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Dieu a-t-il voulu la mort de Jésus ?
Une volonté indirecte ?
En 1918, le Kaiser Guillaume II, tenu pour responsable des tueries et des
catastrophes que venait de subir l’Europe, aurait dit : « je n’ai pas voulu
cela ». Pourtant, il a déclenché (ou contribué à déclencher, car il n’en
est pas le seul responsable) la guerre ; il l’a fait parce qu’elle lui est
apparue comme le moyen d’atteindre ce qu’il désirait : la puissance, la
prospérité et l’indépendance de l’Allemagne. La guerre n’était pas son but,
il la savait douloureuse et dangereuse ; il y a cependant consenti ; on
pourrait dire qu’il l’a voulu indirectement pour parvenir à ce qu’il
voulait vraiment, la gloire de sa dynastie et la grandeur de son pays.
De nombreux textes chrétiens prêtent à Dieu une attitude qui ressemble
beaucoup à celle du Kaiser. Ils expliquent que la mort de Jésus lui coûte,
lui est pénible, le blesse et le fait souffrir, mais que néanmoins il la
veut parce que sans elle il n’arriverait pas à mener à bonnes fins son
dessein qui est de sauver l’humanité. Il la veut, non pas pour elle-même,
mais pour ce qu’elle lui permet d’obtenir ; elle est un point de passage
obligé. Le prix qu’il accepte de payer pour nous arracher à la perdition
nous montre la profondeur et l’immensité de son amour.
Un amour meurtrier ?
À titre d’exemple, voici deux de ces textes, l’un protestant et assez
ancien, l’autre catholique et plus récent.
Au 16ème siècle dans la Confession de foi des Églises Réformées de France, dite de « La Rochelle », nous lisons : « Dieu envoyant son Fils a voulu
montrer son amour et sa bonté inestimable envers nous en le livrant à la
mort et le ressuscitant pour accomplir toute justice et pour nous acquérir
la vie céleste ». Ce que Dieu veut, selon cette confession, c’est « montrer
son amour », « nous acquérir la vie céleste » ; c’est pour cela
qu’il livre son Fils à la mort.
Le Catéchisme de l’Église catholique de 1992 écrit que Dieu a «
permis » (il ne dit pas « voulu ») la Croix « en vue d’accomplir son
dessein de salut ». Il ajoute : « En livrant son Fils pour nos péchés, Dieu
manifeste que son dessein pour nous est un dessein d’amour bienveillant ».
Dieu ne se borne pas à laisser faire, il agit « en livrant son Fils » parce
que c’est le moyen d’atteindre son but.
Quelle logique a-t-elle contraint Dieu d’en passer par là ? Ne pouvait-il
pas procéder autrement ? Le catéchisme réformé de Heidelberg (1563) répond
: « à cause de la justice et de la vérité de Dieu, il n’était pas possible
de payer nos péchés autrement que par la mort du Fils de Dieu ».
Des logiques étranges
Pourquoi n’était-ce pas possible » ? On a tenté de l’expliquer de deux
manières.
Selon la première, la « justice » exige que les péchés soient punis. En
prenant sur lui la punition, Jésus nous en exonère ; ce qui correspond à
l’idée ancestrale que la faute est avant tout un désordre et que le
châtiment a pour visée principale de remettre les choses en place ; un
pardon sans réparation ou une amnistie sans compensation n’est donc pas
envisageable. Il faut que quelqu’un, coupable ou non, paie les péchés et
mette ainsi fin au dérangement qu’ils ont introduit. Toute ancienne qu’elle
soit, cette explication apparaît absurde : quand un innocent paie à la
place du coupable, on ne rétablit pas un ordre perturbé ; ni la justice ni
la vérité ne sont respectées.
Pour la seconde, Dieu s’incarnant en Jésus a voulu aller jusqu’au bout de
la condition humaine, en assumant ce qu’elle a de pire : le supplice
horrible d’un condamné (injustement) à mort. La croix mènerait à son terme,
jusqu’au plus profond de la souffrance et de l’humiliation, le «
dépouillement » ou l’abaissement du Christ Jésus (Phil 2) et son
identification avec les plus misérables. Autrement dit, Dieu aurait voulu
la Croix pour être pleinement homme. Si elle est plus honorable que la
précédente cette explication me paraît trop relever de spéculations
mythologiques et métaphysiques.
Une défaite de Dieu ?
Pour ma part, à la question que pose le titre de cet article je réponds «
non ». Je ne crois pas que Dieu ait voulu, même indirectement, la mort de
Jésus. À mon sens, elle n’entrait nullement dans ses plans, ses projets ou
ses calculs. Comme le maître de la vigne de la parabole qui, après
plusieurs messagers, envoie son fils pour parler aux vignerons rebelles et
les convaincre (Lc 20,9-16), Dieu, après les prophètes, suscite et inspire
Jésus (He 1,1-2) en espérant que les humains écouteront sa prédication, la
suivront et se convertiront, c’est à dire changeront de comportement. Son
attente a été déçue. Loin de s’inscrire dans les desseins de Dieu, la Croix
représente pour lui un revers. Le soir du vendredi saint, il est un vaincu
et non quelqu’un qui est parvenu au but qu’il poursuivait.
Dans cette perspective, la Croix ne répond ni à l’obligation de rétablir un
ordre perturbé ni à la volonté de pousser à son terme l’incarnation. Elle
est un événement contingent lié à ensemble de circonstances historiques et
décidé par des autorités juives et romaines. Les choses auraient pu se
passer autrement. Si Jésus n’avait pas été crucifié, il n’en serait pas
moins le Christ et Dieu n’en aurait pas moins manifesté en lui son amour
pour les humains.
Mais, objectera-t-on, Dieu peut-il être mis en échec ? Se produit-il dans
le monde des événements qu’il n’a ni ordonnés ni autorisés ? Il me semble
que la Bible le suggère. Contrairement à ce que des traductions discutables
laissent entendre, elle n’affirme pas la toute-puissance de Dieu. Au
contraire, elle raconte que souvent des humains (même ceux qu’il a choisis
et avec lesquels il a fait alliance) lui désobéissent et agissent au
rebours de ses volontés. Les paraboles sont à cet égard significatives :
elles le comparent à un propriétaire que ses fermiers volent ou à un père
auquel ses enfants désobéissent. Nous n’aurions pas à prier « que ta
volonté soit faite » si elle n’était pas sans cesse contrariée.
Dieu veut la vie
Les multiples défaites que des hommes infligent à Dieu culminent dans la
condamnation et l’exécution de Jésus.
Cependant, Dieu n’est jamais totalement battu. S’il n’est pas tout
puissant, il est néanmoins puissant, et en aucun cas il ne se lasse ni ne
jette l’éponge. Il perd des batailles, pas la guerre. Ses échecs ne posent
jamais un point final. Il ne les accepte pas, il réagit et les surmonte.
Après la désobéissance d’Adam et Eve, après le meurtre de Caïn, après le
veau d’or, après les trahisons d’Israël et des Églises, il ne renonce pas ;
il recommence et redresse la barre.
Avec vigueur et inventivité, Dieu riposte à la Croix en ressuscitant Jésus.
Il n’a pas abandonné les humains après ce qu’ils ont fait à son envoyé
suprême. Il a su surmonter une situation aussi bloquée que celle de
Golgotha. Le Vendredi Saint et Pâques jouent un rôle fondamental pour la
foi chrétienne en ce qu’ils affirment que l’amour de Dieu ne s’éteint
jamais et que sa puissance, même si elle n’est pas absolue, a toujours le
dernier mot. Dieu désire la vie, la suscite, la rend triomphante ; ces
événements nous en donnent l’assurance. Parler de sacrifice expiatoire ou
de Dieu crucifié affaiblit ou brouille ce message.
Aucune raison ne justifie ni n’excuse qu’on envoie quelqu’un à la mort.
Dieu ne se sert pas de la mort, même comme moyen. Il n’a pas voulu la croix
de Golgotha, il ne veut pas ce qui nous torture et nous anéantit. Par
contre, il a voulu et opéré la résurrection, celle du Christ et la nôtre.
André Gounelle
Évangile et Liberté
, avril 2019
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