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Notre Père
Matthieu 6, v. 7 à 13 - Luc 11, 1 à 4

 

En 1966, les Églises catholiques, protestantes et orthodoxes de France se sont mises d’accord pour utiliser une version commune de la prière de Jésus, le Notre Père ; nous la récitons à chaque culte, à chaque célébration. À l’époque, certains – dont j’étais, c’est un de mes tout premiers articles - ont émis des réserves sur la traduction adoptée qu’ils trouvaient médiocre, voire mauvaise. On ne les a guère écoutés, on a jugé que d’avoir tous la même formule était beaucoup plus important que d’avoir une bonne formule.

Six ans après, en 1972, a été publiée la Traduction Œcuménique de la Bible - la TOB - qui, de fait, donne raison aux critiques puisqu’en utilisant certaines de leurs suggestions, elle propose une traduction différente et à mon sens bien meilleure du Notre Père. Néanmoins, on a continué à utiliser le texte approuvé en 1966, on n’a pas voulu le modifier. Cet immobilisme et ce ritualisme liturgiques créent une situation étonnante et contradictoire. Jésus donne le Notre Père comme un modèle afin d’éviter les « vaines redites » et nous en faisons une vaine redite, c’est-à-dire un ensemble de mots et de phrases qu’on récite tels quels sans se demander ce qu’ils veulent dire. Il faut réagir contre cette fâcheuse tendance et s’interroger sur le sens de la prière de Jésus

Notre Père qui es aux cieux

La prière que Jésus enseigne à ses disciples commence par nommer celui à qui elle s’adresse : « notre père qui es aux cieux ». On sait que les juifs du temps de Jésus évitaient de prononcer le mot « Dieu » ; ils avaient peur de le profaner, de le polluer en l’utilisant mal, ou de le dévaloriser en l’employant trop souvent. Cette crainte, où se mêle une authentique révérence à passablement de superstition, les avait conduits à se servir de plusieurs expressions de remplacement ou de substitut, par exemple, l’Éternel, le Seigneur, le Très Haut, ou le Ciel qui leur permettaient de parler de Dieu sans directement le nommer. « Qui es au cieux » n’indique donc pas un lieu spatial ou cosmologique, il ne s’agit pas des espaces intersidéraux mais d’une manière juive de désigner Dieu. Ce que confirme l’absence du « qui es aux cieux » dans l’évangile de Luc, écrit pour des grecs qui n’auraient probablement pas compris cette expression typiquement juive.

On a proposé de traduire : « notre divin Père » ou « Dieu notre père ». Cette proposition ne me satisfait pas entièrement. En effet, la formule de l’évangile de Matthieu comporte une tension entre « père » et « cieux » Les « cieux » évoquent la distance, l’éloignement, la différence ; ils symbolisent un ailleurs, un autre monde ou une autre région du monde que la terre où nous vivons. « Père », au contraire, renvoie au quotidien du foyer, à l’intimité qui existe entre des parents et des enfants, à l’existence de tous les jours. Dieu, le Dieu de la Bible est présent dans notre vie, comme un père auprès de ses enfants. Il est pourtant autre que nous, il n’appartient pas à notre monde ce qu’indique « aux cieux ». Il est à la fois un familier et un étranger ; il est tout près de nous sans être notre semblable. C’est pourquoi à « Dieu, notre père », je suggère d’ajouter « à la fois proche et différent », pour rendre une importante nuance du texte grec qui, sans cela, risque de nous échapper.

Je n’ignore pas que ce terme de Père pour s’adresser à Dieu fait difficulté pour ceux, et il y en a, qui ont eu des pères indignes, absents ou brutaux. J’ai conscience qu’il comporte quelque injustice à l’égard des mères ; il ne faut pas oublier que la Bible parle aussi parfois de Dieu au féminin. Je sais qu’il heurte les musulmans pour qui la paternité renvoie à une activité sexuelle qu’ils estiment ne pas convenir à ou pour Dieu. Malgré ces inconvénients (mais existe-t-il une manière parfaite de désigner Dieu ?), j’aime cette appellation. De tous les noms de Dieu, écrivait le pasteur Charles Wagner, « père » est le moins prétentieux, le plus humble, le plus humain, le plus doux. N’oublions cependant pas qu’il n’est pas irréprochable.

Que ton nom soit sanctifié

Nous avons là l’exemple même d’une expression qui traduite littéralement nous est inintelligible. Pour la comprendre, il faut rappeler que la mentalité antique établit un lien très fort, presque une identité, entre le nom qu’on porte et la personne qu’on est ; dans cette perspective, je n’ai pas un nom, je suis mon nom. Des expressions comme le Très haut, l’Éternel, le Seigneur sont des manières de parler de Dieu, mais pas son ou ses noms. Le nom de Dieu c’est autre chose et bien plus, à savoir son être lui-même, sa présence et sa réalité qui se manifestent dans notre monde.

La TOB formule cette demande ainsi : « fais connaître à tous qui tu es ». « Qui tu es » traduit « ton nom » ce qui s’accorde bien avec la compréhension antique de ce que représente le nom. « Soit sanctifié » est rendu par « connaître », ce qui me paraît bien mais insuffisant. En effet, sanctifier le nom de Dieu veut dire à la fois le connaître et le respecter. D’abord, le connaître ou le reconnaître tel qu’il est, ne pas se méprendre ou se tromper sur lui, ne pas en avoir une image fausse. Des philosophes critiquent et rejettent une conception de Dieu qui n’a pas grand rapport avec le Dieu biblique, qui en diffère profondément. Ils ont une notion de Dieu qui ne correspond pas à celui qu’on rencontre dans la foi. Je ne mets pas en doute leur honnêteté et leur sincérité intellectuelles ; il n’en demeure pas moins qu’ils ne connaissent ou ne reconnaissent pas Dieu pour ce qu’il est et que leurs écrits le diffament en le faisant passer pour ce qu’il n’est pas. Souvent, sans le vouloir, le discours chrétien l’a aussi lourdement diffamé ; alors qu’on veut l’adorer et en témoigner, ce qu’on en dit relève parfois de l’erreur ou du blasphème, même si on n’en a pas conscience. Nous avons tous besoin de faire un effort de pensée et d’étudier la Bible pour sanctifier Dieu, c’est-à-dire pour purifier et réformer la compréhension que nous en avons, pour nous débarrasser d’idées et d’images de lui qui nous égarent et nous en éloignent. Sanctifier Dieu, c’est d’abord le connaître, c’est ensuite le respecter, c’est-à-dire écouter sa parole, y être attentif, la mettre en pratique, la laisser orienter et diriger notre vie, c’est accepter d’être transformé par l’évangile, ne pas nous comporter et agir comme s’il n’avait rien dit, comme si nous n’avions reçu de lui aucun message, aucun enseignement.

« Que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ».

Ces deux phrases formulent exactement la même demande, la deuxième explicite la première : le règne de Dieu vient quand sa volonté l’emporte et s’accomplit sur la terre ou au ciel, c’est-à-dire dans l’univers. Luc se contente de « que ton règne vienne », sans qu’on puisse savoir s’il a supprimé « que ta volonté soit faite » parce qu’il y a vu une répétition superflue, ou si Matthieu l’a ajouté parce qu’il a jugé utile de préciser ce qu’il faut entendre par « règne de Dieu ». Le professeur Max Alain Chevallier, ancien président du Conseil National de l’Église Réformée de France, traduit ainsi ces deux demandes : « établis ton règne, réalise ton dessein ». « Dessein » lui paraît plus juste, moins ambigu que « volonté ». Dieu, en effet, n’est pas semblable à un patron ou à un dictateur qui impose ses vues et ses décisions ; on doit plutôt le comparer à un animateur ou à un inspirateur qui a une visée, qui poursuit des objectifs et veut nous y associer. Dans ses actualisations de la Bible, le pasteur Roger Parmentier transpose « règne » en « projet ». Ce qu’on demande ici c’est que le projet de Dieu, projet d’amour, de paix et de justice se réalise aussi bien dans notre vie que dans le monde.

« Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour ».

Cette demande, à première vue toute simple, pose en fait un problème de traduction très difficile, il faut même dire insoluble. En effet, le mot grec epiousios qu’on a traduit pas « quotidien » ou « de ce jour » est ce qu’on appelle un hapax, c’est-à-dire un mot qu’on ne rencontre nulle part ailleurs non seulement dans le Nouveau Testament, mais aussi dans l’ensemble des écrits de la littérature grecque ancienne. Nous ne savons pas ce qu’il veut dire et nous sommes réduits à des hypothèses dont aucune n’est certaine. J’écarte celles qui paraissent peu probables (comme « le pain d’orge » ou « le pain qui nous tombe sous la main »), pour ne garder que les deux possibilités qui semblent les plus solides. Epiousios peut vouloir dire « ce qui vient après » et alors il faut comprendre : « donne-nous aujourd’hui le pain de demain » ; il ne s’agit pas de condamner les chrétiens au pain rassis, mais dans l’Antiquité les boulangers, semble-t-il, ne travaillaient pas aux aurores ou avant l’aube et on achetait la veille au soir le pain du lendemain matin (ce qui a conduit Jérome, dans sa traduction latine du Nouveau Testament, à choisir « quotidien »). Autre possibilité, epiousios peut désigner ce qui est au-dessus de la réalité banale et vouloir dire essentiel, surnaturel ; la demande porterait donc sur le pain d’éternité, sur le pain du Royaume de Dieu.

En s’inspirant d’une version syriaque du Nouveau Testament, datant du quatrième siècle, la TOB laisse ouvertes ces deux possibilités ; elle dit : « donne-nous aujourd’hui le pain dont nous avons besoin », ce qui me paraît très bien. En effet, nous avons besoin du pain matériel, de ce qui alimente et entretient physiquement notre corps, mais aussi du pain de l’amitié, de l’affection, du pain de l’émotion et de l’art, du pain de la pensée et de la réflexion et du pain de la parole de Dieu que symbolise la Cène. Tous ces pains sont nécessaires à la vie. Il faut non pas exclure et opposer mais conjoindre ce qui, jour après jour, quotidiennement, nous nourrit matériellement, affectivement, intellectuellement et spirituellement.

« Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ».

En grec, Matthieu parle de dettes et Luc de péché (remets-nous nos dettes ou nos péchés). À ces mots, la TOB, je crois avec raison, a préféré « torts » (« pardonne nous nos torts ») expression mieux comprise aujourd’hui qu’ « offenses », mais qui ne change pas le sens. Les théologiens discutent pour savoir si le pardon que nous accordons est la cause ou la conséquence du pardon que nous recevons de Dieu, s’il le précède ou s’il le suit, s’il vient avant ou après, si c’est Dieu ou si c’est l’homme qui commence. Qui pardonne le premier ? Le Notre Père ne répond pas à cette question ; il se contente, et c’est l’essentiel, d’indiquer qu’on ne peut pas séparer ou dissocier ces deux pardons, celui dont nous bénéficions et celui que nous donnons.

« Ne nous soumets pas à la tentation ».

Récemment, un de mes amis, un protestant très engagé, m’a écrit : « chaque fois que j’entends ces mots, je hurle » (je suppose qu’il hurle intérieurement, pas extérieurement, ce qui perturberait les cultes auxquels ils participe assidûment). En effet, quand on dit, « ne nous soumets pas », ou comme naguère « ne nous induis pas » ou « ne nous conduis pas », on laisse entendre que c’est Dieu lui-même qui nous tente. Idée odieuse, contre laquelle réagit l’épître de Jacques : « Dieu ne tente personne », écrit-elle, s’en prenant peut-être à une mauvaise compréhension du Notre Père.

Que veut dire cette demande ? Je donne deux indications.

D’abord, ici, il me semble qu’être tenté ne signifie pas être attiré par quelque chose, en avoir envie. C’est plutôt se trouver aux prises avec une situation pénible ou périlleuse, c’est être atteint par le malheur, être ballotté par une tempête, traverser une très mauvaise passe, être la proie de l’angoisse, de la souffrance et du désespoir. Dans toute vie, et dans l’histoire de l’humanité se produisent des tourmentes ou des catastrophes qui ébranlent, font vaciller et chanceler. C’est cela que le Notre Père appelle la tentation.

Ensuite, le Notre Père laisse-t-il entendre que ces drames, ces calamités qui nous frappent, nous blessent, qui parfois nous cassent et nous détruisent, viendraient de Dieu, qu’il nous les enverrait ? Dans un article ancien, il date de 1965, un spécialiste de la littérature juive, le Père Carmignac, a soutenu que cette demande ne voulait pas dire : « ne nous jette pas dans des catastrophes ou ne jette pas de catastrophes sur nous », mais « empêche que les catastrophes qui s’abattent sur nous ne nous submergent et ne nous emportent, donne-nous la force de leur résister, de faire face, aide-nous, fortifie-nous pour que nous ne succombions pas ». Je ne peux pas reprendre ici l’argumentation linguistique, philologique et grammaticale, complexe et technique du Père Carmignac, mais elle indique une possibilité intéressante. Ce que nous demandons à Dieu c’est que dans les moments durs, il ne nous laisse pas tomber, qu’il nous soutienne et nous délivre

« car c’est à toi qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire »

Nous terminons la récitation du Notre Père par cette phrase de louange ou d’adoration : La TOB l’indique seulement en note et en général, traditionnellement, les catholiques ne disent pas cette formule finale. Ils ont raison. Elle manque, en effet, dans les manuscrits les plus anciens et les plus sûrs de Matthieu ; elle ne se trouve pas dans Luc. Il est hautement probable qu’elle a été ajoutée par un copiste qui devait trouver que Jésus ou les évangélistes n’étaient pas assez pieux.

Toutefois les spécialistes font remarquer que jamais les juifs ne terminaient une prière par un mot négatif évoquant une réalité néfaste ou funeste. Or, « mal » désigne ce qui est détestable et affreux. Il semble, d’autre part, que les communautés juives et chrétiennes avaient l’habitude d’ajouter à la fin des prières une formule plus ou moins libre et improvisée de louange. Il est probable qu’il en a été ainsi dès le début avec le Notre Père, ce qui explique que le copiste se soit autorisé à l’ajouter au texte de l’évangile. Nous pouvons donc, je pense, sans abus, faire la même chose, mais je suggère qu’on use ici de la liberté dont le copiste nous donne un exemple pour dire clairement, explicitement que le règne, la puissance et la gloire n’ont pas le même sens ou le même contenu pour Dieu et pour les grands de ce monde. Dieu ne ressemble pas à un César romain ou à tyran oriental. La puissance et la gloire ne signifient pas pour lui dominer, asservir, imposer à ses créatures soumission et servilité mais les secourir, les délivrer, les animer et les inspirer. Son règne n’est pas une dictature, c’est la souveraineté de l’amour qui unit, allie la liberté avec la paix et la justice.

On aboutit donc à la traduction suivante :

Dieu, notre père à la fois proche et différent,
Que tous te connaissent et te respectent.
Mène à bonne fin ton projet, réalise ton dessein pour l’univers tout entier.
Donne-nous aujourd'hui le pain dont nous avons besoin.
Pardonne nous nos torts comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous font du tort.
Dans les tourmentes de la vie, ne nous laisse pas tomber, mais délivre-nous du mal.
Car pour toi, le règne, la puissance et la gloire consistent non pas à dominer et à écraser, mais à aider et à libérer.

André Gounelle

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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