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L’autorité de l’Écriture

 

 

Quand les premiers Réformateurs ont recours à la Bible, quand ils s’appuient sur elle et en proclament l’exclusivité, ils font un acte non pas d’allégeance, mais d’insoumission et de révolte. Ils entendent se délivrer, et délivrer les fidèles, de tous les maîtres et de tous les chefs qui entendent régenter la foi. L’autorité de l’Écriture est pour eux, d’abord, un « non » résolu qu’ils opposent aux conciles, aux moines, aux évêques, aux papes, aux clercs, aux saints, à tous ces gens pieux qui veulent toujours nous dicter ce que nous devons croire et faire. Ce sont de fausses autorités qu’il faut renverser. Sola scriptura, l’Écriture seule, nous ne voulons rien connaître ni entendre d’autre qu’elle, autrement dit, le livre est là, il suffit. Il appartient à chacun de le lire, de l’interpréter et de décider de ses croyances ou de ses non croyances. C’est notre affaire, notre responsabilité, notre vocation et notre dignité personnelles, individuelles. Il ne faut surtout pas y renoncer, abdiquer. Deux siècles et demi après la Réforme, en 1784, le philosophe Emmanuel Kant a écrit un petit opuscule révolutionnaire, intitulé Qu’est-ce que les Lumières ?, où il nous invite à nous affranchir de tous ceux qui nous enjoignent de nous taire et d’obéir. « J’entends crier de toute part, écrit-il, “ne raisonnez pas”. L’officier dit “ne raisonnez pas mais faites l’exercice” ; le percepteur : «“ne raisonnez pas, mais payez” ; le prêtre : “ne raisonnez pas, mais croyez” ». Kant adjure ses lecteurs : osez, osez donc, osez penser, osez vous servir de votre intelligence, osez être vous-même et pas ce que d’autres veulent que vous soyez. Kant (dont je rappelle qu’il est protestant d’éducation, de culture et de religion) reprend ici, me semble-t-il, le message originel de la Réforme ; en proclamant le sola scriptura, elle dit « osez, osez croire par vous-même »

Seulement voilà, l’histoire nous le démontre abondamment, les libérateurs ont tendance à se transformer en dictateurs, à devenir des tyrans, à asservir ceux qu’ils ont affranchis d’autres dominations. Au sens propre, premier, l’autorité est ce qui autorise, ce qui permet ; mais elle se transforme facilement en autorité qui impose, oblige, interdit. On le constate dans le christianisme, partagé entre deux courants.

D’abord, ceux que la Bible libère de tout y compris d’elle-même, y compris de sa lettre. Luther en donne un exemple frappant. À un de ses contradicteurs, il rétorque : tu peux m’opposer 600 textes qui vont contre ce que j’affirme. Peu m’importe. Je me réfère au Christ, la Bible n’est que sa servante ; ne te fais pas serviteur de la servante. Autre exemple, Castellion qui traduisant la Bible constate qu’elle est pleine d’obscurités, de contradictions et d’absurdités. Il faut, dit-il, se servir de la raison qui permet de distinguer entre ce qui central, essentiel, message venant du Christ – à savoir l’amour de Dieu et du prochain - et ce qui est humain, culturel, expression des croyances, de la mentalité et de la pensée d’une autre époque et d’un autre monde. Libre lecture d’un livre qui invite à la liberté.

Et puis, il y a une autre tendance qui fait de la Bible un texte sacré, dicté par Dieu, inspiré jusque dans sa lettre. Quand ici on se réfère à l’autorité de la Bible, on en fait, selon une expression bien connue, un « pape en papier » qui remplace le pape de Rome mais qui est tout aussi contraignant et infaillible (pour la Bible on dit inerrant, mais c’est la même chose). On ne pense pas, on ne réfléchit pas, on cite (en général à tort et à travers, puisqu’on refuse toute approche critique). La citation, disait Jansénius, est le seul argument valable en matière de religion. La Genèse raconte que la terre et le ciel ont été créés en sept jours, donc on rejette l’évolution et on condamne les travaux scientifiques sur les origines de l’Univers. On voit cela dans les fondamentalismes et intégrismes protestants. Qu’on ne dise pas qu’ils appartiennent au passé ; inutile d’aller en Amérique pour en trouver ; il y en a plein dans notre ville et ils sont plutôt en croissance qu’en décroissance.

Alors, l’autorité de la Bible aujourd’hui, pour nous, dans notre monde, qu’est-ce que c’est ?

Il y a, parmi nous, parmi les protestants, ceux pour qui la Bible n’a plus aucune sorte d’autorité ; elle ne permet ni ne défend quoi que ce soit ; elle ne sert à rien. Elle est posée sur un rayon de bibliothèque où elle dort paisiblement ; elle est oisive, inemployée, dans une sorte de congé de longue durée ou de retraite définitive. On ne conteste pas son autorité, mais on ne la fait pas fonctionner, on ne l’utilise pas. Elle est devenu un fétiche qu’on invoque quelque fois mais qu’on ne touche jamais.

Il y a, parmi nous, parmi les protestants, ceux qui font de l’autorité de la Bible un joug, parfois lourd, mais souvent facile, « léger à porter », comme le dit un verset biblique ; car comme le note finement Kant (bien avant Sartre), il est agréable, reposant et commode d’être dispensé de réfléchir, de choisir, de décider. Quel confort que d’avoir une autorité à suivre et à obéir sans se poser de questions, sans chercher à comprendre. Brunetière, un essayiste catholique de la fin du 19ème siècle, a un jour répondu à quelqu’un qui l’interrogeait sur sa foi : « ce que je crois, allez le demander à Rome ». La variante protestante de ce mot serait : « allez le demander à la Bible ». C’est oublier la belle parole de Jésus à ses disciples, « je ne vous appelle pas serviteurs mais amis ». Paul écrit : « c’est pour la liberté que le Christ vous a affranchis ; ne vous remettez pas sous le joug de l’esclavage ».

Enfin il y a parmi nous, parmi les protestants, ceux que la Bible bouscule, déplace, dérange, met en route. J’aime ce passage du livre des Actes des Apôtres où un éthiopien lit sur son char (donc en se déplaçant) le rouleau d’un prophète. La Bible, livre de routards, guide pour voyageurs qui ne fournit pas de demeure ni ne nous installe, mais met en chemin et accompagne celui qui chemine (« je suis le chemin » dit Jésus).

J’ai dit trois fois « il y a parmi nous ». Je n’entends pas établir un classement et ne cherchez pas dans quelle catégorie vous ranger ou me situer. Car en fait, ces trois attitudes, ces trois comportements nous traversent tous, coexistent en nous ; je les rencontre en moi à des moments différents ou ensemble. Il m’arrive d’oublier que les textes bibliques ont quelque chose à me dire et de les laisser dormir. Il m’arrive de citer plus que je ne réfléchis et de me servir de la Bible pour me dispenser de chercher. Il arrive aussi que la Bible me remue, m’oblige à avancer, à changer ; si elle le fait, c’est en grande partie grâce aux prédications que j’entends. Tout autant que la Bible lue, la Bible prêchée est essentielle pour la Réforme. Grâce à la manière dont les prédicateurs me mettent en contact chaque dimanche avec un texte, grâce à ce qu’ils m’y font découvrir (et que je n’avais pas su voir) et à ce qu’il me rappellent (ils m’empêchent d’oublier ce que j’ai lu), ils maintiennent pour moi la Bible vivante, étonnante, interpellante. C’est ainsi, grâce à eux, qu’elle exerce une autorité non pas dominatrice mais sans cesse libérante et dynamisante.

(intervention lors d’une table ronde centrée sur la Réformation)

André Gounelle

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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