signature

Recherche sur AndreGounelle.fr :

Loading


Accueil > Bible >

Tu es Pierre

 

Dans la région de Césarée de Philippe, Pierre confesse Jésus comme Christ. Je vais m'arrêter sur le récit de Marc (8/ 27 à 33) que je comparerai et mettrai en tension avec les parallèles qu’on trouve chez Matthieu (16 13-24) et Luc (9, 18-21).

Je vais vous proposer une interprétation de ce passage dont je tiens à souligner qu'il s'agit d'une hypothèse, nullement d'une certitude. Je ne dis pas : « voici le sens de ce récit, voici ce qu'il affirme », mais : « voilà l'une des manières, à côté d'autres, dont on peut, me semble-t-il, le comprendre; voilà ce qu'il permet de supposer ». L'hypothèse que je propose peut paraître plus ou moins probable, mais jamais on n'arrivera à montrer qu'elle est vraie, qu'elle s'impose sans possibilité raisonnable de doute. Elle est discutable; je ne cache pas qu'elle a un caractère hasardeux et risqué.

Cette remarque étant faite, j'en viens au texte. La comparaison avec les parallèles fait apparaître des ressemblances et des différences.

Ressemblances

Je commence par les ressemblances. J'en vois essentiellement deux.

- 1. D'abord, pour les trois évangélistes, cette confession de Pierre représente un épisode important dont ils font l'un des pivots de leur témoignage. Pour la première fois, on affirme nettement que Jésus n'est pas seulement un rabbin ou un prophète, mais le christ. On peut dire qu'à ce moment-là que les disciples deviennent vraiment chrétiens (sans cesser pour cela d'être juifs); auparavant ils suivaient un prédicateur nommé Jésus, maintenant ils voient en lui le Christ. Comme l'écrit Paul Tillich : « le christianisme est ce qu'il est par cette affirmation que Jésus de Nazareth est le Christ. Le premier à l'affirmer est Pierre; cet événement est rapporté dans un récit au centre de l'évangile de Marc. Il a eu lieu près de Césarée de Philippe, et il marque un tournant dans le cours de la narration évangélique ».

- 2. Ensuite pour les trois évangélistes, l'affirmation que Jésus est le Christ ne peut pas se dissocier de la Croix et de la résurrection. Pour remplir sa mission, pour être vraiment le Christ, Jésus doit passer par le vendredi saint et par Pâques. On voit donc se dessiner ici ce que j'appellerai une christologie de la Croix : la Croix définit non pas ce qu'est Dieu (on aurait alors une théologie de la croix), mais elle définit ce qu'est le Christ.

Différences

A côté de ces ressemblances fondamentales, qu'il ne faut pas minimiser, nos récits présentent des différences; j'en relève trois.

- 1. La première concerne Pierre. Matthieu rapporte que Jésus, après sa confession, lui adresse de vives félicitations et lui attribue une place prépondérante parmi les chrétiens : « Tu es pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église ». Après ce grand éloge et cette marque de confiance exceptionnelle, un peu plus tard viendra une réprimande sévère certes, mais que relativise et adoucit ce qui précède. Le récit de Luc est très sobre; Jésus ne fait aucun commentaire sur la confession de Pierre; il se contente de recommander aux disciples silence et discrétion. Chez Marc, à aucun moment Jésus n'approuve si peu que ce soit Pierre. L'apôtre ne reçoit pas le moindre éloge, la plus petite approbation, mais seulement un blâme dont rien n'atténue la dureté. Pierre n'est pas inspiré par le Père, il n'est pas celui qui a dit la parole que Jésus voulait entendre. Ses pensées sont humaines, voire démoniaques, et Jésus ne lui donne aucune responsabilité ni prérogative.

Y a-t-il chez Marc de l'hostilité à l'égard de Pierre ?. Un exégète américain Weeden l'a soutenu : « Pierre, écrit-il, est chez Marc le porte-parole d'un christianisme erroné; il est la personnification des défaillances des disciples ». Trocmé estime qu'en donnant cette image négative de Pierre, Marc vise probablement la fonction d'autorité et de direction qu'on commence à lui reconnaître dans l'Église primitive. Il y jouit d'un grand prestige, et tend à y exercer un véritable magistère. Marc s'en inquiète, il trouve qu'on exagère, qu'on se réfère trop au serviteur et pas assez au maître. C'est pourquoi, le premier, il prend la plume pour écrire un évangile, geste de protestation face à la tradition qui naît et aux habitudes qui se forment. De même que des siècles plus tard les Réformateurs, il oppose à l'enseignement ecclésiastique le livre où sont consignés les actes et les paroles de Jésus; les Réformateurs ont trouvé le livre, Marc a dû l'écrire, mais la démarche est comparable. Dans son livre, Marc relève les défaillances, les désobéissances les incompréhensions de Pierre et des disciples. Il n’entend pas les mettre à terre, les abattre, mais quels que soient leurs mérites, il veut empêcher qu'on les juche sur un piédestal et qu'on les considère comme infaillibles. Ce n'est pas eux qui ont autorité, mais Jésus.

Matthieu, au contraire, appuie et favorise les hiérarchies ecclésiastiques. Il met en valeur autant qu'il le peut Pierre et les Douze. Il se soucie de fonder et de justifier leur autorité. En ce sens, il annonce et prépare le catholicisme, il s'engage sur le chemin qui conduira à l'invention des évêques, des cardinaux, des patriarches et des papes (mais il n'a évidemment prévu et n'aurait probablement pas approuvé cet aboutissement). Il y a, si vous me permettez, un peu de curé dans ce Matthieu pour qui l'évangile commence avec des songes, une vierge, une crèche et des mages, et qui fait volontiers des personnages évangéliques des saints utilisables pour les porches de cathédrale. Marc, homme de la Parole et de l'Écriture, ne préfigurerait-il pas au contraire le protestantisme? Pour lui, l'évangile commence avec une prédication qui retentit et qui touche des gens. C'est l'action et la parole de Jésus qui définissent le christianisme. et non les appareils ecclésiastiques.

Luc me semble étranger à la divergence entre Marc et Matthieu; il écrit pour des communautés loin de la Palestine que ces problèmes ne touchent pas; il rapporte donc l'épisode brièvement et ne se soucie ni d'exalter ni de rabaisser Pierre.

- 2. Deuxième différence. On peut déceler chez Marc une réserve, peut-être même de la méfiance à l'égard des formules doctrinales que l'on applique à Jésus. Elles ne lui paraissent pas forcément fausses, mais elles comportent des dangers. Elles risquent d'être mal comprises et de détourner de l'essentiel. On a l'impression que Marc redoute que les discours sur Jésus, même justes, même pertinents fassent oublier l'amour et l'obéissance qu'on lui doit. Il craint qu'on se préoccupe plus du dogme que de la vie. Dans l'évangile de Marc, on constate que ce sont toujours soit des maladroits, soit des adversaires, soit des esprits impurs ou des démons qui essaient de caractériser Jésus, de lui donner des titres et des qualificatifs, de dire qui il est. Chaque fois Jésus les blâme et leur impose silence. Il y a une seule exception : le centurion qui au pied de la croix déclare que Jésus est le Fils de Dieu, exception dont la valeur reste limitée parce que Jésus n'est pas alors en état de réagir.

Cette réserve de Marc se manifeste dans notre récit. Jésus n'approuve pas la confession de foi, et il demande à ses disciples de se taire dans une formule frappante. Chez Matthieu et chez Luc, Jésus prescrit aux disciples de ne pas dire qu'il est le christ; chez Marc, il ordonne de ne pas parler de lui, « de ne rien dire de lui à personne »; verset assez extraordinaire, qu'on n'oserait pas prendre comme texte d'une campagne d'évangélisation ou d’un dimanche des Missions.

À mon sens, Marc nous dit ici qu'il faut se méfier des images, des idées, des notions, même très belles et très profondes, que l'on peut se faire de Jésus. Elles risquent de cacher et de masquer ce qu'il est réellement, véritablement. Le Christ n'est pas une figure céleste, un être surnaturel, mais cet homme de Nazareth qui vécut une trentaine d'années en Palestine. Contre les spéculations d'une orthodoxie naissante, Marc adopte une attitude de critique du dogme; il s'oppose à une métaphysique chrétienne qui oublierait l'histoire, qui s'appuierait sur des principes abstraits et laisserait de côté la réalité concrète de Jésus. On peut rapprocher cela de la réponse de Dieu à Moïse en Exode 3 : connaître Dieu ne signifie pas savoir son nom, son essence, ses attributs, mais éprouver concrètement son action dans sa vie. La foi ne voit pas en lui la substance éternelle, infinie, cause de soi, que décrivent les philosophes, mais le Dieu d'Abraham, d'Isaac de Jacob, qui délivre de l'Égypte; on ignore son essence, on connaît ses actes.

- 3. La troisième différence que je relève n'apparaît pas tellement dans notre récit, mais plutôt dans son contexte. Les chapitres 7 et 8 de l'évangile de Marc contiennent plusieurs récits de miracle à propos desquels on peut faire deux remarques.

- D'abord, sauf peut-être celui de la multiplication des pains, ces miracles n'ont pas de valeur symbolique; je veux dire qu'ils n'ont pas pour fonction, comme souvent dans les autres évangiles, d'illustrer un enseignement de Jésus ou de manifester sa gloire. Ce sont simplement des actes médicaux, des guérisons, rien d'autre.

- Ensuite, Jésus semble avoir de la peine à opérer certains de ces miracles. Il fait des manipulations avec la salive, il s'y prend à plusieurs reprises. Il n'apparaît pas avoir cette puissance extraordinaire que soulignent si volontiers les autres évangélistes. il procède comme les guérisseurs de son temps, avec les même moyens et comme eux il rencontre des difficultés.

Marc, me semble-t-il, veut souligner que Jésus s'est occupé de ceux qui étaient dans la détresse et qui avaient besoin de secours. Il ne s'en est pas servi pour sa propagande, pour appuyer ses prétentions, pour gagner des adeptes ou pour illustrer son enseignement. Il s'est soucié seulement d'eux et il les a soulagés. Il n'a pas fait de la diaconie pour obtenir des conversions. Vraisemblablement, Marc là adresse un avertissement et un appel à ses lecteurs : qu'ils imitent le maître; que de manière désintéressée, comme lui, ils viennent en aide aux pauvres, aux malades, aux malheureux. Qu'ils ne prennent pas comme prétexte et excuse pour se dérober à cette « suivance » de Jésus son caractère unique ou sa puissance extraordinaire. Jésus a agi lui aussi avec des moyens humains et a eu parfois de la peine à faire ce qu'il voulait. À nouveau, n'imaginons pas quelqu'un dans le Ciel dont la puissance agirait d'elle-même et qui nous dispenserait de travail. Jésus est aussi le compagnon qui montre le chemin, à la suite duquel nous marchons et peinons comme il l'a fait.

Conclusion

Je conclus par deux remarques :

- 1. Premièrement, je rappelle qu'il s'agit d'une hypothèse d'interprétation que je vous demande de prendre comme telle. Je ne cache pas que j'ai un peu forcé le trait, en particulier en transformant en oppositions des différences d'accentuation. Par exemple, on trouve chez Matthieu des passages qui sont en consonance avec les thèmes que j'ai cru déceler chez Marc, ainsi la phrase : « quiconque me dit Seigneur, seigneur n'entrera pas dans le Royaume ... mais celui qui fait la volonté de mon Père » (7/21).

- 2. Deuxièmement, Marc ne doit évidemment pas être isolé et séparé. Le Nouveau Testament forme une sorte de polyphonie où les différentes voix se complètent, s'équilibrent, se recadrent les unes les autres mutuellement. Matthieu, Luc, Jean et Paul insistent sur d'autres points, soulignent justement la valeur des Églises, des doctrines, et des titres messianiques. Je pense même que Marc n'a de sens que comme rectificatif et correctif : il signale et dénonce des dangers, plus qu'il n'indique une forme de vie chrétienne. Je crois cependant que nous devons toujours entendre ce message qui plaide pour une foi vécue plutôt que dogmatique, pour un christianisme qui se préoccupe plus d'action que d'institution.

André Gounelle

feuille

 

André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot