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Marthe et Marie
Luc 10, v. 38 à 42
Cette histoire de Marthe et Marie, à première vue toute simple, est en
réalité assez énigmatique. Que veut-elle dire ? Quel message a voulu nous
faire entendre Luc - les autres évangiles l’ignorent - en la racontant ?
Que signifient l'attitude et les paroles de Jésus ?
À cette question, au cours de l’histoire du christianisme, on a donné trois
réponses différentes dont aucune, je dois le dire, ne me convainc vraiment.
Aussi, après les avoir exposées, je me permettrai de donner la mienne. Bien
sûr, vous pouvez parfaitement avoir un avis différent du mien. Je ne
prétends pas imposer ma manière personnelle de comprendre ce texte,
j’entends seulement la proposer. Je ne veux pas tomber dans ce travers
fréquent qui confond des opinions, même réfléchies, fondées et argumentées,
avec la vérité.
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Une première explication de notre texte prédomine au Moyen Âge et à
l'époque classique ; on la rencontre encore souvent aujourd'hui.
Elle voit dans ce récit l'affirmation de la supériorité et de la priorité
du spirituel sur le matériel. Par matériel, il faut entendre ce qui est
nécessaire à la vie physique, affective, intellectuelle et sociale, ce
qu'il nous faut faire chaque jour pour assurer notre existence, celle des
nôtres et pour exercer nos diverses responsabilités. À l'exemple de Marthe
« absorbée par les nombreux soucis du service », dit le texte, nous avons
tous de multiples occupations familiales, professionnelles, associatives,
télévisuelles et informatiques qui tendent à accaparer notre attention et
nos forces, à envahir nos journées et nos années. Elles ne laissent, en fin
de compte, que très peu de place pour le religieux qui doit se contenter de
la portion congrue. Marthe agit comme la plupart d'entre nous : elle
accomplit d'abord les tâches qui lui incombent, elle se consacre avant tout
à ce qu'elle doit faire. Ensuite, quand elle aura terminé, s'il elle a
encore un moment, elle prendra quelques minutes pour l'écoute de la parole
et la prière. À l'inverse, chez Marie, le spirituel prend la première place
; il passe avant tout le reste. D'abord, elle écoute le Christ, et, après
cela, elle se mettra à ses travaux quotidiens. Jésus l'en approuve.
Luc, selon cette première interprétation, rapporte cette anecdote pour nous
inviter à donner nous aussi la priorité à ce qui relève de la foi. Au Moyen
Âge, beaucoup d'auteurs en concluent à la supériorité de la vie dans les
monastères sur celle dans le monde. Marie, qui contemple et à écoute le
Christ, symboliserait, selon eux, le moine ou la moniale dans son couvent,
tandis que Marthe représenterait les laïcs, les séculiers, que leurs tracas
et leurs travaux éloignent de l'Unique nécessaire. La bonne part serait
donc la vie monastique. Cette explication n'a guère plu à Calvin, qui
l’accuse de « vilainement pervertir » ce passage. Calvin refuse l’oisiveté
pieuse ou la paresse sacrée qui tente constamment les spirituels, et qu’ils
baptisent souvent de beaux noms (dévotion, adoration, méditation,
contemplation, prière intense, etc.). Le Réformateur me paraît avoir
raison. Certes, notre histoire souligne bien que nous ne devons pas
négliger le spirituel, qu'il nous faut nous en occuper et le cultiver. Mais
d'une part, le plus souvent, nous n'avons guère le choix ; nous ne pouvons
pas laisser nos occupations de côté pour aller faire des retraites
spirituelles. D'autre part, et Calvin le souligne fortement, il ne faut pas
opposer le matériel et le religieux. Notre spiritualité doit s'exercer et
se manifester dans notre métier, dans notre famille, dans notre bureau,
notre atelier, notre champ ou notre cuisine, et non pas ailleurs, au dehors
et en marge de nos activités quotidiennes.
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Au dix-neuvième siècle, à l'époque romantique très attentive à la
psychologie des personnages, à leur sensibilité, à leurs traits dominants,
on propose une deuxième interprétation de notre texte. Elle voit dans
Marthe et Marie deux caractères différents. Marthe personnifierait ces gens
toujours au travail, toujours à la tâche, toujours en mouvement, débordant
d’activités et ne restant jamais une minute sans rien faire. Marie
représenterait, au contraire, les doux, les contemplatifs, les méditatifs
qui se bougent et entreprennent moins, mais qui ont une vie intérieure plus
riche.
Les sermons de cette époque développent volontiers ces thèmes dans des
portraits contrastés qui ne manquent parfois pas de saveur, de l'actif et
du rêveur, de l'énergique et du mystique, voire de l'ingénieur et de
l'artiste, ou encore de la cuisinière et de la muse. On a parfois poussé le
trait jusqu’à faire de Marthe l’image de l’agitation occidentale et de
Marie celle de l’indolence orientale, selon les clichés d’une époque
maintenant révolue.
Aller en ce sens conduit à une impasse. En effet comment Jésus pourrait-il
dire dans ce cas à Marie qu'elle a choisi la bonne part ? On ne décide pas
vraiment de son tempérament, de son caractère, ou de ses goûts ; ils nous
sont donnés et nous constituent. Et au nom de quoi Jésus établirait-il une
hiérarchie entre les deux sœurs ? Dans cette perspective, elles
apparaissent plutôt complémentaires, aussi nécessaires l’une que l’autre.
Il faut des Marthe et il faut des Marie, me répétait ma mère avec une
assurance et une conviction telles que je n'ai jamais osé lui faire
remarquer que ce n'était pas précisément ce que le texte disait. Tous les
pasteurs ont entendu des dizaines de fois des formules de ce genre, même
après avoir longuement expliqué que ce n’est pas du tout de cela qu’il
s’agit dans cette histoire. Ce qu’on a inculqué à nos parents et qu’ils
nous ont répétés imprègne encore tellement nos esprits que nous avons de la
peine à nous en détacher. Le théologien que je suis a appris qu’il faut
beaucoup d’explications et d’efforts pour ébranler un tout petit peu des
idées reçues, même quand elles sont indéfendables.
Il est, en tout cas, impossible de dresser le portrait psychologique de
deux sœurs à partir des rares indications que nous donne le Nouveau
Testament, et ce n’est pas du tout cela qui intéresse les évangiles. Cette
deuxième interprétation relève du roman plutôt que d'une étude sérieuse de
notre récit.
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Il y a une quarantaine d'années, des américains, ou plus exactement des
américaines, ont proposé une troisième explication de notre texte qui, à la
différence des précédentes, ne manque pas de pertinence. Elle rappelle que
dans l'Antiquité, et jusqu'à une époque récente, on ne traitait pas les
femmes en êtres humains à part entière, au même titre ou au même niveau que
les hommes, à égalité avec leurs pères, leurs frères ou leur mari. On les
estimait faites pour les fonctions subalternes et pour le service des
hommes à qui seuls étaient confiées les occupations qu’on estimait nobles.
En particulier, en religion, les femmes devaient se contenter des tâches
considérées comme inférieures (balayer le temple, oui, bien sûr, mais
prêcher ou présider un conseil presbytéral surtout pas – je ne suis pas sûr
que balayer soit inférieur à prêcher ; j’ai le sentiment que c’est en tout
cas beaucoup plus efficace). Quelques passages du Nouveau Testament, en
particulier de Luc, réagissent contre ce dédain des femmes, en montrant
qu'elles jouent un rôle important à des moments décisifs ; par exemple, les
premières, elles sont témoins et messagères de la résurrection du Christ.
Notre texte s'inscrit dans cette ligne : s'asseoir aux pieds de Jésus,
l'écouter, voilà qui définit la place et l'attitude du disciple modèle,
idéal, exemplaire. La conduite de Marie approuvée par Jésus montre que
cette situation n'est pas un monopole masculin. Elle n'est pas réservée à
des hommes. Des femmes, peuvent aussi la prendre. Elles n'en sont pas
indignes ou exclues. Les chrétiens doivent le savoir, et en tenir compte
(en n’interdisant pas, par exemple, aux femmes d'exercer certains
ministères, comme cela se fait encore dans beaucoup d’églises).
Le Nouveau Testament se montre, effectivement, attentif à la dignité des
femmes, comme à celle des enfants, des esclaves, des pauvres, des
samaritains, des péagers, bref, de tous ceux que la société et la culture
de l'époque méprisaient, marginalisaient ou déconsidéraient. Que Marthe et
Marie apparaissent dans les évangiles presque aussi proches de Jésus qu'un
Pierre ou qu'un Jean, et plus près de lui que la plupart des Douze mérite
qu'on le souligne fortement.
Il faut sans doute élargir cette perspective. Elle concerne au premier chef
la condition des femmes, certes, mais, au delà, celle de tous les êtres
humains. Il me semble que Jésus dit ici à chacun de nous : que vous soyez
homme ou femme, intellectuel ou manuel, patron ou employé, professeur ou
médecin, soldat ou cultivateur, plutôt de gauche ou plutôt de droite, ne
vous laissez pas enfermer dans le rôle que vous assigne la société ni
emprisonner par les tâches qu’elle estime que vous devez remplir. Ne soyez
pas toute absorbée par la cuisine et le ménage parce que c’est l’image
qu’on a de la femme dans votre monde. Ne vous contentez pas de vous
conformer aux normes ou aux usages en cours. Vous êtes, vous pouvez être
autre chose que ce qu’on attend que vous soyez. Vous êtes, vous pouvez être
ailleurs qu’à la place qu’on vous attribue. Ne vous laissez pas réduire à
ce que vous suggèrent ou vous demandent les idées reçues et les schémas
classiques. Choisissez la bonne part : osez faire ce qui vous correspond,
ce à quoi vous vous sentez appelé, même si pour cela vous transgressez ce
qui semble aller de soi, vous brouillez les idées toutes faites, vous
rompez avec les habitudes établies. Vous avez le droit, le devoir d’être
vous-même et vous affranchir des images convenues, qu’on vous instille du
dehors.
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S'il s'agit bien d'un aspect très important de ce texte, je ne pense pas
que ce soit sa seule signification. Il me semble qu'il dit aussi autre
chose. À mon sens, il concerne également l'Église et sa manière de vivre.
Comme la plupart des récits du Nouveau Testament, il a pour objectif de
répondre aux préoccupations et aux problèmes des premières communautés
chrétiennes. Or, après la mort, la résurrection et l'ascension de Jésus, se
posent deux grandes questions. D'abord, comment rester en contact et
demeurer en communion avec le Christ ? Ensuite, de quelle manière,
désormais, le Christ va-t-il être présent parmi ceux qui croient en lui ?
Marthe et Marie me semblent représenter les deux options différentes qui se
présentent aux chrétiens. L'une amorce le chemin qui conduira au
catholicisme, l'autre préfigure la manière protestante de comprendre et de
vivre l'évangile.
Première question : comment entrer et demeurer en communion avec le Christ
? Marthe pense y arriver en s'activant, en agissant ; elle est persuadée
qu'elle se conforme à la volonté de Jésus et qu’il va l'en féliciter. Dans
la même ligne, le catholicisme du Moyen Âge insiste sur les œuvres, sur les
actes de piété et de charité ; il invite les fidèles à se rendre agréables
à Dieu et à gagner leur salut par leurs mérites. Pour Marie, au contraire,
être en communion avec Jésus signifie l'écouter, accueillir et recueillir
ce qu'il donne, s'en remettre à lui, et ne pas compter sur soi, ni sur ses
réalisations. De même, la Réforme, à la suite de l'apôtre Paul, proclame
que nous sommes sauvés non pas par nos forces ou notre valeur, non pas par
ce que nous accomplissons, mais par la foi, par ce que nous apporte Jésus,
par ce que nous recevons de lui. Il ne s'agit pas, d'abord, de faire
quelque chose, mais, avant tout, de se laisser transformer par la Parole de
Dieu. Marthe et Marie, c'est toute la différence entre le salut par les
oeuvres et la justification par grâce.
Deuxième question : comment Jésus se trouve-t-il aujourd'hui présent parmi
les siens ? Notre texte répond qu'il l'est par sa parole et non par un
repas, autrement dit par la prédication non par la Cène, par l’accueil et
le recueil de son enseignement non par des rites ni par du pain, du vin ou
de l'eau même consacrés. Marthe et Marie me semblent incarner deux
tendances : d'une part, celle qui cherche la personne du Christ
principalement dans les repas sacramentels que célèbrent les croyants ;
d'autre part, celle qui bâtit la foi essentiellement sur la Parole
proclamée, expliquée et reçue. À l'écoute de Marie, correspond l'insistance
de la Réforme sur la Bible lue, méditée et prêchée comme fondement de la
vie chrétienne. Religion du sacrement, de la répétition de gestes
cérémoniels consacrés, ou religion de la Parole, de l’écoute intelligente
d’un message, nous sommes toujours placés devant cette alternative, que ce
soit au temps du Nouveau Testament à celui de la Réforme ou aujourd'hui.
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À côté de l’appel à ne pas « se conformer au siècle présent », à être
authentiquement soi-même, je découvre donc, ou je crois découvrir, dans
notre texte les grands principes de la Réforme. Pour éviter tout malentendu
sur ces principes, je termine par trois remarques.
Premièrement, Nouveau Testament ne rejette ni les œuvres, ni les
sacrements. Il les met seulement à une place seconde et subordonnée. La
grâce et l'écoute viennent en premier, elles font naître et se développer
la vie chrétienne. Ensuite arrivent l'action et la célébration ; il ne
s'agit pas de les mépriser et de les négliger, mais d'y voir des
conséquences et non le fondement de la foi, d’éviter de les surestimer
(c’est pourquoi nous ne célébrons pas la cène tous les dimanche et c’est
bien).
Deuxièmement, les frontières ne se situent pas forcément entre les églises,
mais à l'intérieur de chacune d'elles et aussi de chacun de nous. On trouve
des Marthe attachées aux œuvres et aux sacrements dans le protestantisme et
aussi au fond de notre coeur. Il existe des Marie centrées sur le don de
Dieu et sur la Parole dans le catholicisme et aussi en nous, dans notre
intériorité.
Troisièmement, Jésus ne rejette pas Marthe. Il ne l'exclut pas de son
cercle, il ne la chasse pas ni ne la renvoie. Choisir la mauvaise part, ce
n’est pas rien recevoir, n’avoir aucune part. Jésus l’invite seulement à
changer, à prendre une option différente. Notre texte ne nous autorise
nullement à proclamer la fidélité des uns et à dénoncer ou condamner les
autres ; nous n'avons pas à juger et à classer les églises et les gens en
leur apposant l'étiquette « Marthe » ou « Marie ». Nous sommes appelés, les
uns et les autres, à accueillir le don de Dieu, à écouter l’évangile, à
choisir la bonne part, non pas pour nous la réserver, mais pour la partager
avec tous.
André Gounelle
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