Accueil > Bible >
Tu es Pierre
Dans la région de Césarée de Philippe, Pierre confesse Jésus comme Christ.
Je vais m'arrêter sur le récit de Marc (8/ 27 à 33) que je comparerai et
mettrai en tension avec les parallèles qu’on trouve chez Matthieu (16
13-24) et Luc (9, 18-21).
Je vais vous proposer une interprétation de ce passage dont je tiens à
souligner qu'il s'agit d'une hypothèse, nullement d'une certitude. Je ne
dis pas : « voici le sens de ce récit, voici ce qu'il affirme », mais : «
voilà l'une des manières, à côté d'autres, dont on peut, me semble-t-il, le
comprendre; voilà ce qu'il permet de supposer ». L'hypothèse que je propose
peut paraître plus ou moins probable, mais jamais on n'arrivera à montrer
qu'elle est vraie, qu'elle s'impose sans possibilité raisonnable de doute.
Elle est discutable; je ne cache pas qu'elle a un caractère hasardeux et
risqué.
Cette remarque étant faite, j'en viens au texte. La comparaison avec les
parallèles fait apparaître des ressemblances et des différences.
Ressemblances
Je commence par les ressemblances. J'en vois essentiellement deux.
- 1. D'abord, pour les trois évangélistes, cette confession de Pierre
représente un épisode important dont ils font l'un des pivots de leur
témoignage. Pour la première fois, on affirme nettement que Jésus n'est pas
seulement un rabbin ou un prophète, mais le christ. On peut dire qu'à ce
moment-là que les disciples deviennent vraiment chrétiens (sans cesser pour
cela d'être juifs); auparavant ils suivaient un prédicateur nommé Jésus,
maintenant ils voient en lui le Christ. Comme l'écrit Paul Tillich : « le
christianisme est ce qu'il est par cette affirmation que Jésus de Nazareth
est le Christ. Le premier à l'affirmer est Pierre; cet événement est
rapporté dans un récit au centre de l'évangile de Marc. Il a eu lieu près
de Césarée de Philippe, et il marque un tournant dans le cours de la
narration évangélique ».
- 2. Ensuite pour les trois évangélistes, l'affirmation que Jésus est le
Christ ne peut pas se dissocier de la Croix et de la résurrection. Pour
remplir sa mission, pour être vraiment le Christ, Jésus doit passer par le
vendredi saint et par Pâques. On voit donc se dessiner ici ce que
j'appellerai une christologie de la Croix : la Croix définit non pas ce
qu'est Dieu (on aurait alors une théologie de la croix), mais elle définit
ce qu'est le Christ.
Différences
A côté de ces ressemblances fondamentales, qu'il ne faut pas minimiser, nos
récits présentent des différences; j'en relève trois.
- 1. La première concerne Pierre. Matthieu rapporte que Jésus, après sa
confession, lui adresse de vives félicitations et lui attribue une place
prépondérante parmi les chrétiens : « Tu es pierre et sur cette pierre je
bâtirai mon Église ». Après ce grand éloge et cette marque de confiance
exceptionnelle, un peu plus tard viendra une réprimande sévère certes, mais
que relativise et adoucit ce qui précède. Le récit de Luc est très sobre;
Jésus ne fait aucun commentaire sur la confession de Pierre; il se contente
de recommander aux disciples silence et discrétion. Chez Marc, à aucun
moment Jésus n'approuve si peu que ce soit Pierre. L'apôtre ne reçoit pas
le moindre éloge, la plus petite approbation, mais seulement un blâme dont
rien n'atténue la dureté. Pierre n'est pas inspiré par le Père, il n'est
pas celui qui a dit la parole que Jésus voulait entendre. Ses pensées sont
humaines, voire démoniaques, et Jésus ne lui donne aucune responsabilité ni
prérogative.
Y a-t-il chez Marc de l'hostilité à l'égard de Pierre ?. Un exégète
américain Weeden l'a soutenu : « Pierre, écrit-il, est chez Marc le
porte-parole d'un christianisme erroné; il est la personnification des
défaillances des disciples ». Trocmé estime qu'en donnant cette image
négative de Pierre, Marc vise probablement la fonction d'autorité et de
direction qu'on commence à lui reconnaître dans l'Église primitive. Il y
jouit d'un grand prestige, et tend à y exercer un véritable magistère. Marc
s'en inquiète, il trouve qu'on exagère, qu'on se réfère trop au serviteur
et pas assez au maître. C'est pourquoi, le premier, il prend la plume pour
écrire un évangile, geste de protestation face à la tradition qui naît et
aux habitudes qui se forment. De même que des siècles plus tard les
Réformateurs, il oppose à l'enseignement ecclésiastique le livre où sont
consignés les actes et les paroles de Jésus; les Réformateurs ont trouvé le
livre, Marc a dû l'écrire, mais la démarche est comparable. Dans son livre,
Marc relève les défaillances, les désobéissances les incompréhensions de
Pierre et des disciples. Il n’entend pas les mettre à terre, les abattre,
mais quels que soient leurs mérites, il veut empêcher qu'on les juche sur
un piédestal et qu'on les considère comme infaillibles. Ce n'est pas eux
qui ont autorité, mais Jésus.
Matthieu, au contraire, appuie et favorise les hiérarchies ecclésiastiques.
Il met en valeur autant qu'il le peut Pierre et les Douze. Il se soucie de
fonder et de justifier leur autorité. En ce sens, il annonce et prépare le
catholicisme, il s'engage sur le chemin qui conduira à l'invention des
évêques, des cardinaux, des patriarches et des papes (mais il n'a
évidemment prévu et n'aurait probablement pas approuvé cet aboutissement).
Il y a, si vous me permettez, un peu de curé dans ce Matthieu pour qui
l'évangile commence avec des songes, une vierge, une crèche et des mages,
et qui fait volontiers des personnages évangéliques des saints utilisables
pour les porches de cathédrale. Marc, homme de la Parole et de l'Écriture,
ne préfigurerait-il pas au contraire le protestantisme? Pour lui,
l'évangile commence avec une prédication qui retentit et qui touche des
gens. C'est l'action et la parole de Jésus qui définissent le
christianisme. et non les appareils ecclésiastiques.
Luc me semble étranger à la divergence entre Marc et Matthieu; il écrit
pour des communautés loin de la Palestine que ces problèmes ne touchent
pas; il rapporte donc l'épisode brièvement et ne se soucie ni d'exalter ni
de rabaisser Pierre.
- 2. Deuxième différence. On peut déceler chez Marc une réserve,
peut-être même de la méfiance à l'égard des formules doctrinales que l'on
applique à Jésus. Elles ne lui paraissent pas forcément fausses, mais elles
comportent des dangers. Elles risquent d'être mal comprises et de détourner
de l'essentiel. On a l'impression que Marc redoute que les discours sur
Jésus, même justes, même pertinents fassent oublier l'amour et l'obéissance
qu'on lui doit. Il craint qu'on se préoccupe plus du dogme que de la vie.
Dans l'évangile de Marc, on constate que ce sont toujours soit des
maladroits, soit des adversaires, soit des esprits impurs ou des démons qui
essaient de caractériser Jésus, de lui donner des titres et des
qualificatifs, de dire qui il est. Chaque fois Jésus les blâme et leur
impose silence. Il y a une seule exception : le centurion qui au pied de la
croix déclare que Jésus est le Fils de Dieu, exception dont la valeur reste
limitée parce que Jésus n'est pas alors en état de réagir.
Cette réserve de Marc se manifeste dans notre récit. Jésus n'approuve pas
la confession de foi, et il demande à ses disciples de se taire dans une
formule frappante. Chez Matthieu et chez Luc, Jésus prescrit aux disciples
de ne pas dire qu'il est le christ; chez Marc, il ordonne de ne pas parler
de lui, « de ne rien dire de lui à personne »; verset assez extraordinaire,
qu'on n'oserait pas prendre comme texte d'une campagne d'évangélisation ou
d’un dimanche des Missions.
À mon sens, Marc nous dit ici qu'il faut se méfier des images, des idées,
des notions, même très belles et très profondes, que l'on peut se faire de
Jésus. Elles risquent de cacher et de masquer ce qu'il est réellement,
véritablement. Le Christ n'est pas une figure céleste, un être surnaturel,
mais cet homme de Nazareth qui vécut une trentaine d'années en Palestine.
Contre les spéculations d'une orthodoxie naissante, Marc adopte une
attitude de critique du dogme; il s'oppose à une métaphysique chrétienne
qui oublierait l'histoire, qui s'appuierait sur des principes abstraits et
laisserait de côté la réalité concrète de Jésus. On peut rapprocher cela de
la réponse de Dieu à Moïse en Exode 3 : connaître Dieu ne signifie pas
savoir son nom, son essence, ses attributs, mais éprouver concrètement son
action dans sa vie. La foi ne voit pas en lui la substance éternelle,
infinie, cause de soi, que décrivent les philosophes, mais le Dieu
d'Abraham, d'Isaac de Jacob, qui délivre de l'Égypte; on ignore son
essence, on connaît ses actes.
- 3. La troisième différence que je relève n'apparaît pas tellement dans
notre récit, mais plutôt dans son contexte. Les chapitres 7 et 8 de
l'évangile de Marc contiennent plusieurs récits de miracle à propos
desquels on peut faire deux remarques.
- D'abord, sauf peut-être celui de la multiplication des pains, ces
miracles n'ont pas de valeur symbolique; je veux dire qu'ils n'ont pas pour
fonction, comme souvent dans les autres évangiles, d'illustrer un
enseignement de Jésus ou de manifester sa gloire. Ce sont simplement des
actes médicaux, des guérisons, rien d'autre.
- Ensuite, Jésus semble avoir de la peine à opérer certains de ces
miracles. Il fait des manipulations avec la salive, il s'y prend à
plusieurs reprises. Il n'apparaît pas avoir cette puissance extraordinaire
que soulignent si volontiers les autres évangélistes. il procède comme les
guérisseurs de son temps, avec les même moyens et comme eux il rencontre
des difficultés.
Marc, me semble-t-il, veut souligner que Jésus s'est occupé de ceux qui
étaient dans la détresse et qui avaient besoin de secours. Il ne s'en est
pas servi pour sa propagande, pour appuyer ses prétentions, pour gagner des
adeptes ou pour illustrer son enseignement. Il s'est soucié seulement d'eux
et il les a soulagés. Il n'a pas fait de la diaconie pour obtenir des
conversions. Vraisemblablement, Marc là adresse un avertissement et un
appel à ses lecteurs : qu'ils imitent le maître; que de manière
désintéressée, comme lui, ils viennent en aide aux pauvres, aux malades,
aux malheureux. Qu'ils ne prennent pas comme prétexte et excuse pour se
dérober à cette « suivance » de Jésus son caractère unique ou sa puissance
extraordinaire. Jésus a agi lui aussi avec des moyens humains et a eu
parfois de la peine à faire ce qu'il voulait. À nouveau, n'imaginons pas
quelqu'un dans le Ciel dont la puissance agirait d'elle-même et qui nous
dispenserait de travail. Jésus est aussi le compagnon qui montre le chemin,
à la suite duquel nous marchons et peinons comme il l'a fait.
Conclusion
Je conclus par deux remarques :
- 1. Premièrement, je rappelle qu'il s'agit d'une hypothèse
d'interprétation que je vous demande de prendre comme telle. Je ne cache
pas que j'ai un peu forcé le trait, en particulier en transformant en
oppositions des différences d'accentuation. Par exemple, on trouve chez
Matthieu des passages qui sont en consonance avec les thèmes que j'ai cru
déceler chez Marc, ainsi la phrase : « quiconque me dit Seigneur, seigneur
n'entrera pas dans le Royaume ... mais celui qui fait la volonté de mon
Père » (7/21).
- 2. Deuxièmement, Marc ne doit évidemment pas être isolé et séparé. Le
Nouveau Testament forme une sorte de polyphonie où les différentes voix se
complètent, s'équilibrent, se recadrent les unes les autres mutuellement.
Matthieu, Luc, Jean et Paul insistent sur d'autres points, soulignent
justement la valeur des Églises, des doctrines, et des titres messianiques.
Je pense même que Marc n'a de sens que comme rectificatif et correctif : il
signale et dénonce des dangers, plus qu'il n'indique une forme de vie
chrétienne. Je crois cependant que nous devons toujours entendre ce message
qui plaide pour une foi vécue plutôt que dogmatique, pour un christianisme
qui se préoccupe plus d'action que d'institution.
André Gounelle
|