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A-t-on encore besoin d’une religion ?

 

Au premier abord, la question posée par ce titre paraît claire et simple. À l’examen, elle se révèle complexe et embrouillée. Chacun des termes qu’elle emploie appelle des explications et des élucidations. Il faut interroger l’interrogation, se demander ce qu’elle implique, analyser aussi bien ce qu’elle dit que ses sous-entendus. Pour ce faire, nous nous arrêterons successivement d’abord sur « encore », ensuite sur « besoin », enfin sur « religion ».

 

Encore

Quel est cet « on » qui aurait ou n’aurait pas besoin d’une religion ? Nous avons une seule indication sur son identité. Elle est apportée par le mot « encore » ; il suggère qu’il s’agit du « on » d’aujourd’hui par opposition à celui d’autrefois ou de naguère. Cet « encore » laisse entendre que dans le passé, les gens avaient effectivement besoin d’une religion, besoin dont on se demande s’il demeure ou s’il a disparu. Après avoir été utile voire nécessaire, la religion ne serait-elle pas à présent devenue superflue, peut-être encombrante ? À la suite d’un changement, ce qui était vrai ou juste hier ne l’est plus forcément aujourd’hui.

Dans un petit opuscule intitulé Qu’est-ce que les lumières ? Kant compare le changement intervenu au passage d’une situation de minorité à l’âge adulte. « La minorité, écrit-il, est l’incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui ». Les enfants mineurs sont subordonnés à des autorités tutélaires qui les protègent et décident pour eux (à leur place et, du moins en principe, pour leur plus grand profit). De même, le gouvernement, la famille, l’école et l’Église guident le peuple, qui, abandonné à lui-même, s’égarerait. Ces institutions savent et comprennent ce que la plupart des humains n’ont pas les moyens de découvrir ou de discerner tout seuls. Il faut donc que la masse qui manque de maturité s’en remette aux « autorités », sans chercher à juger par elle-même, autrement dit sans « se servir de son propre entendement ». Ainsi en religion, le prêtre dit aux gens : « ne raisonnez pas, mais croyez », de même que l’officier commande : « ne raisonnez pas, mais faites l’exercice » et que le percepteur déclare : « ne raisonnez pas, mais payez ».

Kant estime qu’avec l’avènement des Lumières, l’être humain commence à s’affranchir de sa dépendance. De plus en plus, il lui appartient de se comporter, de penser et de croire en adulte responsable de lui-même. Il n’a pas à se soumettre, mais à « oser » se déterminer lui-même selon sa propre raison. « Oser », parce que la situation de minorité de l’humanité ne tient pas, en effet, à un « manque d’entendement », mais à un « manque de courage ». Il est plus « confortable » de se décharger sur une instance des décisions à prendre que de faire soi-même des choix. La peur paresseuse et lâche de la liberté entretient le conformisme et prolonge abusivement l’état de minorité.

En poursuivant ce raisonnement, certains estiment que la religion, nécessaire pour le temps de formation, dans l’enfance de l’individu ou de l’humanité, ne l’est plus et devient même asservissante quand la majorité est atteinte. Mais qui parvient à la majorité ? Deux réponses sont possibles.

Pour les uns, seuls y accèdent des gens éduqués, éclairés, sachant raisonner et juger. Ainsi, Spinoza estime que la religion apporte à la foule ce que quelques philosophes arrivent à découvrir au prix d’efforts considérables de réflexion. Voltaire pensait qu’il faut une religion pour le peuple, alors qu’il estimait pouvoir lui-même s’en passer sans grand inconvénient. On constate parfois, dans cette ligne, une sorte d’arrogance d’une élite qui en fonction d’une supériorité réelle ou supposée se débarrasse d’une religion, tout en affirmant sa nécessité pour ceux qu’elle estime inférieurs ou insuffisamment dégrossis. Significativement, Jefferson, cet américain profondément marqué par les Lumières, veillait soigneusement à ce que ses esclaves n’entendent pas les propos subversifs tenus au salon ou à la salle à manger ; il ne les estimait pas assez mûrs pour les entendre sans que des dégâts ne s’ensuivent.

D’autres estiment que l’accession à la majorité résulte d’un mouvement général qui tient à l’évolution de la culture et qui touche tout le monde. Ce ne sont pas seulement quelques individus particulièrement doués, mais les peuples qui sont devenus (ou qui deviennent petit à petit) adultes. S’ils avaient autrefois besoin d’une religion à cause de l’insuffisance de leur raison, ce n’est plus aujourd’hui le cas. Ils ont appris à se conduire, à penser et à croire de manière autonome et la soumission à des autorités ou à des règles extérieures n’est plus de mise. Le progrès de la civilisation rend inutiles les services que rendait auparavant la religion ; de même, un professeur conduit ses élèves à un degré de savoir et d’intelligence tel qu’ils n’ont plus besoin de lui pour aller plus loin. Nous rencontrons ici une autre arrogance, celle du moderne qui se croit différent de ses ancêtres et supérieur à eux.

On peut s’interroger sur ces deux arrogances ; sont-elles vraiment fondées ? L’élite se distingue-t-elle vraiment et profondément de la masse ? Notre époque représente-t-elle un progrès par rapport à celles qui l’ont précédée ? Quoi qu’il en soit, on ne saurait contester que des changements culturels importants sont intervenus qui affectent la religion. Elle ne remplit plus effectivement la même fonction de tutelle qu’autrefois ; elle se vit sur un mode moins autoritaire et plus volontaire. Dans les sociétés occidentales, elle fait appel à l’assentiment plus qu’à la soumission, et loin de se substituer à la réflexion, elle la suscite et l’encourage parce qu’elle en tire force et validité. D’où une première réponse à la question posée par le titre : si on a encore besoin aujourd’hui de la religion, c’est autrement que dans le passé, non pour compenser les incapacités de la responsabilité et de la pensée personnelles, mais pour stimuler leur exercice.

 

Besoin

L‘être humain éprouve quantité de besoins qui se situent dans des domaines divers et dont l’importance varie : par exemple, celui d’un moment de repos quand il est fatigué diffère de celui d’argent pour se procurer de quoi manger, se vêtir et se loger, et, encore plus, de celui d’un secours urgent pour faire face à une crise cardiaque. En ce qui concerne la religion, au cours des âges, on a estimé qu’elle répondait à un triple besoin : social, intellectuel et existentiel.

D’abord, à un besoin social. Longtemps, on a vu dans la religion ce qui fonde la cohésion d’un groupe : en inculquant des valeurs et des visions communes, elle tisse des liens forts entre ses membres et leur permet de vivre ensemble. Dans cette perspective, l’unité religieuse et l’unité nationale vont de pair. Cujus regio eius religio, disait-on au seizième siècle. Ce qui conduit  parfois à douter de la viabilité des sociétés pluri religieuses. Une société ou un pays court un danger de dislocation quand ses citoyens pratiquent des cultes différents et ne partagent pas les mêmes convictions religieuses. Le développement, avec l’immigration, de l’islam en Europe a fait resurgir cette interrogation. En fait, la laïcité de l’État tend à rendre obsolète cette argumentation ; un pays laïc essaie de mettre en place des structures qui permettent la coexistence pacifique de plusieurs religions ; elle s’efforce, avec un succès au moins partiel, en de définir une convivialité et de construire une sociabilité indépendantes des convictions religieuses.

Ensuite, à un besoin intellectuel. L’être humain veut savoir et comprendre. L’énigmatique l’agace ; l’inconnu l’inquiète, voire l’angoisse. Or il ignore beaucoup de choses ; le monde, la vie, sa propre existence représentent pour lui des mystères. La religion lui en fournit une explication par des mythes et des doctrines censés dévoiler le pourquoi et le comment des choses. Le recours au transcendant  ou au surnaturel supplée aux limites et aux incertitudes de nos connaissances ordinaires. Avec le développement de la science, cette fonction de « bouche trou », selon une expression de Bonhoeffer, recule et progressivement s’évanouit. Certes, il reste beaucoup d’obscurités ; mais, d’une part, on attend de la science (même si on sait qu’elle n’y arrivera jamais complètement) et de nulle autre instance qu’elle les dissipe; et d’autre part, on a conscience que la religion pose davantage de problèmes qu’elle n’en résout. Elle soulève des questions (sur soi, sur les autres, sur l’existence) plus qu’elle n’apporte des réponses. Cette fonction interrogative l’emporte sur le rôle explicatif qui fut le sien naguère.

Enfin, à un besoin existentiel ou spirituel. Quand on se demande si on a besoin de religion, ne se laisse-t-on pas influencer par une mentalité pragmatique qui évalue les choses et les gens seulement en fonction de leur utilité ? Ce qui ne sert à rien n’aurait dans cette perspective, aucune valeur ni aucun intérêt. Or, les relations entre amis, entre parents, entre époux ne se réduisent pas à un échange de services ; elles s’enracinent dans une dimension qui n’est pas utilitaire. La religion (comme l’art) n’est-elle pas de l’ordre de la gratuité, de ce qui est d’autant plus précieux qu’il ne sert à rien ? Justifie-t-on vraiment la religion quand on a montré son utilité ? Ne la méconnaît-on pas dans sa vraie nature ? Il ne faut cependant pas assimiler complètement besoin et utilité. Dans une formule paradoxale, on pourrait dire que l’homme éprouve un besoin profond de ce dont il n’a pas besoin dans la sphère de l’utile. « Existentiel » désigne ici ce besoin non utilitaire et « spirituel » qualifie cette recherche du sens de la vie qui porte non pas sur l’origine ou la cause, sur le pourquoi et le comment, mais sur l’orientation à lui donner, sur la manière de la sentir et de la mener. La spiritualité, comprise comme recherche d’un sens existentiel, peut ne pas être religieuse (c’est à dire ne pas conduire à une religion déterminée), mais il n’y a d’authentique religion que si une spiritualité l’anime.

D’où une deuxième réponse à la question posée par le titre : la religion ne répond pas, ou ne répond plus, à un besoin social ni intellectuel. Par contre, elle vit d’une quête existentielle et spirituelle probablement présente chez tout être humain, dans la mesure où il est, comme l’ont souligné les existentialistes, un être qui s’interroge sur son propre être ; le questionnement est constitutif de son identité (qui n’est donc pas une identité figée et fermée sur elle-même).

 

Religion

Que faut-il entendre par religion ? Couramment, on essaie de répondre à cette question en ayant recours aux deux étymologies possibles du mot. La première le fait dériver de religare (relier) et alors le religion serait ce qui nous lie à l’ultime (que dans la tradition abrahamique on nomme Dieu) ; ici, l’accent porte sur la relation avec quelque chose ou quelqu’un qui est radicalement différent de soi-même et de ses semblables. La seconde étymologie rattache religion à relegere (relire ou méditer) et renvoie à la réflexion, à l’approfondissement, au recueillement; ici, le travail sur soi (souvent privilégié par les spiritualités orientales) prend la première place. Cette insistance sur la culture du soi ne contredit ni n’exclut la précédente qui préconise l’ouverture à l’autre ; elle la complète, l’enrichit et l’équilibre. Ces deux hypothèses étymologiques, au delà de la philologie, conduisent à penser que l’altérité et l’intériorité sont les deux pôles constitutifs et indissociables de la religion.

Dans notre monde et dans notre vie, la religion, avec cette double polarité de concentration (l’appel à entrer en soi) et de décentrement (l’invitation à sortir de soi), se présente à la fois comme une quête spirituelle d’ordre personnel et comme une institution sociale qui met en place des lieux consacrés, des temps à part, des gestes spécifiques, des cultes avec des liturgies particulières et des doctrines ou des croyances propres.

Ces deux éléments sont-ils dissociables ? Si la quête spirituelle répond à un besoin non pas utilitaire mais existentiel, en va-t-il de même des organisations et pratiques religieuses ? Peut-on être un « croyant non pratiquant », autrement dit vivre une foi et entretenir une spiritualité indépendamment des institutions religieuses, sans adhérer à une communauté structurée, sans célébrer rites et cérémonies, sans adhérer à un ensemble de dogmes ? Se prétendre « croyant non pratiquant » sert souvent à excuser une paresse, une indigence et une superficialité spirituelles. Ce n’est cependant pas toujours le cas. Beaucoup de nos contemporains se sentent attirés et par une foi qui pour être libre à l’égard de toute forme institutionnelle n’en est pas pour cela vide. Ils aspirent à sortir des routes traditionnelles et trop bien balisées que leur proposent les religions pour se tracer un chemin propre ; plutôt que de rouler sur des rails que d’autres ont posés, ils préfèrent inventer une voie peut-être aventureuse, sans doute plus fragile, mais qui soit vraiment la leur.

C’est vrai que l’authenticité religieuse rend libre à l’égard de la religion institutionnelle et dans bien des cas conduit à rompre avec elle ; nous le constatons dans l’histoire avec Jésus et Paul ou avec Luther et Zwingli. Je n’ai cependant pas envie de faire le procès des institutions religieuses. Je vais plutôt les défendre en soulignant qu’à côté des perversions qui les menacent et auxquelles elles cèdent trop souvent (dogmatisme, sacramentalisme, superstition, volonté de puissance, hypocrisie), elles ont rendu et continuent à rendre des services. Les rites aident à structurer la vie affective, les disciplines à conduire la réflexion, les communautés à échanger et à pratiquer une liberté qui ne soit pas solitude mais relation. Les institutions religieuses ne sont pas à proprement parler nécessaires (nous n’en avons pas besoin pour être sauvés, et parfois nous sommes sauvés en nous affranchissant d’elles). Elles sont cependant utiles à condition qu’elles respectent la liberté de tout un chacun, qu’elles proposent des aides et n’imposent pas des carcans, et qu’elle aient conscience de leurs limites et de leur relativité. Quand elles s’absolutisent elles-mêmes, lorsqu’elles oublient qu’elles sont des moyens au service des personnes, et veulent mettre les personnes à leur service, elles deviennent nuisibles, et nous avons besoin de les contester et de nous en libérer. Mais si elles refusent d’exercer un magistère pour remplir un ministère, elles rendent de grands services, même si, à strictement parler, elles ne sont pas indispensables.

 

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A-t-on encore besoin d’une religion ? Oui, mais pas de la même manière qu’autrefois ; nous en avons besoin spirituellement et non utilitairement. Et surtout, il faut souligner que les religions ont besoin de croyants libres, intelligents, vivant une foi profonde et personnelle pour rendre les services qui sont leur raison d’être.

 

André Gounelle

dans A. Houziaux (éd.), Y a-t-il un salut pour les salauds ? et 14 autres questions banales mais difficiles, Seuil 2007.

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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