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La Création

 

Les récits de la création sont évidemment mythiques. Ils expriment sous forme de contes (comme le font les paraboles) des convictions, un message et une compréhension de la réalité. Le mythe n’est ni un récit historique ni un compte-rendu scientifique. Il a cependant du sens et on aurait tort de le disqualifier. Qu’il s’agisse de fiction ne diminue en rien sa valeur religieuse ni ne lui enlève son intérêt théologique, voire philosophique. Si on lit le premier chapitre de la Genèse en s’interrogeant sur les conceptions qu’il exprime, engendre ou véhicule (peut-être à l’insu de ses rédacteurs), on y découvre deux grands thèmes. Le premier concerne l’action de Dieu, le second la nature du monde. Examinons-les successivement.

 

L’acte créateur

« Au commencement »

Contrairement à ce qu’on pense souvent, le premier chapitre de la Genèse ne parle pas d'un début absolu ou d'une origine radicale. Au départ, sans qu’on sache pourquoi ni comment, quelque chose se trouve là : un tohu-wa-bohu (nos traductions rendent tendancieuse­ment ce mot, qui a donné en français tohu-bohu, par « informe, désert, vide ») ; il y a aussi un océan (nos versions disent « abîme », ce qui n'est pas très juste, il s’agit plutôt d’une sorte de bouillie) ; on mentionne également des ténèbres auxquelles la pensée juive accorde une cer­taine consistance. On ne nous dit pas d'où vient cette réalité initiale ; on la pose sans explication ; elle constitue une donnée primordiale énigmatique.

La plupart des spécialistes actuels reconnaissent que la Genèse ne raconte pas une création ex nihilo (à partir de rien). Auparavant, des rabbins avaient souligné que la Bible ne commence pas par la première lettre de l’alphabet, le aleph, mais par la seconde le beth (berechit, mot inaugural de Genèse 1, qu’on traduit souvent par « au commencement »). Selon un conte juif, le aleph se serait un jour plaint auprès de Dieu de n’être pas en tête : le beth l’aurait injustement supplanté et l’aurait lésé. Dieu aurait répondu que l’homme n’a pas accès au aleph de l’univers. Comprenons que la naissance des choses lui échappe ; elle est hors de la portée de son savoir et de son entendement. L’homme ne connaît que des commencements relatifs, il ne peut pas remonter au-delà jusqu’à l’origine absolue de l’être, ce qu’indique le fait que le beth (qui a la forme d’un c renversé) est fermé comme une impasse, sans aucune ouverture sur ce qui existe derrière lui. Des hébraïsants signalent que berechit ne veut d’ailleurs probablement pas dire « au commencement », mais plutôt « dans les temps primitifs, à une époque reculée ».

L’idée d’une création ex nihilo apparaît plus tard. On la repère pour la première fois non pas dans la Genèse, mais dans un livre deutérocanonique qui date du deuxième siècle avant notre ère, celui des Macchabées. La lutte contre des conceptions dualistes en vogue dans l’Antiquité tardive explique qu’elle se soit développée et imposée.

« créa »

Ce donné primordial, dont on ne nous explique pas d’où il vient, se caractérise par une confusion ou une in­distinction : lumière et ténèbres, eau et sec, océans supérieur et infé­rieur y sont entremêlés. L'activité créatrice de Dieu ne consiste pas à faire surgir quelque chose là où auparavant il n'y avait rien, mais à séparer, à ranger, à classer. Le verbe bara, qu’on traduit par « créer » pourrait bien d’ailleurs venir d'une racine qui signifie « tailler », « découper ». Dans son poème « Retrouvailles » (Le divan), Goethe en a l’intuition : quand Dieu prononce la parole créatrice « que le monde soit », « […] l’univers dans un puissant effort se rompit […] les éléments se dissocient et l’un et l’autre se fuient ». De même Hermann Cohen (1842-1918), un philosophe néokantien qui a tenté une interprétation rationnelle du judaïsme, voit dans la création un processus de séparation. Cette séparation, contrairement à ce que suggère Goethe, n’engendre pas le malheur en entraînant la déchirure ou la rupture de l’être ; elle introduit, au contraire, l’harmonie et la richesse du divers. La Genèse raconte la transformation du chaos indifférencié en un cosmos articulé. Dieu fait surgir le monde en structurant une masse informe. Il organise le temps et l'espace, il trie et démêle un fouillis, il met de l'ordre dans un fatras et un magma, un peu comme une mère de famille à partir de la pagaille laissée par ses enfants et son mari donne à sa maison une bonne tenue et la rend agréable.

L'acte créateur ne se limite toutefois pas à une redistribution cohérente des données. Il ne se borne pas à disposer autrement les éléments présents sans rien leur ajouter. L'organisation qu'il opère permet l'émergence d'existences qui n'auraient pas pu naître et se maintenir dans le chaos précédent. De même, un romancier écrit un roman à partir des mots que lui fournit le lexique. Son roman ne se réduit cependant pas à un simple réagencement du vocabulaire, il représente une œuvre nouvelle et différente par rapport au dictionnaire. De même, une cuisinière à partir d'ingrédients et d'élé­ments divers confectionne un plat qui ne comprend rien d’autre que ces ingrédients et éléments, mais qui n’existait cependant pas auparavant. Ainsi apparaissent le jour, la nuit, la mer, les continents. Ainsi surviennent le soleil, la lune, les étoiles, de l'herbe et des arbres, des poissons, des oiseaux, des serpents, des quadrupèdes et des bi­pèdes. Dans le chaos, on ne trouve pas d'êtres animés, vivants, person­nali­sés. Au soir du sixième jour, il y en a beaucoup : des objets meublent le monde ; des plantes, des animaux marins, aériens, terrestres et humains l'habitent. Selon le poème déjà cité de Goethe, la séparation créatrice a pour conséquence que « tout était muet, silencieux et désert » et elle rend « Dieu solitaire pour la première fois ». Au contraire, dans la Bible, elle n’instaure pas des solitudes mais établit des différences qui permettent la relation. En articulant au sein du monde altérité et proximité, différence et similitude, elle suscite des dialogues et des échanges que l’indistinction rendait impossibles.

« Dieu dit »

Pour organiser le monde, faire naître du nouveau et créer, Dieu parle. La Genèse insiste sur ces « dires » de Dieu qui rythment le chapitre premier et marquent le début de chaque journée ou de chaque étape de la formation du monde. Dieu crée en parlant. La parole présente deux caracté­ristiques. D’abord, elle implique une altérité. On parle à quelqu'un, à quelque chose et non pas à rien ni dans le vide. Ensuite, la parole cherche à obtenir un consente­ment. Elle sollicite un accord. Elle agit en persuadant, elle ne contraint pas (sauf quand on la dévoie). Elle est vocation, elle appelle et sollicite une liberté.

Quand Dieu prend la parole pour créer le monde, à qui s'adresse-t-il ? Évidemment à cette réalité initiale, ténébreuse et marécageuse que la Genèse nomme tohu-wa-bohu. Il lui suggère de changer ; il lui assigne des objectifs : devenir jour et nuit, terre et eau, végétal et animal, etc. En évoquant une possibilité auparavant inaper­çue, la parole de Dieu fait naître dans ce chaos confus et inerte un désir ; elle provoque un frémissement. Le magma initial entend l'inter­pellation de Dieu, y réagit positivement, et la lumière jaillit. Il n'est pas écrit « Dieu fit la lumière » mais : « Dieu dit que la lumière soit. Et la lumière fut. Et Dieu vit que la lu­mière était bonne ». Dieu prend la décision de parler ; l'initia­tive lui appartient ; s'il se taisait, rien ne se passerait. Le chaos l'entend, lui obéit et, comme Dieu le lui demande, il produit la lumière. Et Dieu constate que le chaos a su saisir la possibilité qu'il lui offrait et ré­pondre à la vocation qu'il lui adressait. Les versets 11 et 12 indiquent bien ce processus : « Dieu dit : que la terre se couvre de verdure, d'herbe porteuse de se­mences et d'arbres fruitiers [...] et la terre produisit de la verdure, de l'herbe porteuse de semences et d'arbres donnant du fruit. » Le philosophe et théologien américain Lewis Ford commente : « La parole, une fois dite, réclame une écoute. Elle a besoin d’un être, humain ou non, qui soit capable de répondre. Quand Dieu dit : "que la terre se couvre de verdure", nous devons comprendre que la végétation qui apparaît est la réponse de la terre à l'objectif désigné par Dieu. » Goethe parle d’un « puissant effort de l’univers » pour que surgissent les réalités. Bergson souligne que Dieu crée en rendant créateur.

Les trois temps

Dans Genèse 1 l'acte créateur conjugue et combine trois facteurs : un passé, un futur et un présent.

D'abord, un passé. Il part d'une situation qui constitue un héritage ; il utilise des données fournies par ce qu'il y avait antérieurement. Le chaos symbolise ce quelque chose qui précède. Loin de l'annuler et de le rejeter, l’acte créateur le prend en compte et le transforme.

Ensuite un futur. La parole divine suggère un avenir différent du passé. Elle ouvre des perspectives inédites. Elle indique un but, un objectif à atteindre. Elle suscite une vision qui aimante et mobilise, qui met en route un processus. Sans la parole divine, rien ne bougerait ni n'arriverait. Le chaos resterait vaseux, marécageux, obscur, confus, indécis et stérile. Le statu quo continuerait indéfiniment si Dieu ne prenait pas l'initiative de parler pour l'orienter vers autre chose.

Enfin un présent. La parole qui ouvre un avenir se dit dans le pré­sent et s'adresse à un donné qui se trouve là au moment où elle retentit. Il lui faut y trouver un écho, y rencontrer un consentement, y susci­ter une décision. La création ne se fera que si le présent s'arrache au passé, réagit à ce que Dieu dit, accueille sa suggestion.

Un modèle

Cette structure se re­trouve presque chaque fois que la Bible raconte une intervention de Dieu. L'histoire d'Abraham, l'Exode, le retour de l'exil babylonien, la naissance de Jésus, Pâques, Pentecôte suivent le même schéma et apparaissent comme au­tant d'actes créateurs de Dieu. Souvent on y rencontre, d’ailleurs, le même vocabulaire que dans Genèse 1. Prenons, par exemple, la vision des ossements desséchés du chap. 37 d'Ezé­chiel, dont Honegger (sur des paroles de Claudel) a tiré un oratorio bien connu. Les squelettes démantibulés et épars forment un chaos, legs du passé. La parole de Dieu par la bouche du prophète appelle à un avenir. Et vient la réponse positive du présent : « Sitôt que j'eus prophétisé, il se fit un bruit, puis un tremblement, et ces os s'approchèrent les uns des autres. » La puissance persuasive et suggestive de la parole permet aux osse­ments des­séchés et disjoints de devenir un peuple vivant et structuré.

Le récit de Genèse fournit un modèle qui permet de com­prendre com­ment Dieu agit à toute époque et en toutes circonstances. Aujourd'hui, comme il l’a fait autrefois et comme il le fera dans l’avenir, il œuvre pour une nouvelle créa­tion et invite les humains à devenir de nouvelles créatures. Selon une parole de l’Apocalypse, reprise du prophète Ésaïe, Dieu est celui qui fait « toutes choses nouvelles ». Pour le croyant biblique, la création ne représente pas un passé lointain et fondateur ; elle est une réalité présente et une tâche actuelle. À chaque instant, la parole divine fait surgir de l'inédit dans sa vie et dans le monde. Dieu ne cesse de créer et d’appeler à devenir ou­vriers avec lui.

Plus qu'une doctrine, le thème biblique de la création m’apparaît comme une prédication qui invite les auditeurs à répondre positivement à l'appel de Dieu. Elle leur demande de s’enga­ger dans le renouvellement qu'il opère, d'avancer avec lui sur cette route qui va du chaos au cosmos, de la brutalité à la concorde, de la haine à la fraternité, de la dislocation à l'harmonie.

 

Le monde créé

En second lieu, se dégage du premier chapitre de la Genèse une conception du monde et de l’existence croyante que structurent trois convictions.

Le monde n’est pas divin

D’abord, le récit interdit de confondre, d’assimiler ou d’identifier Dieu avec la nature, ou avec une partie de la nature. La terre où nous vivons, qui nous porte et nous nourrit n’est pas un dieu ou une déesse. Elle ne mérite pas, et rien de ce qui s’y trouve ne mérite, qu’on l’adore. Le monde est une créature, un objet fabriqué par Dieu. Nous n’avons pas à lui rendre un culte, il n’est pas la réalité suprême qui commande notre existence et qui lui confère du sens.

Dans le monde des religions et des philosophies, l’affirmation que Dieu se situe au-delà du monde et en diffère totalement ne va pas de soi. Depuis les stoïciens de l’Antiquité jusqu’aux animistes, en passant par le panthéisme classique et romantique se manifeste une forte tendance à diviniser le monde ou certains de ses éléments. On connaît de multiples exemples de cultes rendus aux astres (Ra et Ischtar), à des arbres, à des sources, à des volcans, à des animaux (taureaux, boucs, monstres marins, etc.). Cette tendance contamine le christianisme lui-même avec certaines versions de la transsubstantiation (et de la consubstantation) ainsi que de l’incarnation (par exemple, avec la thèse dite de la communication des idiomes et avec la « jésulâtrie »).

Avec une pointe d’exagération et de provocation, le théologien baptiste américain Harvey Cox déclare que Genèse 1 est le premier manifeste athée que nous connaissions. En détaillant les six jours de la création, ce chapitre démolit et exécute, en effet, quantité de divinités. Il nie, contredit, renverse ce que croyaient beaucoup de gens. Contrairement à ce que pensaient les cananéens, les sources, les montagnes, les arbres ne sont pas des puissances surnaturelles mais les créatures du troisième jour. Le soleil, la lune, les étoiles ne sont que des luminaires célestes, des lampes que Dieu a accrochées au plafond. Dans la hiérarchie des œuvres divines, les astres n’occupent même pas une place de choix, puisqu’ils ont été fabriqués le quatrième jour et non pas le premier ni le dernier réservés aux créatures principales. Même au sein de la création, on refuse de leur accorder une prééminence. Dans cette place qui leur est assignée, on perçoit une raillerie mordante, insolente, qui tourne en dérision ce qu’à l’époque on respectait. Le chapitre premier de la Genèse proclame sur tous les tons : « Ces prétendus dieux que vous redoutez, à qui vous adressez vos prières, à qui vous offrez des sacrifices, que vous cherchez par tous les moyens à vous rendre propices ne sont que des créatures, et des créatures qui vous sont inférieures. Elles n’ont pas la valeur que vous leur attribuez, elles n’ont aucun titre à votre vénération. »

Aujourd’hui, nous ne sommes guère enclins à adorer les arbres, les sources ou les étoiles. Par contre, notre époque divinise parfois la politique, l’argent, la réussite professionnelle, le sexe. Quelques écologistes, se réclamant de l’animisme amérindien ou africain, font de la terre ou de la nature une divinité. Le récit de la création déclare que Dieu seul est Dieu ; si on vénère ce qui le manifeste ou ce qui vient de lui, on tombe dans l’idolâtrie.

La bonté du monde

Le récit de la création proclame ensuite la bonté du monde. Cette affirmation y revient comme un refrain. À quatre reprises, Dieu s’arrête pour regarder ce qu’il vient de faire et constate que c’est bon ou que c’est bien. Une cinquième fois, tout à la fin, il contemple son œuvre et il en rajoute ; il s’accorde, si je puis dire, un satisfecit encore supérieur : « c’est très bien » ou « c’est vraiment bon ». Souvent les auteurs bibliques s’émerveillent devant la nature, devant les cieux et même devant le corps humain.

De même que le premier, ce deuxième thème comporte une forte pointe polémique. Il s’oppose à certains courants qui commençaient à apparaître du côté de la Perse et aussi de la Grèce, et qui se développeront beaucoup par la suite, en particulier dans le gnosticisme. Ils pensaient que la terre avait été fabriquée soit par des démiurges maladroits qui avaient raté leur affaire, soit, idée qui revient plus fréquemment, par des démons en révolte contre le Dieu suprême, le Dieu de lumière et de vérité. Par désir de nuire, par malveillance et malfaisance, ces puissances ténébreuses et négatives avaient créé un monde vil, mauvais, pervers, détestable. Seuls des êtres vulgaires, méchants et corrompus s’y plaisent et le trouvent beau. Les âmes d’élite le méprisent, le haïssent, s’efforcent de s’en évader par la contemplation mystique ou de s’en retirer en devenant moine ou ermite. Dans cette perspective, la foi en Dieu entraîne une attitude négative devant la vie terrestre. Elle n’apporte que souffrances, misères et déceptions. Ses joies ne sont que des pièges pour nous séduire et nous perdre.

Le récit de la création rejette ce dédain, écarte ce dégoût, combat cette aversion, disqualifie cette répugnance. Il ne tombe nullement dans cet optimisme aveugle pour qui, comme pour le Docteur Pangloss du Candide de Voltaire, tout est pour le mieux dans le meilleur du monde. Il arrive trop souvent que le pire et l’horreur l’emportent. Le malheur, la souffrance, la cruauté, la bêtise, l’appétit de pouvoir et d’argent malmènent, torturent, martyrisent l’existence humaine (et aussi l’existence animale, végétale, cosmique) à un degré parfois insupportable. Pourtant, même difficile et douloureuse, la vie représente un don merveilleux qui nous a été fait, et non pas une fatalité malheureuse qui pèserait sur nous et nous écraserait. En dépit de ce qui l’abîme et le défigure, le monde, œuvre de Dieu, est foncièrement, fondamentalement bon. Le croyant, le spirituel ne s’en détourne pas ; il s’intéresse à lui, s’y engage, s’en occupe.

Si le monde n’est pas Dieu, il est une fabrication ou, plus exactement, une entreprise de Dieu. On le méconnaît lorsqu’on le juge diabolique. On se méprend quand on lui accorde un rôle seulement utilitaire en le réduisant à un réservoir ou à un magasin qu’on peut utiliser sans limites. Il mérite qu’on l’admire, sans l’adorer, et qu’on en prenne soin. Les réalités terrestres et naturelles sont des créatures, au même titre que l’être humain, que le croyant est appelé à respecter et à servir. « Tu aimeras ton prochain », lui est-il dit. Prochain ne désigne pas seulement le semblable, celui qui, comme moi, est un être humain. Prochain veut dire ce qui est proche, ce qui nous entoure, l’air, l’eau, les végétaux, les animaux, les montagnes et les plaines. Comment ne pas évoquer la vision fraternelle et sororale du monde non humain que propose le beau cantique des créatures de François d’Assise ? Le croyant doit aimer la terre comme lui-même, y voir une œuvre et une créature de Dieu, sans en faire pour cela un dieu ou une déesse.

La parole

Lorsque Jérôme, au quatrième siècle, a traduit la Bible en latin, il a rendu le mot initial de la Genèse, bereschit, de même que l’expression inaugurale de l’évangile de Jean, en arché, par in principio. En s’inspirant de cette traduction, on pourrait dire que le premier chapitre de la Genèse pose la question suivante : « Quel est le principe, le principal ou le prince de notre existence ? »

À cette question, depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui, les sagesses et les religions ont proposé deux grandes réponses.

La première estime que des déterminismes assez stricts commandent notre existence et font d’elle ce qu’elle est. Le destin, des logiques économiques, des mécanismes psychologiques, des facteurs culturels, les circonstances, les événements historiques façonnent notre personnalité. Nous sommes le produit de causes diverses, extérieures à nous. Ce qui prime, c’est l’ordre et le cours des choses ; autrement dit, le monde est notre créateur.

La seconde réponse insiste au contraire sur nos décisions, nos choix, notre volonté. Par notre courage, notre énergie, nos efforts et nos actions, nous forgeons notre être, nous construisons notre vie, et rien ni personne ne peut le faire à notre place. Nous sommes des sujets autonomes, nous nous faisons, on pourrait presque dire nous nous créons nous-mêmes. Ce qui prime, c’est notre liberté.

La foi biblique apporte une autre réponse. Pour elle, la nature et l’histoire ne décident pas de notre vie ; nous ne la maîtrisons pas non plus par notre volonté propre, nos désirs et nos ambitions. Elle dépend principalement de la parole que Dieu nous adresse. Nous ne sommes pas abandonnés aux lois ou aux hasards qui régissent l’univers. Nous ne sommes pas non plus livrés à nos fantaisies et à nos caprices. Nous sommes confrontés à une parole qui nous interpelle, nous demande de répondre et nous rend, par là même responsables, et donc ni automates ni autonomes. Ce qui doit primer dans notre vie, c’est la parole de Dieu.

 

Conclusion

La lecture que je viens de proposer du premier chapitre de la Genèse a trois implications.

Premièrement, elle montre la non-pertinence, d’un point de vue théologique, de la querelle entre créationnistes et évolutionnistes. Il ne s’agit nullement de cela dans ce texte, qui esquisse non pas une théorie du commencement mais une compréhension existentielle des liens spirituels entre Dieu et le monde d’une part, entre le croyant et le monde d’autre part. Quand, par exemple, on se moque de ce chapitre parce que la lumière y précède le soleil ou qu’on le défend en disant que toute lumière ne procède pas des astres, on ne comprend tout simplement pas ce qu’il dit. On en manque le sens auquel on substitue un faux-sens, voire un contresens.

Deuxièmement, l’être humain se partage toujours entre deux tendances contradictoires : la nostalgie des origines ou du passé, et l’attrait de la finalité ou de l’avenir à atteindre. On a souvent rattaché le thème de la création à la première tendance. On a estimé qu’il valorisait les débuts et fondait une stabilité du monde. L’interprétation que j’ai esquissée va exactement dans le sens contraire. L’acte créateur ne se situe pas au départ, dans le passé mais à chaque instant. Il n’installe pas une permanence, il suscite et génère un mouvement, il fait bouger les choses et les êtres. Le parfait et l’idéal ne se localisent pas dans l’initial et l’Éden ne représente nullement un paradis perdu. Pour la Bible, le paradis (si on tient à conserver ce mot) se situe plutôt au bout de la route dans ce que le Nouveau Testament appelle « le Royaume », ou encore de « nouveaux cieux et une nouvelle terre ». La création ne prend pas fin au bout de la semaine mythique de la Genèse. Elle se poursuit chaque jour. Elle est eschatologique et non archéologique ; elle n’invite pas à un retour en arrière, vers ce qui précède, elle tourne notre regard en avant, vers ce qui va venir. La foi biblique ne fait pas revenir à un passé fondateur ; elle oriente vers un avenir mobilisateur.

Troisièmement, le thème biblique de la création souligne le dynamisme de Dieu. Il se caractérise par une activité incessante, une énergie toujours à l’œuvre, et nullement par un calme olympien et une sérénité béate. S’il lui arrive de se reposer, c’est pour la durée d’un sabbat et pas plus (ni un week-end, ni cinq semaines de congé). Inlassablement, il travaille, ce que dit Jésus dans l’Évangile de Jean (5, 17). Il nous appelle à faire reculer le chaos et avancer le cosmos. Il ne réussit pas toujours. Ainsi, avec le déluge (et malheureusement en bien d’autres occasions) le chaos reconquiert et submerge des territoires où le cosmos s’était établi. Dieu ne se décourage pas. Il recommence après le meurtre d’Abel, après le déluge, après le veau d’or, après les désobéissances d’Israël, après la crucifixion de Jésus, après les trahisons des églises. Il n’abandonne pas son œuvre de création, il la reprend, la relance : il suscite Noé, Abraham, Moïse, les prophètes. Il ressuscite Jésus. Il inspire des conversions et des réformes. Dieu est essentiellement, avant tout « dynamisme créateur » et pour le souligner, plutôt que de création (terme équivoque qui peut désigner un objet aussi bien qu’un geste), il serait préférable de parler de l’action ou de l’activité créatrice de Dieu.

André Gounelle

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot