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Trois paraboles sur notre connaissance de Dieu
Ces trois paraboles viennent de Grande-Bretagne. Elles ont été écrites entre 1960 et 1970. La première a été rédigée par un philosophie athée travaillant sur le langage dans la ligne de l'école de Wittgenstein. Les deux autres paraboles entendent répondre à la première, en essayant de poser autrement le problème. La deuxième a été rédigée par un catholique et la troisième par un protestant. Dans les trois cas, il s’agit d’avoir recours à une analogie qui montre comment fonctionne le discours sur Dieu et à quel type de validité il peut prétendre.
Ces paraboles entendent donc réfléchir sur le statut ou la nature du discours religieux, alors que le plus souvent on s’interroge seulement sur son contenu ou sur sa forme. Elles opèrent un certain déplacement par rapport à nos préoccupations habituelles, même s’il y a une étroite interférence entre ces diverses question. On ne peut pas dissocier le statut logique du discours de ce dont il parle et de la manière dont on s’exprime. Ces paraboles ne sont pas seulement des modèles logiques, elles impliquent une certaine idée de Dieu, et de notre relation avec lui.
Le jardinier invisible
Un jour, deux explorateurs arrivent dans une clairière, au beau milieu de la forêt vierge. Cette clairière est très belle : quantité de fleurs et de plantes y poussent. L'un des explorateurs affirme : "Il doit y avoir nécessairement un jardinier qui entretient cette clairière". L'autre explorateur n'est pas d'accord. "Il n'y a aucun jardinier", affirme-t-il.
Pour voir qui a raison, ils se mettent à surveiller attentivement la clairière. Ils y plantent leur tente, organisent un tour de garde, mais ils ne voient jamais personne. Le premier explorateur déclare alors : "Il s'agit certainement d'un jardinier invisible".
Ils décident, alors, de dresser une clôture en fil de fer barbelé; ils l'électrifient; ils font venir des chiens de garde qui patrouillent jour et nuit. Il ne se passe toujours rien. Aucun cri ne permet de penser qu'un quelconque intrus a reçu une décharge. Aucun mouvement du fil ne trahit un grimpeur invisible; les chiens ne donnent jamais l'alarme.
L'explorateur croyant n'est pourtant pas convaincu. "Il doit y avoir, dit-il, un jardinier invisible, intangible, insensible aux décharges électriques, sans odeur, parfaitement silencieux, qui veille secrètement sur le jardin qu'il aime".
Du coup, l'explorateur sceptique perd patience : "Que reste-t-il de ta première affirmation? En quoi celui que tu appelles un jardinier invisible, intangible, éternellement insaisissable diffère-t-il d'un jardinier imaginaire, ou même de pas de jardinier du tout?"
L'enfant aveugle
Un enfant, malade des yeux, ne peut pas supporter la lumière du jour. Il ne tolère que celle d'une bougie. Il grandit dans une pièce obscure. Avec beaucoup d'amour, sa mère le nourrit, le soigne, et s'ingénie à le distraire.
Un jour, la mère dit à l'enfant : "Tu l'ignores, parce que tu n'en as pas l'expérience, mais au-dehors, au-delà de la porte, il y a le soleil". L'enfant est stupéfait. Il a beaucoup de mal à comprendre. Des termes comme "au dehors" "au-delà" sont difficiles à penser. Le mot "soleil" ne correspond pour lui à rien. Cependant, il a confiance en sa mère. Pas un instant, il n'imagine qu'elle pourrait mentir ou dire des absurdités. Il pose des questions, écoute les explications. Finalement, il dit : "J'ai compris; le soleil ressemble à la bougie, mais en beaucoup plus grand; sa lumière est si forte qu'on ne peut pas la regarder. De plus le soleil fabrique sa lumière, alors qu'on doit allumer la bougie".
L'enfant y réfléchissait souvent. Il n'arrivait pas à tout comprendre, mais penser au soleil à partir de ce que lui avait dit sa mère et à partir de la flamme de la bougie lui semblait merveilleux.
Les voyageurs
Deux hommes font route ensemble. L'un est croyant et a la conviction que sa marche aboutira à la Cité céleste. L'autre est incroyant et pense qu'elle ne mène nulle part. Comme il n'y a qu'une route, les deux hommes sont bien obligés de marcher de concert. Aucun d'eux n'a jamais emprunté cet itinéraire. Ils ne savent pas ce qui les attend au prochain tournant du chemin; ils ignorent ce qu'ils vont trouver à l'étape suivante de leur marche. Durant leur voyage, ils connaissent des heures détendues et joyeuses, d'autres pénibles et dangereuses.
Pour le croyant, son trajet représente un pèlerinage qui a un but et aboutira à un accomplissement. Il considère les moments agréables comme autant d'encouragements à poursuivre sa route, et les obstacles comme autant de leçons de persévérance préparées par le roi de la Cité céleste pour faire de lui un digne citoyen de cette cité vers laquelle il se dirige.
L'incroyant pense que sa marche n'a aucun sens. Son voyage lui apparaît comme une nécessité inéluctable, mais cette route qu'il est obligé de prendre n'aboutira, selon lui, à rien. Puisqu'il ne peut pas faire autrement, il profite des bons moments et supporte les mauvais. Il pense qu'aucune finalité ne donne sens au voyage. Il n'y a pas de cité céleste à attendre. Il n'y a que la route et la bonne ou la mauvaise fortune selon les cas.
Rien ne permet pour le moment de trancher entre ces deux hommes, mais il n'en sera pas toujours ainsi. Un jour, la vérité se révélera. Quand ils arriveront au dernier tournant, alors il apparaîtra clairement que l'un a toujours eu raison, et que l'autre a toujours eu tort.
Je commente brièvement ces trois paraboles.
1. Leur contexte
Ces trois paraboles ont été écrites entre 1960 et 1970, à un moment où la philosophie anglo-saxonne est dominée par de grands débats sur la nature et le fonctionnement du langage, débats qui seront ensuite repris, prolongés, approfondis et en partie renouvelés en France par les travaux de Paul Ricœur et aux États-Unis par ceux de l'école de Palo-Alto. Au cours de ce débat, certains philosophes néopositivistes, plus ou moins influencés par l'école de Vienne, Wittgenstein et Carnap, examinent le cas du discours théologique ou religieux et soutiennent qu'il n'a aucun sens, aucun contenu, ni aucun effet. Quand on parle de Dieu, affirment-ils, on ne dit et on ne fait rien. Pour expliquer cette thèse, un de ces philosophes, Anthony Flew, a écrit la première des trois paraboles que j'ai retenues, celle qui s'intitule le "jardinier invisible". Pour lui répondre, des théologiens ont écrit les deux paraboles suivantes qui présentent des contre-modèles.
2. Le jardinier invisible
La parabole du jardinier invisible appelle trois remarques.
- D'abord, elle assimile la foi à une opinion ou une croyance qu'il s'agit de vérifier ou d'infirmer : y a-t-il ou non quelqu'un qui s'occupe de la belle clairière et qui l'entretient ? Est croyant celui qui pense que le monde ne peut pas se comprendre autrement que par l'action d'un être suprême appelé Dieu. Il propose une théorie explicative que conteste l'autre explorateur. Croire équivaut ici à "croire que Dieu existe" et non pas à "croire en Dieu". "Croire que Dieu existe" veut dire estimer que les êtres et les choses impliquent une réalité objective qui est leur principe (de même, comme disait Voltaire, qu'une horloge implique un horloger). Croire en Dieu, c'est vivre en relation avec Dieu et en fonction de Dieu, avoir un lien existentiel avec lui. La foi, pour un chrétien n'est pas une hypothèse, probable ou certaine, qui sert à rendre compte du monde, des choses et des événements; elle est une relation vécue et personnelle, passionnelle, parfois conflictuelle avec Dieu. Aussi, la parabole ne peut que laisser insatisfait un chrétien; elle s'en prend au discours intellectuel du déisme qui entend dire ce qui est et elle manque la spécificité du langage de la foi qui dit ce que je vis, ce que je sens, ce qui me secoue et me met en cause.
- Ensuite, la question posée est très exactement celle de la théologie naturelle : à partir de nos observations, de notre enquête sur le monde, peut-on savoir quelque chose de Dieu? Ici, Dieu ne se révèle pas à proprement parler. Il ne cherche pas à se faire connaître (au contraire, s'il existe, il se dissimule soigneusement), mais on cherche des indices involontaires qui prouveraient son existence. Il faut distinguer théologie naturelle et révélation naturelle : si tous les matins, le jardinier invisible mettait un bouquet de fleurs devant la tente des explorateurs, il leur ferait signe, il se signalerait par le moyen des fleurs; on aurait alors révélation naturelle, et non théologie naturelle. Il existe d’ailleurs une variante de cette parabole proposée par Jean Vernette qui l’utilise dans le sens d’une révélation naturelle.
- Enfin, l'explorateur incroyant n'affirme pas à la fin de l'histoire : "Dieu n'existe pas", mais "en quoi un jardinier invisible, intangible, inodore" se distingue-t-il de "pas de jardinier du tout"?" Selon les néopositivistes, rien ne sépare vraiment le déiste et l'athée, si ce n'est un mot. Leur dispute est purement verbale. Ils s'expriment différemment, mais vivent et pensent de la même manière. C'est sur ce point que la parabole du jardinier se veut interpellatrice. Elle demande : Dieu change-t-il quelque chose dans la réalité ou se réduit-il à une manière de parler? Ne sommes-nous pas en fait tous athées, même quand nous affirmons l'existence de Dieu, ou ne sommes-nous pas tous croyants même quand nous nions l’existence de Dieu?
3. Les deux paraboles croyantes
Les deux paraboles croyantes décrivent le discours sur Dieu par des métaphores qu'un croyant jugera beaucoup plus satisfaisantes, où il se reconnaître mieux que dans la parabole du jardinier invisible. Elles parlent de Dieu de manière non pas objective ou objectivante, mais existentielle (il console et réjouit l'enfant, il est l'espérance d'un des marcheurs).
Notons qu'elles présentent une image ou une représentation de Dieu beaucoup moins personnelle : non pas un jardinier, donc une personne, mais une cité ou une lumière. Le discours personnaliste n'est pas forcément le plus existentiel ni celui qui rend le mieux compte de notre expérience. Dans mon livre Parler de Dieu, j'explique que si Dieu a une dimension personnelle, il est autre chose et bien plus qu'une personne; que notre relation avec lui ne peut pas se réduire à une relation de personne à personne.
Dans ces deux paraboles, le discours sur Dieu n'est pas un énoncé théorique que l'on veut vérifier; il désigne une réalité qui me concerne et qui touche directement mon existence. Dieu est ce qui soutient la marche du croyant, ce qui lui donne un but ou une finalité; il est cette lumière qui émerveille l'enfant, dans laquelle il vit un petit peu et dans laquelle il voudrait vivre totalement. L'affirmation de Dieu est en même temps affirmation sur ma vie (ce qui n’était pas le cas dans la parabole du jardinier invisible). Je ne parle pas vraiment de Dieu si je ne parle pas en même temps de moi. Le premier chapitre de l'Institution chrétienne de Calvin a pour titre : "La connaissance de Dieu et de nous sont choses conjointes". Ce qui signifie que parler de Dieu n'est pas parler de Dieu en lui-même, mais toujours parler de nous, ou plus exactement de la manière dont nous vivons Dieu, dont il s'inscrit dans notre existence. La théologie est toujours anthropothéologie. Mais plus qu’à ce thème classique, ces deux paraboles renvoient au changement de paradigme opéré au cours du dix-neuvième siècle avec le passage de la Dogmatik à la Glaubenslehre : le discours théologique ne porte pas sur la réalité intrinsèque de Dieu; il exprime ce que je vis dans la foi. Il ne se réfère pas à un objet, mais à une relation et traduit une expérience.
Dans cette perspective, le discours sur Dieu est toujours un discours indirect par ricochet ; on peut le qualifier de parabolique ou de symbolique. Mais attention, les histoires que je vous ai données ne sont pas des paraboles de Dieu ou de son Royaume, mais du discours théologique. Elles n’ont pas le statut des paraboles au sens évangélique, mais de paradigmes qui veulent faire ressortir un type de logique.
4. L'enfant aux yeux malades.
Sur la parabole catholique, celle de l'enfant malade des yeux, je fais trois remarques.
1. D'abord, Dieu se révèle et se fait connaître essentiellement par le témoignage de la mère qui en parle à son enfant. Le discours sur Dieu témoigne de quelque chose que nous ne voyons pas et ne connaissons pas (c'est la définition même de la foi dans la Somme Théologique de Thomas d'Aquin : elle donne la certitude de ce qu'on ne sait pas et de ce qu'on ne constate pas). De même que le jardinier de la première parabole pour les explorateurs, la lumière du soleil est invisible pour l'enfant; mais pas question de faire disparaître cette invisibilité par une perception qui serait désastreuse (ce qui évoque l'idée, présente dans quelques passages de l'Ancien Testament, que l'homme ne peut pas supporter la vision de Dieu, s'il le voit, il mourra : Exode 33/20; Juges 13/22).
2. Pour l'auteur de la parabole, la mère symbolise l'Église qui instruit le fidèle (mais un protestant peut interpréter autrement la figure de la mère en disant qu'elle représente la Bible). Dieu se fait connaître par l'intermédiaire d'une parole portée par un témoin. Comment peut-on comprendre ce que cette parole dit? La parabole répond : "par analogie". Il y a analogie entre la lumière du soleil et celle de la bougie, même si l'une est infiniment plus grande que l'autre. Ainsi, selon la scolastique, la théologie, à la fois discours sur Dieu et connaissance de Dieu, repose sur le témoignage de l'Église et sur l'analogie de l'être.
3. La parabole donne une vision méprisante et négative du monde comparé à une chambre fermée, obscure, où l'on mène une vie diminuée et souffrante. En contraste au-dehors, le soleil brille. Le ciel, le paradis, le royaume de Dieu, l'au-delà est un lieu lumineux et heureux. Le discours sur Dieu nous parle de réalités et des vérités autres que celles de ce monde, et qui nous aident à en supporter la souffrance. Notez le “merveilleux” qui termine la parabole : il évoque un statut esthétique du discours sur Dieu.
5. La marche et la cité
Sur la dernière parabole, celle écrite par un protestant, je fais trois remarques.
1. La parabole du jardinier invisible voit dans le monde une clairière énigmatique, mais plutôt belle. La parabole de l'enfant aux yeux malades le compare à une pièce sombre où l'on est enfermé. Pour cette dernière parabole, le monde se présente comme une route à parcourir. Elle insiste non pas sur la nature, comme la première, ni sur l'Église et l'au-delà comme la deuxième, mais sur l'histoire, symbolisée par la marche des deux hommes. Dans cette marche, se succèdent des moments pénibles et d'autres agréables, on n'a donc ni la vision entièrement positive de l'existence que suggère la clairière, ni la vision très négative de la chambre obscure du malade, mais une vision dynamique et réaliste : la vie est un mouvement, la vérité est un chemin ; il faut aller de l'avant, parfois c'est dur, parfois cela va tout seul.
2. La parabole insiste sur l'ignorance, le non savoir des deux marcheurs. Comme les explorateurs, ils n'ont pas de connaissances assurées, ils sont entourés d'énigmes; le secret des choses leur échappe. Ce qui les attend au prochain tournant, ce que sera l'étape suivante, où aboutira leur voyage autant de mystères qu'ils n'ont pas les moyens de percer. La foi en Dieu relève d'un pari, d'une décision risquée, d'un choix discutable, pas d'une science, pas d'une démonstration, Il n'y a aucun moyen de trancher entre les deux thèses qui s'affrontent, de déterminer, par un test décisif, comme ont voulu le faire les explorateurs, qui a raison et qui a tort. On le saura à la fin des temps. En attendant, le discours sur Dieu reste incertain et aléatoire; nul ne peut le vérifier et il ne doit pas prétendre à une évidence qu'il n'a pas. Il relève de l'engagement, et de l'espérance.
3. Toutefois, et c'est là une réponse à l'interpellation de la parabole du jardinier invisible, il y a une différence entre le croyant et l'incroyant. Les deux thèses ne reviennent pas au même, le désaccord n'est pas seulement verbal. Le croyant et l'incroyant vivent les mêmes événements et leurs réactions sont à peu près identiques. Par contre, ils n'ont pas la même attitude intérieure à leur égard. Ce qui les distingue, c'est la manière dont ils les vivent et les interprètent. L'un se sent guidé, même si cette guidance ne lui est ni claire ni évidente. Il pense que sa route a un sens et un but, tandis que pour l'autre, il n'y a que hasard, bonne ou mauvaise fortune, et s'il y a un achèvement, il n'y a pas d'aboutissement. Le discours sur Dieu ne porte pas sur un objet - la cité - qui nous échappe; il dit notre espérance. Quand nous parlons de Dieu, nous exprimons ce que nous sentons et vivons. Cela ne veut pas dire que le discours sur Dieu serait sans objet, qu'il relèverait de notre subjectivité. La cité existe ou n'existe pas; elle est réelle ou illusoire. Mais, pour le moment, nous ne pouvons ni nous en assurer, ni la décrire. Nous pouvons seulement parler de ce qui anime notre marche.
Je ne prétends pas que les trois modèles indiqués par ces paraboles soient les seuls possibles pour rendre compte du discours théologiques. Dans un récent, volumineux et difficile ouvrage, Alain Houziaux a tenté de faire voir dans le langage mathématique ou, plus exactement, dans le renvoi qu’il implique à des transcendentaux métamathématiques un analogon du discours théologique. L’exercice que nous venons de faire a pour but de montrer que la question du discours théologique ne se réduit pas à un débat sur la forme et le contenu, qu’elle implique une réflexion sur le fonctionnement ou la logique qui le sous-tend.
André Gounelle
(extrait d’un cours)
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