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Extra calvinisticum

 

L’expression

Le terme extra calvinisticum apparaît au dix-septième siècle (vers 1620-1623) dans les controverses sacramentelles et christologiques entre luthériens et calvinistes. Calvinisticum se rapporte plus à la scolastique réformée qu’à Calvin lui-même qui esquisse mais ne développe guère la thèse ainsi dénommée (une thèse qui, au demeurant, a de nombreux précédents dans l’histoire de la théologie). Intra lutheranum qualifie, par opposition, la thèse des luthériens.

Réformés et luthériens affirment, avec la tradition théologique dominante dans le christianisme, que le Fils de Dieu (ou Logos), deuxième personne de la Trinité, a revêtu ou pris la nature humaine en Jésus de Nazareth. Ils ne comprennent cependant pas de la même manière comment s’articulent en la personne de Jésus humanité et divinité.

Intra lutheranum

Luther opère ce que l'on pourrait appeler une concentration christologique; il faudrait même dire une concentration "jésulogique" en ce sens qu'il ramène tout à Jésus. Pour lui, nous ne connaissons et nous ne rencontrons Dieu que dans l'homme Jésus, et nulle part ailleurs. Nous ne pouvons entrer en relation avec Dieu autrement que par l'homme Jésus, à travers lui, par son intermédiaire. Certes, Dieu agit en dehors de l'évangile et ailleurs qu'en Jésus. Mais de cette action autre, nous ne savons rien, nous ne pouvons rien dire. Elle est pour nous comme si elle n’existait pas, car nous ne la percevons d'aucune manière. Elle se fait dans un incognito que nous ne percerons jamais; elle nous échappe nécessairement.

Dieu et Jésus sont, pour nous, intimement, inextricablement mêlés ; on ne peut pas les distinguer. J’illustre par une comparaison un peu triviale ; ce matin sur la table du petit-déjeuner, il y avait un pot de café et un pot de lait. Quand j’ai versé le café et le lait dans ma tasse, j’ai obtenu du café au lait. Une fois que j’ai fait cette opération, je ne pouvais plus revenir en arrière et disjoindre ou isoler dans ma tasse le café et le lait. Ils étaient au départ chacun de leur côté, sans relation l’un avec l’autre ; maintenant, ils vont ensemble, je ne peux pas boire l’un sans boire l’autre. De même, une fois que Dieu s’est manifesté en Jésus, on ne peut plus les dissocier. Désormais, Dieu ne se rend présent et n’agit qu’en Jésus. On n’a de relation avec Dieu qu’à travers Jésus et quand on est en relation avec Jésus on rencontre du même coup Dieu. Ce qui conduit à pratiquement les identifier. Ainsi les luthériens chantent des cantiques de Noël qui parlent des « langes » de Dieu et déclarent qu’à Golgotha, Dieu est crucifié et meurt.

On appelle cette thèse "la communication des idiomes" ; les idiomes, autrement dit, les particularités de chaque nature (l’humaine et la divine), deviennent communes et indivises en Jésus, Deus homo. Chaque nature communique à l’autre ses caractéristiques de telle sorte qu’en la personne de Jésus, elles sont désormais intimement unies et indissociables. On ne peut plus les distinguer. Ainsi Luther écrit : « quand tu affirmes que Dieu est ici, tu dois aussitôt ajouter que Jésus-Christ homme est présent lui aussi … Tu ne peux pas parler de Dieu sans parler de son humanité. La divinité et l’humanité sont inséparables en lui. » (De la Cène du Christ, 1528). On ne peut pas envisager Deus nudus (Dieu nu, existant en dehors de l’homme qu’il a revêtu) : Dieu, en tout cas pour nous, est partout et toujours conjoint avec l’homme Jésus. Le Fils de Dieu est totus intra, il n’est numquam et nusquam extra carnem (il n’est jamais ni nulle part hors de cette chair). Aucune disjonction n’est possible entre l’homme de Nazareth et le Fils Éternel de Dieu, deuxième personne de la Trinité.

Dieu n’a pas d’action ni même d’existence indépendante ou différente de celles de Jésus. Luther affirme donc : "il ne sert à rien aux juifs et aux turcs de croire à Dieu qui a créé le ciel et la terre". "Celui qui ne croit pas au Christ ne croit pas en Dieu". Ailleurs, il écrit : "Dieu est insaisissable; c'est seulement dans la chair du Christ qu'on peut le saisir". Dans son livre Luther témoin de Jésus-Christ, Marc Lienhard commente : "il n'y a plus depuis l'incarnation de relation valable avec Dieu qui ne soit pas aussi une relation avec l'homme Jésus". Dieu ne se connaît et ne se rencontre qu'en Jésus. Les religions qui ne confessent pas Jésus et ne dépendent pas de lui n'ont, par conséquent, aucune valeur, même si elles se réclament, comme le judaïsme et l'Islam, du Dieu qui a crée les cieux et la terre et qui s'est manifesté à Noé, Abraham et Moïse.

Extra calvinisticum

Pour sa part, Calvin distingue, plus que ne le fait Luther, l'homme Jésus d'avec la seconde personne de la Trinité ou le Fils éternel de Dieu ou encore le logos. Il n'identifie pas purement et simplement la divinité et l'humanité du Christ. Il s'agit de deux natures distinctes et il faut soigneusement éviter toute confusion entre elles. Certes, elles se joignent, se rejoignent et se conjoignent dans la personne de Jésus. Toutefois, elles ne s'amalgament pas, ni ne se compénètrent, ni ne fusionnent.

Pour Luther, nous venons de le dire, les deux natures se mélangent, comme le café et le lait dans le café au lait. Selon Calvin, elles s'accolent l'une à l'autre, tout en restant distinctes. On peut les comparer aux deux wagons d’un T.G.V. ; ils sont tellement articulés l’un à l’autre qu’on ne peut pas les décrocher, à la différence des wagons classiques ; on est pourtant dans la voiture 6 ou dans la voiture 7, pas dans les deux à la fois, et ce qui se passe dans la 6 (par exemple le bruit que font les voyageurs ou la fumée des cigarettes) ne touche pas forcément la 7. Dans cette perspective, on refuse d’identifier Dieu avec le Christ, c’est-à-dire avec l‘homme dans lequel il se manifeste et par lequel il agit. Marie fait téter, lange et berce un bébé humain. À Golgotha est crucifié un homme, mais pas Dieu lui-même. Significativement, Calvin ne prie jamais Jésus, mais Dieu au nom de Jésus. L’adoration s’adresse seulement à Dieu, ce qu’exprime très bien le poète anglais, proche des puritains, John Milton, qui écrit : « l’objet ultime de la foi n’est pas le Christ médiateur, mais Dieu le Père ».

La deuxième personne de la Trinité est, certes, pleinement présente dans la personne humaine de Jésus de Nazareth. Toutefois, elle ne s'enferme pas, ne s'enclot pas, ne se cloître pas ni ne se confine dans cette personne, comme a tendance à le penser Luther. Le Logos agit et se fait connaître, il se manifeste également en dehors de la personne humaine de Jésus (etiam extra hanc carnem). La création, la révélation générale sont l'œuvre du Logos, une œuvre qui se fait en dehors de Jésus, même si le Logos s'incarne totalement en Jésus de Nazareth. Jésus est totaliter Christus, sed non totus Christus (ou totum Christi); il est totalement Christ, sans être tout le Christ (ou le tout du Christ). L’union des deux natures n’est pas une « fusion », écrit Calvin ; la divinité n’a pas « quitté le ciel pour s’enclore en la chair comme en une loge. » (Institution de la Religion Chrétienne, édition de 1560, IV, 17, 38). De même, le Catéchisme de Heidelberg (1563, question 48) déclare: « Puisque la divinité est infinie et partout présente, il s’ensuit nécessairement qu’elle est bien hors de l’humanité qu’elle a assumée, et pourtant elle n’en est pas moins aussi dans celle-ci et elle lui reste personnellement unie. » L’extra calvinisticum se rattache au principe finitum non capax infiniti, souvent attribué à Zwingli. Ce principe ne refuse pas la présence de l’infini dans le fini (ce qui rendrait l’incarnation impensable et impossible), mais il affirme que cette présence déborde toujours les limites du fini qui la porte ou la rend sensible. Dieu est à la fois au-dedans et au-delà (ensarkos et asarkos, en et hors la chair) de la personne qui l’incarne.

L’extra calvinisticum est un etiam extra (un « également au dehors »). Le Fils se connaît et se rencontre essentiellement dans l’homme Jésus ; il se connaît et se rencontre parfois, accessoirement et secondairement, ailleurs. Comme l’écrit Willis : « Quand Calvin dit que les hommes connaissent Dieu seulement à travers le Christ, il entend par là principalement mais non exclusivement à travers l’homme Jésus. Calvin ne dit pas qu’il n’y a pas de connaissance de Dieu extra hanc carnem ; il dit que nous n’avons pas de connaissance de Dieu extra Christum. Christus peut se référer dans un sens secondaire au Fils Éternel de Dieu extra carnem aussi bien qu’en un sens premier au Dieu manifesté dans la chair. »

Le Christ déborde l'homme qu'il a été. Il y a donc une certaine présence de Dieu, voire du Christ, même là où Jésus n'est pas nommé ou manifesté. Pour Calvin, le Logos se trouve donc présent et agit en dehors du christianisme, là même où on ne connaît pas l’homme de Nazareth et où on ne se réfère pas explicitement à lui.

J’illustre la différence entre intra lutheranum et extra calvinisticum par ce schéma suivant :

   intra lutheranum et extra calvinisticum 

Enjeux

Cette différence christologique, toute subtile et spéculative qu'elle apparaisse au premier abord, a des conséquences importantes, en particulier pour l’appréciation des religions non chrétiennes. Luther pense que pour nous (pas en soi), Dieu ne déborde pas Jésus-Christ, et que Jésus-Christ ne déborde par le christianisme. Pour Calvin, Dieu tout en s'incarnant pleinement dans la personne de Jésus la débordent et déborde donc le christianisme. L’extra calvinisticum permet de donner aux religions une valeur positive en y discernant des manifestations du Christ en dehors de Jésus sans tomber dans le relativisme, puisque la manifestation totale et parfaite du Christ a lieu en Jésus

Pour les uns, l’extra calvinisticum, en compromettant l’union des deux natures et l’unité de la personne de Jésus-Christ, met gravement en danger le principe même de l’incarnation. Pour les autres, l’intra lutheranum, favorise l’assimilation superstitieuse et idolâtre entre Dieu et ce qui le manifeste.

Bibliographie

  • BARTH Karl, Dogmatique, Labor et fides, v. 3, p. 156-158 ; v. 17, p. 189-190
  • BOSC Jean, L’office royal du Seigneur Jésus-Christ, Labor et fides, 1957, p. 72.
  • BRAATEN Carl, La théologie luthérienne. Ses grands principes. Cerf, 1996, p. 120.
  • GISEL Pierre, Le Christ de Calvin, Desclée, Paris, 1990, p. 90-103.
  • MULLER Richard A., Christ and the Decree, The Labyrinth Press, 1986, p. 19-20.
  • RORDORF Bernard, « Etiam extra ecclesiam. L’action de l’Esprit Saint selon Calvin », Études théologiques et religieuses, 2009/3, p.348-357 ?
  • STAUFFER, Richard, Dieu, la création et la Providence dans la prédication de Calvin, Peter Lang, 1978, p. 112.
  • VIAL Marc, Jean Calvin. Introduction à sa pensée théologique, Labor et fides, 2008, p. 102.
  • WENDEL François, Calvin, Sources et évolution de sa pensée religieuse, P.U.F., 1950, p. 167-168.
  • WILLIS E. David, Calvin’s Catholic Christology. The Function of the so-called Extra Calvinisticum in Calvin’s Theology, Leiden, Brill, 1966.

André Gounelle
(extrait de cours)

 

 

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot