai 1934, seize mois après, le synode protestant de Barmen prend publiquement position contre Hitler, Tillich s’en réjouit, mais estime qu’elles réagissent trop tardivement. Il aurait fallu mettre en garde les allemands dans les années 30, et tenter d’empêcher que les nazis accèdent au gouvernement. La prévention ne vaut-elle pas mieux que des « remontrances » après coup ?

Dans la même ligne, plusieurs responsables ecclésiastiques pensent que si les églises n’ont pas à donner des consignes ni à dicter des solutions, par contre elles doivent aider et nourrir la réflexion, ainsi en organisant des colloques ou des conférences, en publiant des documents qui informent et des études qui permettent d'approfondir les questions à l'ordre du jour. Quand elles s’engagent dans cette voie, les églises ont le sentiment de rendre service à la démocratie en contribuant au sérieux des discussions et des engagements aussi bien de leurs membres que des autres citoyens. Dans les pays occidentaux, la compétition politique est souvent plus passionnelle que réfléchi, plus spectaculaire que profonde. On s’affronte, on cherche à prendre le dessus sur l’autre plus qu’à trouver et à élaborer ensemble des solutions. Il importe d’éviter que le débat politique ne dégénère en une mêlée confuse et irrationnelle où on se bat à coup de slogans et où l’image compte plus que la compétence. Il ne s’agit pas d’imposer des mots d’ordre, mais de susciter une réflexion. C’est, d’ailleurs, ce que ce chapitre et les suivants essaient, tant bien que mal, de faire : non pas d’indiquer la juste position, mais de présenter les options et les arguments en présence pour aider à une décision réfléchie.

Peut-on, sans impérialisme, esquisser une conclusion ? À mon sens, les églises doivent respecter l'autonomie de l'État qui a ses règles spécifiques de fonctionnement. Elles n'ont pas à exercer un magistère politique. Par contre, elles ont bien un rôle à jouer dans ce domaine. Il leur revient d'interpeller, de protester, d'inviter à la réflexion. Elles remplissent bien leur mission quand elles ne sont ni partisanes, ni neutres, et quand elles interrogent plus qu'elles affirment. Cette tâche difficile, elles ne l'accomplissent jamais de manière pleinement satisfaisante; elles doivent en avoir conscience, et ne pas tomber dans le triomphalisme ni se laisser aller à la bonne conscience. Pourtant, si elles s'en dispensaient, elles rempliraient de manière encore plus insatisfaisante leur mission de témoigner de l'évangile.

André Gounelle

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot