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Le sacrifice interrompu d'Isaac
Essai sur la préhistoire du chapitre 22 du livre de la Genèse

 

Introduction

Je commence par trois remarques préliminaires.

- 1. En choisissant ce sujet, je sors de mon domaine propre de compétence. Je travaille ordinairement sur la théologie du seizième siècle et sur la théologie contemporaine. Je ne suis nullement un spécialiste de l'Ancien Testament, même si j'ai reçu du temps de mes études une formation dans ce domaine. Deux discussions différentes m'ont cependant conduit à étudier plus particulièrement le récit du sacrifice d'Isaac, l'une avec un rabbin, l'autre avec un humaniste agnostique. Ils avaient en commun d'être horrifiés par l'exemple de fanatisme aveugle et meurtrier que donne ce récit. Quand l'assassin de Rabbin, d'Isaac Rabbin, a déclaré que si Dieu lui demandait de tuer un enfant, il le ferait sans hésiter, il se réclame de cette histoire. L'agnostique demandait qu'on la supprime de l'enseignement religieux au nom de la morale la plus élémentaire, tandis que le rabbin en cherchait une signification à ses yeux acceptable. À la suite de ces discussions, j'ai consulté une quinzaine d'ouvrages, la plupart écrits par des exégètes américains, et je vais vous présenter non pas une étude originale, mais une synthèse de ces lectures.

- 2. Ce récit du sacrifice d'Isaac a toujours retenu l'attention et frappé l'imagination de ceux qui l'ont lu depuis Philon d'Alexandrie jusqu'à Marie Balmary. On a dénombré environ cent vingt tableaux et sculptures qui le représentent. Il a inspiré une trentaine d'œuvres littéraires. Je n'en cite que deux : Théodore de Bèze, l'ami et le collaborateur de Calvin a écrit pour le théâtre un Abraham sacrifiant, dont on dit qu'il annonce et préfigure la tragédie française classique. Je mentionne, ensuite, le livre célèbre du philosophe danois Soeren Kierkegaard, Crainte et tremblement, un ouvrage à la fois fascinant et terrifiant, comme le sacré selon Rudolf Otto. De plus, à travers les âges, d'innombrables prédicateurs et théologiens ont commenté ce récit, l'un des plus connus de la Bible. Certaines de ces prédications ont de quoi faire frémir, puisqu'elles concluent : "soyez prêts à tout sacrifier, y compris vos enfants, si Dieu vous le demande". En lisant quelques-unes, j'ai pensé au Docteur Rieux dans La Peste de Camus qui disait : "les chrétiens parlent quelque fois ainsi sans jamais le penser réellement. Ils sont meilleurs qu'ils le paraissent". Dans le cas qui nous occupe, j'ajoute : "Dieu merci, heureusement qu'ils valent mieux que ce que parfois on leur prêche".

- 3. Il me faut donner une explication quant au mot "préhistoire" que j'utilise dans mon sous-titre. Par préhistoire d'un texte, il faut entendre les divers états à travers lesquels il est passé avant d'aboutir à sa forme définitive. Les récits de la Genèse ont une préhistoire particulièrement longue et complexe. Elle s'étale sur une dizaine de siècles et je n'en signale que les éléments essentiels*. On a d'abord le stade de l'oralité où des histoires se racontent dans des milieux différents (la même histoire peut prendre des formes variées). Ensuite, à des dates diverses, certains de ces récits ont été mis par écrit, séparément, isolément les uns des autres. Pour le sacrifice d'Isaac cette première mise par écrit se situe probablement autour de 650 avant Jésus-Christ. Plus tard, ces traditions orales et écrites ont été regroupées et harmonisées en un recueil unique sans doute vers 400 avant Jésus-Christ. Ces remaniements successifs laissent dans le texte des traces, des cicatrices. Le travail des exégètes ressemble beaucoup à celui d'Hercule Poirot ; comme le détective d'Agatha Christie, ils relèvent des indices, et à partir d'eux essaient de reconstituer les faits en s'aidant de la psychologie. Toutefois, dans le cas d'Hercule Poirot, une vérification intervient à la fin du roman avec les aveux du coupable. Ici, il n'y a jamais de vérification. On ne sort pas d'interprétations, de suppositions plus ou moins probables. Ce que je vais vous présenter a donc un caractère fortement hypothétique.

Les strates du récit

Après ces préliminaires, j'en arrive à mon propos. Dans le récit du sacrifice d'Isaac, on distingue en général quatre thèmes qui correspondent probablement à des couches rédactionnelles différentes que le texte final entremêle. Cette histoire a connu des versions successives ou parallèles qui lui donnent chacun une orientation propre et correspondent à une visée ou à une intention particulière. Je vais m'arrêter successivement sur ces quatre thèmes dans l'ordre qui est sans doute celui de la chronologie, en allant du plus ancien au plus récent.

1. Une légende de fondation de sanctuaire.

Initialement, le sacrifice d'Isaac aurait fonctionné comme légende de fondation d'un sanctuaire. Par "légende", il faut entendre une histoire sacrée, cultuelle, que l'on doit dire ou lire. Ce terme n'implique aucun jugement sur l'historicité de l'épisode. On le racontait pour légitimer l'emplacement d'un pèlerinage, d'un autel, d'un lieu de culte. Le rappel de cette origine fondait ou augmentait dans l'esprit des pèlerins et des donateurs sa valeur et son importance. Ici, disait-on, Dieu voit ou pourvoit, comme il l'a fait pour Abraham. Par un de ces jeux de mots, dont les hébreux étaient particulièrement friands, on expliquait le nom du lieu. En quelque sorte, il s'agit du faire-part de la naissance ou du baptême d'un sanctuaire. Le verset 14 appartient à cette couche la plus ancienne, ainsi que les versets 9 et 10 qui abondent en termes liturgiques techniques.

Ce récit, à l'origine, ne s'insère pas dans un ensemble. On doit le lire isolément, en dehors du contexte où plus tard on l'a placé. Cette indépendance primitive se comprend aisément. Il s'agit d'une histoire qui appartient à une tradition locale particulière : on l'a conservée, transmise, racontée dans un sanctuaire précis et non ailleurs, en tout cas pas dans les sanctuaires concurrents. Où se trouvait ce sanctuaire? Le récit dit "Moriyya" (verset 2). D'après le second livre des Chroniques (chapitre 3, verset 2), Moriyya est le nom de la colline de Jérusalem sur laquelle Salomon a construit le temple. Or dans les récits qui parlent du choix de Jérusalem comme capitale et de la construction du temple, on ne trouve aucune allusion au sacrifice d'Isaac, ce qui étonne d'autant plus que cela aurait donné de l'antiquité et du prestige à un site qui en manquait lorsque David le choisit. Ce silence conduit à supposer qu'on a supprimé le nom du sanctuaire primitif et qu'on l'a remplacée par Moriyya, supposition renforcée par le fait que le jeu de mot indiqué au verset 14 ne peut pas s'appliquer à Moriyya. Il paraît possible que cette correction d'une indication géographique ait eu lieu en 622 avant Jésus-Christ, au moment de la réforme du roi Josias, dont parle le livre du prophète Jérémie. En effet, cette réforme supprime tous les hauts lieux. Elle condamne comme idolâtres les divers autels où se faisaient jusque là des sacrifices, y compris ceux qui avaient une antique tradition. Elle autorise un seul sanctuaire : le temple de Jérusalem, unique endroit où désormais on a le droit de sacrifier. On a reporté les légendes les plus vénérables des sanctuaires supprimés sur le temple de Jérusalem. On aurait, dans cette perspective, changé le nom du lieu où Abraham a mené son fils pour le sacrifier, et donc "délocalisé" et "relocalisé" le lieu du sacrifice.

Ce récit primitif racontait-il un sacrifice interrompu ou un sacrifice accompli? Le verset 19 amène à se demander si dans la version la plus ancienne Abraham n'a pas bel et bien tué Isaac. En effet, ce verset parle du retour d'Abraham qui descend de la montagne et rentre chez lui sans mentionner Isaac, ce qui paraît assez étrange et suggère une immolation consommée.

2. L'interdiction des sacrifices d'enfants.

Je passe au second thème, à la deuxième couche rédactionnelle. On considère, en général, que ce récit comporte une polémique contre les sacrifices d'enfants, coutume fréquente au Proche Orient et même systématique à certaines époques chez les phéniciens. Ils croyaient en des divinités hostiles qui exigeaient qu'on leur immole les premiers-nés pour accorder au reste de la famille le droit de vivre. L'aîné représentait en quelque sorte le prix à payer pour les autres. Il rachetait ceux qui naîtraient ensuite. On a trouvé en Palestine des milliers de petites stèles triangulaires dont chacune évoque le sacrifice d'un premier né. On en a découvert également à Carthage (terre phénicienne) ce qui me donne l'occasion, entre parenthèses, d'évoquer le Salammbô de Flaubert qui mentionne cette pratique. Sacrifier un premier né passait pour un acte de piété non seulement normal, mais aussi nécessaire, indispensable. En conduisant Isaac à la mort, Abraham ne fait rien d'extraordinaire. Il se plie à un usage répandu, et parfois obligatoire.

Il paraît possible, voire probable que les israélites aient également immolé des enfants. Mais, très tôt, avant leurs voisins, ils ont interdit cette pratique, et ils l'ont fait en se fondant sur ce récit. Quand Abraham va tuer son fils, l'ange arrête son bras, ce qui veut dire que Dieu ne veut pas qu'on lui sacrifie les premiers-nés. Dans le second livre des Chroniques, au chapitre 33, on mentionne le roi Manassé* qui a voulu introduire ou réintroduire en Israël des cultes cananéens, et probablement (une indication le laisse supposer) les sacrifices d'enfants. On pense en général que notre récit a été mis par écrit à ce moment-là pour protester contre cette pratique.

Un élément vient peut-être conforter ce second thème. Il s'agit de la manière dont Dieu est nommé dans ce récit. En hébreu, nous avons deux mots principaux pour Dieu. D'abord, El ou Elohim, terme générique qui désigne les divinités et qui correspond à theos en grec ou à deus en latin. Ensuite Yahwé, qui équivaudrait plutôt à Zeus ou Jupiter, un nom propre ou personnel, que les juifs déclarent imprononçable. Ils disent à la place Adonai, c'est à dire Seigneur. Or, au début du récit, on désigne Dieu par Elohim. Quand, plus tard, l'ange intervient, le texte l'appelle "ange de Yahwe", et plus loin c'est Yahwe qui voit ou pourvoit. Alors, s'agit-il du même Dieu au début et à la fin? Au départ, on aurait un élohim quelconque (pourquoi pas une divinité phénicienne?) qui demanderait le sacrifice d'Isaac, et à la fin le Dieu d'Israël Yahwe qui s'interpose pour arrêter ce sacrifice. Certains prolongent même cette interprétation grâce au bélier. Des divinités à tête de bélier existent au Proche et au Moyen Orient, et on en a trouvé une représentation en Palestine. A partir de là, on suggère que le dieu qui aurait exigé la mort d'Isaac serait ce dieu à tête de bélier, et que c'est lui qu'on mettrait à mort à la fin du texte. On aurait un retournement semblable à celui de l'arroseur arrosé : le dieu qui veut qu'on lui sacrifie des humains, ce dieu-là les humains finissent par le sacrifier. Ce bélier, ou ce bouc qui à première lecture semble un élément accessoire et secondaire du récit en fournirait la clef; si j'ose cette méchante allitération et assonance, ce bouc bouclerait la boucle. J'avoue que cette hypothèse me plairait assez, mais je dois admettre qu'elle est beaucoup trop belle pour être vraie, et qu'elle arrange tellement les religieux, qu'elle leur convient si bien qu'elle en devient suspecte. Même la distinction des noms de Dieu doit se manier avec prudence : les israélites affirment qu'il n'y a pas d'autre Elohim que Yahwé. Aussi quand on rencontre Elohim sans spécification dans leurs textes, on aurait tort de supposer trop facilement qu'il s'agit d'un autre dieu que le leur. C'est dommage et l'honnêteté avec le texte entraîne parfois quelques regrets.

En tout cas, il paraît hautement vraisemblable que ce récit du sacrifice interrompu d'Isaac traduit la découverte par le judaïsme qu'offrir un enfant à Dieu signifie le consacrer et non le sacrifier *.

3. Un récit d'élection.

Voyons maintenant le troisième thème. On a probablement utilisé ce récit pour raconter la vocation ou l'élection d'Abraham, afin de dire comment et pourquoi Dieu a choisi le patriarche, et lui a fait la promesse dont les hébreux se voudront les héritiers.

Au chapitre 12 de la Genèse, nous avons un récit très connu d'élection ou de vocation. "Le Seigneur dit à Abram* : Pars de ton pays, de ta famille, de la maison de ton père vers le pays que je te ferai voir. Je ferai de toi une grande nation, et je rendrai grand ton nom". Ce texte n'appartient pas du tout à la même tradition littéraire que le chapitre 22. Il fait partie des documents qu'on appelle "élohistes", alors que le récit du sacrifice d'Isaac s'inscrit dans un cycle yahviste. Je profite de cette mention pour évoquer le médecin Jean Astruc de Sauve, bien connu des historiens de la médecine montpelliéraine. En 1753, il a le premier proposé de distinguer les documents repris ou recueillis dans le livre de la Genèse d'après la manière dont on y nomme Dieu. À l'origine, les chapitres 12 et 22 de la Genèse ne se suivent donc pas, ni ne s'enchaînent. On doit les lire séparément l'un de l'autre.

Si on oublie ce qui précède et qui vient d'une autre tradition, on s'aperçoit que les versets 15 à 18 font du sacrifice d'Isaac un récit d'élection. Cet épisode marque un tournant dans la vie d'Abraham. Désormais, il est le dépositaire de la promesse et de la bénédiction, ce qu'il n'était pas auparavant.

Je fais trois remarques sur ce thème :

Premièrement, au chapitre 12, Dieu choisit Abraham sans motif, sans raison, par une décision que rien n'explique ni ne justifie. Il s'agit d'une grâce totalement gratuite, à laquelle Abraham répond par la foi. Au chapitre 22, au contraire l'élection d'Abraham et la promesse qu'il reçoit découlent de sa conduite. Dieu le choisit et le bénit parce qu'il n'a pas refusé son fils. Il accorde sa grâce à celui qui l'a méritée par ses œuvres Si le rédacteur final de la Genèse avait placé le chapitre 22 avant le chapitre 12, les Réformateurs auraient été bien ennuyés.

Deuxièmement, la comparaison entre ces deux récits de vocation fait apparaître une curieuse inversion. Au chapitre 12, Abraham doit rompre avec son père, avec sa patrie, c'est à dire avec le monde de son père pour devenir lui-même un patriarche, et recevoir une nouvelle patrie. Ce qu'il sacrifie lui sera rendu autrement. Au chapitre 22, Abraham doit rompre avec son fils, abandonner l'avenir et non le passé, mais cet avenir lui sera rendu avec une descendance aussi abondante que les étoiles du Ciel et le sable de la mer. On devine sans peine tout ce qu'un psychanalyste tirerait de cette symétrie.

Troisièmement, nous manquons d'indices qui permettraient de situer dans le temps l'un par rapport à l'autre le second et le troisième thème. Peut-être faudrait-il inverser l'ordre que j'ai suivi pour cette présentation. Il n'est pas impossible, non plus, que les deux couches rédactionnelles apparaissent à la même époque dans des endroits distincts.

4. L'obéissance d'Abraham.

J'en arrive au quatrième thème, le plus récent. Il date probablement du retour de l'exil de Babylone, au moment de la rédaction finale du Pentateuque (c'est à dire des cinq premiers livres de la Bible). A ce moment-là, on insère ce récit dans cet ensemble que nous appelons la Genèse, on le relie avec les autres traditions qui parlent d'Abraham. Sans doute, intervient à ce stade l'écrivain qui a su donner une forte intensité dramatique à ce récit avec un certain nombre de procédés littéraires que je ne vais pas énumérer mais qui révèlent beaucoup d'art et d'habileté.

À cette époque, le peuple d'Israël rencontre un grand problème : comment reconstituer, après l'interruption de l'exil, une vie politique et religieuse? Les milieux dirigeants répondent : grâce à la loi, par l'obéissance stricte à des règles que l'on rassemble, que l'on formule, que l'on codifie. On voit naître le scrupuleux rigorisme, la volonté d'appliquer la loi dans le moindre détail qui s'épanouiront un peu plus tard dans le mouvement des pharisiens. Le rédacteur final comprend et réécrit l'histoire du sacrifice d'Isaac dans cette perspective. Il y voit une "mise à l'épreuve" (verset 1), et il met l'accent sur la parfaite obéissance d'Abraham qui ne discute pas (alors qu'il avait tellement parlementé et marchandé pour Sodome), qui ne refuse rien à Dieu, qui va jusqu'au bout. Seule compte pour lui la volonté de Dieu. Il apparaît comme le modèle et l'exemple parfait du croyant tel que le judaïsme rabbinique le conçoit.

La littérature juive postérieure, puis plus tard le Coran, reprennent ce thème de la soumission d'Abraham et l'amplifient en y ajoutant celui de l'obéissance d'Isaac. On suppose, en effet, qu'au moment du sacrifice, Isaac était adolescent, ou adulte. Le verset 6 indique qu'il porte le bois pour l'holocauste, au verset 7 il pose une question à son père; il a donc un certain âge. Isaac aurait compris ce qui se passait et consenti à sa mort. D'après le Coran, il aurait même encouragé son père qui hésitait, et lui aurait dit : "O mon père, fais ce qui t'est ordonné. Tu me trouveras docile à ce que Dieu veut". La Genèse ne parle que de la soumission d'Abraham. Ici, il y a une double obéissance exemplaire, celle du père et celle du fils.

Conclusion interrogative

Il me faut maintenant m'acheminer vers une conclusion. Elle consistera en une interrogation à laquelle je me sens bien incapable d'apporter une réponse. L'analyse que je viens de faire me pose quantité de problèmes. Cette distinction de quatre thèmes ou de quatre couches rédactionnelles me plonge dans la perplexité. Je suis professeur de théologie, mon travail me conduit constamment à expliquer et à commenter des écrits théologiques. Je suis pasteur et le ministère pastoral tel que le comprend le protestantisme a pour fonction principale d'interpréter les textes bibliques, d'en dégager un message, d'en montrer la signification existentielle. Et voilà que l'analyse de ce récit du sacrifice interrompu d'Isaac me confronte avec la question suivante : Qu'est-ce que ce chapitre peut bien vouloir dire? En me mettant à la recherche du sens, je l'ai fait s'évanouir, disparaître, ou plus exactement s'émietter, se fragmenter. Comment s'en sortir? Dans les couches rédactionnelles, et les thèmes que j'ai distingués, où se situe le message ou l'enseignement de cette histoire? À la question du lieu où se trouve le sens, j'ai repéré cinq réponses que je vais passer en revue très rapidement, en schématisant à l'extrême.

1. Pour la plus classique, le sens d'un texte réside dans l'intention et le projet de son auteur. À travers son texte, il faut découvrir ce qu'il a voulu dire. C'est ce qu'on m'a appris au lycée et ce qu'affirme, par exemple, Calvin dans la ligne de l'humanisme qui l'a formé et nourri. Cette réponse résiste mal aux herméneutiques du soupçon qui voient dans les intentions conscientes des faux semblants dont l'auteur est lui-même victime et qui décèlent dans leurs propos un "ça" (psychanalytique, social ou structurel) qui s'exprime plus que leur "je" conscient. L'ébranlent également les herméneutiques existentielles qui prétendent mieux comprendre un texte que son auteur. Mais, de toutes manières, cette première réponse se révèle totalement inadaptée pour un récit tel que celui que je viens d'analyser : l'histoire du sacrifice d'Abraham a en effet des narrateurs, des rédacteurs successifs, mais pas à proprement parler d'auteur, en tout cas pas d'auteur identifiable.

2. La deuxième réponse estime que le sens réside dans l'origine, dans ce qu'il y a de plus ancien. Aussi fait-on des efforts considérables pour remonter à la source. Par exemple, l'allemand Jérémias, spécialiste des évangiles, mort il y a une dizaine d'années, a toute sa vie tenté de retrouver ce que Jésus a vraiment dit à travers les paroles que lui prêtent les auteurs du Nouveau Testament. Il veut parvenir aux ipsissima verba de Jésus, pour définir le message du Christ, et il les trouve dans l'affirmation de la paternité de Dieu. Démarche qui ne donne pas grand chose dans le cas de notre récit, car si la légende de fondation d'un sanctuaire constitue la couche plus ancienne, donc le sens originel, ce sens a perdu toute actualité et pertinence existentielle. Le texte aurait alors un intérêt archéologique, il ne délivrerait pas un message à l'homme d'aujourd'hui. Si l'historien peut s'en servir, il serait par contre devenu inutilisable pour le théologien et le prédicateur.

3. Un exégète anglais Brevard Childs, théoricien de l'interprétation canonique, a proposé récemment une troisième réponse. Il privilégie la forme dernière du texte. Pour lui, on en fixe le sens quand on l'introduit dans le recueil qui va former la Bible. Les historiens peuvent situer un texte dans son contexte d'apparition, en retracer l'histoire, dégager les différents sens qu'on peut lui donner. Pour le théologien et pour les croyants, ce n'est pas ce contexte historique qui en détermine le sens, mais le co-texte, c'est à dire l'ensemble d'écrits dont on l'a entouré; je reprends la distinction de Derrida entre le contexte (le circum stans, ou circonstance) et le co-texte (l'environnement littéraire). L'entrée de notre récit dans le recueil biblique élimine certaines de ses significations antérieures : il ne légitime plus la fondation d'un sanctuaire; il ne raconte plus la vocation d'Abraham; il n'interdit plus des sacrifices d'enfants. Cette réponse donne au fait canonique, à l'entrée dans le recueil biblique une importance historique, littéraire et théologique très contestable. Si on la transpose dans un autre domaine, elle signifierait, par exemple, que pour comprendre et interpréter les Pensées de Pascal, on doit recourir uniquement à l'édition de Port-Royal et ignorer le manuscrit. Ce serait un rétrécissement et une perte considérables.

4. En quatrième lieu, on a dit que la manière dont il fonctionne détermine le sens d'un texte. Cette réponse se trouve chez certains élèves de l'école de Palo Alto. Le sens d'un récit s'identifie avec son effet, avec les changements qu'il provoque, avec les déplacements qu'il entraîne dans la situation où on le lit ou le raconte. De nouveau, cela ne nous aide guère pour le sacrifice d'Isaac. Car on peut se servir de ce texte, on s'en est servi et on s'en sert aussi bien pour condamner catégoriquement le sacrifice humain que pour légitimer des assassinats et y appeler, aussi bien pour dire : "dans aucun cas, vous ne devez sacrifier des vies humaines" que pour proclamer : "pour la cause de Dieu, vous ne devez reculer devant aucun sacrifice".

5. Enfin, nous voyons apparaître des théologiens dits postmodernes, parce qu'ils s'inspirent plus ou moins de Derrida, tels que Georges Lindbeck aux États-Unis, qui mettent en cause la notion même de sens. Ils jugent que la modernité en a exagéré l'importance et qu'il faut y renoncer, qu'elle représente une impasse. La notion de sens suppose un référent en dehors et au delà du texte. Or nous ne pouvons pas sortir de la textualité : un discours ne se réfère pas à un sens qui lui serait extérieur, mais à un autre discours dans un jeu constant de paroles qui se renvoient sans fin les unes aux autres, comme les miroirs de cette pièce qui se reflètent mutuellement et donnent d'innombrables images d'images. Racontons donc, discourons, il n'y a rien d'autre à faire. Réponse qui m'intéresse, sans beaucoup me satisfaire : que l'on parle certes, je veux bien, d'autant plus je ne sais rien faire d'autre; mais, incurablement moderne, je me demande : pour dire quoi? J'ai eu un moment la tentation d'intituler ma communication "de la préhistoire au postmodernisme", mais j'ai estimé que cela faisait trop prétentieux et j'y ai renoncé.

Je n'ai pas de solution, et cette absence me conduit une dernière remarque. La communication que je viens de présenter accumule des incertitudes et entasse des ignorances. J'ai exposé des hypothèses qu'on ne pourra jamais vérifier. J'ai soulevé des problèmes que je ne sais pas résoudre. Ce discours du non savoir ne me dérange pas trop, car il caractérise assez bien la situation du théologien, pas seulement quand il se trouve aux prises avec des problèmes d'histoire ou d'explication de textes, mais plus profondément quand il touche à ce qui est pour lui l'essentiel. Il ne cesse de parler de ce qui ou de celui qui dépasse toute intelligence, toute perception, toute compréhension. La théologie, et cela la distingue de la plupart des disciplines universitaires et scientifiques, ne peut pas échapper à l'incompétence parce que personne n'est compétent pour parler de Dieu. "Dieu seul parle bien de Dieu" disait, à peu près, Pascal. Le théologien a une unique certitude, celle de son incertitude doctrinale, même quand une forte assurance existentielle l'habite. À moins de tomber dans l'ubris, dans un orgueil démoniaque et démesuré, il se voit condamné à l'agnosticisme, non pas quant à sa foi, mais quant à son savoir, y compris quant à son savoir sur la foi. Il n'a d'autres solutions que de sans cesse chercher et il doit bien, comme le reprochait Pascal au divertissement, trouver son plaisir dans la chasse plus que dans la prise, dans la recherche de ce qui échappe nécessairement plus que dans une découverte qui serait illusion et tromperie. En fonction du statut épistémologique qui est le mien, veuillez m'excuser d'avoir aussi longuement étalé mes incompétences, mes ignorances et mes interrogations.

André Gounelle

Bulletin de l'Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, tome 27, 1997.

Notes :

* Je laisse de côté, par exemple, tout ce qui concerne la vocalisation du texte hébreu (sous sa forme primitive, il ne comprend que des consonnes) qui se fait entre le sixième et le douzième siècle après Jésus-Christ, ainsi que les écarts entre  la version grecque de la Septante et le texte vocalisé.

* environ 660 avant Jésus-Christ.

*  Cf. l'article du rabbin F. Garaï, dans Le Protestant  (Genève) du 4 avril 1996.

* Le patriarche s'appelle initialement Abram. Son nom se change en Abraham au chapitre 17 de la Genèse. 

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot