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Parabole du bon samaritain
Luc, chapitre 10, verset 25 à 37
J’ai consulté un certain nombre de prédications qui à travers les âges ont
porté sur cette parabole du bon samaritain. Il y en a plusieurs milliers,
et je n’en ai lu que quelques unes, je ne prétends pas du tout être
complet. À travers mes lectures, j’ai repéré trois explications ou trois
interprétations assez différentes de cette parabole. Il est possible (et
même probable) qu’il y en ait d’autres.
1.
Pour la première assez fréquente au Moyen Age, notre parabole résume et
illustre par un petit conte l'histoire religieuse de l'humanité depuis la
chute jusqu'à la rédemption, depuis Adam jusqu'à Jésus Christ. Le voyageur,
dit-elle, figure l'humanité. Les brigands représentent le diable ou les
démons, c'est-à-dire les forces du mal, les puissances mauvaises, celles du
péché, de la misère et de la souffrance, qui attaquent l'être humain, le
blessent gravement et l'abandonnent dans une situation critique dont il ne
peut pas se tirer tout seul.
Le sacrificateur et le lévite qui passent sur la route sans s'arrêter
symbolisent l'Ancien Testament et peut-être les religions de l'Antiquité
qui voient la détresse humaine, mais sont incapables de la secourir, de lui
porter remède.
Quant au bon samaritain, on voit en lui l'image de Jésus venu chercher et
sauver ceux qui étaient perdus. Et enfin, cette hôtellerie, où le
samaritain dépose la victime pour qu'on en prenne soin, correspondrait à
l'Église où Jésus conduit ceux qu'il a sauvés et où ils seront à l'abri
jusqu'à ce qu'il revienne.
Quelques auteurs, friands d'allégories, voient dans l'huile et le vin
versés sur les plaies une allusion aux deux sacrements, baptême et Cène et
ajoutent que les deux pièces de monnaie que le samaritain donne à
l'hôtelier renvoient aux deux Testaments que le Christ remet à l'église
pour qu'elle puisse nourrir et soigner les fidèles qu'il lui confie.
Cette première interprétation identifie le lecteur ou l’auditeur de la
parabole avec cet homme dépouillé et meurtri. Elle l’invite à reconnaître
en Jésus le bon samaritain qui le tire d’affaire. Elle illustre l'œuvre
qu'a accomplie le Christ. Elle nous dit qu’il est notre prochain, parce
qu’il s’approche de nous.
2.
La deuxième interprétation de la parabole, la plus courante à l’époque
moderne, est celle dont nous avons l’habitude. Elle voit dans ce conte un
enseignement non pas sur l'œuvre accomplie par Jésus, mais sur ce qu’il
nous est demandé à nous de faire. On n'identifie plus le croyant au blessé,
mais au bon samaritain. À son exemple, dit-on, le chrétien doit se montrer
attentif aux malheurs et aux besoins de ses semblables. Il doit les
secourir de manière efficace. Par cette parabole, Jésus nous appellerait à
la générosité, au dévouement et à l'action charitable.
En contraste avec le bon samaritain, le sacrificateur et le lévite
incarneraient l'indifférence et la lâcheté humaines. Ils symboliseraient
une fausse religion, toute de façade, qui ne se traduit pas par des actes,
dans des comportements. Souvent, on estime que Jésus critique ici le
judaïsme de son temps pour qui les rites avaient plus d'importance que les
personnes. La conduite du sacrificateur et du lévite s'expliquerait, en
effet, par un souci de pureté rituelle. Ils ne veulent pas se souiller en
touchant du sang ce qui selon les règles en usage, les aurait empêché
d'officier.
Ainsi comprise, notre parabole a pour but d’indiquer, par une histoire
concrète, non pas tellement ce que signifie et implique « aimer », mais,
selon la question posée par le docteur de la loi : « qui est mon prochain ?
» Elle ne porte pas sur le « comment », mais sur le « qui ».
La question du docteur de la loi renvoie à un problème qui divisait les
rabbins du temps de Jésus. Certains pharisiens et esséniens considéraient
comme des prochains seulement ceux qui faisaient partie de leur secte ou de
leur confrérie et ils excluaient les autres. La majorité des rabbins
enseignaient que tous les juifs, tous les membres du peuple élu, étaient
des prochains ; par contre, ils estimaient que le commandement d'amour ne
concernait pas les païens, les idolâtres, qu'un vrai croyant devait tenir à
l'écart. On déconseillait d'avoir des relations avec eux et donc de leur
venir en aide. Enfin, il existait quelques religieux très larges, très
ouverts qui pensaient que tous les êtres humains étaient des prochains
quels que soient leur race, leur nationalité, leur religion.
Jésus apporte une réponse différente et originale. Pour lui, le prochain ne
se définit pas par la catégorie sociale, ethnique ou religieuse à laquelle
il appartient. C’est quelqu’un qu’on croise accidentellement, qui a besoin
d’aide et que l’on secourt. Le prochain est celui dont on s’approche.
3
Dans quelques prédications, j’ai découvert une troisième interprétation de
la parabole. Elle est assez rare et on la rencontre beaucoup moins souvent
que les précédentes.
Elle voit dans la parabole une illustration de l’évolution de la communauté
chrétienne dans ses débuts. Selon elle, l’homme blessé n’est pas l’image de
l’humanité, comme pour la première interprétation. Il n’est pas, non plus,
l’image des miséreux, de ceux que la vie a malmenés, comme pour la
deuxième. Il est l’image de Jésus lui-même ou plus précisément l’image de
l’évangile ou de la communauté évangélique. Le Christ est allé à Jérusalem
pour établir son règne, il a échoué, il en a été chassé (son exécution a
lieu « hors les murs »). Ses adversaires se sont attaqués à lui et l’ont
grièvement blessé. La parabole ferait allusion peut-être à la Croix, en
tout cas à la persécution des premiers disciples. L’homme blessé, à
demi-mort, serait le crucifié et le groupe des fidèles de Jésus, en piteux
état après Golgotha.
Qui va redonner vie à l’évangile et à la communauté qu’il suscite ? Qui va
reprendre le flambeau, continuer l’œuvre, ressusciter ce qui a été détruit,
outragé, tué ? Pas les judéo-chrétiens, les chrétiens d’origine juive,
représentés par le lévite et le sacrificateur, qui deviendront vite une
minorité et seront marginalisés voire écartés ; ils passent « outre ». Ceux
qui accueilleront, recueilleront, soigneront l’évangile et en assureront la
survie, ce sont les pagano-chrétiens représentés par le samaritain. Et
Jésus invite son interlocuteur (« va et fais de même ») à rejoindre ce
groupe.
La parabole illustrerait donc le tournant pris et le changement opéré par
le mouvement de Jésus en grande partie sous l’impulsion de Paul. Il n’est
pas anodin d’une part que cette parabole apparaisse seulement dans
l’évangile de Luc, le compagnon de Paul, qui écrit pour les communautés
hellénistiques, et d’autre part que l’évangéliste la situe dans la semaine
sainte, dans les jours qui précèdent l’arrestation et l’exécution de Jésus.
*
Je conclus par trois remarques.
1. Tous les personnages de la parabole ont une identité qui est précisée :
il y a le lévite, le sacrificateur, le samaritain, l’hôtelier. Un seul fait
exception, le blessé. Il est « un homme », c’est tout ce que l’on sait, on
ne nous donne aucune autre indication sur lui. La diversité des
interprétations vient de ce qu’elles confèrent des visages et des
personnalités différentes à ce blessé dont on ignore tout. Elles
remplissent chacune à sa manière un vide ou un silence du texte.
2. Cette parabole, comme beaucoup de textes bibliques est polysémique, elle
peut prendre différents sens. Le sens ne se situe pas dans le texte
lui-même, mais dans la rencontre du texte avec le lecteur ou dans ce que le
récit fait naître et suscite chez l’auditeur. Le destinataire, qui en prend
connaissance est aussi, d’une certaine manière, co-auteur, non pas du texte
lui-même (rédigé depuis longtemps), mais du sens qu’il peut prendre.
Soulignons, pour éviter toute méprise que si un texte peut prendre
plusieurs sens, il ne peut cependant pas prendre n’importe quel sens.
3. On ne peut imposer ni rejeter absolument et définitivement aucune des
interprétations que j’ai relevées, même si certaines paraissent plus
probables ou mieux fondées que d’autre, ou nous convainquent plus. Ce
constat devrait interdire tout dogmatisme. Chacun doit avoir conscience de
la relativité de sa propre interprétation ; il y a à la fois une relation
étroite et une distance irréductible entre les textes et la lecture qu’on
en fait.
André Gounelle
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