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Noël fête chrétienne ?

Il y a quelques années, j’ai été appelé à siéger à un jury de doctorat à Québec un 23 décembre. Les vols « Amérique du Nord - Europe » ayant lieu de nuit, j’ai retenu une place de retour dans un avion qui partait le 24 au soir, ce qui a surpris mon agente de voyage, une anglaise, qui trouvait étrange qu’un « religieux » passe la nuit de Noël dans l’avion plutôt que dans des célébrations. L’étonnement passé, elle m’a dit : « vous allez voir, le 25 décembre en avion sur Air Canada, c’est magique, vous aurez du champagne, un repas de fête et des chants de Noël ». Il n’y a rien eu du tout, pas la moindre allusion à Noël, et on m’a expliqué que par égard envers les autres religions Air Canada ne mentionne jamais les fêtes chrétiennes. Par contre, quand, ayant atterri le 25 au matin à Roissy, j’ai pris un vol Air France sur Montpellier, j’ai été accueilli par les « joyeux Noël » des hôtesses et du pilote, et on nous a donné en plus du jus de fruit et du biscuit habituels un chocolat. Le Canada serait-il plus laïc que la France ? Je crois surtout que dans notre pays, pour la plupart des gens, Noël n’est pas une fête chrétienne, mais plutôt une fête civile, laïque, largement profane et à peine religieuse qu’on peut donc évoquer sans impérialisme chrétien ni discrimination envers les non chrétiens. Que les Églises et leurs fidèles célèbrent le vingt-cinq décembre la naissance de Jésus, personne ne le conteste. Mais, d'autres, pour qui Jésus ne représente rien, fêtent tout autant Noël. De plus, souvent, chez les chrétiens eux-mêmes la naissance du Christ ne tient pas la première place ce jour-là.

L’évolution de notre culture ou de notre société a-t-elle modifié et altéré Noël ? L’a-t-elle vidé de son contenu, comme nous le pensons et disons souvent. Ou, au contraire, n’a-t-elle pas renoué avec sa signification la plus ancienne? On peut, en effet, se demander si nous ne sommes pas victimes d’une illusion, d’une erreur de perception quand nous considérons comme foncièrement, fondamentalement et originairement chrétienne la fête de Noël. Pour expliquer cette question, je vais m’arrêter successivement sur deux de ses éléments importants : d’abord sur sa date, le 25 décembre, ensuite sur l’arbre de Noël. Un aperçu historique me permettra d’éclairer cette interrogation. Je terminerai par quelques réflexions plus générales et plus fondamentales sur les relations entre foi chrétienne et coutumes sociales.

Le 25 décembre

Prenons, d’abord, le 25 décembre. Nous ignorons la date exacte de la naissance de Jésus. Les évangiles ne nous donnent aucune indication précise ni sur l'année, ni sur le mois, ni sur le jour où elle a eu lieu. Ils disent « au temps du roi Hérode » (Matthieu 2/1; Luc 1/5), « pendant que Quirinius était gouverneur de Syrie » (Luc 2/2), ce qui correspond à des périodes assez longues et pas toujours faciles à délimiter à partir des documents dont nous disposons. La mention du recensement qui aurait provoqué le déplacement de Joseph et de Marie de Nazareth à Bethléem ne nous aide guère car nous ne savons pas quand il a eu lieu. On a parfois pensé que l'étoile qui a guidé les mages était une comète dont on pourrait par l'astronomie déterminer le moment d'apparition ; cette hypothèse reste très incertaine et ne donne aucune indication solide. Une seule chose paraît certaine d'après les récits évangéliques : Jésus n'est pas né en hiver. En effet, l'évangile de Luc (2/8) nous dit que bergers et troupeaux passaient la nuit dehors, ce qu'ils faisaient seulement pendant la belle saison, de mars et octobre. De novembre à février, on rentrait au soir les troupeaux.

On sait que les premiers chrétiens, s’ils ont très probablement fêté dès les origines Pâques, n'ont pas du tout célébré la naissance de Jésus et ne se sont pas souciés de sa date exacte. Quand quelques-uns commencent à s’en préoccuper, à la fin du deuxième siècle et au début du troisième, leur recherches ont paru suspectes, de mauvais aloi : ainsi dans un livre intitulé les Stromates, Clément d’Alexandrie les blâme et son contemporain Origène écrit que fêter un jour de naissance est une coutume païenne et non biblique (dans la Bible sont mentionnées seulement deux fêtes d’anniversaire, celle de Pharaon en Gn 40, 20, celle d’Hérode en Mt 14, 18). Ces critiques n’ont évidemment pas arrêté recherches et spéculations. On a proposé des dates diverses : 28 mars, 19 avril, 20 mai, 25 décembre et 6 janvier, cette dernière étant la plus souvent retenue au troisième siècle ; certaines églises orthodoxes orientales l’ont conservée jusqu’à aujourd’hui. C’est seulement au quatrième siècle que le 25 décembre s’impose d’abord à Rome vers 350, puis en Syrie ; au cinquième siècle l’Égypte, au sixième siècle Jérusalem se rallient à cette date. Les Églises d'Arménie et de Mésopotamie ne suivirent qu'au quatorzième siècle. Aujourd'hui encore, le 25 décembre ne fait pas l’unanimité.

Pourquoi le 25 décembre ? En fait, on n’en sait rien. Les historiens avancent deux explications différentes qui sont possibles l’une et l’autre, mais qui ne sont pas prouvées ; ce sont de simples hypothèses.

Selon la première, le 25 décembre aurait été choisi à partir d’un calcul qui repose sur une croyance courante dans l’Antiquité. On pensait qu'un grand homme mourrait le jour anniversaire de sa conception. Si, comme on l’estimait, car la date n’est pas absolument sûre, la crucifixion a eu lieu un 25 mars, Jésus aurait été également conçu un 25 mars. Il serait né neuf mois après, un 25 décembre. On a aussi mentionné une prophétie d’Aggée concernant la délivrance d’Israël qui aboutirait par un autre chemin au même jour. En fait rien n’indique que ces spéculations, à nos yeux fantaisistes, et en leur temps concurrencées par d’autres tout aussi hasardeuses qui aboutissent à des dates différentes, aient joué un rôle déterminant.

Pour la seconde hypothèse, qui paraît plus vraisemblable mais qui n’est pas non plus démontrée, les chrétiens de Rome auraient décidé de célébrer la naissance de Jésus un 25 décembre, parce que ce jour-là avait lieu une grande fête solaire, dite « Dies natalis solis invicti », jour de naissance du soleil invaincu. Au moment où la durée de la nuit se met à diminuer et où les jours recommencent à grandir, de grandes réjouissances avaient lieu. On marquait la victoire de la lumière sur les ténèbres par de grands feux qui sont peut-être à l'origine de nos bougies et de nos illuminations. Ce jour là était férié et chômé, donc commode pour une célébration liturgique ; de plus en fêtant en même temps la naissance de Jésus on détournait les chrétiens, qui au grand déplaisir des prédicateurs, y étaient assez enclins, de s’associer aux cérémonies païennes. Mais plus que la volonté de concurrencer une fête païenne, on considère en général que dans le choix de la date du 25 décembre, joue une tendance syncrétiste de jonction ou d’assimilation entre les diverses religions de la Rome Antique. Après la reconnaissance par Constantin du christianisme comme religion officielle, les empereurs romains, dans un souci de pacification, semblent avoir favorisé toutes sortes de rapprochements entre les cultes dits « païens », principalement les cultes solaires, alors les plus vivants, et ceux de l’Église. Ainsi, des statues d’Apollon auraient été transformées en statue du Christ (en ajoutant sur la tête une couronne d’épines). On a trouvé une mosaïque du troisième siècle qui représente sur un char triomphal un Christ Helios (un Christ Soleil) ; après tout, la victoire de la lumière sur les ténèbres est un thème commun qui pouvait facilement établir un pont entre christianisme et paganisme. On connaît plusieurs exemples de récupérations de ce genre : ainsi, des églises ont été bâties sur l'emplacement de temples païens, des dieux latins sont devenus des saints, des sanctuaires précédemment consacrés à Diane Artémis ont été dédiés à la Vierge Marie. Plus ou moins consciemment, on s’est efforcé d'utiliser les pratiques religieuses auxquelles les gens étaient attachés pour les mettre au service de l'évangile. Le choix de la date du 25 décembre s’inscrirait dans la même logique. Il s’agissait de faciliter le passage des anciennes religions à la nouvelle.

Je le souligne, il s’agit d’hypothèses ; elles ne sont pas gratuites, elles reposent sur des indices ; elle ne sont pas certaines, elles se heurtent, l’une comme l’autre, à des objections. Les documents sont trop rares et trop obscurs pour qu’on puisse parvenir à des conclusions solides. En tout cas, cette rapide enquête aboutit à un constat : la date du 25 décembre n’est pas biblique et si la plupart des Églises l’ont adoptée, elle vient d’ailleurs, elle a été importée ou elle a émigré, ses origines ne sont pas chrétiennes.

L’arbre de Noël

Je passe au second élément que j’ai annoncé, à savoir l’arbre de Noël. Tout au long du Moyen Àge les fêtes de Noël se sont développées, amplifiées, avec beaucoup d’emprunts aux divers folklores des pays européens. Au seizième siècle, au moment de la Réforme on constate que les protestantismes naissants n’adoptent pas la même attitude devant cette fête. Les luthériens continuent, sans problème, les traditions moyenâgeuses ; leur principe est de ne changer dans la vie de l’Église que ce qui contredit explicitement la Bible. Le reste relève de ce qu’ils appellent les adiaphora, par quoi il fait comprendre ce qui n’affecte pas le message évangélique et qu’on peut donc conserver, sans toutefois en faire une obligation, ni surtout une condition du salut. Il n’y a rien de mal à célébrer Noël, la Bible ne l’interdit pas, continuons donc à le faire. Les Réformés sont beaucoup plus réticents. Ils se montrent prudents et réservés. Ils tiennent à fonder le plus possible leurs doctrines et leurs coutumes sur des textes explicites du Nouveau Testament. Or, ces textes ne parlent jamais d’une célébration de Noël, ce qui rend les réformés méfiants. Ils ne rejettent pas catégoriquement cette fête ni ne l’abolissent quand les gens y tiennent. Mais ils la trouvent peu justifiée. Ils estiment qu'elle n'apporte pas grand chose à la piété et que de trop nombreuses superstitions l'accompagnent.

La légende attribue à St Boniface de Mayence au 8ème siècle l’origine de l’arbre de Noël ; il l’aurait instauré pour combattre et remplacer la vénération des arbres sacrés pratiquée par les cultes germaniques. S’il vient probablement d’Allemagne, c’est en Alsace que l’arbre de Noël a eu le plus de succès. À la fin du quinzième et au début du seizième siècle, il y est tellement répandu qu’à Sélestat et à Strasbourg, vers 1521, on limite l’abattage des sapins pour protéger les forêts. On y voyait un porte bonheur pour les habitants de la maison où on le dressait. Certains prédicateurs l’ont sévèrement condamné à ce titre, le dénonçant comme une superstition ou une futilité, ce que font par exemple, avant la Réforme, les alsaciens Sebastian Brant en 1494 et Geiler de Kaysersberg en 1508 et, après la Réforme en 1642 le théologien strasbourgeois Conrad Dannhauer. D'autres pasteurs alsaciens, en plus grand nombre, ont, au contraire, justifié cette coutume. Ainsi, des prédications ont rapproché l'arbre de Noël de l'arbre dont parle le chapitre 3 de la Genèse, qui raconte comment Adam et Ève ont été expulsés du jardin d’Eden pour avoir mangé le fruit défendu. Ce fruit serait évoqué par les pommes puis les oranges qu’on accroche au sapin de Noël et qui se sont transformées au fil des ans en boules et en toutes sortes de décorations. Avec la venue de Jésus, disaient ces sermons, le fruit n’est plus interdit et le manger n’est plus une faute punie de mort, mais devient source de vie. On peut penser ce qu’on veut de ce symbolisme ingénieux, mais artificiel et aujourd’hui bien oublié. Il est en tout cas clair que beaucoup de coutumes de Noël ont des parallèles (probablement des racines) dans les religions germaniques antérieures au christianisme.

En France, après un essai infructueux au 17ème siècle de la princesse palatine, la belle sœur de Louis XIV, l'arbre de Noël a été introduit en 1840 au palais des Tuileries par la princesse allemande Hélène de Mecklembourg qui avait épousé le duc d'Orléans, fils du roi Louis-Philippe. En 1860, pour la première fois dans un temple français, l'église luthérienne des Billettes, on dresse un arbre de Noël pour les enfants d'une école allemande. En 1841, a lieu le premier arbre en Angleterre, au palais de Windsor, à la demande du mari de la reine Victoria, le prince Albert, d'origine allemande. On le voit, Noël, fête de la naissance, doit beaucoup aux mariages internationaux (fréquents au dix-neuvième siècle dans les famille royales). Les réformés français et anglophones subissent l’influence des luthériens alsaciens ou allemands et dès le début du vingtième siècle, autour du sapin – mon beau sapin, roi des forêts - la plupart des paroisses réformées organisent des moments à la fois cultuels et festifs pour les jeunes, en particulier pour les enfants qui fréquentent les écoles du dimanche ou du jeudi. Aujourd’hui les arbres de Noël ont largement émigré hors de nos temples et on a oublié que ce sont des protestants qui l’ont introduit dans notre pays.

Cette seconde enquête montre que l’arbre décoré et illuminé est une coutume relativement récente, d’origine païenne ou folklorique qu’on a entrepris de christianiser, comme on a voulu, il y a beaucoup plus longtemps, christianiser la date du 25 décembre. En notre siècle, la fête de Noël revêt de moins en moins un caractère religieux. On parle de « fête des enfants », de « fêtes de fin d'années ». La référence à la naissance de Jésus s’estompe, devient discrète ; ou elle disparaît complètement, ou elle est à peine indiquée. Autrefois les chrétiens se sont appropriés la date aux dépens des cultes solaires ; naguère, ils ont dérobé l’arbre aux cultes de la nature ; aujourd’hui, ils s’en voient dépossédés au profit de la sécularisation. Après être passé du paganisme au christianisme, Noël est en train de devenir profane. Mais en fait, ce que nous avons perdu ne nous appartenait pas ; nous l’avions emprunté.

Foi et coutumes

J’en arrive à ma troisième et dernière partie. Je viens d’esquisser, en le simplifiant, un historique de deux des éléments de la célébration des fêtes de Noël, à savoir leur date et le sapin. Cette histoire a-t-elle une signification, des conséquences et une portée spirituelles ou religieuses ? On pourrait penser qu’elle relève seulement de l’anecdote, qu’elle satisfait notre curiosité, mais n’a pas vraiment d’intérêt ni d’impact pour la foi proprement dite. Quand les croyants célèbrent dans un culte la naissance de Jésus, quand les églises se réunissent pour la chanter, que leur importent la date du 25 décembre et l’origine de l’arbre ? Cela n’altère ni leur ferveur, ni leurs convictions ; cela n’apporte ni n’enlève rien à leur méditation ou à leur réflexion.

En fait, ranger dans la catégorie du « superficiel » l’histoire que je viens de retracer serait une erreur. Elle soulève, en effet, un problème fondamental et difficile, que nous rencontrons avec Noël en Occident, mais qui se pose également sous d’autres formes en Afrique, en Asie, dans le Pacifique avec les traditions, les modes de vie et de pensée, les façons de faire et de sentir des peuples qui habitent ces divers continents. Ce problème est le suivant : Quel juste rapport établir entre l’évangile et la culture ? Les Églises ont-elles à combattre et à éliminer ce qui vient d’ailleurs que de la Bible ou peuvent-elles l’accepter au moins en partie ? Quelle attitude les chrétiens doivent-ils adopter envers les coutumes de la société dans laquelle ils vivent et à laquelle ils appartiennent ? À ces questions on a donné trois grandes réponses.

1. La première, je la qualifierai de conquérante ou d’impérialiste. C’est celle qui a prédominé au Moyen Age et à l’époque classique. L’Église nourrit alors le rêve ou l’idéal d’une cité chrétienne, où il y aurait une profonde symbiose, un total entremêlement, presque une identité entre la société et la religion. Elle veut tout imbiber de christianisme. Ainsi à Noël, elle s’est emparée d’une fête et de pratiques païennes, elle les a récupérées, les a recyclées en célébration de la nativité de Jésus, ce qui incontestablement a contribué à christianiser la société. Elle n’a pas extirpé ni éliminé les éléments qui venaient du paganisme ; elle les a transformés, transmués ; en quelque sorte, elle les a convertis. Le christianisme aurait pour mission ou pour vocation de régenter, de dominer l’ensemble de la culture, et donc de coloniser et de s’annexer ses diverses manifestations. Rien ne doit échapper à son influence, à son patronage ou à sa lumière. Cette attitude a suscité ou favorisé quantité de pratiques : celle de bénir des navires au moment de leur mise en eau, ou des machines lorsqu’elles sortent de leur usine, ou des édifices quand on les inaugure, ou encore de demander à Dieu ou au Christ de s’occuper de la production du vin au commencement ou à la fin des vendanges, de s’impliquer dans les récoltes lors des semailles ou des moissons. Sans nier la part de superstition qui entre dans ces pratiques, beaucoup d’ecclésiastiques ont eu le sentiment qu’elles rendaient le Christ présent dans la vie du monde, que Dieu était ainsi lié à des réalités concrètes et qu’on empêchait qu’il ne soit ou ne devienne une abstraction. Cet impérialisme chrétien reste encore aujourd’hui fort dans certains pays de tradition orthodoxe. On rencontre également chez des fondamentalistes, pas chez tous, la même logique qui les conduit à une attitude conquérante : Noël est devenu une fête profane; eh bien, reprenons-là, rendons la à nouveau chrétienne, comme autrefois on a su utiliser une fête païenne ; infiltrons les festivités en rappelant la naissance de Jésus. De même christianisons ou rechristianisons la société, ne tolérons pas sa sécularisation ou sa laïcisation, empêchons la par tous les moyens. On sait bien qu’une partie de la droite américaine va dans ce sens. En Europe, on estime, en général, que cette entreprise n’est ni possible ni souhaitable. L’impérialisme chrétien a donné et donne lieu à toutes sortes de dérives qui desservent plus qu’elles ne servent l’évangile et une reconquête sociale nous semble condamnée à l’échec. Répandre le christianisme signifie pour nous convertir des gens à l’évangile, et non pas rendre religieuses les structures et coutumes sociales ; on cherche à amener les gens à la foi et non pas à inféoder la société aux Églises, par exemple en ramenant Noël dans leur giron.

2. À la question des rapports entre christianisme et culture, on a donné une deuxième réponse qui a été assez répandue parmi les réformés classiques. On pourrait l’appeler puritaine ou puriste, en ce sens qu’elle souhaite un christianisme purifié, purgé de toute pratique païenne. Elle veut non pas annexer, comme la première, mais arracher, extirper ce qui vient d’ailleurs. Pour elle, l’Église et la vie chrétienne doivent abolir et non pas récupérer et recycler ce qui n’est pas strictement biblique. Il suffit de montrer qu’une coutume, qu’une pratique n’a pas de fondements dans les Écritures pour la déconsidérer et la disqualifier. Au seizième siècle, bien des réformés, dont Calvin, condamnent comme typiquement papale et source de superstitions la célébration de Noël, mais n’ont pas pu la supprimer parce que les autorités civiles s’y sont opposées. Elle a quand même été abolie pendant près d’un siècle, jusqu’en 1703, dans la principauté réformée de Neuchâtel. Aux dix-huitième et dix-neuvième siècles, des pasteurs réformés selon l’usage de Calvin font souvent des séries de prédication sur un thème ou sur un livre biblique ; il arrive que certains continuent le 25 décembre leur série et ne disent pas un mot durant ce culte de la naissance de Jésus ; on en cite encore un cas à Genève entre les deux guerres mondiales. Plus récemment, dans les années 30, puis dans les années 60 du siècle dernier, plusieurs pasteurs de l’Église Réformée de France ont fortement polémiqué contre les arbres de Noël (et je reconnais l’avoir moi aussi fait dans mes jeunes années). Ils ont déconcerté et mécontenté leurs paroissiens, et ce n’est pas allé plus loin. À la même époque, quelques paroisses réformées ont tenté, sans grand succès, de mettre en place une célébration de Noël différente, alternative, en remplaçant les réveillons pas des jeûnes communautaires, en suggérant la suppression des cadeaux au profit de dons aux organisations humanitaires, en substituant aux arbres de Noël des cultes centrés sur l’abaissement du Christ et non sur l’émerveillement de sa venue. Jusqu’il y a une trentaine d’années, les réformés refusaient catégoriquement l’installation de « couronnes de l’avent », avec ses bougies, dans les temples durant les dimanches qui précèdent Noël. Cette attitude de rejet des coutumes, du folklore et de la fête inscrit les chrétiens à contre-courant et en marge de la société ; elle les fait percevoir (y compris par leurs proches, voire par leurs enfants) comme des « rabat-joie » insupportables, qui, selon une parole de Jésus, refusent de danser quand on joue de la flute. Ils donnent le sentiment que l’évangile est une étrangeté, une bizarrerie en décalage, voire en rupture avec ce que vivent les hommes. En fait, ce visage sévère et austère de la foi constitue plus un contre témoignage qu'un témoignage. Si l’évangile n’a pas à coloniser et à régenter la culture il n’a pas non plus à l’ignorer, à s’en extraire et à se situer en dehors d’elle.

3. La troisième réponse a été formulée au début du dix-neuvième siècle aux États-Unis. Les Églises presbytérienne, autrement dit réformées, prenant l’attitude que je viens de décrire avaient tendance à bouder Noël. Elles ne s’en prenaient pas à l’arbre, qui ne s’était pas encore pratiqué, mais dénonçaient la date du 25 décembre sans fondement biblique et les repas trop copieux et excessivement arrosés. Elles préconisaient de ne pas du tout fêter Noël. Elles n’ont pas été suivies par les autres Églises protestantes. En particulier, les Églises baptistes et méthodistes, qu’on aurait pourtant imaginé plus rigoristes et plus puritaines que les réformées, ont exprimé leur désaccord. Ces Églises estimaient qu’il fallait utiliser les réjouissances populaires, même sans grand caractère religieux, pour annoncer l’évangile. En 1829, un prédicateur méthodiste Freeborn Garretson écrit : « nous devons profiter ce ces festivités et non pas les ignorer à la manière presbytérienne ». Dans cette phrase, le mot important, celui qu’il faut mettre en valeur, c’est « profiter ». Le 25 décembre est, ou est devenu, une fête laïque, civile et familiale. Acceptons-le, renonçons à un impérialisme ecclésial sur la société. Mais ne nous tenons pas à l’écart, ne refusons pas ces réjouissances populaires et sécularisées. Puisqu’elles nous en donnent l’opportunité, profitons-en pour parler de Dieu, de l’évangile, de la venue du Christ. De la même manière, dans la vie de nos sociétés, septembre octobre est un moment très important de reprise d’activités après la période de vacances. Personne ne prétend que la relance automnale qui suit la coupure ou le ralentissement de l’été ait ses origines dans la Bible et puisse être justifiée par des textes évangéliques. Cela ne nous empêche pas de célébrer des cultes de rentrée et il n’y a vraiment aucun mal à cela. De même, les journées du patrimoine n’ont rien de biblique ; ce n’est pas une raison pour ne pas utiliser l’occasion qu’elle nous offre de faire connaître notre message. Si les Églises n’ont pas à annexer des moments culturels forts, à les rendre à tout prix religieux, elles auraient tort de les boycotter. Elles peuvent les accompagner. La fête de Noël est ou est devenue profane. N’essayons pas de nous en emparer de nouveau en lui donnant ou en lui redonnant un caractère foncièrement religieux. Mais ne refusons pas d’y participer, nous avons, en tant que croyants, une place à y occuper ; que cette place soit devenue minime ne nous autorise pas à la déserter.

Conclusion

Voilà donc ces trois réponses, ces trois attitudes possibles devant les fêtes de Noël. Il me semble clair que même si la tradition réformée la poussait plutôt vers la deuxième option, celle d’un refus des festivités, notre Église a opté pour la troisième, celle de faire entendre une parole et des chants évangéliques, celle d’aménager des moments de recueillement et de méditation au milieu de réjouissances largement laïques. Elle a fait ce choix de manière plus empirique que vraiment réfléchie, mais je crois qu’elle a fait preuve de raison et de sagesse : nous, croyants, n’avons ni à régenter la culture ni à la fuir, mais à utiliser les occasions favorables qu’elle nous offre sans pour cela les sacraliser. S’il n’est pas du monde, le christianisme est dans le monde ; il ne se confond pas avec la culture, mais il est présent au sein de la culture, et c’est ainsi qu’il témoigne de l’évangile.

André Gounelle

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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