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Témoigner

 

L’exercice que vous m’avez demandé - un témoignage personnel sur ce que je crois et pense - et que j’ai accepté un peu imprudemment m’a posé deux questions.

Première question. J’ai réfléchi à ce que j’allais dire et je l’ai écrit sur un papier. Dans ces conditions, est-ce que je témoigne ou est-ce que je joue à celui qui témoigne ? Ce que je vais dire exprime-t-il une vérité existentielle ou est-il une construction, une fabrication, un artifice ? Quand on prévoit, prépare et organise un témoignage, on se maquille, on se met en scène, on se déguise et on se travestit ; la transparence qu’on attend d’un témoignage cède la place à une sorte de dédoublement et donc de duplicité. Quant à la spontanéité que les organisateurs ont souhaité, ce qu’il y a probablement de plus spontané dans ce que je vais dire c’est ce qui semble à première vue le plus convenu, le plus formel : j’ai organisé mon propos en trois parties comprenant chacune trois points. Ca, c’est vraiment moi, le reste, j’ai essayé que ce soit moi mais je ne suis pas très sûr d’y être arrivé.

Deuxième question. J’ai écrit quelque part que beaucoup de témoignages venant des évangelicals témoignent surtout de leur indigence, de leur vide. Propos peut-être méchant mais que je ne renie nullement. Mon livre Parler du Christ s’ouvre par un chapitre où je parle de moi, où je me raconte, où je témoigne de certaines choses que j’ai vécues et ressenties – je vais d’ailleurs les reprendre dans un instant. En fait, ces pages n’ont de sens, voire de contenu qu’à cause de ce qui les suit ; elles éclairent, je pense, le reste du livre, mais c’est le reste du livre qui leur donne de la substance, de l’épaisseur, de la portée, du sens. Un témoignage « sec » , sans accompagnement, en plat unique, c’est du bavardage, c’est du vent. Il n’a du prix qu’inséré dans un ensemble ou une démarche qui dépasse la confession ou l’aveu de soi ; autrement dit ce qui compte dans un témoignage, c’est sa capacité de disparaître en laissant la place à autre chose qu’à un témoignage.

Bien, mais ce que vous m’avez demandé ce n’est pas de réfléchir sur le témoignage – on le fera durant ces deux jours- mais c’est de témoigner. De manière plus précise, on nous a demandé de répondre à la question : « Qu’est-ce que votre foi aujourd’hui ? » en précisant : « ne vous compliquez pas trop la tâche », ce qui est gentil, j’y suis sensible, merci bien, mais, à vrai dire, je suis peu enclin à me compliquer la tâche ; ce sont les autres et les questions qu’ils me posent qui la compliquent. Mon témoignage, avec les réserves indiquées, va tenir en trois éléments.

1. Un sentiment élémentaire

J’ai toujours eu et j’ai encore le sentiment d’une présence dans ma vie qui m’accompagne qui parfois me réconforte parfois me dérange, qui en même temps m’anime et m’interpelle. J’ai de la peine à exprimer et à analyser ce sentiment. Pour le préciser un peu, je fais trois remarques.

Premièrement, cette présence ne veut pas du tout dire que je me sente protégé ; je ne me crois nullement à l’abri et j’ai toujours été, même si je le manifeste peu, inquiet voire angoissé devant la vie, ses difficultés et ses accidents. Je ne crois pas en quelque chose ou quelqu’un qui enlèverait les cailloux de mon chemin et ne permettrait pas que mon pied chancelle. Je ne vois pas non plus dans cette présence un guide qui me dirait ou dicterait que faire ; elle ne supprime pas plus les hésitations que les risques et ne me dispense pas de me décider.

Deuxièmement, ce sentiment a quelque chose de primaire ou d’élémentaire (au sens que Schweitzer donne à ce mot). Il s’impose à moi et jamais rien ni personne n’a pu l’ébranler sérieusement. En ce sens, ce dont je parle ce n’est pas de ma foi, pas d’une foi dont je serais le propriétaire ou l’artisan, que j’aurais choisie ou décidée (même si j’y ai acquiescé, si je l’ai acceptée et validée d’une certaine manière), mais d’une foi qui est en moi, qui m’habite, je ne sais pas bien pourquoi ni comment.

Troisièmement, ce sentiment d’une présence ne résout aucun problème ni n’élimine aucune question. Au contraire, il en pose beaucoup : que signifie-t-il, comment le comprendre, comment le penser ? Il n’apporte ni réponses ni solutions, il interroge. Une foi élémentaire, une foie absolue, pour reprendre une expression de Tillich, absolue au sens où elle ne s’appuierait sur rien d’autre qu’elle-même ne se suffit pas ; elle a besoin d’intelligibilité. Elle ne lance pas tellement dans une recherche que dans une exploration, métaphore que Robinson justifie en écrivant : « nous ne cherchons pas l’Atlantique, nous l’explorons » ; je ne suis pas en manque de Dieu, mais aux prises avec la notion, l’idée, le concept de Dieu, en recherche, comme les théologiens du Process, d’un discours sur Dieu qui ne soit pas insensé.

Je viens de citer Schweitzer, Tillich, Robinson, les théologiens du Process ; sans doute ces auteurs m’ont-ils parlé parce qu’en eux quelque chose correspondait à ce sentiment élémentaire, et rejoignait donc mon expérience.

2. Un enfance marocaine

Deuxième élément de ce témoignage. J’ai passé les vingt premières années de ma vie en Afrique du Nord. J’ai été plongé enfant et adolescent dans un monde où le christianisme était très minoritaire et où l’islam prédominait fortement ; il y avait aussi un judaïsme ancien et vivant (différent de celui d’Europe). J’avais des contacts quotidiens avec des juifs et des musulmans. Trois remarques sur ce second élément :

Premièrement, à la différence de l’Algérie, le Maroc n’était ni une colonie ni un ensemble de départements prétendument français, mais un protectorat : un État sous tutelle certes, mais qui gardait une certaine autonomie. L’islam y était religion d’État, le judaïsme y était installé depuis longtemps et accepté par l’empire chérifien, le christianisme n’avait ni statut ni reconnaissance officiels, ni ancienneté. Il était un intrus, admis parce que « religion du livre » mentionnée par le Coran. Les chrétiens, même provisoirement dominateurs, restaient des étrangers sur une terre qui n’était pas la leur, où leur religion n’avait pas de racines, d’antériorité, de privilèges culturels, où elle devait se montrer discrète et respectueuse des autres, s’en tenir à la place que les autres voulaient bien lui accorder.

Deuxièmement, la spiritualité musulmane, je l’ai perçue dans la rue, dans les échoppes arabes que je fréquentais, chez le concierge de mon immeuble qui m’invitait pour l’Aid el kebir, chez des camarades de classe. J’ai senti très tôt qu’il y avait là quelque chose d’authentique, en dépit de ratés et de manquements évidents. J’en ai été impressionné et marqué. Encore aujourd’hui je me sens beaucoup plus chez moi et je suis plus porté au recueillement et à la méditation dans une mosquée que dans une église romane, gothique, baroque ou byzantine. Je n’ai jamais été tenté si peu que ce soit par une conversion à l’islam ; il n’en demeure pas moins que l’islam fait partie de mon héritage, j’en ai beaucoup reçu et, sans l’idéaliser le moins du monde, je lui en suis reconnaissant.

Troisièmement, la fréquence de ces contacts ne signifiait nullement qu’on se connaissait bien. Nous baignions dans l’islam, mais il nous était mystérieux. Il nous intriguait, mais si on se regardait vivre les uns les autres, on dialoguait peu, on n’osait pas. Mon professeur d’histoire des religions en deuxième année de Faculté de Théologie s’est un jour étonné de ce que je sache si peu de chose sur l’islam après avoir vécu si longtemps au Maroc. C’est vrai qu’il en savait beaucoup plus que moi, Par contre, l’islam n’était pas pour lui quelque chose de vivant, ce qu’il était pour moi. Il en connaissait les pratiques et les doctrines, mais en ignorait la saveur, alors qu’elle m’était familière.

Ce deuxième élément explique mon attirance pour le dialogue interreligieux, et ma recherche d’une théologie chrétienne qui puisse reconnaître les autres religions, de manière à la fois ouverte et critique.

 3. Comprendre ce qu’on croit

Troisième élément de ce témoignage. Quand j’ai commencé mes études de théologie j’ai éprouvé une vive déception. J’avais fortement l’impression d’un décalage voire d’un divorce entre ce qu’on me faisait faire et la culture qui m’avait formé et qui était devenue une partie constitutive de ce que j’étais. J’en ressentais malaise et insatisfaction. On ne m’apportait pas ce que je souhaitais, on ne me donnait pas ce que j’attendais ; j’éprouvais une frustration devant un religieux, incapable aussi bien de « relier » que de « recueillir », selon les deux étymologies possibles du mot religieux, échec donc d’un religieux incapable d’être vraiment religieux. Ici, également trois remarques.

1. Je me suis inscrit en études de théologie juste après avoir terminé une maîtrise en philosophie où on m’avait initié à la philosophie classique (cartésianisme et kantisme). On m’avait surtout invité à penser par moi-même et on m’avait inculqué une exigence de rigueur intellectuelle. En théologie, on ne me demandait pas de réfléchir mais d’apprendre. Il le fallait certes, et je me rends compte mieux aujourd’hui qu’à l’époque que je devais acquérir des connaissances linguistiques et historiques qui me manquaient. Mais mon malaise venait surtout de ce qu’au départ était posée une autorité indiscutée et indiscutable, celle de la révélation biblique ou du Christ. Je n’entendais nullement éliminer ces autorités, par contre il me paraissait normal, nécessaire de s’interroger sur elles pas forcément pour les contester mais pour les intégrer, ce qui paraissait, dans le climat, d’alors, illégitime pour un chrétien. En termes tillichiens, je dirais qu’on me soumettait à une hétéronomie, alors que je venais d’une démarche qui visait à l’autonomie et que j’étais prêt à accepter une théonomie. Bien évidemment, en disant cela, je sors du témoignage, pour une formulation et une thématisation postérieures de ce que j’ai vécu alors, en fait pour une reconstruction et une interprétation.

2. J’ai été déçu sans doute parce que j’étais allergique aux thèmes de la rupture, de l’irrationnel ou du mystère. Ils ont certes une part de vérité ; nous vivons des discontinuités et il y a de l’inconnaissable. Il faut admettre les limites de la pensée, de la compréhension et affirmer que la foi porte en elle de la contradiction, de la contestation, de la révolte ou du refus. Mais précisément, j’avais l’impression d’une part qu’on invoquait la rupture pour m’inviter à la soumission, non à la résistance, d’autre part que le recours au mystère ou au paradoxe fournissait un merveilleux oreiller de paresse, un moyen bien commode pour arrêter à un certain moment la pensée et évacuer des questions difficiles. J’ai raconté quelque part qu’un de mes amis professeurs de mathématiques m’a dit un jour : « toi tu as de la chance, quand tu ne comprends pas ou ne sais pas, tu peux en appeler au mystère ». Ce propos a évidemment quelque chose d’injuste. Il n’en demeure pas moins que je suis attiré et touché par les penseurs du système ; si je ne crois pas que tout, peut-être que l’essentiel puisse être mis en système, la recherche d’une systématisation me paraît intellectuellement plus féconde, plus honnête et plus honorable que la référence au paradoxe, même si je suis convaincu que quelque chose d’essentiel se joue dans paradoxe et qu’on ne l’éliminera jamais. Ma foi n’est pas crédulité héroïque du « malgré », du « contre », du « en dépit de », du « défi » ; elle n’est pas non plus croyance assurée du « parce que », du « en raison de », du démontrable et démontré ; elle se situe dans le souhait et la recherche d’une crédibilité, autrement dit d’une continuité non nécessaire ; d’une pensée non probante mais plausible, d’une décision qui soit réfléchie sans s’imposer logiquement et rationnellement. Mais là aussi je sors du témoignage pour entrer dans l’élaboration conceptuelle de ce qui a été vécu (et qu’on pourrait élaborer autrement) .

3. Ce sentiment d’une présence qui m’accompagne, que j’ai mentionné dans mon premier point, c’est incontestablement mon éducation chrétienne et la pratique de la Bible qui m’ont permis de lui donner une forme et de trouver un langage pour l’exprimer. La fréquentation de la Bible l’a nourri, l’a façonné en partie et l’a modifié. Mais il a peut-être des sources, en tout cas des aspects non bibliques ; il vient aussi d’ailleurs que de la Bible et a été influencé par autre chose, par l’islam je l’ai dit, par Spinoza qui m’a beaucoup marqué à une époque de ma vie, etc. Dans un autre contexte, ce sentiment aurait pris une forme différente, plus ou moins authentique, analogue ou hétérogène, je ne sais. Pour moi, une foi biblique n’est pas une foi qui se fonde seulement et entièrement sur la Bible, où tout découle de la Bible, mais une foi qui se confronte constamment avec la Bible. Il me semble que pour avancer, j’ai eu et continue d’avoir besoin de l’apport des autres religions, besoin aussi et peut-être encore plus d’une philosophie de la religion ; c’est dans ce concert d’éléments divers, et non pas dans une séparation, un isolement, une mise à part que la référence à la Bible prend pour moi et chez moi sa portée et sa valeur véritables.

Voilà les trois éléments de ce témoignage, dont je ne sais pas très bien si c’est vraiment un témoignage ou si autre chose est venu empêcher ce témoignage d’être seulement celui d’une indigence.

André Gounelle
intervention à une session de l’Université libérale, 2008.

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot