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Dieu solidaire ?
Je vais, dans une première partie, traiter dans une perspective humaniste ou philosophique de la notion de solidarité, de son origine, de histoire et de sa signification. Dans une deuxième partie, qui, elle, sera spécifiquement religieuse et chrétienne, je me demanderai en quoi on peut voir dans la solidarité une caractéristique du Dieu biblique, et dans quelle mesure le qualificatif de solidaire lui convient.
La notion de solidarité
Que veut dire exactement ce mot de solidarité, qui fait partie de notre vocabulaire quotidien, qu'on emploie souvent dans les débats sociaux et politiques, mais dont le sens reste assez vague? Quelques indications sur son origine et sur son histoire nous aideront à en dégager la signification.
Origine et histoire.
Solidarité vient de la langue juridique. En latin, le mot solidum veut dire une "unité" ou une "totalité", et désigne ce qui forme "un seul bloc". Le droit romain utilise ce terme pour caractériser un contrat qui crée un groupe indivis, quand plusieurs personnes mettent en commun des biens, des droits et des obligations. On ne peut pas dissocier ceux qui en sont membres, discerner des cas particuliers pour les traiter séparément. Ils constituent un ensemble uni et unique. Ils sont interdépendants. Ainsi, on est solidaire quand on est conjointement garant du paiement d'une dette ou de l'entretien d'une propriété. Si l'un des associés est défaillant, il incombe aux autres de compenser sa carence. À l'inverse, les associés bénéficient ensemble du travail effectué ou des gains acquis par l'un d'eux.
Rapidement, le mot "solidaire" déborde le domaine purement juridique, et prend un sens plus existentiel. Il désigne la profonde réciprocité qui s'établit entre des parents, des amis, des voisins, des collègues, des proches qui partagent difficultés et réussites, soucis et satisfactions, peines et joies, misères et prospérités de sorte que ce que vit l'un d'eux, ce qui lui arrive concerne et atteint aussi les autres. On pourrait résumer la solidarité par la célèbre devise qu'a adoptée, officieusement, mais non officiellement semble-t-il, la Confédération Helvétique et qu'Alexandre Dumas attribue à ses mousquetaires : "un pour tous, tous pour un". Il ne s'agit plus alors principalement d'un contrat juridique, mais d'un lien affectif et actif : chacun se sent responsable de l'autre, l'aide, et en prend soin.
Dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle et au début du vingtième, la notion de solidarité entre dans le domaine du politique et du social. Elle y a beaucoup de succès et y connaît un développement considérable. Des personnages éminents la réclament et s'en réclament. Les publications, et les discours qui en traitent se multiplient. J'en cite seulement quelques-uns, la liste complète serait beaucoup trop longue. En 1870, Gambetta, dans un discours retentissant proclame que la solidarité est "la plus sacrée des lois humaines". Léon Bourgeois, qui fut entre 1888 et 1925 ministre, président du conseil, président du sénat et qui reçut le prix Nobel de la paix en 1920, s'en fait le chantre et le théoricien. Il y voit le fondement de la société moderne et de l'État républicain. L'économiste protestant Charles Gide la défend dans divers écrits des années 1890; il préconise et suscite, en particulier à Nîmes, des coopératives ouvrières qui concrétisent à ses yeux une nouvelle organisation économique fondée sur la solidarité humaine et pas seulement sur la rentabilité financière. Les philosophes Charles Renouvier et Alfred Fouillée y voient l'une des bases essentielles de la morale. Émile Durkheim, le fondateur de la sociologie française l'analyse longuement. Le président de la République Émile Loubet et son ministre Alexandre Millerand, futur président de la République, lui consacrent leurs discours d'inauguration de l'exposition universelle de 1900. Enfin, les premiers chrétiens sociaux, Wilfred Monod, Elie Gounelle, créent à Rouen et à Roubaix des centres à la fois culturels et sociaux qu'ils nomment "Solidarités". Comme l'écrit en 1907, avec une pointe de malice, le sociologue Célestin Bouglé, "Le "solidarisme" semble en passe de devenir, pour la troisième république une manière de philosophie officielle. Il est le fournisseur attitré de ces grands thèmes moraux qui font l'accord des consciences et que le moindre personnage public se sent obligé de répéter aux occasions solennelles". Effectivement, on a l'impression que si la devise de la République avait été formulée dans les années 1890-1900, elle aurait été non pas "liberté égalité fraternité", mais "liberté égalité solidarité". C'est peut-être par réminiscence qu'aujourd'hui le président Giscard d'Estaing propose comme devise pour l'Europe unie : "liberté, justice, solidarité" (Le Monde, 31 octobre 2002).
Pendant une quarantaine d'années, pour une génération et pour un courant de pensée, la solidarité ne relève pas simplement de l'exhortation morale, ni ne se limite à un bon sentiment qu'il importe de cultiver et de pratiquer dans les relations personnelles privées. Elle sert de base à une conception de la société, à des engagements politiques, à des actions concrètes. Elle joue, par exemple, un rôle important dans les débats parlementaires et journalistiques sur les retraites ouvrières, sur les mutuelles de santé, sur l'assurance chômage, sur la gratuité de l'enseignement. On veut construire la solidarité, et on pense que l'avenir lui appartient. Après la guerre 1914-1918, on continue bien sûr à en parler et à la préconiser, mais avec moins de force et de passion, même si on célèbre fréquemment la solidarité des tranchées. Elle devient un thème convenu ou conventionnel et cesse d'apparaître comme une idée neuve, mobilisatrice et enthousiasmante. On la critique parfois et le philosophe Comte-Sponville ne la retient pas dans son Petit traité des grandes vertus (1995) en lui reprochant, malgré des mérites qu'il reconnaît, de n'être au fond qu'un "égoïsme bien compris"; elle est, dit-il, "absence d'un défaut plutôt qu'une qualité".
Je ne vais pas entrer dans ce débat. Il m'intéresse plus de me demander ce qu'on a mis derrière le mot "solidarité", ce qu'on a voulu dire en l'utilisant, de quelles valeurs il a été et continue d'être porteur.
Contrastes
Quel sens et quel contenu donne-t-on dans ces années 1870-1914 à la notion de solidarité? Quand on consulte les textes de cette époque, on s'aperçoit qu'on la caractérise en la différenciant d'avec quatre autres notions. On l'oppose ou on la met contraste avec l'individualisme, avec la charité, avec la fraternité et, enfin, avec la lutte des classes.
1. D'abord, avec l'individualisme qui isole et sépare. La démocratie, en un sens, le favorise : elle ne veut plus considérer, en effet, des catégories, des groupes, des communautés, mais des personnes dont chacune est un citoyen indépendamment de ses appartenances collectives. Il n'y a plus la noblesse, le clergé, le tiers état; il n'y a plus des bretons, des gascons ou des provençaux ayant un statut particulier; on installe la République une et indivisible où les distinctions traditionnelles n'ont plus cours. La nation n'est plus une communauté faite de communautés distinctes comme sous l'ancien régime, mais une communauté composée d'individus ayant tous les mêmes droits et les mêmes devoirs. En 1793, dans un débat sur le statut des juifs, le comte de Clermont-Tonnerre exprime fort bien l'idéologie républicaine : "Il faut, dit-il, tout refuser aux juifs comme nation, et tout accorder aux juifs comme individus ... il faut qu'ils ne fassent pas dans l'État ni corps politique ni ordre,; il faut qu'ils soient individuellement citoyens". Dans les élections, chacun dispose d'une voix, et il appartient à l'individu de se prononcer, et non à la famille ou à l'ethnie, non au parti ou à la communauté religieuse, non au village ou au quartier. Le passage par l'isoloir marque et protège ce moment d'autonomie du citoyen, et symbolise son indépendance à l'égard des groupes dont par ailleurs il peut être membre.
Cette insistance démocratique ou républicaine sur la personne, à côté de ses aspects positifs, comporte évidemment un danger. Elle risque d'atomiser ou de fragmenter la société, de détruire toute conscience communautaire ou collective, de déboucher sur un ruineux "chacun pour soi". Quand, il y a un peu plus d'un siècle, on met en avant le principe de solidarité, on entend équilibrer l'importance donnée à la personne. On veut éviter une double dérive : celle de ce qu'on nomme alors le collectivisme (aujourd'hui on dirait plutôt le communautarisme) qui étouffe et asservit l'individualité en la ramenant et en la soumettant au groupe; celle de l'individualisme qui isole, sépare, et rompt les liens sociaux. Camus le suggère dans une de ses nouvelles, le solidaire à la fois est et n'est pas solitaire. Il l'est parce que la solidarité n'existe qu'entre des personnes ou des sujets autonomes. Il ne l'est pas parce qu'il décide ou accepte de vivre, d'agir et de penser en relation avec les autres, en fonction d'eux. Il est en même temps distinct et relié.
2. Deuxièmement, dans des écrits publiés entre 1840 et 1860, le saint-simonien puis socialiste Pierre Leroux différencie nettement solidarité et charité. Ce dernier mot, qui signifie initialement "amour", se dévalue et se déprécie au dix-neuvième siècle. Il en vient à désigner l'attitude condescendante de riches qui donnent une aumône à des pauvres. Ils le font souvent avec une bonne conscience satisfaite. Dans le meilleur des cas, ils manifestent leur bienveillance, leur pitié et leur piété. Même quand il n'y a pas lieu de mettre en doute leurs sentiments, leur geste à quelque chose de hautain, voire de méprisant. Celui qui en bénéficie se sent rabaissé, dévalorisé et humilié. Dans cette optique, la charité se pratique dans une société hiérarchisée avec des supérieurs et des inférieurs, avec des nantis et des démunis, avec des possédants et des assistés. Même si elle rend parfois la misère plus supportable, loin de corriger les fractures sociales, la charité ainsi comprise les souligne, et du coup suscite des sentiments d'injustice et de rancœurs. "À bas la charité", s'écriait en 1899 le journaliste et essayiste dreyfusard Bernard Lazare.
Au contraire, la solidarité renvoie à une situation non pas d'égalité, mais d'interdépendance et de mutualité. Chacun a quelque chose à apporter à l'autre et à recevoir de lui. Même si certains apportent plus, on entre dans une relation d'échanges et de complémentarité où tous sont à la fois donateurs et bénéficiaires, débiteurs et créanciers. En mettant en avant la solidarité, les chrétiens sociaux ont voulu souligner qu'aider les miséreux signifiait leur rendre justice, reconnaître leurs droits, et pas simplement faire preuve de gentillesse ou d'humanité à leur égard. De plus, la solidarité ne repose pas, comme la charité, sur la bonne volonté individuelle; elle relève d'une nécessité sociale. Nous avons tous besoin les uns des autres. Pour la Troisième République, la solidarité met en évidence les corrélations, les collaborations, les interactions qui cimentent une nation, et qui donnent un contenu concret au contrat social implicite qui fonde une communauté humaine. La solidarité contredit une conception aristocratique de la société, et tente de mettre en place un modèle démocratique, où la réciprocité l'emporte sur la domination et la subordination.
3. En troisième lieu, on estime que la solidarité représente plus et autre chose que la fraternité. A la différence de la charité, très contestée, personne ne récuse ni ne critique la fraternité, mais on la juge trop "idéale", pour reprendre une expression de Charles Gide, et pas assez effective ou réelle. On compte sur la solidarité pour lui rendre vigueur et contenu.
La notion de fraternité s'impose lors de la Révolution française, surtout en 1793, au moment où se font entendre les revendications économiques des "pauvres" (mécontents d'une liberté et d'une égalité uniquement juridiques) contre les "riches" (voire, pour les plus radicaux, contre un droit illimité de propriété). Elle surgit à nouveau en 1848 avec la Deuxième République, quand l'industrialisation qui commence amène des conditions de vie très difficiles pour certains. Les classes sociales les plus défavorisées découvrent la vanité, l'illusion, le vide d'une démocratie sans prolongements économiques, et ils réclament une fraternité concrète. Dans les années 1890, au contraire, la fraternité enflamme moins les cœurs et les esprits. On l'estime insuffisante, car on a l'impression qu'elle se cantonne dans l'affectif ou le sentimental, et manque de consistance. Elle a "plus de valeur que de sens", écrit Valéry, autrement dit, elle émeut plus qu'elle n'engage. D'où la tendance, que je signalais en commençant, à lui substituer la solidarité. La solidarité va au delà de la compassion ou de la tendresse fraternelle, elle correspond à une situation de dépendance mutuelle, et elle implique une action, une entraide, et une communauté effectives. Elle oblige à travailler ensemble et à partager, pas seulement à sympathiser.
Dans un article publié dans Le Monde le 22 mai 2002, un philosophe, Bruno Mattei, distingue fraternité et solidarité, en reprochant à notre république d'avoir oublié la première au profit de la seconde. Selon lui, ces deux notions renvoient à deux logiques différentes. La fraternité lui paraît beaucoup plus riche et exigeante, parce qu'elle suppose une attention inconditionnée à autrui. Faute de pouvoir établir la fraternité, on s'est contenté de la solidarité. A la fin du dix-neuvième siècle, on dit et on écrit exactement le contraire. En 1900, dans un débat avec Ferdinand Buisson, Léon Bourgeois juge la fraternité vague, peu efficace et plutôt décevante alors que la solidarité est, à se yeux, exigeante et mobilisatrice.
4. Enfin, quatrième et dernière opposition, celle entre la solidarité et la lutte des classes. Les analyses marxistes présentent une société non pas unifiée ou soudée, mais radicalement divisée selon la place qu'on occupe dans le système de production et de consommation. Les divers acteurs économiques, loin de se compléter harmonieusement, se heurtent inévitablement les uns aux autres. Les intérêts des patrons et des ouvriers, des travailleurs et des actionnaires, des capitalistes et des prolétaires divergent et se contredisent. Ces incompatibilités créent des antagonismes profonds. Il existe des solidarités, parfois très fortes, à l'intérieur de chaque classe sociale, mais aucune entre les classes : au contraire, elles ne peuvent que s'affronter et se combattre. Seule une nouvelle organisation économique permettra de dépasser et de faire cesser les conflits.
Le développement et l'emprise du marxisme, à la suite de la révolution russe de 1917, ont beaucoup contribué à reléguer au second plan le principe de solidarité. En effet, ce principe a été adopté, développé, mis en avant par de non marxistes parfois de droite, souvent de gauche, qui entendaient mettre en place une paix et une collaboration entre les classes, en montrant qu'un fin de compte leurs intérêts convergeaient, que tout le monde gagnait à la justice sociale. Pour eux, la solidarité devait se substituer aux rivalités et faire cesser les hostilités. Une nation ne se compose pas d'armées ennemies engagées dans une guerre sans merci, Il faudrait plutôt la comparer à un équipage embarqué sur le même bateau, et qui doit coopérer, pour le bien de tous. Et ce qui vaut pour une nation s'applique à l'humanité dans son ensemble. Les communistes ont, alors, vivement attaqué les théories solidaristes, ils les ont accusées de masquer le fait de la lutte des classes et de museler les aspirations et les luttes révolutionnaires.
Définition de la solidarité
Ces quatre distinctions, contrastes ou oppositions que j'ai signalés et rapidement analysés, indiquent bien, me semble-t-il, le sens et le contenu de la notion de solidarité. Elle veut dire que nous sommes ensemble, engagés dans un réseau de relations, associés dans une entreprise commune, et non pas chacun de son côté, isolé, séparé, vivant à part, et ne pouvant compter que sur lui-même. Il nous faut donc, sans renoncer à notre personnalité propre ni à notre autonomie, apprendre à vivre dans la réciprocité, à donner et à recevoir, à échanger, à partager et à coopérer. La solidarité à la fois affirme l'individualité de chacun et en contredit l'égoïsme.
Solidarité de Dieu?
Cette notion de solidarité, que nous venons de cerner à partir d'une analyse de situations, d'expériences et de réflexions purement humaines, a-t-elle une pertinence religieuse ou théologique? Autrement dit, convient-elle ou non pour Dieu, pour le Dieu de l'évangile? A-t-on le droit de la lui appliquer, et, si oui, en quel sens? Je discerne dans le christianisme deux tendances ou deux thèses qui donnent des réponses différentes, voire contradictoires à cette question.
Le Dieu solidaire
La première perçoit et souligne dans la Bible l'affirmation d'une très forte solidarité de Dieu avec les êtres humains. Les mythologies parlent souvent de divinités qui habitent un quelconque Olympe ou un ciel transcendant, d'où elles considèrent avec condescendance et détachement les humains, même quand elles interviennent dans leurs combats ou interfèrent dans leurs jeux. Les philosophes présentent parfois un Dieu métaphysique et transcendant, au dessus et en dehors des préoccupations et des intérêts qui agitent les humains, un Dieu absolu et parfait, qui se suffit à lui-même; le monde et ce qui s'y passe ne l'affectent ni en bien ni en mal. Au contraire la Bible témoigne d'un Dieu proche des humains, qui les accompagne, les aide et les soutient. Il leur donne des directives et des conseils; il les félicite ou il les blâme, il les réconforte et les soutient, ou les met en garde et les interpelle, il se réjouit ou s'attriste de ce qui leur arrive, exactement comme le font ceux que des solidarités profondes lient entre eux. Cette proximité de Dieu se manifeste dans le nom même qu'à plusieurs reprises lui donne le prophète Esaïe : "Emmanuel", ce qui veut dire Dieu-avec-nous, et non pas Dieu séparé, lointain, et indifférent. Le thème de l'alliance se trouve au centre, au cœur aussi bien de l'ancien ou premier Testament que du Nouveau. Testament est d'ailleurs une traduction malheureuse, car elle prête à confusion, du mot grec "diathéké" qui veut dire, au sens propre, "alliance". Dieu s'allie, autrement dit, il se solidarise avec Abraham et sa descendance, avec Moïse et ceux qui l'ont suivi dans le désert, avec David et ses sujets, et avec le peuple d'Israël, le peuple qu'il a choisi, son peuple.
La théologie chrétienne, en tout cas dans ses courant dominants, ceux qui s'expriment dans les grands conciles des quatrième et cinquième siècles, a repris et prolongé ce thème, Pour elle, cette solidarité culmine avec l'incarnation : en Jésus, a-t-elle dit, Dieu se fait homme, il prend corps, il fait bloc avec l'humanité (nous avons vu qu'étymologiquement, être solidaire signifie faire un seul bloc). Dans cette identification avec l'humanité, il va jusqu'au bout, puisque, selon la doctrine de l'expiation substitutive qui prend sa forme définitive au onzième siècle, avec Anselme de Cantorbéry, Jésus assume les péchés humains, il les prend sur lui, il en subit les conséquences, il en paie la dette, et, en retour, nous bénéficions de sa sainteté qui nous sauve ; on retrouve ici l'emploi juridique premier du mot solidaire. On a souvent et justement souligné les défauts et les insuffisances des doctrines que je viens de mentionner, celles de l'incarnation et de l'expiation substitutive. Elles n'ont jamais fait l'unanimité parmi les chrétiens. Les objections et les réticences qu'elles soulèvent n'ont cessé d'augmenter depuis deux siècles. Elles demeurent, cependant, majoritaires en tout cas dans l'enseignement officiel des Églises, et on constate que ceux qui ont essayé de les défendre, de les maintenir ou qui ont voulu les repenser, les reformuler, les rajeunir ou les adapter à notre mentalité, l'ont fait en ayant recours à cette notion de solidarité : ainsi au début du vingtième siècle en protestantisme, le genevois Gaston Frommel et plus récemment en catholicisme, il y a une quinzaine d'années, Bernard Sesboué. Pour ces théologiens, les doctrines traditionnelles ou classiques, même si leur expression nous semble parfois maladroite et nous choque, n'entendent affirmer rien d'autre que la solidarité de Dieu avec l'humanité, et c'est ce que nous devons en recevoir et en retenir. Gaston Frommel, dans un cours publié en 1916, déclare que la solidarité est "la grande doctrine du christianisme, la doctrine de toutes les doctrines de l'évangile" (entendez la doctrine qui résume toutes les autres et en dit le sens).
Dans les années 1970, les théologiens sud-américains de la libération reprennent et transforment en partie ce thème. Ils insistent sur la solidarité de Dieu avec tous les hommes certes, mais principalement, de manière privilégiée ou préférentielle avec les pauvres, les démunis, les exploités. Ils transposent dans le monde contemporain une vieille sentence du Talmud : "Dieu est toujours du côté du persécuté; il est avec le juste persécuté par le méchant, avec le méchant persécuté par le méchant. Et si un méchant est persécuté par un juste, Dieu est au côté du méchant persécuté contre le juste persécuteur". Ici la solidarité de Dieu se fait sélective, elle l'amène à choisir un camp, à opter pour le plus défavorisé, pour celui qui est dans une situation difficile et qui souffre, même s'il a tort. Ces théologiens, influencés par le marxisme, rejoignent son insistance sur la lutte des classes que le discours sur la solidarité ne doit pas éliminer. On ne pourra parler de solidarité universelle que lorsqu'il n'y aura plus de persécuteurs et de persécutés, d'exploiteurs et d'exploités. En attendant, la solidarité se doit d'être résolument partisane.
Le Dieu souverain
À côté de cette forte insistance sur la solidarité divine, il existe dans la Bible et dans le christianisme une autre tendance qui, au contraire, met l'accent sur la majesté et la souveraineté de Dieu. Elle souligne tout ce qui sépare et distingue le Créateur de ses créatures, y compris humaines. Dieu, dit-on ici, ne se trouve pas à nos côtés ni ne nous accompagne de la même manière qu'un ami, qu'un collègue, ou qu'un associé. Il nous dépasse, nous domine, se situe au dessus de nous, en face de nous, ce que la Bible indique en le nommant "Seigneur" et en le qualifiant de "roi" et de "juge". Le thème de la solidarité le ramène trop à notre niveau; il conduit à le considérer comme "un copain cosmique", pour reprendre l'expression (citée d’après G. Vahanian) d'un évangéliste américain, qui a quelque chose d'irrespectueux et de blasphématoire. Nous sommes appelés non pas à une relation d'égalité et de réciprocité avec Dieu comme entre des copains ou entre des pairs, mais à l'obéissance et à la soumission. Une familiarité excessive fait oublier la révérence et l'adoration qu'on lui doit. La Bible parle souvent de la crainte qu'inspire Dieu. Il donne, exauce, et bénit certes, mais aussi il fait trembler. On l'aime et on le redoute. Dans l'Ancien Testament, celui qui le rencontre, celui qui le voit face à face a peur d'en mourir. Il s'agit d'une expérience ou d'une aventure éprouvante. Rudolf Otto dans un ouvrage devenu classique sur "le sacré" a mis en évidence cette dualité. Le sacré ou le divin à la fois fascine et terrifie ; s'il n'effraie plus, la religion cesse d'être une foi vivante, exigeante, mobilisatrice; elle se dégrade en la culture complaisante d'une spiritualité sentimentale qui a perdu l'essentiel, à savoir la conscience ou le sens de la divinité de Dieu.
Bien sûr, Dieu fait alliance avec Israël. Les récits bibliques montrent que, néanmoins, il ne s'identifie jamais complètement avec son peuple. Il ne le soutient pas ni ne lui donne raison en toute occasion. La justice passe avant l'alliance et quand son peuple la viole, se montre cruel et devient oppresseur, lorsqu'il ne respecte pas la loi qu'il lui a donnée, Dieu le désavoue et le châtie. La connivence et l'indulgence qui s'établissent souvent entre ceux qui vivent une forte solidarité n'atténuent pas ses exigences, ni n'adoucissent sa rigueur.
Bien entendu, Dieu se soucie et s'occupe des humains, il ne s'en désintéresse pas ni ne les considère avec indifférence. Le Nouveau Testament proclame son amour pour ses créatures, un amour qui ne connaît pas de limites, que rien ne rebute et qui va jusqu'au bout. Toutefois, cet amour relève plus de la bienveillance et de la condescendance que du partage ou de l'échange. Dieu a pitié, il vient au secours, il donne et ne reçoit pas; tout vient de lui. Dans la première partie, j'ai mentionné la différence, voire l'opposition que l'on fait classiquement entre charité et solidarité. Or ce que l'évangile proclame, c'est bel et bien la charité de Dieu, ce qu'indique l'importance du thème de la "grâce" dans le Nouveau Testament. Juste avant de mourir, c'est son tout dernier mot, Luther a dit que nous sommes toujours devant Dieu comme des mendiants. Le mendiant n'est pas solidaire, il bénéficie d'une générosité dont il dépend, sans rien n'avoir à apporter en retour. Même la communion qui s'établit entre Dieu et le croyant n'abolit pas la distance ni n'anéantit la différence qui les séparent. Les réformés se sont justement méfiés de la mystique quand elle tend vers une fusion ou une assimilation avec Dieu. Ils ont toujours rejeté l'idée, développée par les chrétiens d'Orient, que le salut rendait l'homme divin. Nous sommes et serons toujours, affirment-ils, des créatures devant leur Créateur ; si Dieu s'est fait homme, ou est venu à nous en un homme, ce n'est pas, contrairement à ce qu'affirme une formule célèbre, pour que les hommes deviennent Dieu, mais pour que les hommes parviennent enfin à être vraiment humains.
Dans les années 1930, en Europe et tout particulièrement en Allemagne, la théologie protestante a fortement mis l'accent sur la souveraineté et l'altérité de Dieu. Il est le "tout-autre", a-t-elle proclamé contre ceux qui rapprochaient et assimilaient trop le divin et l'humain. Elle entendait combattre ainsi l'idéologie nationaliste, et plus précisément un christianisme influencé par le nazisme qui voulait rendre le Dieu biblique solidaire du sang, de la race et du sol. Certains, à d'autres moments et dans d'autres pays, ont voulu identifier l'évangile soit avec le maintien des structures sociales existantes et la défense des valeurs traditionnelles, soit, au contraire, avec la lutte révolutionnaire des défavorisés, du prolétariat, ou du tiers monde pour le renversement du système politique et économique en place. Les uns proclament, comme sur la boucle des ceinturons des armées hitlériennes, "Dieu avec nous"; tandis qu'ailleurs on imprime sur des billets de banques "nous avons confiance en Dieu" rendant ainsi Dieu solidaire du dollar. On voit, avec ces exemples, le danger que comporte le thème de la solidarité divine, les dérives qui le menacent et qu'il a entraînées. Il pousse à mettre Dieu au service d'une cause parfois indigne, parfois respectable, et à faire de nos combats, justes ou injustes, des croisades, autrement dit à les absolutiser ou à les sacraliser. L'idolâtrie que la Bible a en horreur, que la Réforme n'a cessé de dénoncer, consiste précisément à solidariser Dieu avec une réalité mondaine à tel point qu'on ne peut plus les dissocier. Il y a confusion, collusion entre le sacré et le profane, entre le divin et l'humain. On tente de s'approprier ou de s'annexer l'évangile; on s'en réclame pour justifier ses engagements, pour légitimer ses prises de positions. Trop insister sur la solidarité de Dieu est donc néfaste et conduit à masquer que Dieu même dans son amour le plus intense, le plus profond, le plus radical, reste toujours ce souverain qui est au dessus de nous et nous juge. Sa proximité ne l'empêche pas d'être toujours autre et surprenant, Sa parole console, conforte et guide; et, pourtant, loin de nous renforcer dans notre bonne conscience, elle nous interpelle, elle nous interroge, nous ébranle, et nous transforme.
L'autre et l'intime
On trouve ces deux tendances, ces deux lignes de pensée dans le christianisme aussi bien ancien que contemporain. La première insiste sur la solidarité de Dieu avec les humains et sur son engagement dans le monde; tandis que la deuxième souligne sa souveraineté qui le met au dessus, et son altérité qui le rend différent de ses créatures. A mon sens, on s'égarerait si on essayait de trancher ce débat en cherchant à déterminer qui a raison et qui a tort. En effet, chacune de ces deux thèses a une part de vérité, et met en lumière un des aspects du message biblique. Dieu est en même temps pour nous un proche et un étranger. Autrefois, dans un langage philosophique, on disait qu'il est à la fois immanent et transcendant. En reprenant un vers de Rilke, le théologien Rudolf Bultmann a écrit qu'il est "le visiteur qui sans cesse va son chemin". "Le visiteur"; il entre dans nos vies et dans notre monde, il habite nos existences et nos maisons, il se solidarise avec nous. "Il va sans cesse son chemin"; constamment il nous échappe, nous ne pouvons pas l'enfermer dans nos demeures, l'enrôler dans notre camp, il reste libre et insaisissable, alors même qu'il se lie à nous. On pourrait d'ailleurs ici se référer à Jésus : il vit avec ses disciples, entouré de ceux qui le suivent, mais à certains moments il se dérobe et s'isole; il mène une vie ordinaire, presque banale, et puis son baptême, ou la transfiguration montrent qu'il y a dans sa vie autre chose; il se déclare présent avec les siens jusqu'à la fin des temps, et pourtant il les quitte à l'ascension; dans la prédication et le sacrement, il se rend présent tout en restant absent.
Conclusion
Cette dualité, ou plus exactement cette bipolarité de Dieu me suggèrent trois remarques conclusives
Premièrement, le mérite, la valeur, la pertinence du mot solidarité pour parler de la relation que Dieu entretient avec nous et avec le monde vient de ce que ce terme implique lui-même une tension ou une dualité, ce qu'oublient parfois ceux qui le critiquent, à savoir les tenants de la deuxième thèse. Je l'ai indiqué dans ma première partie, solidarité désigne le lien entre deux ou plusieurs personnes qui ne veulent ni vivre isolément ni se fondre en une seule et unique personnalité collective. La solidarité respecte l'individualité de chacun, sans le couper des autres. Dieu, ai-je dit, reste Dieu, même quand il s'incarne (à supposer que ce mot convienne bien pour décrire la personnalité de Jésus) et l'être humain demeure humain, même quand par le salut et l'action de Dieu en lui, il devient un être nouveau. Et pourtant il existe un lien fort et profond entre Dieu et les hommes. À cet égard, et sous cet angle, le terme de "solidaire" convient bien.
Deuxièmement, nous ne devons jamais confondre la réalité ou la vérité de Dieu avec les mots que nous employons pour le désigner, ou avec le discours qui parle de lui. Dieu se dit dans notre langage, mais ce langage reste imparfait et insuffisant. Chaque fois que nous affirmons quelque chose de Dieu, il nous faut tout de suite apporter un correctif, un rectificatif, parce que nos paroles ne sont jamais totalement exactes. Quand nous proclamons qu'il s'est voulu et rendu solidaire, nous avons raison, mais cette vérité risque de devenir folle ou absurde si on n'ajoute pas immédiatement qu'il ne s'identifie jamais totalement avec nos réalités et nos causes humaines. À l'inverse, si on proclame qu'il est le Seigneur, celui qui domine le monde et gouverne nos existences, c'est juste, mais à son tour cette vérité va se perdre, s'altérer et nous égarer si on ne mentionne pas tout de suite sa solidarité avec ses créatures.
Troisièmement, à la question "Dieu est-il solidaire?", il faut donc répondre en même temps oui et non ; c'est pourquoi on ne doit pas choisir entre les deux thèses que j'ai exposées, mais les associer. Oui, Dieu est solidaire, et il a manifesté cette solidarité en venant à nous avec le visage fraternel de Jésus. Non, il n'est pas solidaire, en ce sens qu'au moment même où il se fait le plus fraternel, il reste notre Père, celui qui a autorité sur nous. La foi implique aussi bien la confiance et la collaboration que la révérence et l'obéissance. Elle vit en même temps la totale solidarité et l'irréductible indépendance de Dieu.
André Gounelle
Foi et vie, décembre 2002
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