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Trinité et Dieu trinitaire
De plus en plus fréquemment, les documents émanant du Conseil Œcuménique des Églises et ceux des différentes conférences entre Églises d'Europe se réfèrent au « Dieu trinitaire ». Cette référence répétée et soulignée met les protestants libéraux mal à l'aise. Beaucoup d'entre eux éprouvent des réticences et quelques-uns une franche hostilité à l'égard du dogme trinitaire.
En 1938, leurs réserves explicites sur ce point n'ont pas constitué un obstacle ou un empêchement majeur à leur appartenance à l'Église Réformée de France. Aujourd'hui, ils ont parfois l'impression qu'elles les disqualifient aux yeux des organismes œcuméniques, et qu'elles les excluent des dialogues entre chrétiens. Souvent, on fait comme s'ils n'existaient pas ; on passe sous silence leurs remarques, leurs critiques, leurs avis et leurs propositions. N'affirme-t-on pas souvent que le symbole de Nicée-Constantinople est accepté par toutes les confessions chrétiennes et par tous ceux qui se réclament du Christ, ce qui est une contrevérité ? Ne propose-t-on pas de voir en ce symbole un texte de consensus où tous pourraient se retrouver, en oubliant ou en cachant qu'il écarte bon nombre de chrétiens ?
Que faut-il entendre par dogme trinitaire ?
Pour clarifier le débat (on sait combien le problème trinitaire est embrouillé et obscur), donnons deux indications sur le dogme trinitaire.
1. D'abord, il ne faut pas confondre le dogme trinitaire avec la formule « au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit », que l'on trouve dans le Nouveau Testament et que les réformés libéraux, ainsi d’ailleurs (si je suis bien renseigné) que les unitariens d’Europe centrale, acceptent et utilisent. « Au nom du Père, du Fils, et du Saint Esprit » est une formule ternaire qui ne comporte aucune indication sur la nature de l’être divin et les relations entre les trois instances qu'elle nomme. En simplifiant des énoncés complexes et subtils, on peut dire que le dogme trinitaire affirme que Dieu est une essence ou une substance en trois personnes consubstantielles. La doctrine trinitaire avec ses concepts philosophiques et ses catégories ontologiques diffère de la formule ternaire employée par le Nouveau Testament. Il y a abus ou malentendu quand on les assimile l'une à l'autre.
2. On aurait tort de mépriser le travail fait aux quatrième et cinquième siècles par ceux qui ont élaboré le dogme trinitaire. Ils ont essayé de traduire dans les termes et les catégories de la culture de leur époque le message évangélique. Ils se sont servi du langage et de la conceptualité du monde grec, sans se rallier pour autant à la philosophie helléniste : en adaptant, ils ont su marquer la différence et la spécificité de l'évangile. Toutefois, d'autres formulations (par exemple, celles d'Arius) auraient probablement rendu les mêmes services, et on peut légitimement se demander si l'orthodoxie ecclésiastique (c'est à dire le courant qui a fini par triompher) a choisi la meilleure traduction possible du message évangélique. Et surtout, on doit s'interroger sur la « canonisation » de formules aussi marquées culturellement. Il paraît absurde de les considérer comme valables en tous temps et en tous lieux, alors qu'elles n'ont de sens qu'en fonction de leur contexte culturel. Quand on essaie de traduire le message évangélique dans le langage culturel d'aujourd'hui, n'est-on pas plus fidèle à l'intention et à la démarche même des Conciles que lorsque l'on répète des formules désuètes et incompréhensibles pour ceux qui n'ont pas des connaissances historiques poussées ?
L'Église Réformée de France et le dogme trinitaire.
En 1938, l'Église Réformée de France est née d'un accord entre quatre Églises Protestantes. Cet accord s'est scellé grâce à une Déclaration de Foi qui fait partie des textes constitutifs de l'Église Réformée de France et qui est toujours en vigueur (on la lit au début de chaque Synode régional et national). Cette Déclaration de foi ne mentionne nulle part directement et explicitement la trinité. Toutefois, elle « affirme la perpétuité de la foi chrétienne, à travers ses expressions successives, dans le Symbole des Apôtres, les Symboles œcuméniques, et les Confessions de foi de la Réforme, notamment celle de La Rochelle ». Si le symbole dit des apôtres est plus ternaire que trinitaire, les autres textes mentionnés affirment très nettement la trinité.
Il en résulte, me semble-t-il, que pour l'Église Réformée de France, la doctrine trinitaire est une expression de la foi chrétienne, et non l’objet de cette foi.
Beaucoup de réformés estiment qu’il s’agit d’une expression nécessaire, ou en tout cas de la meilleure expression possible du message évangélique. On peut les qualifier, si on tient aux étiquettes, d'orthodoxes (au sens de partisans de la doctrine traditionnelle majoritaire).
En ce qui les concerne, les protestants libéraux appartenant à l'Église Réformée de France y voient une expression de la foi chrétienne parmi plusieurs possibles et souvent lui en préfèrent d’autres. À la différence de certains unitariens, ils ne considèrent pas qu’elle trahit complètement ou dénature foncièrement le message évangélique. Toutefois, ils ne lui accordent, dans le meilleur des cas, qu’une valeur relative et limitée. De plus, ils soulignent que la doctrine trinitaire ne se trouve pas dans la Bible. Ils y voient une interprétation et non un enseignement des Écritures.
Cette opinion (comme celle qui voit dans la trinité la meilleure expression de la foi biblique) reste dans le cadre défini par la Déclaration de foi de l'Église Réformée de France. La position de l'Église Réformée de France sur ce point a été publiquement exprimée par les pasteurs Charles Westphal (théologiquement très loin des libéraux) et Albert Gaillard (qui en était beaucoup plus proche) à l’Assemblée Œcuménique de New-Delhi. D’autres Églises Réformées, en particulier celles de Suisse, défendent des points de vue très voisins.
De la doctrine de la trinité à l'affirmation du Dieu trinitaire.
Par contre, on sort du cadre défini par la Déclaration de foi de l'Église Réformée de France quand on se met à parler du « Dieu trinitaire ». Cette formule témoigne, en effet, d'un dérapage dangereux. Elle assimile, identifie, confond notre discours sur Dieu avec l’être même de Dieu. Elle ne distingue plus la réalité divine du langage qui tente d’en rendre compte. Elle absolutise une doctrine, et glisse vers une véritable idolâtrie. Elle fait du dogme trinitaire non pas une expression de la foi, mais un objet de foi.
Il me paraît grave de laisser parler sans réagir du « Dieu trinitaire », en donnant ainsi une autorité abusive et une portée exagérée à une doctrine qui appartient à la tradition ecclésiastique. Je rappelle que l’article 5 de la Confession de foi de La Rochelle classe les « conciles » parmi les choses qui doivent « être examinées, réglées et réformées » d’après l'Écriture; c’est « suivant cela » qu’elle reconnaît les Symboles de Nicée et d’Athanase. Selon une logique très réformée, elle ne pose pas ces textes comme des principes, des règles ou des contenus obligatoires de foi, mais comme des expressions de la foi, que l'on doit examiner, critiquer, et que l'on peut contester à partir de la Bible, en s'appuyant sur l'enseignement du Nouveau Testament.
L'opinion d'un réformé libéral.
Plutôt que de parler du « Dieu trinitaire », je préfère dire le « Dieu de l’évangile », ou, pour reprendre une parole célèbre de Pascal, le « Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, Dieu de Jésus Christ » (en comprenant : le Dieu auquel se réfère l’évangile et auquel renvoient Abraham, Isaac, Jacob et Jésus). À l'occasion, je mentionne, sans problème, le Père, le Fils et le Saint Esprit. Ce sont là des désignations de Dieu, auquel il nous faut bien donner un nom, même s'il est au dessus de tout nom. Par contre, je me refuse à parler du « Dieu trinitaire », expression qui ne se contente pas de désigner Dieu, mais qui le définit, et qui, comme l'a justement fait remarquer Bultmann, tend à l'objectiver (c'est à dire à en faire un objet du savoir humain).
Si la doctrine trinitaire ne manque pas d’intérêt ni de valeur, je ne pense pas qu’elle soit la conséquence nécessaire ou la meilleure interprétation de l’enseignement biblique. Elle en est une interprétation parmi d'autres. À mon sens, on ne doit ni l'imposer, ni l'exclure (ce serait tomber dans une intolérance et un dogmatisme à rebours de celles d'une certaine orthodoxie, mais de même nature).
Je sais, par expérience, avec quelle violence réagissent les orthodoxes d'Orient et beaucoup de catholique et aussi des protestants devant des propos tels que ceux que je viens de tenir. La trinité revêt souvent un caractère étrangement passionnel, qui empêche d’en parler calmement. Je ne tiens nullement à agiter des chiffons rouges devant des taureaux. Je ne cherche pas à réveiller des querelles qui me semblent appartenir à une autre époque ; je n'ai pas envie de perdre du temps dans des discussions dont j’estime qu’elles ne présentent pas un grand intérêt pour notre mission et notre témoignage aujourd’hui. Il n’en demeure pas moins que je crois devoir exprimer mes propres réserves et aussi rappeler les réticences de ceux qui se veulent, dans l'Église Réformée de France, à la fois évangéliques et libéraux devant la formule « le Dieu trinitaire » employée par les documents du Conseil Œcuménique.
André Gounelle
Évangile et Liberté, juin 1993.
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