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Science et christianisme

 

Depuis les seizième et dix-septième siècles, science et christianisme ont entretenu des rapports difficiles émaillés de plusieurs conflits, même s’ils sont probablement moins nombreux et moins durs que ne le croit l’opinion commune. Je laisserai de côté ceux qui concernent l’histoire, la médecine, la pharmacie, les psychologies des profondeurs pour me concentrer sur les deux affrontements les plus connus, les plus souvent cités qui portent le premier sur la cosmologie, le deuxième sur l’évolution du vivant.

Deux conflits significatifs

L’affaire Galilée

En ce qui concerne la cosmologie, on trouve dans la Bible une description de l’univers, ciel, terre, étoiles, lune qui ne correspond pas du tout avec la représentation qu’en donne la science, la divergence devenant évidente à partir Copernic. Les deux conceptions se heurtent de front en 1632, lorsqu’un tribunal ecclésiastique romain condamne Galilée pour avoir soutenu que la terre tournait autour du soleil, alors que la Bible dit le contraire. En fait, quand on l’examine de près, on s’aperçoit que cette affaire est beaucoup plus complexe, embrouillée et ambiguë qu’on ne le pense généralement. D’une part l’argumentation de Galilée, même si elle aboutit à une conclusion juste, est en partie fausse (par exemple elle s’appuie à tort sur le mouvement des marées). D’autre part, le cardinal Bellarmin, un théologien thomiste d’envergure qui présidait le tribunal, quelqu’un de plutôt ouvert et favorable au travail scientifique, demandait à Galilée non pas de rejeter la rotation de la terre mais d’admettre qu’il s’agissait d’une hypothèse, d’une intuition et non d’une certitude fondée expérimentalement et rationnellement, ce qui dans le cadre des connaissances de l’époque pouvait se justifier ; la démonstration ne viendra que cinquante plus tard en 1687 avec Newton. Quoi qu’il en soit, Rome a commis l’erreur d’abord de prendre parti, de se prononcer, et ensuite d’attendre 1992 pour réhabiliter ecclésiastiquement Galilée. Cette condamnation a eu un impact considérable et a répandu en Europe le sentiment d’une opposition forte, voire d’une incompatibilité entre le christianisme et la science.

Évolution et créationnisme

La deuxième grande querelle, plus récente se poursuit jusqu’à nos jours Elle concerne les êtres vivants, leur surgissement et leur développement. Elle oppose les créationnistes aux évolutionnistes. Il importe de préciser le sens exact de ces termes, utilisés de manière assez floue dans le langage journalistique ce qui entraine quantité de confusions.

À strictement parler, « créationnisme » ne désigne pas la foi en une création divine, mais la croyance en une création distincte, séparée, à part de chaque espèce animale (la Genèse dit que Dieu créa les animaux « selon leur espèce »). Les êtres vivants appartenant à des espèces différentes n’auraient donc pas d’ancêtre commun. Il n’existerait pas de passage progressif, de transition, de filiation ni de cousinage d’une espèce à l’autre. Par contre certains créationnistes admettent une évolution interne dans le cadre d’une espèce, ils ne sont donc pas fixistes.

Quant à l’évolutionnisme, on l’associe en général au nom de Charles Darwin. En fait, la paternité en revient plutôt à Lamarck, qui, le premier, présente avec ce qu’on devait appeler le transformisme une théorie scientifiquement élaborée de l’évolution. Mais, quels que soient les mérites, souvent méconnus, de Lamarck, Darwin apporte une contribution décisive en introduisant la notion clef de sélection naturelle à partir de variations biologiques. Cette notion permet de concevoir une évolution « sans programme comme sans projet »; autrement dit, si l’évolution a des causes, elle n’a pas de but, elle ne répond pas à une intention ou à un dessein. Darwin élimine le recours à la finalité et à l’anthropocentrisme mieux que n’arrive à le faire Lamarck. Les travaux de Darwin, publiés entre 1859 et 1870, ont choqué non pas à cause de la suppression de la finalité, mais parce qu’ils conduisent à poser une continuité et une parenté entre l’animal et l’homme ; ce dernier ne serait donc pas un être à part. Freud a parlé de la « vexation » infligée à l’homme ; en lui donnant une ascendance et une nature animales, on l’humilie, on blesse son orgueil ou sa présomption d’une manière qui lui est insupportable. Les thèses évolutionnistes ont heurté aussi à cause des conséquences politiques et sociales que certains en ont tirées, en justifiant par la sélection naturelle la légitimité du droit du plus fort et de l’élimination des faibles. Dans l’Amérique des années 20, on rencontre des « progressistes » et pas seulement des réactionnaires dans l’opposition à Darwin.

En 1925, a lieu dans le Tennessee, ce qu’on a appelé le « procès du singe » qui aboutit à l’interdiction, dans plusieurs États d’Amérique, d’enseigner la théorie de l’évolution. Cette interdiction ne sera abrogée partout qu’en 1968 et encore avec des réserves dans quelques États où, jusqu’en 1987, la loi demandait qu’on présente le créationnisme comme une hypothèse à côté de celle de l’évolution et qu’on donne à l’une et à l’autre un traitement équivalent. Là aussi, des éléments non religieux ni scientifiques jouent un rôle important : ainsi des arrières pensées racistes (désir de justifier la ségrégation par une forte différence, une hétérogénéité biologique radicale entre noirs et blancs qui n’appartiendraient pas à la même espèce). Interviennent également de facteurs culturels : l’animosité, héritée de la guerre de Sécession, entre les yankees plutôt évolutionnistes et « le vieux sud profond » plutôt créationniste, les « terriens » du Sud réagissant contre les intellectuels du Nord jugés arrogants. Un dernier procès, perdu par les créationnistes, a eu lieu en 2004.

Le problème

Au delà de leurs aspects parfois pittoresques, en laissant de côté leurs dimensions sociopolitiques, culturelles, psychologiques ou psychanalytiques, ces conflits posent un problème fondamental. Y a-t-il un rapport quelconque et, si oui, lequel entre les connaissances scientifiques, d’une part, et, d’autre part, ce que disent les doctrines et les textes fondateurs des religions ? Comment mettre en relation ce que l’on sait avec ce que l’on croit ? À cette question, on a proposé trois grande réponses : la première entend unifier, la deuxième séparer, la troisième « connecter ». Nous allons les voir successivement.

Unifier

Quand on veut unifier science et religion, on a le choix entre trois démarches : soit faire de la religion l’instance déterminante et lui subordonner la science ; soit reconnaître à la science une valeur décisive et lui soumettre la religion ; soit chercher une conciliation ou une harmonisation sans hégémonie de l’une ou de l’autre.

Subordonner la science à la religion

La première démarche se rencontre chez des fondamentalistes, en particulier au début du vingtième siècle. L’intelligence humaine, disent-ils, est bornée ; elle a des limites (ce que rappelle la fin du livre de Job, où l’hippopotame et le crocodile, entre autres, mettent en échec les capacités de compréhension de l’homme). De plus et surtout, ajoutent ces fondamentalistes, cette intelligence est défectueuse et faillible ; le péché, en effet, affaiblit et fausse tout autant les facultés intellectuelles qu’il infecte le sens moral et la spiritualité. À leurs yeux, l’histoire de la science le démontre ; elle va de rectifications en rectifications, de corrections en corrections ; elle raconte les erreurs successives des savants. Ils se sont constamment trompés ; on ne peut pas leur faire confiance. Par contre, les enseignements religieux découlent d’une révélation ; leur origine divine en garantit la vérité. Entre la parole de Dieu et la science humaine, il n’y a pas à hésiter. Ce qui ne s’accorde pas avec la religion est erroné ; elle a le devoir de dénoncer et de rejeter les faux savoirs qui contredisent son propre enseignement. Ainsi, en 1874, un pasteur libriste français, Benjamin Pozzi, écrit : « La science est mobile de sa nature ; la vérité elle ne change pas ; elle est immuable comme le Dieu dont elle émane. Voilà pourquoi l’autorité de nos livres saints ne saurait être subordonnée au verdict de la science ».

Subordonner la religion à la science

On peut, à l’inverse, privilégier non pas la religion, mais la science. On estime alors qu’il appartient à la seconde de juger la première. Selon les matérialistes ou positivistes (dont, de nos jours, Dawkins a réactualisé les argumentations) la science démontre la fausseté des affirmations chrétiennes, elle rend inconsistante et inutile l’existence de Dieu, elle lui enlève toute pertinence. Quand la science progresse, la religion régresse, disaient les scientistes de la seconde moitié du dix-neuvième siècle.

Moins radicalement, pour des penseurs qui se situent dans la ligne des Lumières, la science disqualifie certains éléments de la croyance religieuse qui seraient des superstitions obscurantistes. On écarte, par exemple, les miracles et on garde les enseignements moraux (« ôtez les miracles de l’évangile, disait Rousseau, et toute la terre est aux pieds de Jésus »). On a parlé en ce sens de « chrétiens du sermon de la montagne » qui retiennent de la Bible une spiritualité, une sagesse, une éthique et laissent tomber tout ce qui relève du surnaturel. Au début du dix-neuvième siècle, le troisième président des États-Unis, Thomas Jefferson, un représentant typique des Lumières, publie dans un petit livre les extraits du Nouveau Testament, dont il se nourrissait et auxquels il se référait avec une véritable piété : il avait retranscrit des paroles de Jésus, quelques exhortations de Paul, mais rien sur la naissance virginale, rien sur les miracles, rien sur la Croix et sur la Résurrection. Pour cette seconde démarche, la science conduit à une épuration. On s’en sert pour écarter complètement ou pour censurer partiellement la religion.

Le concordisme

Une troisième attitude entend unifier science et religion en les conciliant, en les accordant, en dissipant des contradictions jugées apparentes afin de parvenir à un consensus sur l’essentiel. Selon une image ancienne et classique, la nature et la Bible sont « deux livres » qui viennent l’un et l’autre de Dieu ; ils ne peuvent donc que dire la même chose dans deux langages différents. La connaissance scientifique et le savoir de la foi se rejoignent forcément ; quand ils semblent s’opposer, cela vient de ce qu’on a introduit quelque part une erreur de lecture qu’il faut débusquer. Cette démarche, on l’appelle « concordisme ». Pour mettre en harmonie religion et science, elle va travailler sur les deux pôles.

D’abord, elle propose des interprétations du texte biblique qui permettent de l’aligner sur des données scientifiques. Je cite quelques exemples bien connus. Selon la chronologie de la Genèse, le monde a été créé à une date relativement récente, alors que l’astrophysique lui attribue une durée immensément plus longue. On s’en tire en supposant que les jours bibliques désignent des périodes cosmiques de plusieurs millénaires. Autre interprétation : les six jours de la création ne décriraient pas les étapes de la formation de l’univers, mais se rapporteraient à six visions successives, une par jour, par lesquelles Dieu aurait révélé qu’il avait créé le ciel et la terre à Moïse, supposé être l’auteur de la Genèse. Ainsi, veut-on préserver l’exactitude factuelle du récit biblique sans renoncer aux acquis de la science. Ces exemples font apparaître que si la plupart des créationnistes sont des concordistes, par contre ils ne sont pas des littéralistes ; ils prennent avec le texte des libertés que jamais un exégète littéraliste ni critique ne se permettrait.

Ensuite, les concordistes s’occupent du second pôle et cherchent à mettre la science de leur côté. Ils soulignent, par exemple, les faiblesses des théories évolutionnistes. Elles ont de la peine à déterminer les mécanismes qui font passer d’une espèce à l’autre ; elles admettent des « chaînons manquants » ou des « sauts » qu’elles n’expliquent pas. La « sélection naturelle » a une validité limitée (elle fonctionne assez bien pour la microévolution, autrement dit l’évolution interne d’une espèce, pas pour la macroévolution, le passage d’une espèce à une autre ; elle s’applique difficilement à la botanique). Selon les créationnistes, ces difficultés montrent que la théorie de l’évolution relève de l’idéologie, non du savoir. D’un strict point de vue scientifique, prétendent-ils, les thèses créationnistes apparaissent beaucoup plus solides ; ils accusent les savants de ne pas vouloir le reconnaître à cause de leurs préjugés antireligieux. Aux États-Unis, le créationnisme prétend ne pas être seulement ni même principalement une conviction religieuse. Il se déclare purement scientifique, ce qui permet d’en réclamer l’enseignement dans les écoles à côté ou à la place de l’évolution (si c’était à titre religieux, ce serait anticonstitutionnel). Un pasteur américain m’a dit un jour : « c’est parce que j’ai fait des études scientifiques, pas à cause de ma foi que je suis créationniste ; si vous aviez une formation et un esprit scientifiques vous verriez avec évidence que l’évolution ne tient pas ». À des positions de ce genre, le pape Jean Paul 2 a répondu en octobre 1996, d’une part, que l’évolution est « plus qu’une hypothèse » et, d’autre part, que nous en connaissons mal les mécanismes. Le pape, qui avait de bons conseillers scientifiques, s’est gardé de dire que l’évolution est un fait, ce qui serait contestable ; à rigoureusement parler, il ne s’agit pas d’un fait, mais de l’interprétation hautement probable, quasi-certaine d’un nombre considérable de données factuelles.

À côté du concordisme créationniste, existe un autre concordisme qu’on pourrait qualifier d’évolutionniste ; il apparaît dès les années 1860, et veut montrer que l’évolution s’accorde avec les grandes affirmations de la foi chrétienne. Le concordisme, dans sa version créationniste comme dans sa version évolutionniste, connaît aujourd’hui un grand discrédit. On lui reproche d’aboutir à des conciliations artificielles au prix d’acrobaties et d’astuces qui faussent à la fois les textes bibliques et les données scientifiques.

Un échec

Les tentatives d’unification, si elles ont le mérite de rechercher une cohérence qui rende compte de l’unité du réel, se soldent toutes par un échec. Le fondamentalisme ne respecte pas la spécificité et l’intégrité de la démarche scientifique ; il va contre l’évidence. Le scientisme dénature et mutile la foi en la réduisant à des croyances sur le monde ; il la vide de sa profondeur. Le concordisme fausse à la fois la science et la religion et conduit à des malhonnêtetés intellectuelles pour les faire coïncider.

Scinder

Pour éviter ou supprimer toute opposition entre science et christianisme, il existe une deuxième possibilité : non pas tenter de les unir, au contraire les disjoindre totalement, établir entre elles des frontières infranchissables, dresser des murailles sans passage qui évitent aussi bien les conflits, les dissensions que les alliances ou les concordances. On ne cherche pas à harmoniser ou à faire converger, on sépare et on disjoint. On considère que la science et la religion ne parlent pas de la même chose. Elles ont des aires de validité et de compétence totalement distinctes. Chacune est souveraine dans son domaine et n’a rien à voir ni à faire dans le domaine de l’autre. Elles s’ignorent mutuellement.

Le savoir et le sens dissociés

Au vingtième siècle, parmi bien d’autres, Rudolf Bultmann a défendu un strict cloisonnement. Il distingue deux démarches complètement étrangères l’une à l’autre, celle de l'objectivation qui a pour but le savoir et celle de l'existentialité qui cherche le sens. Prenons, par exemple, une symphonie de Mozart. On peut la traiter comme un ensemble de phénomènes acoustiques physiquement mesurables et analysables. On peut aussi la considérer en tant qu’événement existentiel, qui remue, voire transforme celui qui l’écoute et qu’elle émeut ; on dira alors ce qu’elle éveille, évoque ou représente pour lui. Il s'agit certes de la même symphonie. Il n'y a pourtant aucune interférence entre ces deux approches ; elles se juxtaposent sans se mélanger. L’analyse physique des sons qui développe un savoir n’a aucun impact sur leur effet esthétique qui relève du sens ; à l’inverse, cet effet esthétique n’a aucune incidence sur leur connaissance acoustique. Autre comparaison, l’examen des yeux d’une femme par son ophtalmologue se distingue de la perception qu’en a son amoureux. Quand Jean Gabin dit à Michèle Morgan dans Quai des Brumes « tu as de beaux yeux, tu sais » et lorsque l’oculiste de Michèle Morgan lui dit « vous avez une acuité visuelle de tant de dixièmes », les mêmes yeux sont considérés sous deux angles entièrement différents, le premier existentiel, le second objectif, entre lesquels on ne peut établir aucune relation. La science est objective ; elle donne un savoir sur des objets qu'elle décrit, analyse et étudie ; par contre, elle ne s'occupe pas du sens. La religion relève de l’existentiel ; elle s‘adresse à des personnes, elle s’intéresse à leur manière de comprendre et d’orienter leur vie ; elle délivre un message qui concerne le sens ; par contre, elle ne procure aucun savoir sur les objets en tant que tels.

Bultmann applique cette distinction aux récits bibliques de la création. Il estime que les premiers chapitres de la Genèse n’ont pas principalement une visée informative ou cognitive. En tant qu’enseignement sur l'origine de l'univers, ils n’ont ni valeur ni intérêt pour la foi. Le croyant n’y trouve pas la communication d’un savoir sur le cosmos ; il en reçoit un message qui concerne son existence. Ces textes lui disent que la parole de Dieu y a la priorité ou la primauté ; elle vient ou doit venir en premier dans sa vie. Ils lui disent aussi qu’il ne faut pas diviniser ou idolâtrer quelque objet que ce soit dans le monde, pas même le soleil, la lune, les arbres sacrés, les monstres marins qu’adoraient les peuples qui entouraient Israël. Sous une forme mythologique, ces récits proclament, d’abord, que la parole de Dieu nous fait vivre ; ensuite, que nous ne devons pas avoir d’autre Dieu devant sa face. Dans cette perspective, le commencement et la réalité objective du monde n’ont aucune importance. Que l'univers naisse d'un big bang, ou qu'il ait toujours existé, que la vie se développe selon un processus d'évolution ou non n’affecte en rien le message biblique qui a une valeur et une pertinence d’ordre existentiel.

Évaluation

Cette deuxième démarche a largement dominé après la deuxième guerre mondiale et je pense, sans grand risque de me tromper, qu’elle correspond à ce que beaucoup de pasteurs ont expliqué à leurs catéchumènes. Le philosophe Dominique Lecourt l’a qualifiée de « pacte positiviste-spiritualiste ». Elle convient bien, en effet, aux deux parties en ce sens que la science et la religion ont chacune la pleine maîtrise de leur domaine propre et n’ont rien à faire ni à voir dans le domaine de l’autre. L’ont adoptée non seulement des théologiens mais aussi des scientifiques, tels que le paléontologue Stephen Gould qui l’appelle « noma » (pour « non overlapping magisteria ») et qui l’expose et la défend longuement dans son livre Et Dieu dit : que Darwin soit. Elle correspond bien à la tendance, caractéristique de la modernité, à compartimenter des disciplines qui s’occupent chacune d’un champ bien délimité et n’en sortent pas. Si elle a le mérite de ne pas mélanger indûment, comme le font les tentatives d’unification, le domaine de la science avec celui de la religion, elle présente cependant des défauts et se heurte à des objections que j’ai signalés dans un article paru il y a plus de vingt ans, en 1989. Gérard Siegwalt a rassemblé et synthétisé la plupart des problèmes et des failles de la thèse séparatiste dans le volume 5 (3/1) de sa Dogmatique pour une catholicité évangélique. En m’inspirant de ses analyses, je note trois faiblesses ou insuffisances.

D’abord, cette démarche représente pour le pasteur ou le théologien une solution de paresse et de détresse. De paresse parce qu’elle l’exonère, à son grand soulagement, de la charge difficile et laborieuse de s’expliquer avec la science. De détresse parce qu’elle évacue un problème essentiel qu’il n’a pas pu ou pas su résoudre. Faute de réponse satisfaisante, elle offre un « pis aller » commode, facile mais qui ressemble fort à une démission. Les partisans de la séparation protesteront contre cette appréciation. La distinction n’est pour eux ni stratégique ni conjoncturelle, elle ne traduit pas un échec à saisir l’unité du réel ; elle tient à la structure de l’existence humaine et à la nature même de la foi. Quoi qu’il en soit, on constate depuis quelques années une tendance forte à remettre en cause les découpages et les répartitions qui ont caractérisé la modernité ; beaucoup souhaitent une vision « holiste », c'est-à-dire une conception globale capable de conjoindre ou d'articuler au lieu de dissocier et d’isoler.

Deuxième point, peut-on défendre et tenir jusqu’au bout la coupure radicale entre l’objectif et l’existentiel ? N’y a-t-il pas un moment où on se voit forcé sinon de l’abandonner, du moins de la dépasser ? Pour reprendre les exemples donnés à l’instant, la myopie de Michèle Morgan ne contribue-t-elle pas au charme de son regard ? La connaissance physique des phénomènes acoustiques n’apporte-t-elle rien au musicien ? Quand on creuse, n’arrive-t-on pas toujours à un point de contact entre religion et science, ce qui oblige à s’interroger à leur articulation ? Qu’il s’agisse de deux démarches distinctes, soit ; mais peut-on totalement les isoler l’une de l’autre ? En transformant la distinction de l’existentiel et de l’objectif en séparation, ne passe-t-on pas d’une dualité légitime, voire nécessaire, à un dualisme abusif ? Il y a un siècle, le scientisme pensait que la connaissance scientifique allait soit répondre à la question du sens, soit l’éliminer et donc rendre la religion superflue. Plus récemment, l’existentialisme a dissocié savoir et sens. Aujourd’hui on constate que la quête scientifique, si elle n’apporte pas de réponse, fait jaillir en son cœur même la question du sens et lui donne une forme parfois inattendue. À l’inverse, on s’aperçoit que la proclamation chrétienne du sens que transmet l’évangile pose la question de la nature de l’être ou du réel. Pour reprendre l’exemple de la création, peut-on sérieusement en parler aujourd’hui en utilisant des notions qui appartiennent à une cosmologie révolue ? Le message existentiel ne devient-il pas inaudible et incompréhensible quand on l’exprime en termes objectifs inadéquats ? Qu’on le veuille ou non, la science a des conséquences religieuses, et la préoccupation du sens ne peut pas ignorer ou négliger les apports scientifiques.

Le troisième point est probablement le plus important théologiquement. Pour la Bible, Siegwalt le souligne à juste titre, « Dieu est le Dieu du cosmos », pas le Dieu de « l’homme seul », mais le Dieu de l’homme et du monde. La thèse séparatiste ne nie certes pas qu’il existe une relation entre Dieu et le monde, mais elle considère qu’on ne peut rien en savoir ni en dire. À première vue, cette position paraît sage et modeste (on reconnaît et on admet ses ignorances). À l’examen, elle a des conséquences désastreuses. Elle conduit à ce que Siegwalt appelle un « rétrécissement sotériologique » du message chrétien. Il ne concerne plus que la relation personnelle avec Dieu. Le salut de l’individu devient l’unique objet de la prédication chrétienne. On rend ainsi, écrit Siegwalt, la théologie « acosmique » et la « cosmologie … athéologique » et on favorise une « cécité à l’égard de la nature ». On abandonne le monde à la raison calculante et technicienne, on n’essaie pas de le penser en fonction et à la lumière de Dieu. Du coup, ce christianisme, qui a « renoncé au cosmos et à la nature », se trouve désarmé devant le surgissement des préoccupations et problèmes écologiques. Il n’a rien à en dire ; il y voit une question purement technique, à traiter comme telle, sans dimension spirituelle, ce qui aggrave la crise née précisément, au moins en partie, de la coupure entre l’homme et son environnement ou son milieu.

Etre parenthèses, je me demande parfois si la dominante sotériologique, l’insistance sur le salut personnel qu’on trouve, entre autres, dans la prédication du Réveil, est vraiment fidèle à la proclamation évangélique et au message de la Réforme. Il est vrai, il est même évident que le salut occupe une place centrale dans le Nouveau Testament et dans les écrits des Réformateurs. Toutefois on ne nous dit pas « faites votre salut », « travaillez à votre salut » ; à l’inverse, on nous annonce que notre salut est fait, qu’il s’agit d’un problème réglé, résolu par Dieu. J’ai parfois le sentiment que si les textes fondateurs parlent beaucoup du salut, c’est précisément pour qu’on n’en parle plus, pour qu’on ne s’en préoccupe plus. Désormais le souci du fidèle ne concerne pas son salut, le Christ le lui a donné, il se porte sur le Royaume et sa venue, autrement dit sur le monde. J’aime bien cette phrase de César Malan (citation approximative) : c’est offenser Dieu que de se préoccuper d’un salut qu’il nous a accordé depuis si longtemps. Il me semble que dans l’éventail des confessions chrétiennes, la tradition réformée est celle qui a le mieux compris et le plus mis en valeur ce point qui, à tort ou à raison, me paraît essentiel : l’évangile est l’élimination, l’évacuation du problème du salut (à mes yeux, c’est le sens dernier et positif, même si la formulation en est abominable, de la thèse calviniste de la double prédestination). Je ferme cette parenthèse, peut-être incongrue.

La scission entre l’objectif et l’existentiel a été une étape certainement utile, sans doute nécessaire, en ce sens qu’elle a contribué à écarter les confusions fâcheuses qui obèrent les tentatives d’unification. Il n’en demeure pas moins qu’elle apporte une mauvaise solution au problème du rapport entre christianisme et science. Refuser tout lien avec le domaine du scientifique risque de rendre la foi insignifiante dans et pour le monde, à la marginaliser en la cantonnant, je cite des expressions de Siegwalt, à un « vase clos », et en transformant la religion en une « sous-religion » qui a renoncé à sa mission de « relier » (religare).

Connecter

Le problème des relations entre science et christianisme ne trouve de solution satisfaisante ni dans leur unification ni dans leur dissociation. D’où la recherche d’une autre démarche, qui refuse aussi bien la fusion que la séparation, qui cherche plutôt à connecter, à corréler ou à mettre en correspondance. Cette recherche naît évidemment de l’échec des deux attitudes que j’ai décrites, et aussi du sentiment que l’une et l’autre sont tributaires de conceptions discutables, probablement erronées, aussi bien du statut des affirmations théologiques que de la nature des énoncés scientifiques. Deux révolutions, l’une théologique, l’autre scientifique sont intervenues que nous n’avons pas encore bien assimilées et dont nous n’avons pas tiré toutes les conséquences.

Le tournant de la modernité en théologie

En ce qui concerne le christianisme, depuis deux siècles, l’avènement de la modernité a entrainé des mutations considérables. Trœltsch a soutenu qu’entre Luther, Calvin et les protestants du dix-neuvième siècle il y a plus de différences qu’entre les Réformateurs et leurs adversaires catholiques de la même époque ; de même les catholiques du seizième sont plus proches de leurs contemporains protestants que des catholiques d’aujourd’hui. Cette thèse me paraît au moins en grande partie juste. En effet les conceptualités, les structures mentales, les modes de raisonnement ont connu une transformation profonde avec l’épanouissement de la pensée critique, dont Kant est le plus grand théoricien, et de la pensée historique, que, mieux que Harnack, illustre précisément Troeltsch.

Je résume à très grand traits et en simplifiant beaucoup le changement intervenu. Les études historiques sur la Bible et sur la rédaction des dogmes ont conduit à mettre l’accent sur la visée des textes et à fortement relativiser leur formulation ou leur conceptualisation. À une lecture littéraliste et intemporelle de la Bible succède une interprétation qui prend en compte leur situation culturelle et historique. Le sens des récits de création, par exemple ne réside pas dans le scénario événementiel raconté ; il se situe dans la compréhension du monde que ce scenario exprime, et que dans un contexte culturel différent il faudrait exprimer autrement. En disant que Dieu est une substance en trois personnes, la doctrine de la trinité ne définit pas l’être même de Dieu ; elle formule dans le langage philosophique de l’hellénisme tardif l’expérience du croyant qui vit Dieu comme une puissance qui a du sens ou comme un sens qui a de la puissance. Le contenu ou la vérité n’est pas ce que dit ou écrit le discours explicite, mais ce que les mots et les concepts qu’il utilise tentent tant bien que mal d’exprimer.

Dans cette perspective, les énoncés scripturaires et doctrinaux ne s’identifient pas avec la parole ou l’être de Dieu, même s’ils s’efforcent d’en rendre compte ; ils parlent de l’absolu sans être eux-mêmes absolus. Les relativiser n’équivaut nullement à en amoindrir la valeur ou l’importance. Cela veut dire d’une part, admettre qu’ils ne confondent pas avec leur objet, mais qu’ils le désignent et y renvoient de manière toujours lacunaire et approximative. Cela signifie, d’autre part, les mettre en relation avec la culture environnante qui n’est plus la nôtre, les replacer dans leur contexte d’origine, les situer en fonction d’une perception et d’une compréhension particulière et provisoire du monde. Quand un auteur, passé ou présent, parle de Dieu, il ne dit pas ce que Dieu est en lui-même, il dit sa manière de le percevoir qui dépend de ce qu’est Dieu certes, mais aussi de ce qu’est celui qui en parle.

On a souvent signalé dans cette perspective l’importance du tournant qu’opère Schleiermacher quand il remplace le terme de Dogmatik par celui de Glaubenslehre. La doctrine n’est plus objet de foi, elle ne dit plus ce qu’il faut croire, ce qu’on doit croire ; elle devient « expression de la foi », elle dit comment, dans un contexte donné, on formule et on pense la foi. Les doctrines classiques, traditionnelles ont été forgées en fonction des idées, de la science et de la philosophie d’un autre âge et en portent la marque, en tout cas dans leur forme. On ne juge donc ni choquant ni anormal de les évaluer, de les réajuster à un environnement nouveau, voire d’en changer ; c’est même nécessaire pour que la « parole » garde son sens et puisse se faire entendre. La théologie cesse d’être une dogmatique aux énoncés immuables pour devenir une interprétation, une herméneutique, qui tente sans cesse de comprendre, et d’actualiser ou de contextualiser un sens qu’aucune expression ne peut fixer ou figer. Il en résulte que le développement culturel des connaissances et de la conceptualité concerne directement le christianisme et ne peut pas le laisser inchangé.

Toutefois, cette transformation, aux multiples conséquences ecclésiales, se heurte à de fortes réticences, parfois à de nets refus venant de milieux religieux qui redoutent, à tort ou à raison, qu’en essayant de réfléchir en d’autres catégories et d’énoncer en termes différents la foi, on ne l’altère gravement, ou même qu’on ne la détruise.

Le changement de paradigme scientifique

Mutation, également, du côté de la science. Déjà en 1934, Bachelard décrivait l’émergence de ce qu’il appelait un « nouvel esprit scientifique » ; aujourd’hui, on parle plutôt, à la suite de Kuhn, d’un « changement de paradigme ».

Classiquement, on attribue à la science trois caractéristiques. Premièrement, d’être un savoir méthodique, acquis par des procédures éprouvées et rigoureusement appliquées. Deuxièmement, d’aboutir à une certitude impérative ; on ne peut pas s’y soustraire ou refuser ses résultats sans extravagance ou mauvaise foi. Troisièmement, d’établir des constantes universelles ; ce qu’elle dit vaut partout et à toute époque. Ce qu’on appelle le « scientisme » ajoute une quatrième caractéristique ; la globalité ou l’exhaustivité ; il estime que le savoir scientifique peut tout expliquer, que rien ne le borne ni ne sort de son domaine de compétence, qu’il n’y a en lui aucune incomplétude de principe ou de nature. Ces caractéristiques, en tout cas les trois premières, disait-on, confèrent à la science sa scientificité ou son « objectivité » (elle décrit un objet tel qu’il est en lui même, indépendamment du sujet connaissant).

Or, depuis presque un siècle, se développe une autre conception de la science qui la présente comme une tentative herméneutique (d’interprétation de la réalité), certes méthodique et rigoureuse (la première caractéristique demeure), mais qui comporte, néanmoins, une part irréductible d’aléatoire et d’incertain. Elle dit comment, à un moment donné de l’histoire, le savant, en fonction des instruments et des informations dont il dispose, analyse et comprend une réalité qui lui échappe en grande partie. Il n’en saisit jamais que quelques aspects et elle est peut-être inconsistante. On a le sentiment, peut-être à tort, que, par exemple, dans les nanosciences ou dans la physique quantique, la réalité se dissout. Ce que la science étudie paraît, dans certains cas, construit ou constitué tout autant, peut-être plus que donné ; on constate, en effet, que l’observation affecte, voire détermine en partie l’objet observé. La science ne donne plus une connaissance fixe et sûre de la réalité ; elle débouche sur des modèles opératoires ayant une zone limitée de validité et toujours révisables.

Kant disait qu’à la différence de la foi et de l’opinion, la science donne la certitude subjective de quelque chose qui est objectivement certain. Aujourd’hui, peu de savants diraient la même chose ; ils voient dans la science un ensemble d’hypothèses contestables et provisoires qui aboutissent à des schèmes parfois irréductiblement pluriels et contradictoires. Les réussites considérables de la science conduisent non pas à un triomphalisme mais à la modestie ; la réalité, bien connue sectoriellement, reste dans sa généralité indéterminée et indéterminable (Bernard d’Espagnat parle, en ce sens, d’un « réel voilé »). Cette incertitude semble indépassable, pas seulement temporaire.

Comme les modifications qui affectent la théologie, ce changement de paradigme ne fait toutefois pas l’unanimité. Si certains le défendent fortement, d’autres le contestent non moins vigoureusement et dénoncent une tentative d’amoindrissement ou d’affaiblissement de la science, animée, selon eux, par des motifs idéologiques suspects d’obscurantisme.

Une nouvelle démarche

Non sans difficultés, hésitations, réserves et contestations, on abandonne, aussi bien en science qu’en théologie, un dogmatisme qui pose des affirmations absolues pour entrer dans le domaine de probabilités plus ou moins grandes. Il ne s’ensuit nullement qu’on puisse dire et soutenir n’importe quoi. Il y a des représentations du monde que la science réfute, dont elle montre la fausseté, Karl Popper a même estimé qu’il y avait là une des fonctions essentielles de la science ; comme le disait déjà Renan, à propos de l’histoire, elle « préserve de l’erreur plus qu’elle ne donne la vérité ». Ce que souligne également Bernard d’Espagnat : « La physique, écrit-il, peut nous dire les représentations de « ce qui est » qui sont à rejeter parce que contraires à l’expérience, mais elle ne peut pas décrire ce qui est ». De même, il y a des doctrines que l’évangile rejette, exclut, et des comportements qu’il interdit. Toutefois, dans les deux cas, s’il y a des erreurs qu’on peut et qu’on doit éliminer, il n’y a pas une seule formulation valable, une seule thèse recevable, une seule doctrine juste, mais un éventail plus ou moins vaste de propositions possibles dont aucune ne peut se prétendre totalement et exclusivement vraie. Au lieu de systèmes clos et de discours fermés, nous avons des démarches ouvertes, ce qui permet d’envisager des connexions.

La connexion ou coordination se démarque aussi bien de la collusion que de la séparation. On coordonne des réalités distinctes, différentes, qu’on n’entend ni mélanger ou fusionner, ni dissocier ou isoler l’une de l’autre, ni manipuler pour établir entre elles une « alliance » qui serait, en fait, une « mésalliance ».

Ainsi, la théologie chrétienne ne doit pas se mettre en quête d’une confirmation scientifique ; par contre elle peut et doit marquer des consonances ou des correspondances. Par exemple, plusieurs courants théologiques contemporains, je pense entre autres à ceux du Process, entendent se démarquer du théisme classique qui se sert de la notion d’être, au sens de substance, d’essence ou de nature, pour penser Dieu. Ils préfèrent utiliser, dans leur réflexion sur Dieu, les catégories d’acte, de mouvement, de dynamisme. Ils comprennent la toute puissance comme une puissance qui agit en tout, et non comme un « tout pouvoir » qui régit et détermine tout. Pour eux, Dieu n’est pas ce qui fonde, légitime, institue, il est ce qui bouscule et transforme. Ils font valoir que la Bible ne développe pas une spéculation ontologique sur Dieu, mais propose un témoignage et une réflexion sur ses actes, sur des événements. Quand, de son côté, le darwinisme invite à voir dans « l’espèce » non plus une essence qui précède et détermine les individus, mais le résultat d’une généalogie, autrement dit d’une suite de rencontres et d’accidents, quand, de manière plus générale, la science conçoit la réalité physique comme énergie, enchaînement de réactions, processus et non plus comme matière, il y a une consonance qui mérite d’être relevée. Elle ne prouve rien ; on ne peut pas en déduire la justesse de certaines affirmations théologiques ; elle donne cependant au discours théologique du poids, elle le rend audible et crédible. Dans son livre Dieu aux limites de l’infini, Alain Houziaux établit une autre sorte de connexion quand il fait apparaître une analogie de structure entre le raisonnement théologique et la logique des mathématiques fondamentales, ce qui ne démontre pas que la théologie est juste, mais interdit d’y voir un fonctionnement intellectuel aberrant.

De son côté, la science n’a évidemment pas à prendre en compte la théologie. Méthodologiquement elle est « a-thée », non au sens d’une négation mais en celui d’une absence de Dieu dans sa démarche. Par contre, on constate que la physique, loin de l’ignorer ou de la disqualifier, comme le pensait le scientisme, rencontre voire suscite une interrogation métaphysique. Cette interrogation surgit en son centre et non pas à ses limites, elle ne se situe pas au-delà et en dehors d’elle, elle lui est interne (notons ici une connexion avec la théologie chrétienne qui cherche Dieu dans le monde et non ailleurs, c’est une des significations de la doctrine de l’incarnation, sans pour cela confondre Dieu et le monde). Maritain parlait en ce sens d’une « métaphysique de l’intra-réel », différente de la « métaphysique (dualiste) de l’extra-réel ». B. d’Espagnat écrit : « Les grandes interrogations de la philosophie, qu’on avait pu croire dépassées se rouvrent ». On constate donc l’échec du scientisme dans son entreprise d’élimination scientifique de la métaphysique.

Toutefois, si la physique pose la question métaphysique, elle ne lui apporte pas de réponse. La question reste ouverte et la réponse ne relève pas d’une démonstration, d’une expérience et d’une observation scientifiques mais de ce qu’on peut appeler un « pari », un mot qu’emploient des scientifiques comme Denton et Thuan, un pari raisonnable parce qu’il s’appuie sur ce qu’on sait, mais un pari quand même parce qu’il déborde la connaissance scientifique. La physique ne supprime pas la métaphysique ; elle y conduit sans, pour cela, l’annexer ni la dominer. Si la biologie et la cosmologie (ou l’astrophysique) débouchent sur le territoire de la théologie, elles n’y pénètrent pas ni le régentent, car ce territoire ne relève pas de la méthodologie qui définit le scientifique (ce qui ne veut nullement dire qu’il soit impensable ou irrationnel).

Principe anthropique et dessein intelligent

Depuis une quinzaine d’années, se développe une controverse, parfois vive, autour de deux thèmes voisins dont on se demande s’ils relèvent d’une connexion légitime ou d’un concordisme aberrant.

Le premier concerne le cosmos. On constate qu’une variation infime de certaines de ses composantes y aurait rendu la vie impossible, ce qui a conduit quelques chercheurs à parler d’un « principe anthropique » (non pas l’entropie de la thermodynamique, mais « anthropie » à partir d’anthropos, homme) selon lequel l’univers aurait été « réglé de façon extrêmement précise dès le début pour qu’il héberge la vie, puis la conscience » ; autrement dit, l’apparition de l’homme orienterait, au moins en partie, la constitution de l’univers.

Le second thème relève de la biologie. La « complexité irréductible » de certains organismes rendrait improbable que leur naissance et leur développement soient dus à la sélection naturelle ou qu’on puisse les attribuer à une combinaison de hasard et de nécessité. Ils découlent, en effet, de la conjonction et de la simultanéité de facteurs qui se conditionnent réciproquement. On constate entre ces facteurs un « ajustement fin » (ou un « réglage fin ») dont on ne voit pas comment il pourrait se produire sans qu’il ait été prévu et visé ; il implique quelque chose qui ressemble à un plan, à un programme ou à un projet. On a parlé à ce propos de « dessein intelligent », expression beaucoup trop ambigüe et anthropomorphique, dont se sont emparés des fondamentalistes qui l’ont déconsidérée en tentant de « la baptiser » (pour reprendre une expression de Jean Rostand) et qui en ont fait, comme l’écrit Vincent Schmid, « une machine infernale » qui, tel l’ancien concordisme, agresse aussi bien la science que la foi. On dit parfois qu’ils polluent l’une et l’autre. Il serait peut-être moins égarant (mais tout aussi contestable) de parler d’« évolution directionnelle » de « dynamique interne » ou encore de « téléonomie ».

Ces deux thèmes connexes, à supposer qu’ils comportent une part de justesse (ce dont on débat beaucoup et vivement), soulèvent la question, qu’on avait cru pouvoir et devoir éliminer, de la finalité comme un des facteurs agissant dans la formation de ce qui est, étant bien entendu que par finalité il faut entendre non une causalité extérieure et contraignante ou déterministe, mais une poussée interne, un élan vital, pour reprendre une formule de Bergson, un avenir inscrit dans le présent, dont l’effet reste aléatoire ou probabiliste. Qu’ils soulèvent des interrogations sur la finalité contribue à entretenir méfiance et discrédit autour de ces thèmes. Le monde scientifique tient souvent pour frauduleuse ou frelatée la notion de finalité. Dans un livre récent, le philosophe Michel Lefeuvre a écrit que les savants la ressentent comme obscène et infréquentable, telle une « putain », dit-il. Le rejet de la finalité a historiquement des motifs justes auxquels il importe de prêter attention. Pourtant ne va-t-il pas aujourd’hui trop loin, ne prend-il pas des formes excessives ? La question de la finalité, ne resurgit-elle pas, alors qu’on la pensait définitivement écartée ? En tout cas, si ces thèmes la soulèvent, ils ne lui apportent pas de réponse. Ils n’expliquent, n’établissent ni ne prouvent rien. Ils ne fournissent aucun savoir. Ils désignent une énigme, ils posent un « x », une inconnue.

La crédibilité

Quoi qu’il en soit de la validité du principe anthropique et du dessein intelligent, la connexion n’en a pas besoin. Elle ne cherche pas, en effet, à faire du théisme une hypothèse scientifique. Elle entend seulement montrer qu’il est crédible, en ce sens qu’il s’inscrit dans ce que Peter Berger appelle « des structures de plausibilité ». Il est envisageable, concevable, tout en restant indémontrable ou invérifiable. Il est une proposition que la science n’a les moyens ni d’imposer ni de réfuter mais qui, pour elle, entre dans le domaine des possibles (voire, diront certains, du probable). Il n’y a pas alliance, comme dans le concordisme, ni non plus séparation, mais compatibilité entre science et religion.

Autrement dit, on peut essayer d’établir qu’il n’est pas déraisonnable ni antiscientifique d’affirmer un principe transcendant au sein et non à l’extérieur des choses. Ce faisant, on ne rend pas Dieu évident ou incontestable ; on affirme que se référer à lui et croire qu’il a une dimension cosmique n’est pas absurde ou insensé au regard de notre savoir. De toutes manières, la foi est autre chose que le résultat d’une connaissance ou le produit d’un raisonnement ; elle naît d’une rencontre, d’une décision, d’un engagement, d’une confiance et non d’un savoir ou d’une opinion même solidement argumentée. La connexion ne fonde pas la foi, elle aide à la penser et lui procure une relative crédibilité sans la démontrer.

Conclusion

J’ai exposé aussi objectivement et honnêtement qu’il m’a été possible, sans prendre parti, ces trois réponses données au problème des rapports entre science et christianisme. Je termine en indiquant où je me situe. J’ai longtemps soutenu la réponse séparatiste (en particulier, il y a une vingtaine d’années, dans des conférences communes avec un astrophysicien de Montpellier où nous expliquions l’un et l’autre que la religion et la cosmologie ne parlent pas de la même chose dans leur discours sur l’origine du monde). La troisième réponse à la fois m’intéresse, me fascine et me laisse perplexe. Perplexe, parce que je la trouve fragile, insuffisamment étayée et explorée, en tout cas pour le moment. De plus toutes sortes de dérives la menacent et l’affectent. Ouvre-t-elle une voie féconde ou conduit-elle à une impasse ? Je n’en sais rien. Pourtant, elle m‘intéresse, parce qu’une connexion qui ne confond pas, qui distingue sans, pour cela, disjoindre ou séparer répond à la recherche, qui est la mienne et celle de beaucoup de chrétiens, d’une foi intelligente et d’une intelligence croyante.

André Gounelle
Théolib, septembre 2010

Bibliographie

La bibliographie sur ce thème étant surabondante, j’ai noté ici seulement les ouvrages que j’ai consultés.

  • « La création vue par l’astrophysique et la théologie », numéro spécial de Théolib, 1996
  • « Dieu et la science », Le Monde des Religions, janvier-février 2010.
  • ALEXANDER Denis, Science et foi, Éditions Frison-Roche, 2004.
  • ARNOULD Jacques, Dieu versus Darwin, Albin Michel, 2007.
  • ARNOULD Jacques, Les créationnistes, Cerf, 1996.
  • ARNOULD Jacques, Requiem pour Darwin, Salavor, 2009.
  • BACHELARD, Gaston Le nouvel esprit scientifique, P.U.F., 1934.
  • BARBOUR Ian, Quand la science rencontre la religion, Éditions du Rocher, 2005.
  • BARR James Barr, Fundamentalism, The Westminster Press, 1978.
  • BAYLET René, « Actualité des relations entre Religion(s) et Médecine(s) », Bulletin de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, 2008, p. 221-245.
  • BERGER Peter, La religion dans la conscience moderne, Le Centurion, 1971.
  • BULTMANN Rudolf , « La conception de l’homme et du monde dans le Nouveau Testament et l’hellénisme » (1940) in Foi et compréhension, vol. 1, Seuil, 1970 ; « Science et existence » (1955) in Foi et compréhension, vol. 2, Seuil, 1969.
  • BULTMANN Rudolf, Jésus, Seuil, 1968
  • BULTMANN Rudolf, Le christianisme primitif dans le cadre des religions antiques, Payot, 1950.
  • CONRY Yvette, Darwin en perspective, Vrin, 1987.
  • DAMBRICOURT Anne, La légende maudite du vingtième siècle. L’erreur darwinienne, La nuée bleue, 2000.
  • DAWKINS Richard, Qu’est ce que l’Évolution. Le fleuve de la vie, Hachette, 1997.
  • DAWKINS Richard, Pour en finir avec Dieu, Robert Laffont, 2008.
  • DELSOL Michel, Darwin, le hasard et Dieu, Vrin, 2007.
  • DENIZOT Michel, « L’espèce et l’évolution », Bulletin de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, 2007.
  • DENTON Michael, Évolution. Une théorie en crise, Flammarion Champs, 1992.
  • DENTON Michael, L’évolution a-t-elle un sens ?, Fayard, 1997.
  • ESPAGNAT Bernard d’, « Le monde est-il intelligible ? Évangile et Liberté, juin-juillet 2010.
  • ESPAGNAT Bernard d’, Le réel voilé, Fayard, 1994.
  • EUVÉ François, Darwin et le christianisme, Buchet-Chastel, 2009.
  • FREUD Sigmund, L’inquiétante étrangeté, Gallimard, 1985.
  • GOLDING Gordon, Le procès du singe. La Bible contre Darwin, Éditions Complexe, 1982
  • GOULD Stephen, Et Dieu dit : que Darwin soit Seuil 2000.
  • GOUNELLE André, « S’intéresser à la création ? », Études théologiques et religieuses, 1989/1.
  • GOUNELLE André, Parler de Dieu, Van Dieren, 2004.
  • GOUNELLE André, Penser la foi, Van Dieren, 2006.
  • GRIMOULT Cédric, Mon père n’est pas un singe ? Ellipses, 2008.
  • GUILLO Dominique, Ni Dieu ni Darwin. Les français et la théorie de l’évolution. Ellipses, 2009.
  • HOUZIAUX Alain, Dieu à la limite de l’infini, Cerf, 2002.
  • JASPERS Karl La foi philosophique face à la révélation, Plon, 1973.
  • JEAN PAUL 2, in La Documentation Catholique, 17 novembre 1996, p. 951-953.
  • JEFFERSON Thomas, The Jefferson Bible, Grosset and Dunlap, 1940.
  • KUHN Thomas, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983.
  • LACORNE Denis, De la religion en Amérique, Gallimard, 2007.
  • LAURENT Goulven, La naissance du transformisme. Lamarck entre Linné et Darwin, Vuibert, 2001.
  • LAVABRE-BERTRAND Thierry, « Réflexions sur le limites de la bioéthique », Bulletin de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, 2008.
  • LECOURT Dominique, L’Amérique entre la Bible et Darwin, PUF, 2007.
  • LEFEUVRE Michel, « Réflexions sur le vivant, le cerveau et l’esprit » dans la revue Teilhard aujourd’hui, mars 2009.
  • LEPELTIER Thomas, Darwin hérétique, Seuil, 2007
  • LOUIS Pierre, « Einstein bouleverse notre conception du temps et de l’espace », Bulletin de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, 2008.
  • MAGNIN Thierry, Quel Dieu pour un monde scientifique ?, Nouvelle cité, 1989.
  • MALDAMÉ Jean Michel, Science et foi en quête d’unité, Cerf, 2003.
  • MONOD Jacques, Le hasard et la nécessité, Seuil, 1970.
  • NAMER Émile, L’affaire Galilée, « Archives », Gallimard Julliard, 1975.
  • NOUGIER Jean-Pierre, « Nanomonde, nanotechnologies », Bulletin de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, 2007.
  • POUPARD Paul, Galileo Galilei. Trois cent cinquante ans d’histoire, Desclée, 1983.
  • ROUSSEAU Jean-Jacques Lettres écrites de la montagne dans Œuvres, La Pléiade, vol. 3.
  • SCHMID Vincent, « Le Dessein Intelligent, une machine infernale », Évangile et liberté, mai 2010.
  • SCHONBORN Christoph, Hasard ou plan de Dieu, Cerf, 2008.
  • SIEGWALT Gérard, Dogmatique pour la catholicité évangélique, vol. 5 (3/1), Cerf, Labor et fides, 1996.
  • STAUNE Jean, Notre existence a-t-elle un sens ? Une enquête scientifique et philosophique, Presses de la Renaissance, 2007.
  • TASSOT Dominique, L’évolution, une difficulté pour la science, un danger pour la foi, Téqui, 2009, p. 135-174.
  • THUAN Trinh Xuan, La mélodie secrète. Et l’homme créa l’univers, Folio Essais, 1988
  • THUAN Trinh Xuan, Le chaos et l’harmonie. La fabrication du Réel, Folio Essais, 2000.
  • TROELTSCH Ernst, Protestantisme et modernité (1911), Gallimard, 1991.

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot