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Où trouver la vérité d'un texte biblique ?
Commençons par une brève explication sur le titre. Depuis longtemps, l'exégèse nous a appris à disséquer les textes bibliques, à en distinguer les diverses couches, à identifier les tendances qui s'expriment à travers eux, à les situer dans leur contexte historique, à les éclairer par les situations qu'ils reflètent et auxquels ils font face et, enfin, à retracer l'histoire de leur interprétation à travers les âges. Tout ceci a beaucoup d'importance et de valeur. Je suis pour ma part très reconnaissant à ceux qui m'ont initié à l'exégèse critique. C'est grâce à eux que le texte biblique est resté, devenu ou redevenu vivant pour moi et qu'il ne s'est pas sclérosé dans des lectures conformistes, traditionnelles et orthodoxes, qui ne le tuent pas, mais le chloroforment, l'anesthésient. La Bible est un objet d'études, ce que jamais sous prétexte de spiritualité, nous ne devons oublier.
Il n'en demeure pas moins que, pour nous chrétiens, elle est également porteuse d'un message ou d'un enseignement qui vient de Dieu, et s'adresse aux humains. D'où la question qui surgit : dans tout ce que fait apparaître l'étude historique et littéraire du texte, où situer, où localiser la vérité d'un texte biblique? Quel est le lieu où elle se dévoile, où il faut la chercher. A cette question, j'ai repéré quatre grandes réponses, dont aucune ne me satisfait vraiment, et que je vais successivement passer en revue.
1. L'originel
1. La source
La première estime qu'il faut chercher la vérité de la Bible dans ce qu'elle a de plus ancien. Le texte dont nous disposons résulte d'un long et complexe processus de rédaction. Les récits de l'Ancien Testament ont été transmis pendant des siècles sous forme orale, avant d'être mis par écrit. On les a ensuite revus, corrigés, assemblés et ajustés tant bien que mal les uns aux autres. De même, pendant des dizaines d'années, dans l'Église primitive, on a raconté des histoires sur Jésus, on s'est répété des fragments de prédications apostoliques, avant que tout cela soit mis par écrit. Les documents ont ensuite été regroupés; ils ont subi plusieurs corrections et remaniements avant d'arriver à la forme que nous connaissons.
L'exégèse historique et critique s'efforce de repérer les états successifs des textes. D'où une première réponse à notre question qu'on pourrait qualifier "d'adamisme", au sens que Roland Barthes donne à ce mot : l'adamisme, écrit-il, "croit que l'origine est toujours le meilleur". Il situe la vérité à la source, dans le noyau initial ou primitif. Les développements postérieurs représentent des ajouts secondaires, qui surchargent, parfois déforment, le message.
2. Quatre exemples
Je donne quatre exemples de cette démarche. Les deux premiers concernent l'Ancien ou Premier Testament, le troisième porte sur le Nouveau Testament, et le quatrième relève de la littérature en général, religieuse ou non.
1. Dans les années 1880-1890, Julius Wellhausen met au point la théorie des quatre sources du Pentateuque (c'est à dire des cinq premiers livres de la Bible). La rédaction qui aboutit au texte que nous connaissons combinerait quatre documents qu'il appelle le yahwiste (parce que Dieu y est nommé Yahwe), l'élohiste (parce que Dieu y est appelé Elohim), le deutéronomique (les codes juridiques), et le sacerdotal (qui vient des milieux de prêtres). Les deux plus anciens, le yahwiste et l'élohiste, privilégient l'histoire et la prophétie, tandis que les deux plus récents, le deutéronomique et le sacerdotal, privilégient la loi et le rite. Wellhausen s'appuie sur la chronologie pour défendre la supériorité de l'histoire et de la prophétie. Les documents deutéronomiste et sacerdotal témoigneraient d'une décadence de la religion d'Israël qui se légalise et se ritualise. Ce propos a beaucoup irrité les juifs attachés à la loi et au rite qui y voient, au contraire, l'épanouissement et l'apogée du judaïsme.
2. Il y a quarante ans, Gerhrad Von Rad, auteur d'une célèbre Théologie de l'Ancien Testament, établit que les récits de la création, au début de la Genèse sont tardifs et que ceux de l'exode sont beaucoup plus anciens. Pendant des siècles, la foi d'Israël se serait référée à la sortie d'Égypte, et ne se serait absolument pas intéressée au commencement du monde. On en a conclu que l'exode avait une importance théologique centrale, et la création une place accessoire, périphérique. L'ancienneté d'un thème déterminerait sa valeur doctrinale et spirituelle. La doctrine de la création a connu une véritable éclipse au profit de celle du salut).
3. Dans les évangiles se trouvent des paroles authentiques de Jésus, mais aussi quantité de paroles qu'il n'a vraisemblablement jamais prononcées et que lui ont attribuées ses disciples. L'evangelium Christi (ce que le Christ a vraiment prêché) ne se confond pas avec l'evangelium de Christo (avec la prédication qu'on lui prête et celle qui l'annonce). Le Jésus de l'histoire se distingue du Christ de la foi que présente le Nouveau Testament. En 1900, Adolf von Harnack publie un livre, qui connaît un énorme succès, où il essaie de définir L'essence du christianisme, c'est à dire ce qui y est essentiel, ce qui en forme le cœur. Pour cela, il tente, par la méthode historique, de remonter à l'enseignement authentique de Jésus, en éliminant ce qu'on lui a ajouté. Il aboutit à la conclusion que la prédication de Jésus comporte deux thèmes essentiels : la paternité de Dieu et la valeur de la personne humaine. Pour Harnack, ces deux thèmes forment la substance de l'évangile et de la foi chrétienne. Leur ancienneté impose leur valeur théologique. Plus récemment, Joachim Jeremias a consacré beaucoup d'efforts à déterminer les ipsissima verba de Jésus, c'est à dire les paroles dont on peut être sûr qu'il les a vraiment prononcées. À ses yeux, ces paroles ont une autorité supérieure à tout le reste.
4. Quand j'ai commencé mes études, aussi bien en lettres, en philosophie qu'en théologie, on cherchait le sens d'un texte dans l'intention et dans le projet de son auteur, dans la visée de celui qui l'écrit, antérieurement au travail de rédaction. Pour expliquer un texte, il fallait pénétrer dans l'intériorité de l'écrivain, deviner ses pensées, voire ses arrières pensées. Le géniteur détient le secret de ce qu'il a engendré, le concepteur détermine la vérité de ce qu'il a conçu. Quand on sait ce que l'auteur a voulu dire, ce qu'il avait l'intention de dire, alors on comprend ce qu'il a effectivement dit ou écrit. Dans cette perspective, l'insistance encore forte chez Gaussen, dans la Théopneustie de 1842 sur l'inspiration du texte, se déplace et on parle désormais de l'inspiration de l'auteur. Ce n'est plus le texte, mais l'écrivain que l'on qualifie de sacré.
3. Remarques critiques
Cette première réponse appelle trois remarques critiques.
1. En ce qui concerne l'Ancien Testament, elle repose sur l'idée mythique de la pureté de l'originel. On a le sentiment tout à fait discutable que le temps dégrade, déforme, abîme, que la vérité se trouve dans les commencements. Pourquoi la connaissance primitive qu'Israël a de Dieu serait-elle supérieure à celle que l'on constate plus tardivement? Pourquoi estimer que les vérités essentielles ont été connues dès le départ et n'ont pas été progressivement découvertes ou révélées. Pourquoi, comme le pense Brunner, la révélation se ferait pas par étapes successives, dans une progression pédagogique qui culmine dans l'évangile?
2. Dans le cas de Jésus, deux arguments plaident pour la prise en compte de l'ancienneté. D'abord, les textes les plus vieux sont les plus proches de l'événement et ont donc des chances d'en rendre compte avec une exactitude supérieure à celle des textes plus tardifs. Ensuite, à la différence de ce qui se passe pour l'Ancien Testament, on fait appel à l'autorité même de Jésus, qui dépasse celle des apôtres. Il n'en demeure pas moins, argument avancé par Bultmann, qu'on peut se demander si avant Pâques les disciples ont vraiment compris qui était Jésus et si ce n'est donc pas après la résurrection, sous une forme chronologiquement seconde et non première, que leur témoignage prend toute sa valeur. À quoi il faut ajouter le caractère aléatoire et problématique de toute reconstitution du Jésus historique, insistance que la deuxième et troisième quête du Jésus historique ne me semblent pas avoir affaibli. Enfin, l'argument d'ancienneté ne se laisse pas manier facilement. Les évangiles rapportent des événements et des prédications antérieurs aux missions de Paul, mais ils ont été écrits après les épîtres de Paul. Comment ici faire jouer l'ancienneté?
3. La recherche des intentions de l'auteur pour déterminer le sens se heurte à deux objections. D'abord, la plupart des textes de l'Ancien et du Nouveau Testament n'ont pas d'auteur identifiable ou ont une pluralité d'auteurs (ainsi les livres de la Genèse ou les évangiles issus de communautés ou d'école). Ensuite, seconde objection, un texte dit souvent plus ou autre chose que son auteur a voulu dire. Bultmann écrit très justement que le commentateur comprend parfois le sens d'un texte mieux que celui qui l'a écrit. Tout auteur fait l'expérience plus ou moins douloureuse d'un texte qui lui échappe, qui dit autre chose que ce qu'il a voulu lui faire dire. Il n'est pas maître du sens de ses énoncés; le contexte le détermine quelque fois malgré et contre lui. Ainsi, quand Pilate dit "voici l'homme" en désignant Jésus, cette phrase banale a pris pour la chrétienté un sens très fort; elle évoque le fait que Jésus est l'homme parfait, l'homme par excellence, l'homme tel que Dieu l'a voulu; elle renvoie à la doctrine du second Adam, ce à quoi Pilate n'avait évidemment pas pensé. De même, la confession de foi dite de Montpellier écrite par M. Bouttier et D. Lys dans les années 70 a pris une portée que ses auteurs n'avaient jamais imaginée, en devenant le manifeste d'un évangile sans référence explicite à Dieu; c'est bien ce qu'ils ont écrit, ce n'est pas du tout ce qu'ils ont voulu écrire. Comment, dans ces conditions, faire fonctionner la recherche de l'intention?
2. La forme terminale
La deuxième réponse situe le sens non pas dans le plus ancien, dans l'originel, mais, au contraire, dans le plus récent, dans la forme finale que prend le texte. Les écrits de la Bible rédigés en dernier lieu constituent un point d'aboutissement. Ils correspondent à une sorte de maturité après une époque d'enfance et de croissance. Cette deuxième réponse a pris trois formes différentes.
1. L'hégélianisme
Au dix-neuvième siècle Ferdinand-Christian Baur et l'école de Tübingen appliquent au Nouveau Testament le schème hégélien de la thèse, de l'antithèse et de la synthèse. Pierre représenterait la thèse judéo-chrétienne, Paul l'antithèse pagano-chrétienne et Jean opérerait la synthèse. La synthèse reprend et situe les vérités partielles de la thèse et de l'antithèse; on doit juger et apprécier à partir d'elle ce qui la précède.
Mais pourquoi ce processus s'arrêterait-il à la clôture du canon et ne se continuerait-il pas dans toute l'histoire de l'Église? Ne faudrait-il pas voir dans les décisions ecclésiastiques successives le dernier état, le plus complet et le plus achevé de l'évangile, et accorder plus d'autorité aux conciles de Nicée et de Chalcédoine qu'au texte du Nouveau Testament, ce qu'implicitement font les orthodoxes? La logique de cette première réponse aboutit à donner raison à la thèse de Newmann et du catholicisme classique que la tradition dévoile le sens de la Bible. De manière analogue, on a parfois laissé entendre dans quelques milieux à tendance fondamentaliste, que les traducteurs de la Bible (Segond, par exemple) étaient guidés par l'Esprit, ce qui garantissait l'exactitude de leur traduction : du coup ce sont eux qui déterminent la vérité du texte biblique.
2. L'exégèse canonique
Un théologien de Yale, Brevard Childs, spécialiste de l'Ancien Testament, a donné une autre version de cette seconde réponse en proposant ce qu'il appelle une lecture canonique de l'Écriture.
1. Childs accorde une très grande importance au canon à deux titres :
- D'abord, il voit dans sa formation un action ou une intervention de Dieu encore plus décisive que l'inspiration. L'autorité des écrits bibliques ne leur vient pas de la manière dont ils ont été rédigés ni de leurs auteurs. Elle leur est conférée par leur insertion dans le canon. Quand il entre dans le canon, un livre devient Écriture sainte; il ne l'était pas auparavant. Il connaît une sorte de promotion qui fait d'un document humain le porteur et le témoin de la Parole de Dieu. À ce moment-là, Dieu l'approuve, le sanctionne. Le croyant doit se référer au texte canonique et non à ce qui l'a préparé et précédé.
- Ensuite, Childs insiste sur l'unité de la Bible. Elle forme un ensemble et on doit la lire comme tel. Il reproche à la recherche historico-critique de la découper, de l'émietter en quantité d'écrits différents, indépendants les uns des autres, qu'on étudie séparément. Effectivement, à l'origine ils sont distincts. Mais le fait de les regrouper leur donne un nouvel aspect et en change le sens. Désormais, ce qui n'était pas le cas auparavant, ils se complètent et s'harmonisent; il faut les lire les uns en fonction des autres dans le contexte que leur donne le canon. On peut et on doit interpréter un verset de Jean à la lumière d'un passage de Paul, un récit de l'Ancien Testament à partir de l'interprétation qu'en donne l'épître aux hébreux, même si originellement, dans la pensée de leur auteur, ils avaient un autre sens. Childs réhabilite donc le principe, très contesté par l'exégèse historico-critique, de l'analogie de la foi.
2. La lecture canonique appelle deux remarques.
- Premièrement, elle a le mérite de prendre en compte le fait canonique que la première réponse néglige en situant le sens à l'origine. Toutefois, on peut se demander si elle ne surestime pas le canon en y voyant la sanction divine à des écrits humains. Sur quoi se fonde cette affirmation? Le canon résulte de toutes sortes de tractations ecclésiastiques. Ne lui donne-t-on pas une importance exagérée en en faisant un acte direct de révélation divine? De plus, ce n'est pas leur entrée dans le recueil canonique qui a rendus ces livres porteurs de vérité aux yeux des croyants. C'est parce que les croyants ont estimé que ces écrits étaient porteurs de vérité qu'on les a introduits dans le Nouveau Testament.
- Deuxièmement, la thèse de Childs appauvrit la Bible, elle l'aplatit. Elle gomme la diversité des écrits qui la composent, ainsi que les tensions et conflits dont ils témoignent pour en imposer une lecture unifiante. Si on la transpose dans un autre domaine, elle signifierait que pour comprendre et interpréter les Pensées de Pascal, on doit uniquement recourir à l'édition de Port-Royal et ignorer le manuscrit. Il en résulterait un rétrécissement et une perte considérables.
3. Le conflit intracanonique
Une troisième version, très différente, de cette deuxième réponse a été défendue par Ernst Käsemann, un spécialiste du Nouveau Testament. Il voit dans l'église primitive non pas un lieu harmonieux, pacifique et consensuel, mais un champ de bataille entre diverses compréhensions du christianisme en concurrence, en rivalité et en lutte les unes contre les autres. Il distingue deux sortes de conflits.
1. D'abord des conflits entre les écrits retenus et ceux qui ne le sont pas. Le Nouveau Testament résulte d'un tri et d'un choix dans la littérature chrétienne primitive. Il regroupe quelques écrits, tandis que beaucoup d'autres restent au dehors; ils sont refusés ou délaissés. Si le canon légitime un certain nombre d'interprétations de l'évangile, par contre il en écarte d'autres. Ici, le conflit oppose le Nouveau Testament à des textes qui lui sont extérieurs, même s'ils sont proches. S'il ne les condamne pas explicitement, en fait il les disqualifie.
2. À côté de ces conflits externes, a lieu une dispute interne qui se déroule au sein même du Nouveau Testament. Plusieurs courants s'y expriment et s'y combattent. Ainsi H. Persoz dans Enquête sur Paul et Jésus (livre publié en octobre 2001) montre que l'apôtre voit le Christ tout autrement que les évangiles. F. Vouga a fait paraître en mars 2001 une Théologie du Nouveau Testament où il soutient avec vigueur que le Nouveau Testament non seulement autorise, mais exige une pluralité de compréhensions de l'évangile. Il les met en débat et ce débat le constitue. Toutefois, le Nouveau Testament exclut de ce débat des positions que l'on pourrait qualifier d'hérétiques. Si aucune interprétation ne peut se déclarer la seule vraie, la seule fidèle, il y en a qui sont fausses, inacceptables, parce qu'on ne leur donne pas une place dans le canon.
Ici la vérité ne consiste pas en une série d'affirmations concordantes, mais dans l'entrechoquement d'affirmations divergentes. La prédication, la catéchèse et la théologie doivent donc non pas atténuer les contradictions, mais les souligner, les mettre en évidence.
3. Le fonctionnement du texte
Pour la troisième réponse, qui s'inspire des théories de la communication, en particulier de celles de l'école de Palo Alto aux États-Unis, le sens et l'autorité d'un texte résident dans son fonctionnement.
1. La notion de fonctionnement
La notion de fonctionnement fait intervenir deux éléments.
1. D'abord, une situation. Un discours s'inscrit toujours dans un cadre déterminé. Il vient de quelqu'un qui l'émet. Il s'adresse à des destinataires que l'émetteur veut atteindre. Celui qui parle et ceux qui écoutent se trouvent en un lieu précis, à un moment donné, et la parole, dite ou écrite, s'insère dans un ensemble de circonstances. "Circonstance" (circum stans) veut dire "ce qui entoure" quelqu'un ou quelque chose. Il s'agit des institutions et des coutumes qui caractérisent une culture, et aussi des événements que l'on vit, des problèmes que l'on affronte. Tout ceci forme ce qu'on appelle "le contexte de communication", qu'il faut distinguer du contexte littéraire (qu'on appelle parfois, expression qui vient de Derrida, le "cotexte"). Par contexte littéraire ou cotexte, on entend les textes qui entourent un écrit; par exemple pour l'épître aux Galates, les épîtres aux Corinthiens et l'épître aux Ephésiens. Contexte de communication désigne la situation dans laquelle surgit un texte. Le déterminer demande qu'on identifie son auteur, en l'occurrence Paul avec son itinéraire spirituel et théologique particulier, ses destinataires, ici les Galates avec ce qu'ils vivent et ce qui leur arrive, et aussi les adversaires de Paul.
2. La notion de fonctionnement se réfère, en second lieu, à l'effet ou à l'impact d'un texte ou d'un discours. Il s'insère dans une situation, mais cette situation, il ne la laisse pas intacte ni inchangée. Il y apporte du nouveau, la modifie, la fait bouger. C'est d'ailleurs bien dans l'intention de changer quelque chose que l'on prend la parole ou la plume. L'effet d'un texte ne se confond cependant pas avec sa visée. Il arrive qu'un discours qui cherche à rassurer inquiète et que des propos qui se voudraient séducteurs déplaisent et rebutent. Aussi, je l'ai déjà signalé, on ne peut pas assimiler, le sens d'une parole avec l'intention de son auteur.
2. L'exemple du sacrifice interrompu d'Isaac
Je vais examiner et discuter cette troisième réponse à partir du chapitre 22 de la Genèse qui raconte le sacrifice interrompu d'Isaac. De nombreux spécialistes estiment qu'on a mis par écrit cette histoire à un moment où sacrifier aux dieux son premier né était une pratique courante, voire obligatoire, où il s'agissait d'un acte de piété (il en allait ainsi chez les phéniciens). Dans ce contexte, l'histoire délivre le message suivant à ceux qui l'écoutent : Dieu arrête l'holocauste d'Isaac, cela veut dire qu'il ne veut pas qu'on lui immole des enfants. Nous avons donc un texte de polémique contre les sacrifices humains.
La rédaction finale de la Genèse, qui insère ce récit dans les textes qu'elle retient, intervient beaucoup plus tard, probablement au retour de l'exil, à une époque où on ne pratique plus les sacrifices humains, mais où, par contre, se pose fortement un tout autre problème : celui de la restauration de la vie religieuse d'Israël dont les artisans estiment qu'elle ne peut se faire que par une soumission totale et inconditionnelle à la loi. Dans ce nouveau contexte de communication, le texte va prendre un autre sens, il délivre un message différent. Il ne dit plus "Dieu ne veut pas qu'on lui sacrifie des enfants", mais "vous devez imiter ce croyant exemplaire qu'est Abraham, et accepter, si Dieu vous le demande, de lui sacrifier jusqu'à votre fils premier né". Le texte devient une incitation à l'obéissance.
Pour ceux qui localisent le sens dans l'origine, ce texte signifie l'interdiction divine des sacrifices humains. Ceux qui situent le message du texte dans sa forme finale verront dans ce texte le commandement divin de tout sacrifier à Dieu. Les tenants de la troisième réponse refuseront de choisir entre les deux interprétations; le sens du texte dépend entièrement du contexte. Selon les cas, il affirme ceci ou cela. On a, en réalité, deux histoires qui apparaissent identiques si on examine le contenu, le récit, mais qui en réalité différent totalement si on en cherche la vérité.
3. Remarques
Je fais trois remarques sur cette réponse.
1. Pour ceux qui l'adoptent, le principe de l'autorité de la Bible devient très difficile à appliquer. Au nom de quoi choisir entre les deux sens du sacrifice d'Isaac? Déduire notre parole de la parole biblique, fonder notre prédication sur ce qui est écrit devient impossible, puisque le même texte peut prendre des sens contraires.
2. Le destinataire du texte a ici un rôle très important. Il détermine le sens tout autant que son émetteur ou son producteur. Dans cette perspective, à la suite, entre autres, d'Umberto Ecco, on a souvent dit que le lecteur fonctionnait comme co-auteur du texte. Il ne reçoit pas passivement un sens et un message; il contribue activement à les former ou à les formuler. On rejoint ici, de manière un peu inattendue, un thème très présent chez Calvin : à savoir que l'inspiration des lecteurs de la Bible compte autant que celle des auteurs qui l'ont rédigé.
3. Cette localisation du sens dans l'effet ou l'impact du texte a favorisé une nouvelle approche de nombreux passages du Nouveau Testament. Par exemple, pour expliquer les paraboles, on s'est servi d'une notion mise en valeur par l'école de Palo-Alto, en particulier par Watzlawick, à savoir celle de "langage de changement". Un langage de changement s'adresse à quelqu'un qui a une position précise et l'amène à bouger, à se déplacer, à voir les choses autrement. La vérité de ce langage ne se trouve pas dans ce qu'il dit mais dans le mouvement qu'il suscite, dans l'itinéraire qu'il fait parcourir à son destinataire. Cette approche se révèle souvent intéressante et féconde, mais elle soulève aussi des problèmes. On montre que les paraboles opèrent un changement par un effet de surprise : elles introduisent de l'inattendu; le déroulement de l'histoire choque et ébranle le monde logique de l'auditeur. Or, aujourd'hui, ces paraboles, bien connues, mille fois répétées, n'étonnent plus. Du coup, elles deviennent stériles, insignifiantes. Une bonne nouvelle ne peut se dire que dans l'inédit et l'inouï. On pourrait presque se demander dans cette perspective, en poussant le bouchon un peu loin, si pour prêcher l'évangile, il ne faut pas abandonner la Bible.
4. L'autosuffisance du texte
1. Le postmodernisme et la question de la vérité.
Actuellement, on voit apparaître des courants de pensée qui se disent post-modernistes. Il s'agit d'une appellation ou d'une étiquette fourre-tout qui recouvre des marchandises très diverses (voyez sur ce point mon livre Dans la cité, 2001). Je me réfère ici seulement à l'une des tendances de la nébuleuse post-moderniste. Cette tendance estime que la modernité a donné une importance excessive au rationnel, au logique, au clair, au conscient, ce qui a entraîné une recherche effrénée du sens. Sans cesse, on se demande ce qu'un événement, ce qu'une œuvre d'art, ce qu'un discours ou un texte veulent dire. Le moderne veut toujours et partout décrypter des messages ou des enseignements. Cette recherche aboutit à un total échec. Le monde apparaît plus absurde que jamais. Nous ignorons le sens de la vie, et nous ne savons pas déterminer la vérité d'un texte.
2. Texte et "hors-texte"
Pour ces courants, il faut renoncer à la notion de sens. Le sens est, en effet, un rapport entre un signe et une réalité. Or nous ne connaissons et nous ne percevons que des signes, et nous ignorons s'ils renvoient à quelque chose, à quoi ils renvoient et comment ils y renvoient. Pour la pensée moderne, le discours entend décrire, expliquer, faire comprendre une réalité qui lui est extérieure. Il a un référent dont il parle; il ne vient donc pas en premier lieu, il est second : il y a d'abord une chose, un être, un événement, et ensuite ce que l'on en dit. Au contraire, comme l'indique Derrida, le signe est premier. Au commencement est le logos, dit le Prologue de Jean, ce qu'on peut traduire "au commencement ou au principe de toutes choses, il y a le langage". Le langage ne dit pas un monde préexistant, il engendre le monde. Le discours ne reflète pas ni n'exprime un univers qui lui serait antérieur; il crée un univers, celui du langage, qui forme pour nous un ensemble clos, dans lequel nous sommes enfermés, sans portes sur l'extérieur, sans ouverture vers des réalités autres qui lui donneraient sens.
Je vais essayer d'éclairer cette thèse, un peu difficile à comprendre, par une comparaison ou une image que j'emprunte à Lindbeck, un des théologiens de Yale, en utilisant toutefois cette image d'une manière que n'approuverait pas Lindbeck. Prenons un jeu de dames, d'échecs ou de bridge. Il y a des règles qui organisent les relations entre les pions ou les cartes; il y a une partie qui se déroule, où il se passe des choses que l'on peut décrire. Mais si on examine le jeu lui-même, et pas seulement ce qui se passe dans la partie qui se joue, si on se demande ce qu'il signifie, à quoi il renvoie, quel message il transmet, ou quelle vérité il exprime, on ne peut pas répondre. Les jeux fonctionnent, nous occupent, nous intéressent; et pourtant ils ne riment, ils ne correspondent strictement à rien. Si dans la partie se déploie une logique et une dynamique dont on peut rendre compte de manière interne, au sein de la logique du jeu, rien ne nous permet de déterminer le sens du jeu lui-même. Il ne vise pas un "ailleurs" ou une altérité où résiderait sa vérité. On peut expliquer pourquoi on joue tel coup, on ne peut pas dire ce que signifie le jeu.
Il en va de même pour un texte. On ne peut pas aller au delà du discours, parce que le langage constitue notre monde. Nous évoluons à l'intérieur de ce monde, nous en manions plus ou moins adroitement les signes, mais nous ne pouvons pas en sortir pour le regarder du dehors et le rapporter à autre chose. Pour certains postmodernes, il n'y a pas d'extérieur, pas de "hors-texte", selon une formule célèbre de Derrida (mais qu'on utilise en un sens qui n'est pas celui de Derrida). Même s'il y en a un, de toutes manières nous ne pouvons pas le connaître.
3. Narrativité et esthétique
En ce qui concerne notre problème, celui du sens de la Bible, leur thèse a deux conséquences.
1. D'abord, certains théologiens postmodernistes disent : contentez-vous de lire la Bible, entrez dans son monde linguistique, racontez-là, mais ne vous interrogez pas sur son sens; vous perdrez votre temps. Toutes les réponses que nous avons vues précédemment ont un point commun : elles situent le sens du texte hors du texte, dans son rapport avec une origine, avec la constitution ecclésiale du canon, ou avec la situation du lecteur. On se sert donc d'éléments extérieurs à la Bible pour l'interpréter ce qui revient à détruire son autorité. Les postmodernes invitent à une lecture "intratextuelle" qui ne vise pas à une interprétation, qui ne s'épuise pas à définir un message ou à formuler une vérité qui se trouverait dans le texte. Sur ce point, ils rejoignent les théologies de la narration, dont le principal théoricien Hanz Frei enseigne aussi à Yale, pour qui il ne faut pas chercher un sens au récit; le récit est à lui-même son sens.
2. Ensuite, ce qu'a très bien montré une théologienne de Québec, Anne Fortin, la lecture de la Bible qu'ils préconisent a un caractère foncièrement esthétique. Il faut lire les Écritures comme on écoute un concert. On ne se demande pas ce qu'a voulu dire Mozart, on ne s'interroge pas sur le message ou l'enseignement qu'une symphonie ou un concerto délivre, on ne cherche pas un sens et une vérité extérieurs aux sons que l'on entend. On entre dans la musique, on se laisse imprégner par elle et on en sort changé. Comme l'écrit Mark Taylor, "l'expérience du pur objet esthétique doit être conçue comme un substitut pour remplacer la perte de l'objet ontologique". J'ai souvent, pour ma part, développé une idée proche, à savoir que l'on doit comprendre la théologie sur un modèle non pas scientifique, mais esthétique. Cependant pour moi, il s'agit d'une approche différente et non d'une élimination de l'objet ontologique.
Cette quatrième réponse élimine donc la question du sens ou du message pour la remplacer par celle d'un univers ou d'un monde du discours. Elle donne le sentiment un peu bizarre que le texte n'a rien à communiquer ni à transmettre, mais que par contre il permet de beaucoup parler. Anne Fortin le souligne dans une formule lucide et incisive : "je ne sais plus quoi dire, je sais seulement dire".
Conclusion
À la question : "qu'est-ce que la vérité d'un texte, où la trouver?" aucune des réponses proposées ne me convainc ni ne me satisfait. Il s'agit d'un débat qui reste ouvert, qui me laisse perplexe, qui connaîtra sans doute encore bien des développements, et dont j'ignore à quoi il conduira. J'en tire, cependant, trois leçons :
- Premièrement, dans notre lecture et notre explication de la Bible, je suggère d'utiliser ces différentes approches, de ne pas se contenter d'une seule. Passer d'une démarche à une autre, les mettre en parallèle, les confronter quand on travaille sur un texte me paraît préférable que de chercher à déterminer quelle est la bonne démarche et à éliminer les autres.
- Deuxièmement, cette situation de diversité, de pluralité et d'incertitude devrait nous interdire de condamner au nom de la fidélité à l'Écriture celui qui ne comprend pas tel thème ou tel passage biblique de la même manière que nous. Le message biblique ne se confond jamais avec l'interprétation que nous en donnons ; nos commentaires, nos prédications, nos théologies sont toujours des hypothèses.
- Troisièmement, le principe de l'autorité de l'Écriture est à la fois la grande force du protestantisme et son talon d'Achille, le point sur lequel il est le plus vulnérable. Ce qui veut dire que la référence à la Bible n'apporte pas la réponse, la solution; elle indique une démarche difficile, jamais évidente, mais passionnante et féconde. La Bible est pour nous un chemin souvent ardu, qui a parfois tendance à se perdre et à nous égarer, qui nous fait avancer et nous stimule, qui nous enrichit et nous ébranle. Elle n'est pas une forteresse imprenable qui donne sécurité, stabilité et où l'on pourrait s'enfermer en toute quiétude.
André Gounelle
Évangile et Liberté, cahier, décembre 2001.
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