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Religion

 

"Religion" est un mot difficile à définir. Selon les auteurs, il prend des significations très différentes. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale (même si l’interrogation a commencé avant) et jusque dans les années 70-80, on a beaucoup débattu de la nature et de la valeur de la religion, ainsi que de sa relation avec la foi. Les deux notions sont elles identiques, proches, complémentaire ou nettement distinctes, voire radicalement opposées ? Nous allons voir ce qu’en pensent trois théologiens protestants parmi les plus importants du deuxième tiers du vingtième siècle à savoir Barth, (1886-1968), Bonhoeffer (1906-1945) et Tillich (1886-1965).

1. La religion selon Karl Barth.

1. La religion

Barth appelle "religion" les efforts que font les êtres humains pour s'élever au dessus de leurs occupations et problèmes quotidiens afin d'atteindre la vérité fondamentale et ultime qui détermine leur existence et celle du monde. Ils essaient par leur intelligence, leur piété, leur action, par toutes sortes de moyens, de découvrir une réalité suprême, c'est-à-dire une divinité et d'entrer en contact avec elle. La religion prend de multiples formes, mais derrière cette diversité se cache une unité fondamentale. Les religions expriment et traduisent toujours la recherche de vérité, de valeur, d'absolu qui caractérise l'être humain.

Ainsi comprise, la religion a deux dimensions complémentaires. La première relève de la connaissance. La religion cherche à comprendre l'univers et l'existence. Elle s'efforce de fournir des explications, de dévoiler et d'enseigner le secret de la vie et du monde. La seconde dimension concerne plutôt la valeur. La religion entend déterminer ce qui donne du prix et confère du sens à notre existence. Elle indique comment il faut vivre pour acquérir des mérites, des titres qui permettent de se considérer comme un être authentique, marchant sur le bon chemin.

Assez spontanément, les chrétiens ont tendance à juger positivement la religion ainsi définie. Ils estiment qu'il est bien de ne pas se préoccupent seulement de manger et d'amasser des richesses, mais de se soucier aussi du sens et de la valeur de la vie. Dans cette ligne, de nombreux théologiens du dix-neuvième siècle essaient de montrer que le christianisme est la meilleure des religions, celle qui répond le mieux aux aspirations et aux interrogations humaines. Ils cherchent à établir une alliance ou une correspondance entre la quête religieuse des êtres humains et l'évangile.

Au contraire, pour Barth, il existe une opposition radicale, une incompatibilité totale entre la religion et l'évangile. Il condamne sévèrement la religion. Il la dénonce comme une entreprise impie. En effet, essayer de pénétrer le secret de l'existence et des choses, c'est tenter de se représenter Dieu, s'en forger une image, se fabriquer une idole, ce que l'Ancien Testament interdit. Vouloir donner du prix, de la valeur à notre être, c'est s'efforcer de se justifier soi-même, de se sauver par ses œuvres, ce que le Nouveau Testament réprouve. Barth voit dans la religion un essai de l'être humain pour mettre la main sur Dieu, pour s'emparer de lui et le domestiquer au lieu de se soumettre à lui et de le servir, pour se l'imaginer au lieu d'écouter sa parole, pour se rendre juste au lieu de se reconnaître pécheur. La tour de Babel pourrait symboliser la religion : ses constructeurs veulent monter par leur propres moyens jusqu'au ciel, alors que la Bible nous apprend que Dieu descend parmi les êtres humains.

2. La religion, contraire de la foi

Pour Barth, il y a incompatibilité et exclusion entre la religion d'une part et d'autre part la révélation biblique et la foi chrétienne.

1. La révélation est l'acte par lequel Dieu vient vers nous pour nous sauver. Elle s'oppose à la religion, comme le montre à l'évidence le schéma suivant qui résume, en la schématisant un peu la pensée de Barth :

religion et/ou révélation

La révélation suit un itinéraire inverse de celui de la religion; sa démarche va dans le sens contraire. Elle a deux aspects qui correspondent aux deux aspects de la religion, mais en les retournant. Premièrement, en se révélant, Dieu se fait connaître à l'être humain; alors que dans la religion, l'être humain veut connaître Dieu par ses propres moyens, par ses propres forces; il veut acquérir, conquérir un savoir, au lieu d'être enseigné. Deuxièmement, par sa révélation, Dieu opère la réconciliation, le salut et la justification de l'être humain, alors que dans la religion l'homme essaie de se sauver par ses propres moyens.

Selon Barth, la religion ne peut qu'échouer. L'être humain n'aboutit jamais à Dieu à cause de son péché et aussi à cause de la transcendance de Dieu. Il aura beau monter, Dieu sera toujours plus haut. C'est un peu comme si dans un immeuble de cent étages, je prenais un ascenseur qui s'arrête au quarantième; je n'arriverai jamais au sommet ; si je crois y parvenir ou y être parvenu, je m'illusionne. La religion n'aboutit pas à Dieu, mais à cette illusion qu'on appelle une idole (le Dieu de la religion, dit Barth, est "la caricature du vrai Dieu", c'est une "image fictive créée de toutes pièces par l'homme"). Par contre la révélation réussit : en Christ, Dieu atteint l'être humain, et suscite en lui la foi.

2. La foi ne naît pas d'un désir, d'un besoin, d'un effort, d'une recherche de notre part. Elle vient de l'action de la Parole et de l'Esprit de Dieu en nous. Elle jaillit quand Dieu nous rencontre, nous atteint, nous touche. La foi, écrit Barth, est "la libre venue de Dieu dans l'homme"; et ailleurs : ce n'est pas le croyant qui "a crée sa foi, mais la Parole de Dieu". Il ne faut pas dire de quelqu'un "qu'il est parvenu à la foi, mais que la foi est venue à lui par la Parole".

La foi est toujours un don de Dieu, que nous ne pouvons pas si peu que ce soit mériter ou provoquer. Il ne dépend pas de nous de l'avoir ou de ne pas l'avoir, pas même de l'accepter ou de la refuser. Elle n'est pas une entreprise ou une conquête de l'homme qui parviendrait à l'avoir; elle est une entreprise de Dieu et une victoire de Dieu sur l'homme. La foi s'impose à nous et elle entraîne l’abandon de l’attitude religieuse. Elle implique que l’on reconnaisse son impuissance, que l’on renonce à faire quelque chose par soi-même, que l’on se désiste de toute prétention à une valeur propre, que l’on accepte de tout recevoir de Dieu. Il y a là un véritable paradoxe. Par la religion, l’être humain cherche de toutes ses forces à connaître la vérité ultime et à justifier son existence, sans le moindre succès. Lorsqu’il désespère de lui-même, qu’il démissionne et cesse d’essayer, alors il obtient gratuitement ce qu’il avait tellement, aux prix de grands efforts et en vain désiré. Imaginons quelqu’un qui entre dans un ascenseur détraqué, qui s’y enferme pour le réparer et le rendre opératoire et qui, du coup, rate la personne qu’il cherche parce qu’elle descend par l’escalier. Alors qu’au contraire celui qui s’est assis dans le hall en disant “je suis incapable de me débrouiller, je n’y arriverai jamais” la rencontrera.

Dans la foi nous nous soumettons à Dieu. Au lieu d'essayer de nous emparer de Dieu, nous nous remettons entièrement entre ses mains, nous comptons entièrement sur lui et pas du tout sur nous. Nous sommes en contact avec le vrai Dieu, le Dieu vivant, et non pas avec un dieu imaginaire. Si la religion manifeste l'orgueil, l'ubris, qui ne veut pas connaître les limites de notre être et qui oublie le péché, au contraire, la foi crée en nous une grande humilité. La religion se fonde sur l'homme et lui fait confiance, la foi se tourne vers Dieu et attend tout de lui.

La religion est donc le contraire de la foi, ce que Barth va dire dans des formules étonnantes, qui ont choqué certains de ses lecteurs par leur aspect paradoxal. "La religion, dit-il, est incrédulité ... elle est le fait de l'homme qui veut se passer de Dieu"; "de tous les péchés que l'homme peut commettre, la religion est le plus grand". La religion se confond, s’identifie avec le péché, parce qu'elle manifeste l'orgueil de l’être humain qui se veut indépendant, autonome, auto-suffisant. Notez que pour Barth le péché réside non pas dans ce qu’il y a de plus bas et de plus méprisable dans l’être humain, mais au contraire dans ce qu’il a de plus grand, dans sa quête de vérité et de moralité, dans ses préoccupations éthiques et spirituelles, précisément dans tout ce qu’admirent le plus la théologie protestante du dix-neuvième siècle et l’humanisme.

3. Conséquences

Trois conséquences découlent de l'opposition radicale qu'établit Barth entre la religion et la foi.

1. D'abord, le refus du religieux chrétien. Dans les Églises, on trouve de la religion et parfois elle y tient beaucoup de place. Pour Barth, la théologie du dix-neuvième siècle qui veut aller de l'homme à Dieu relève de la religion, mais aussi l'émotivité religieuse que l'on cultive dans de nombreuses paroisses. On veut plaire, séduire, apporter aux gens ce dont ils ont envie, ce dont ils éprouvent le manque. Par exemple, les prédicateurs cherchent à partir des désirs et des aspirations de leurs auditeurs; ils essaient de répondre à leurs problèmes. Selon Barth, ils ont tort. Ils doivent proclamer la Parole de Dieu, un point c’est tout. Le pasteur, écrit Barth, "doit jeter la semence telle qu'elle est" et ne pas essayer de l'accommoder aux divers terrains, ce qui reviendrait à la dénaturer. Les barthiens (allant peut-être plus loin que Barth lui-même) ont réagi contre l’éloquence, contre des fêtes comme l’arbre de Noël, contre une introduction d’éléments artistiques dans les cultes (concerts, par exemple), contre les formes sentimentales de piété. Tout cela leur paraissait suspect.

2. Ensuite, le refus du religieux non chrétien. Barth n’accorde pas la moindre valeur, pas la plus petite vérité aux religions non chrétiennes. La Révélation de Dieu se fait exclusivement en Jésus Christ, l’Ancien Testament étant inclus dans cette révélation. Ailleurs, on rencontre des convictions erronées, des attitudes religieuses très fortes, mais rien qui ne ressemble à la foi. La foi est l’exclusivité, le monopole du christianisme qui est donc autre chose qu'une religion; il est le lieu où Dieu a décidé de se révéler. En dehors du christianisme, on ne trouve qu’illusions, erreurs et idolâtrie.

3. La troisième conséquence concerne l'athéisme. Quand Barth écrit que la religion naît de la projection des besoins, des désirs et des manques de l’être humain, il rejoint ainsi les thèses de Marx, Nietzsche et Freud ; il reprend à son compte leur critique de la religion. N'existe-t-il pas une connivence entre Barth et un certain athéisme? Ne juge-t-il pas les athées plus proches de l'évangile que les hommes religieux? Certains l'ont soutenu; ainsi, un disciple de Barth, le pasteur Roland de Pury affirme que l’athéisme est “plus purificateur que corrupteur. C’est la religion, ce sont les idoles qui corrompent les chrétiens et non leur contestation par l’athéisme”. Je pense que Barth n’aurait pas été d’accord avec ces propos. À ses yeux, l’athéisme ne représente pas le contraire de la religion, mais l’un des aspects ou l’une des formes du phénomène religieux. On rencontre, en effet, dans l’athéisme les deux grandes caractéristiques qui définissent la religion, à savoir la volonté de comprendre les choses et de donner sens à la vie humaine. Barth place l’athéisme et la religion dans le même sac.

Dans cette perspective, la sécularisation de nos sociétés apparaît comme un faux-semblant, ce qu’a souligné un autre disciple de Barth, Jacques Ellul. La sécularisation, selon Ellul, ne signifie pas l’élimination et la disparition du religieux; elle veut seulement dire que le religieux prend de nouvelles formes. La sécularisation, comme la religion, manifeste la volonté pécheresse de l’être humain de bâtir par ses propres moyens une existence vraie et juste, au lieu de la recevoir de Dieu. Du point de vue de la foi chrétienne, il n'y a pas de différence. L’idole à combattre et à abattre change de visage, mais reste la même. Seule l’action de Dieu, qui suscite la foi, peut nous en délivrer.

2. La religion selon Dietrich Bonhoeffer.

Bonhoeffer a subi l’influence de Barth, mais n'en est pas un disciple. Il a été arrêté puis exécuté par les nazis pour sa participation à un complot contre Hitler. Dans la prison où il passe deux ans, il écrit des lettres et des notes qu'il fait parvenir à ses correspondants. Ces papiers ont été publiés sous le titre Résistance et soumission. Bonhoeffer, comme Barth, y oppose religion et foi, mais il ne donne pas à ces mots le même sens que Barth.

1. La religion

Pour Bonhoeffer, trois éléments constituent et caractérisent la religion : une structure, une fonction, une attitude.

1. Une structure. La religion a une conception "dualiste" de la réalité. Elle y distingue deux parties distinctes. Elle découpe aussi bien l'univers que notre existence en deux secteurs.

En ce qui concerne l'univers, elle pose deux régions dans l'être : d'un côté, l'au-delà, le ciel, le métaphysique, la transcendance; de l'autre, l'ici-bas, la terre, la réalité, l'immanence. Pour elle, notre monde n'est pas tout; il y ailleurs et au dessus le domaine du surnaturel

De même, et parallèlement, la religion divise la vie humaine en deux zones : d'une part, le séculier, le profane, l'extériorité, le matériel; d'autre part le sacré, la spiritualité, l'intériorité.

À côté du monde ordinaire le seul que connaisse l'incroyant, l'homme religieux a accès à un autre monde, où il peut se réfugier, trouver consolation et inspiration. Il ressemble à quelqu'un qui disposerait d'une pièce secrète dans son appartement, ou d'un jardin caché dans sa propriété où il peut se retirer, alors que l'incroyant ne dispose ni de l'un ni de l'autre. Il en résulte que l'homme religieux ne s'engage jamais totalement dans les problèmes, les difficultés et les combats de ce monde. Il appartient en partie à un autre monde.

2. Une fonction. La religion fournit à l'homme les recours et les secours dont il a besoin; elle supplée à ses faiblesses et à ses défaillances.

Ainsi, dans le domaine de la connaissance, la religion fait appel à Dieu pour rendre compte de l'incompréhensible. Elle s'en sert comme le "bouche trou" qui supplée à nos ignorances. Lorsque nous arrivons au bout de notre savoir, lorsque nous ne pouvons plus aller plus loin dans la détermination des causes, alors elle introduit Dieu comme explication de l'inexpliqué et de l'inexplicable.

De même quand le malheur s'abat sur l'être humain, lorsque le menace un danger qu'il n'a pas les moyens d'éviter, lorsqu'il ne sait plus que faire, alors il se tourne vers Dieu. Vous connaissez peut-être l'histoire de cette dame qui était sur un bateau pris dans une énorme tempête; elle demande à un officier comment vont les choses; il lui répond "nous sommes entre les mains de Dieu", et toute affolée elle s'écrie : "ah, c'est si grave que cela". Dieu intervient quand l'homme ne peut plus rien faire.

3. L'attitude envers le monde. À son égard, la religion adopte une attitude faite de mépris, d'accusation et de défense.

De mépris, parce que, pour elle, l'essentiel se trouve ailleurs. Le "trésor", la "patrie" du croyant se situent au ciel. La terre perd donc son intérêt. Il faut s'en détacher. Elle ne vaut pas la peine qu'on s'en occupe et qu'on s'en soucie.

De mise en accusation, parce que la religion a besoin que le monde paraisse sombre, sinistre pour prospérer. Plus les choses vont mal, plus les gens se tournent vers elle. Par contre, quand on a le sentiment que ça va bien, on s'en éloigne. Les religieux dénoncent donc les faillites, les faiblesses et les turpitudes. Ils ressemblent, écrit Bonhoeffer, à des gens "qui dans un jardin fleuri ne cherchent que le fumier sur lequel poussent les fleurs", ou qui dans une belle maison ne retiennent que "les toiles d'araignées de la plus profonde des caves". On a besoin que le monde soit répugnant et que les humains soient vils afin que la religion paraisse belle et nécessaire.

Enfin, dans notre siècle, la religion se trouve acculée à la défensive. En effet, la science et la technique ont considérablement développé les connaissances et les possibilités humaines. Notre savoir et notre pouvoir ne cessent de grandir. Du coup, le domaine de Dieu diminue, rétrécit puisqu'il commence aux frontières de celui de l'humain. Les sciences n'ont plus besoin de l'hypothèse Dieu. La vie sociale s'organise de manière laïque, selon le principe etsi Deus non daretur, sans tenir compte de Dieu. La technique fait reculer la piété. Russel a fait remarquer que les marins étaient beaucoup plus pieux à l'époque de la marine à voile qu'à celle des bateaux à vapeur. Je me souviens quand j'ai commencé à prendre l'avion, dans les années 50 beaucoup de passagers faisaient le signe de croix ou priaient avant le décollage; aujourd'hui l'aviation est devenue assez sûre pour que l'on s'en passe.

2. La foi

Pour Bonhoeffer, la foi chrétienne n'a rien de commun avec la religion ainsi comprise. Le message biblique présente deux caractéristiques qui s'opposent à celles que nous venons de voir

1. À la différence de la religion qui met l'accent sur un ailleurs et un au-delà, pour la Bible, il n'y a pas deux mondes, mais un seul où Dieu se trouve présent, où il agit et où on le rencontre. Il ne réside pas dans un domaine à part, celui du Ciel ou celui de l'intériorité, mais dans notre réalité, dans l'ici-bas.

Les religions antiques du Moyen Orient qui entouraient Israël parlent essentiellement de deux choses : d'abord, de ce qui se passe dans le monde des dieux et elles développent toute une mythologie qui raconte leurs amours, leurs querelles, leurs rivalités, etc.; ensuite, de ce qui arrive à l'être humain après son décès, de la manière dont il parvient au séjour des morts. Par contre, elles ne disent presque rien de la vie présente.

La Bible fait exactement l'inverse. Elle raconte non pas ce qui se passe au Ciel, mais la manière dont Dieu agit sur terre, dont il intervient dans l'histoire concrète des êtres humains. Dans l'Ancien Testament, Dieu libère un peuple esclave, lui attribue un territoire, lui donne non pas des biens spirituels, mais temporels et matériels. Le Nouveau Testament parle très peu de ce qui suit la mort; par contre il nous invite à une nouvelle manière de vivre sur cette terre. La Bible s'intéresse non pas à un autre monde, mais à ce monde-ci, au monde où nous vivons. Elle ne le méprise pas, ni ne le condamne, bien au contraire.

2. La religion croit en un Dieu puissant, qui a pour attributs la force, la gloire et la richesse, dont on attend aide et protection, qui est un recours et un secours. Le Nouveau Testament nous présente un tout autre visage de Dieu : celui de Jésus, d'un homme pauvre, misérable, souffrant et crucifié. Loin de dominer les hommes, Dieu se livre à eux, se fait dépendant d'eux, accepte de devenir leur esclave et leur souffre-douleur. Sa divinité ne se définit pas par la majesté et la puissance, mais par ce don total de lui-même, par cette vie entièrement consacrée et sacrifiée aux autres. Le Nouveau Testament proclame un message paradoxal qui contredit ce qu'affirment les religions. Pour lui, Dieu nous aide par ses souffrances et ses faiblesses. La première strophe d’un poème intitulé Chrétiens et païens décrit l’attitude religieuse et la deuxième la démarche de la foi :

Les hommes vont à Dieu dans leur misère
Et demandent du secours, du bonheur et du pain,
Demandent d'être sauvés de la maladie, de la faute, de la mort
Tous font cela, tous, chrétiens et païens.

Des hommes vont à Dieu dans sa misère
Le trouvent pauvre et méprisé, sans asile et sans pain
Le voient abîmé sous le péché, la faiblesse et la mort
Les chrétiens sont avec Dieu dans sa passion.

3. Une foi non religieuse

1. Bonhoeffer invite donc à développer une foi non religieuse pour deux raisons.

Premièrement, par fidélité à l'évangile. Nous venons de voir que la religion se réfère à un monde autre et à un Dieu puissant, alors que le christianisme se préoccupe de l'existence présente et annonce un Dieu crucifié. Il faut tirer les conséquences de ce constat et, par fidélité, au message évangélique rompre, casser l'alliance illégitime et la confusion fâcheuse entre le christianisme et la religion, que notre culture entretient

Deuxièmement, parce que la religion n'a pas d'avenir dans le monde moderne. Inéluctablement, à plus ou moins longue échéance, elle disparaîtra. En effet, à la suite d'une longue évolution, l'être humain est devenu majeur, il pense et se conduit désormais en adulte. Cela ne veut pas dire qu'il soit supérieur à ses ancêtres. Il n'est pas meilleur, plus intelligent, ou plus heureux qu'eux. Il commet autant de sottises et de crimes que ses prédécesseurs. Mais son attitude devant la vie et ses difficultés a changé. Quand un enfant n'arrive pas à se débrouiller, quand il a des ennuis, lorsqu'il ne sait pas et ne comprend pas, il compte sur ses parents pour lui venir en aide, l'aider à résoudre ses problèmes. Au contraire, l'adulte ne fait pas appel à des puissances tutélaires ou protectrices; il sait qu'il lui faut affronter ses problèmes avec ses propres moyens, que personne ne les résoudra pour lui et à sa place. Ce qui vaut pour les parents s'applique à la religion : l'homme moderne a appris à vivre et à penser sans compter sur une intervention de Dieu. Il s'agit d'une évolution aussi irréversible que le passage de l'enfance à l'état adulte. "Tels qu'ils sont, écrit Bonhoeffer, les hommes ne peuvent tout simplement plus être religieux".

- 2. Aussi bien le message évangélique que l'évolution de la culture appellent à promouvoir "une foi non religieuse". Comment la définir, en quoi consiste-t-elle? Bonhoeffer ne répond pas vraiment à cette question. Il faut rappeler qu'il a laissé des notes, des brouillons et non pas une œuvre achevée. Toutefois, on peut tirer de ses papiers quelques indications.

Pour une foi non religieuse, il n'y a pas antinomie, mais symphonie entre l'amour de Dieu et celui du monde. Elle n'adopte pas une attitude de mépris envers le monde. Elle pousse non pas à le fuir ou à prendre ses distances à son égard, mais à s'y engager totalement, sans réserves. Une église non religieuse ne se donnera pour but de préserver un domaine réservé, et d'avoir des activités spécifiques, que l'on qualifiera de spirituelles, mais elle se mettra au service du monde, elle collaborera "aux tâches profanes de la vie sociale, non en dominant, mais en aidant et servant". La foi non religieuse sera manière de vivre, action, plus que discours ou activités rituelles. Elle n'est pas en dehors du monde, mais connaît le secret du monde : la présence et l'action de Dieu en son sein. Enfin, elle implique que l'on participe à la souffrance de Dieu.

Barth et Bonhoeffer

Ils ont en commun d'opposer religion et foi chrétienne, mais ils se séparent en ce qu'ils ne comprennent pas du tout de la même manière la religion. Il y a entre eux trois grandes différences.

1. Pour Barth, la foi vient de Dieu, la religion vient de l'homme ; il s'agit donc de deux mouvements qui vont en sens inverse. Pour Bonhoeffer, la religion situe Dieu en dehors et au dessus du monde, alors que la foi le trouve dans le monde ; il s'agit donc de deux conceptions de la réalité qui s'opposent.

2. Selon Barth, l'attitude religieuse consiste à se vouloir autonome, indépendant, à s'efforcer de découvrir le secret de l'univers et de se justifier par ses propres moyens. Au contraire, la foi implique que l'on reconnaisse sa dépendance, son incapacité à se débrouiller et que l'on attende tout de Dieu. Pour Bonhoeffer, il n'en va pas du tout de même : l'homme religieux a conscience de ses limites et de ses insuffisances; il éprouve le besoin d'aide et de secours; il s'en remet à la transcendance. La foi apparaît quand l'être humain découvre qu'il doit faire face seul à ses problèmes, et qu'il n'a pas à compter sur Dieu pour le tirer d'affaire. Autrement dit l'homme religieux de Barth ressemble beaucoup à l'homme adulte et majeur de Bonhoeffer, et la foi selon Barth se rapproche de ce que Bonhoeffer appelle religion.

3. Barth voit donc dans la religion une constante que l'homme n'élimine jamais, qui demeure toujours sous une forme ou une autre (ainsi voit-il dans l'athéisme l'un des aspects que peut prendre la religion). La religion se présente comme un principe d'explication et d'interprétation de l'existence humaine, de l'ensemble des activités humaines. Pour Bonhoeffer, la religion consiste en une certaine manière de concevoir le monde, liée à un stade culturel, à un état de la civilisation; elle représente une étape de son évolution que l'humanité est en train de dépasser. Il s'agit donc non pas d'un principe permanent, comme pour Barth, mais d'un phénomène contingent et transitoire "dépendant de l'histoire et périssable". Selon Barth la religion persistera toujours, ne périra jamais. Pour Bonhoeffer elle n'a aucun avenir, elle est condamnée inéluctablement à disparaître.

3. La religion selon Tillich

1. Barth et de Bonhoeffer ont à la fois raison et tort

Tillich pense que Barth et Bonhoeffer, à partir d’analyses justes, vont trop loin dans leur rejet de la religion au nom de l'Évangile.

1. Aux yeux de Tillich, l'opposition qu'établit Barth entre révélation et religion simplifie trop les choses.

Bien sûr, la révélation vient de Dieu et Barth fait bien de le rappeler et de le souligner. Mais cette révélation répond à une recherche, un désir, une attente de l'être humain. Sans cela, elle ne le concernerait pas, et ne le toucherait pas; elle lui serait indifférente.

Barth a raison de dire que Dieu apporte aux être humains ce qu'ils ne peuvent pas découvrir ni acquérir tout seul. Mais il oublie que Dieu exauce l'être humain, lui donne ce qu'il n'a pas mais ce dont il éprouve le besoin. Religion et révélation vont toujours ensemble.

De plus, si la foi ne se concrétise pas dans une religion, si elle ne se traduit pas par des rites, si elle ne s'exprime pas par des émotions, des réflexions et des actes, elle manquera de réalité, elle ne marquera pas sa place dans le monde.

2. Aux yeux de Tillich, Bonhoeffer s'en prend non pas à la religion en général, mais à une forme particulière et déterminée de religion, celle du piétisme du dix-neuvième siècle. Il en fait une critique qui ne manque pas de pertinence, mais qui généralise trop vite, qui ne prend pas en compte toutes les données du problème.

Ainsi, Bonhoeffer refuse que Dieu ou que la foi représentent un domaine spécifique, à part, distinct de la vie quotidienne. Dans l'absolu, il a raison : Dieu est présent partout dans le monde et nous devrions à chaque instant le percevoir, penser à lui, le prier et lui obéir. Mais Bonhoeffer oublie que nous sommes des pécheurs, même quand nous sommes croyants, c'est à dire des gens séparés, éloignés de Dieu ; nous avons besoin de cultes, de rites, de moments de méditation et de recueillement qui nous rappellent sa présence. Sans ces activités religieuses, nous oublierions Dieu, et la foi deviendrait évanescente.

De même, Bonhoeffer écrit que Dieu ne doit pas être un recours ni un secours. Incontestablement, il existe des manières superstitieuses et enfantines de faire appel à Dieu, et on doit les combattre. Dieu n'est pas une sorte de domestique céleste qui arrangerait mes affaires. Mais Bonhoeffer n'oublie-t-il que l'être humain, fini et limité, est un être de manque, qui ne peut pas se suffire à lui-même, qui a fondamentalement besoin de ce que lui apporte Dieu ? Quand il se veut autonome, il s'illusionne et court à des échecs et des déceptions.

Enfin, l'évangile parle bien de la souffrance et de la crucifixion de Jésus, mais également et peut-être surtout de sa résurrection. L'événement de Pâques, et aussi les miracles témoignent de la puissance de Dieu; on ne peut donc pas insister unilatéralement sur sa faiblesse.

2. Les deux sens du mot "religion"

Tillich ne différencie pas, comme le font Barth et Bonhoeffer, la foi et la religion. Il donne la même définition à ces deux termes Par contre, il distingue entre "religion au sens large" et "religion au sens étroit".

1. Religion au sens large équivaut à foi. Elle naît quand nous sommes saisis par la présence de Dieu ou par une parole venant de lui. Nous ne sommes donc pas maîtres de notre religion ou de notre foi (comme l'a bien vu Barth). Nous ne la produisons pas à volonté, nous n'y parvenons pas par nos efforts ni par nos progrès moraux ou spirituels. Mais quelque chose ou quelqu'un nous rencontre, s'impose à nous, s'empare de nous et emporte notre décision. Dans la foi, comme dans l'amour, nous sommes pris.

 Barth pose une exclusivité ou un monopole du christianisme. Pour lui, Dieu se révèle et vient à nous uniquement en Jésus Christ et nulle part ailleurs. Il n'y a donc de foi que quand l'évangile est explicitement annoncé; elle ne se trouve que chez ceux qui se réclament de Jésus. Au contraire, pour Tillich, Dieu parle, agit, se manifeste, se fait sentir aussi dans les autres religions, même s'il se révèle pleinement, totalement et définitivement en Jésus Christ. Il y a donc de la foi hors du christianisme. Tillich se montre beaucoup plus ouvert et positif envers les religions non chrétiennes que Barth.

2. Par religion au sens étroit, il faut entendre les formes concrètes que prend la religion au sens large. Elle consiste en des Églises ou des communautés, en des doctrines, des rites, des sacrements, des lieux saints, des écrits sacrés, des personnages que l'on vénère, etc. Ces formes sont multiples, diverses: elles changent d'une religion à l'autre. Elles constituent un ensemble de symboles à travers lesquels s'expriment la rencontre qu'un groupe humain a fait du divin et la manière dont il le perçoit.

3. L'ambiguïté de la religion

La religion au sens étroit a un caractère ambigu. Elle est à la fois nécessaire et mauvaise, utile et dangereuse.

1. Elle est utile, nécessaire parce que sans elle la religion au sens large s'évaporerait, s'évanouirait, disparaîtrait. Nous sommes des êtres charnels et sociaux, et non de purs esprits. Ce qui ne se voit pas, ne se touche pas, ne s'extériorise pas, ne s'inscrit pas, d'une manière ou d'une autre, dans des structures ne nous atteint pas ni ne nous concerne vraiment. Ce qui ne s'incarne pas n'existe pas pour nous. Notre foi a besoin de formes concrètes, de liturgies, de rites, d'organisation ecclésiastique, de doctrines, de disciplines, de piété etc., pour avoir une réalité dans notre existence.

2. Tout autant qu'utile et nécessaire, la religion est mauvaise et dangereuse.

Elle est mauvaise, parce qu'elle risque, comme l'a bien vu Bonhoeffer, de couper le sacré du profane, de faire du religieux un domaine à part, à côté de celui de la vie courante. Au lieu de témoigner de la présence et de l'action universelles de Dieu, elle les cantonne dans un secteur particulier, en marge du reste de l'existence. Elle favorise un formalisme où le rite, la pratique religieuse, le conformisme doctrinal ont plus d'importance que la sincérité, et que la rencontre vivante et authentique avec Dieu.

La religion est dangereuse, parce que nous tendons toujours et naturellement à sacraliser exagérément les formes qui expriment notre foi, à confondre Dieu avec la manière dont nous le percevons et le concrétisons. Toute religion au sens étroit est menacée par l'idolâtrie. Elle se divinise, s'absolutise elle-même; elle croit posséder la réalité de Dieu, alors qu'elle n'est qu'un langage qui dit comment je rencontre Dieu, un langage qui mélange la parole divine qui vient vers l'homme, la révélation, et la parole humaine qui répond plus ou moins bien, à sa manière, en fonction de sa culture et de sa situation à ce que dit Dieu.

La Bible exprime bien cette ambiguïté de la religion. Elle est, en effet, à la fois religieuse et antireligieuse. D'un côté, elle fonde une religion, et même plusieurs. L'Ancien Testament met en place tout un ensemble de formes symboliques qui sont celles du judaïsme. Le Nouveau Testament a donné naissance à des liturgies, à des doctrines, à des institutions qui se légitiment par des références scripturaires. De l'autre côté, la Bible s'en prend aux structures religieuses et les conteste vivement. On le voit avec les prophètes qui s'opposent aux prêtres, les gardiens des symboles religieux. On le voit avec Jésus dans sa critique du légalisme et du ritualisme des pharisiens. Quand il disant à la samaritaine : "L'heure vient où ce ne sera ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père ... Dieu est esprit, il faut que ceux qui l'adorent l'adorent en esprit et en vérité". il relativise toutes les formes religieuses.

4. La nécessité de la critique

Pour ne pas dégénérer en idolâtrie, la religion doit sans cesse se critiquer elle-même. La critique lui fait prendre conscience de ses limites, l'empêche de s'identifier avec le divin qu'elle signifie, vers lequel elle oriente, mais qu'elle n'enferme pas.

C'est une des fonctions que doit remplir la théologie : rappeler que Dieu est toujours au delà de ce qu'on en dit; empêcher que l'on fasse des dogmes, des rites et des Églises des absolus. Dieu déborde nos images, nos structures et nos catégories. Nous avons besoin de signes, de formes pour exprimer sa présence. Si elle n'était pas signifiée, concrétisée dans une religion au sens étroit, il deviendrait pour nous un absent. Mais en le signifiant, nous le déformons, le trahissons, le masquons et risquons de le perdre. Aussi, nous faut-il protester et nous révolter contre les signes, rappeler leur relativité et de leur insuffisance. La foi authentique est en même temps attestation et contestation religieuse; elle est en même temps une affirmation à travers des formes et critique des formes que prend cette affirmation.

Conclusion

Ces trois manières différentes de comprendre les relations entre foi et religion ont évidemment des conséquences pratiques. Durant les années 40 à 60, la pensée de Barth domine ; dans les Églises, on mène une lutte contre le religieux tel qu'il le comprend. À partir des années 60, Bonhoeffer a une très grande audience. Beaucoup se demandent comment imaginer et comment mettre en place un christianisme non religieux. Toutes sortes d'essais seront tentés. Aujourd'hui, l'emporte plutôt la position de Tillich. Une foi qui ne répondrait pas aux questions, préoccupations et attentes de l'homme, une foi qui ne s'inscrirait pas dans des formes religieuses aurait quelque chose d'inhumain. On ne condamne donc pas la religion, comme naguère, mais on se veut vigilant à son égard. Elle est nécessaire, mais aussi dangereuse. Si on ne la rejette pas, on veut l'utiliser avec précaution, en faisant attention à ses débordements et à ses déformations.

André Gounelle
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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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