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La trinité selon Tillich

Très brièvement, en simplifiant beaucoup, le dogme trinitaire, progressivement défini entre le 3ème et le 5ème siècle, affirme que Dieu est une substance unique en trois personnes distinctes (le Père, le Fils et l’Esprit Saint) et il traite des relations entre ces trois personnes consubstantielles et cependant différentes. Dans un premier temps, j’examinerai le jugement que porte Tillich sur ce dogme. Le second temps s’interrogera sur la place de Trinité dans le système théologique de Tillich.

Évaluation du dogme trinitaire

Dans le dogme, Tillich distingue trois éléments : d’abord, une visée ou une intention qu’il approuve totalement ; ensuite, la concrétisation de cette visée dans une formule qui lui paraît appeler des réserves et des critiques ; enfin, l’utilisation qui lui paraît malheureuse ou négative, du dogme dans l’histoire de la théologie et de l’Église.

La visée du dogme

Pour Tillich, la formulation du dogme trinitaire ne relève pas seulement ou principalement d’un « intérêt théorique », d’un désir de savoir. Il ne s’agit pas, à l’origine, d’une spéculation artificielle ou d’une curiosité intellectuelle gratuite, mais d’une tâche « existentiellement nécessaire » où se jouent la vérité et l’équilibre de la foi chrétienne [1]. La distinction entre trois aspects de Dieu a, écrit-il (je reviendrai sur cette phrase dans la seconde partie), « un fondement dans la réalité […] ces trois aspects sont les reflets de quelque chose qui est réel dans la nature du divin pour l’expérience religieuse »[2].

Le dogme répond à une triple intention et cherche à atteindre trois objectifs :

1. Premièrement, il entend exprimer la tension, qui structure l’existence croyante, entre l’ultime et le concret. L’homme a besoin de « figures » afin que Dieu prenne pour lui un visage et le touche concrètement. Mais il lui faut aussi percevoir que l’Ultime transcende toutes ses figures, sinon Dieu se fragmenterait en de multiples divinités, comme on le voit dans le polythéisme[3].

La Trinité veut rendre compte à la fois de l’unité dernière de Dieu et de la diversité de ses manifestations. Elle associe ce qu’il y a de juste dans le polythéisme (à savoir la pluralité des expériences de Dieu) et ce qu’a de vrai le monothéisme (à savoir qu’il y a un seul vrai Dieu).

Sous ce premier aspect, la question trinitaire se rencontre dans de nombreuses religions et n’a rien de spécifiquement chrétien. « Le problème trinitaire, écrit Tillich, revient constamment en histoire des religions. Chacun des type de monothéisme en a conscience et lui apporte des réponses implicites ou explicites »[4] .

2. Deuxièmement, le dogme trinitaire veut mettre en évidence que la vie et l’amour caractérisent l’Ultime. Il ne forme pas un bloc monolithique inerte, toujours identique à lui-même, sans relation avec quoi que ce soit. En Dieu existe une vie, faite de différenciation et d’identification, de sortie de soi et de retour à soi, de séparation et de réunion. La Trinité souligne ce dynamisme de l’Être divin. « En son Fils, écrit Tillich, Dieu se sépare de lui-même et dans l’Esprit il se réunit avec lui-même. Il s’agit, bien sûr, d’une façon symbolique de parler » [5].

Ce mouvement définit non seulement la vie, mais aussi l’amour. Il explique le chiffre de trois. Pour exprimer la tension entre l’ultime et le concret, on aurait pu aussi bien parler de deux que de quatre pôles en Dieu. La dialectique ternaire de la vie et de l’amour, qui prend de multiples aspects, pousse à concevoir une trinité plutôt qu’une dualité ou que d’une quaternité. Dans cette perspective, le dogme trinitaire n’est ni paradoxal ni irrationnel. Il applique à Dieu le rythme et la structure qui constituent la vie et l’amour [6].

3. Troisièmement, l’action de Dieu nous atteint de trois manières différentes : Dieu nous crée ; Dieu nous sauve ; Dieu nous transforme ou nous sanctifie[7]. Le dogme trinitaire à la fois permet de distinguer ces trois opérations divines et interdit de les opposer ou même de les séparer. Le triptyque « création – salut – sanctification » explique aussi que le chiffre de trois se soit imposé.

Historiquement, la question « qui est Jésus ? » se trouve à l’origine de la réflexion trinitaire. Les conciles ont voulu souligner que c’est Dieu qui sauve, non pas un héros, un demi-dieu ou quelqu’un d’autre. Ils ont condamné Arius parce que sa théologie risquait de dissocier le créateur, voire des les dresser l’un contre l’autre [8]. Notons cependant que des trois visées du dogme trinitaire, deux sont indépendantes de la christologie et antérieures à elle. Pour expliquer les intuitions trinitaires, il n’est pas nécessaire de partir de la christologie [9].

Tillich approuve totalement ces trois intentions du dogme trinitaire. Il estime qu’elles correspondent à des exigences fondamentales de la foi chrétienne.

La formulation du dogme

La définition classique, celle mise au point par les conciles, sert-elle bien ces visées ? Ici l’appréciation de Tillich va se faire nettement plus critique.

Tillich s’accorde avec Harnack pour estimer que la définition trinitaire marque l’hellénisation de la foi chrétienne ; elle abandonne les notions bibliques pour adopter les catégories grecques. Harnack en concluait que Nicée-Constantinople avait déformé, voire dénaturé l’Évangile en le traduisant dans une conceptualité qui lui était étrangère et lui convenait mal ; elle l’aurait intellectualisé à l’excès en ayant recours à des abstractions philosophiques pour exprimer des expériences existentielles.

Tillich ne suit pas Harnack dans cette conclusion. Partisan d’une théologie de la culture, il estime que les chrétiens doivent parler le langage de leur époque et tenir compte des modes de pensée dominants. Leur mission et leur tâche des témoins l’exigent. De plus, ne taxons pas trop vite la pensée grecque d’intellectualisme ; elle répondait à des préoccupations concrètes et vitales. Nous la jugeons spéculative parce que nous ne les percevons plus, mais, en fait, elle est aussi existentielle que la Bible.

Dans un monde largement hellénisé, il fallait traduire le message évangélique dans les catégories grecques. On doit cependant concéder à Harnack que la manière dont on a fait cette traduction a eu des conséquences fâcheuses. On a formulé la tension entre l’ultime et le concret et la vie divine non pas en termes d’action et de mouvement, mais de substance et de nature (Tillich juge particulièrement inappropriée la notion de nature). Il en est résulté une sorte de chosification qui rend très mal compte du dynamisme divin [10].

Sur quatre points, Tillich considère comme insuffisante, insatisfaisante voire incohérente les formulations conciliaires.

1. Premièrement, elles n’arrivent pas à articuler l’unité et la pluralité à l’intérieur de la Trinité. Elles font surgir une question à la fois ridicule et irritante : comment un peut-il être trois et comment trois peuvent-ils être un ? Une profonde intuition dégénère ainsi en une énigme logique, pour ne pas dire une devinette insoluble. Plus profondément, s’opposeront dans le christianisme deux courants qui montrent bien l’impasse où conduit le dogme. Le premier, nominaliste, met l’accent sur la réalité des personnes ; il s’oriente vers un tri-théisme. Le second, substantialiste, vide de tout contenu la distinction entre les personnes ; il s’oriente vers un unitarisme. En général, on estime que la différence entre les trois personnes tient à leur origine. Il y a engendrement du Fils, procession de l’Esprit, alors que le Père ne connaît ni engendrement ni procession. Tillich fait observer que les notions d’engendrement et de procession n’ont, dans ce contexte, aucun contenu précis ; elles introduisent des distinctions purement verbales. Malgré son intention profonde, la formulation trinitaire classique n’arrive pas à tracer une voie entre le tri-théisme et l’unitarisme, ce qui lui enlève beaucoup de poids[11].

2. Deuxièmement, on constate une difficulté quant au statut du Père. Il est à la fois le fondement de la divinité et l’une des personnes trinitaires. On voit en lui « la source de toute divinité et celle de chacune de ses manifestations ». On le situe à l’origine des deux autres personnes et pourtant on affirme qu’il existe entre elles une stricte égalité. Cette contradiction explique la tentative, combattue par Thomas d’Aquin et le Concile de Latran, de poser une quaternité : il y aurait la substance divine, fondement des personnes, et les trois personnes qui seraient alors vraiment sur le même plan. Mauvaise solution certes, mais la définition classique reste incohérente [12].

3. Troisièmement, le dogme trinitaire entraine des difficultés christologiques. Il favorise une confusion entre le Christ et Jésus. Certes la foi chrétienne voit en Jésus le Christ ; la conviction que le Logos éternel se manifeste et se rend présent dans l’homme de Nazareth la constitue. Mais, précisément, pour que ces affirmations aient du sens, il faut pouvoir distinguer le Christ de Jésus, le Logos éternel de sa manifestation temporelle. Reprenant en partie (malgré son luthéranisme foncier) le thème de l’extra calvinisticum, Tillich écrit : « on ne peut pas attribuer au Logos lui-même la figure de Jésus de Nazareth ». Les formules de Nicée-Constantinople et de Chalcédoine, que Tillich juge indissociables, font dériver la christo-logie en jésus-logie et poussent à faire de l’homme Jésus une idole. On passe très facilement du dogme trinitaire à une christologie superstitieuse [13].

4. La quatrième insuffisance concerne l’Esprit. Si le Père représente Dieu en tant que puissance, si le Fils le représente en tant que sens, l’Esprit signifie l’union de la puissance et du sens. En attribuant à l’Esprit une personnalité propre, en le mettant à égalité avec le Père et le fils, comme troisième instance trinitaire, on en fait une abstraction et on lui enlève tout contenu concret. D’où l’éclipse de l’Esprit dans le christianisme occidental. Tillich ne l’attribue pas, comme on le fait souvent, à la subordination de l’Esprit au Fils (avec le filioque), mais à sa personnification qui empêche de saisir son lien avec le Père et le Fils.

À première vue, ce bilan paraît très dur. Si le dogme trinitaire ne réussit à bien rendre compte ni du Père ni du Fils ni de l’Esprit ni de leurs relations, qu’en reste-t-il ? En réalité, Tillich adoucit considérablement cette sévérité en soulignant que les conciles ont accompli, malgré ces insuffisances, une œuvre extraordinairement importante, voire essentielle. Ils ont discerné, dénoncé et écarté des déformations et des déviations qui menaçaient gravement la foi chrétienne ; ils l’ont préservée ; on pourrait dire qu’ils l’on sauvée. Ainsi, l’arianisme, en faisant de Jésus un personnage céleste parmi d’autres et non pas l’intervention décisive de Dieu, lui enlevait son caractère unique et ouvrait la voie à un retour au paganisme. Le dogme trinitaire a éliminé ce danger et quelques autres. Les refus qu’il exprime constituent « ce qu’il y a de vrai et de grand dans le concile de Nicée ». Il a repoussé de solutions catastrophiques sans arriver à en fournir une qui soit vraiment satisfaisante. Il a fermé des voies qui auraient égaré; par contre, il n’en a pas su en ouvrir une bonne. Il faut attribuer cet échec partiel non pas à des défaillances humaines mais aux outils conceptuels dont ils disposaient. En résumé, Tillich évalue plutôt négativement la partie positive des définitions trinitaires et juge positivement leur partie négative.

L’utilisation du dogme

Après l’intention du dogme trinitaire, puis sa concrétisation dans des formules doctrinales, examinons son fonctionnement dans l’histoire de la théologie et de l’Église.

Au fil des siècles, se produit une double évolution. D’une part, le dogme a triomphé et s’est très largement imposé. On y a vu en élément essentiel et obligatoire de la foi chrétienne. Les autorités ecclésiastiques se sont employées à le préserver de toute contestation, révision ou évolution. D’autre part, petit à petit, on a oublié l’expérience et la réflexion qui l’on fait naître ; on n’a plus perçu les visées qui lui donnent sens. De ce fait, on a tenu pour fondamentale non pas l’intention du dogme, mais son énonciation, ce qui a entraîné trois conséquences que Tillich juge fâcheuses, voire néfastes.

1. Premièrement, dans ces conditions, le dogme n’aide plus à comprendre et à vivre la foi chrétienne. En quelque sorte, sa victoire l’a vidé de son sens ; elle a tué sa vérité et sa raison d’être. « Il est devenu, écrit Tillich, exactement le contraire de ce qu’il était censé être à l’origine. Il avait été conçu pour permettre de comprendre que Jésus puisse être le Christ ». On en a fait « un mystère sacré […] déposé pour ainsi dire sur l’autel et adoré », inscrit « dans les icônes […] dans les formules liturgiques et dans les hymnes […] En revanche, il a perdu le pouvoir de faire comprendre qui est le Dieu vivant ». Il n’exprime plus une recherche et une expérience authentiques ; on l’a transformé en une formule magique que l’on répète telle quelle sans en percevoir le sens ni la pertinence [14].

2. Deuxièmement, les définitions de Nicée-Constantinople et de Chalcédoine soulèvent, nous l’avons vu, de gros problèmes. Elles ne sont pas entièrement cohérentes et satisfaisantes. Ce qu’elles disent ne rend pas bien compte de ce qu’elles veulent dire. À partir du moment où elle se réfère aux textes des conciles plus qu’à leurs visées, où elle porte une grande attention à la littéralité de définitions aux dépens de leur intentionnalité, la théologie chrétienne prend forcément un visage absurde et irrationnel. Faute de pouvoir expliquer, elle fait appel au mystérieux et à l’incompréhensible. Le dogme trinitaire a contribué à la formation d’un supranaturalisme autoritaire qui se méfie du travail de l’intelligence et qui voit dans les questions critiques des contestations impies [15].

3. Troisièmement, les définitions conciliaires dépendent étroitement de leur contexte culturel. On peut difficilement séparer ces textes situés et datés du milieu où ils sont nés. La visée du dogme dépasse les circonstances historiques, mais pas sa formulation. J’ai signalé que contre Harnack, Tillich soutient que les Conciles ont eu raison d’helléniser le christianisme parce qu’on doit toujours s’efforcer d’annoncer l’Évangile dans le langage de son époque. Cette même raison le conduit logiquement à affirmer, contre les conservateurs, qu’on ne doit pas reprendre et répéter les mêmes formules dans une situation culturelle qui a changé. « Il est aussi faux, écrit-il, de rejeter une théologie parce qu’elle utilise de telles catégories que de vouloir obliger la théologie postérieure à utiliser les même catégories ». Quand elle s’en tient aux énoncés de Nicée Constantinople et de Chalcédoine, l’Église ne remplit pas sa mission.

En devenant loi d’Église et en définissant une orthodoxie théologique, la doctrine trinitaire a favorisé un foi superstitieuse, obscurantiste et mal adaptée. Les sociniens et les unitariens l’ont bien vu ; par contre ils ont méconnu les raisons et les racines religieuses du dogme [16]. La seule voie féconde consiste ni en maintenir la lettre ni à l’abandonner purement et simplement, mais à reprendre sa visée dans le contexte actuel et à en proposer une nouvelle formulation. « Il faut, déclare Tillich, que la théologie protestante s’efforce de trouver des formules nouvelles par lesquelles la substance […] du passé puisse être exprimé ». En ce sens, il réclame « une révision radicale de la doctrine trinitaire ». « Elle ne peut être ni rejetée ni acceptée dans sa forme traditionnelle. On doit la maintenir ouverte pour qu’elle puisse remplir sa fonction originelle : exprimer par un large symbolisme l’auto-manifestation de la Vie divine à l’homme »[17].

La Trinité dans la théologie de Tillich

Nous venons de voir le jugement, complexe et contrasté, que Tillich porte sur le dogme trinitaire dans sa formulation classique. Interrogeons-nous maintenant sur ce que représente la Trinité dans sa théologie propre.

La place de la Trinité dans l’œuvre de Tillich

Tillich le signale lui-même [18], le thème de la Trinité tient peu de place dans la Systematic Theology. Sur presque 900 pages, il en occupe cinq dans le volume 1 (deuxième partie), onze dans le volume 2 (troisième partie) qui portent plus sur Chalcédoine que sur Nicée-Constantinople, et également onze dans le volume 3 (quatrième partie). De plus les deux derniers passages mentionnés se présentent comme des parenthèses dans le développement de la pensée. Ils ne font pas partie de l’exposé proprement dit ; ils constituent un excursus ou appendice où Tillich explique que si sa christologie et sa pneumatologie ne reprennent pas les catégories et les formules classiques, elles répondent cependant aux mêmes intentions que celles qui ont conduit à l’élaboration du dogme aux 4ème et 5ème siècles. Nous avons affaire à des notes annexes qui ne sont pas strictement indispensables à la compréhension de la pensée de Tillich, mais qui la situent par rapport à la tradition.

L’importance que revêt un thème pour un auteur ne se mesure pas seulement par le décompte de pages qui en traitent directement. On a prétendu que le découpage en trois volumes de la Systematic Theology reflète une structure trinitaire de pensée. Je n’en suis pas convaincu ; tout ce qui est ternaire n’est pas ipso facto trinitaire et il semble bien que les trois volumes soient dus beaucoup plus à des raisons éditoriales qu’à une logique profonde. Je n’ignore pas qu’on rencontre dans les écrits de Tillich des allusions certes très brèves, mais relativement nombreuses et plutôt positives à la Trinité. Il n’en demeure pas moins que sa marginalité dans la Systematic Theology me paraît significative.

On en trouve, je crois l’explication dans des propos consacrés à Schleiermacher[19]. Tillich y reproche à Barth d’avoir commencé sa Dogmatique par la Trinité en la posant comme l’a priori qui commande toute la réflexion postérieure. Par contre, il approuve Schleiermacher qui, dans Der christliche Glaube, en parle en fin de parcours ; il termine l’exposé systématique de sa théologie par la Trinité. Elle ne constitue pas la clef qui ouvre la compréhension de l’ensemble de la foi chrétienne ; il faut, à l’inverse, chercher dans l’ensemble de la foi chrétienne des clefs qui lui donnent sens et qui permettent de la comprendre. Elle n’a pas sa place dans les principes, elle fait partie des conséquences. Dieu n’est pas vivant et sauveur parce que trinitaire ; c’est l’expérience du Dieu vivant et sauveur qu’on veut exprimer en parlant de Trinité ; séparée de cette expérience première, cette doctrine perd sa vérité. De même, je ne crois pas qu’il soit juste de dire que Tillich développe une interprétation trinitaire de la vie ; il me semble qu’au contraire, le rythme et la structure de vie se traduisent dans des affirmations trinitaires.

Dans la théologie de Tillich, la Trinité ne joue pas un rôle déterminant ; elle y représente un élément déterminé.

La nature des affirmations trinitaires.

Classiquement, on oppose une interprétation économique et une interprétation ontologique de la Trinité. Selon l’interprétation économique, le dogme exprime l’expérience que nous avons de Dieu, la manière dont il nous rencontre et nous atteint, ce qu’il représente pour nous. Selon l’interprétation ontologique, le dogme décrit l’être ou l’essence de Dieu et dit ce qu’il est en lui-même et pour lui-même. Dans le premier cas, la validité du dogme tient à son fonctionnement existentiel ; dans le second cas, elle réside dans sa conformité avec la réalité divine.

Selon Gustav Weigel, Tillich adopte la première interprétation. Il voit dans la Trinité non pas « un énoncé métaphysique concernant Dieu, mais seulement un énoncé phénoménologique sur la préoccupation ultime de l’homme »[20]. Ce qu’écrit Gustav Weigel s’appliquerait parfaitement à la position de Schleiermacher telle que la présente Tillich.

« En disciple de Calvin, Schleiermacher affirmait qu’on ne peut rien dire sur l’essentia Dei, sur Dieu en sa véritable essence. Nous ne pouvons dire quelque chose que sur la base de sa relation avec nous […] Ce qui a des implications pour la doctrine de la Trinité. Une doctrine qui poserait une Trinité objective comme un objet transcendant est impossible. La doctrine de la Trinité est la meilleure expression de la relation de l’homme avec Dieu. Chaque persona [...] représente une modalité particulière de la relation de Dieu à l’homme et au monde. » [21]

Pour ma part, je ne pense pas que Tillich se rallie purement et simplement à la position qu’il attribue ici à Schleiermacher. Tout en affirmant sa dette et sa dépendance à son égard, il lui reproche d’évacuer la dimension ontologique des affirmations christologiques et théologiques.

Je reviens sur la phrase de Tillich que j’ai citée au début et que je trouve très significative : les trois aspects de Dieu que distingue le dogme trinitaire « sont les reflets de quelque chose qui est réel dans la nature du divin pour l’expérience religieuse » ( reflections of something real in the nature of the divine for religious experience )[22]. Chaque terme doit en être soigneusement pesé. Tillich n’écrit pas que la doctrine trinitaire est une description ou une définition, mais qu’elle est un reflet. Elle n’est pas un reflet de la nature ou de l’être de Dieu, mais de « quelque chose qui est réel dans la nature du divin ». Il ajoute que ce quelque chose est réel « pour l’expérience religieuse ». Dans la phrase suivante, il précise que la Trinité n’est pas seulement d’ordre subjectif (même si elle l’est en partie) ; elle a un fondamentum in re. Il me semble qu’ici les interprétations économiques et ontologiques se combinent, se complètent et aussi se relativisent et se corrigent l’une l’autre.

Pour éclairer le statut que Tillich attribue au dogme trinitaire, comme à toute doctrine, je vais me servir d’une image que j’emprunte à John A.T. Robinson. Dans son livre Exploration into God [23], il compare le travail du théologien à celui d’un cartographe. Toute carte présente deux caractéristiques.

D’abord, elle figure une région ou un pays, mais elle le fait au prix d’une distorsion. En effet, elle représente un globe ou une portion de globe sur une surface plane ce qui entraine une déformation. Son exactitude reste partielle et limitée. Si elle reflète bien quelque chose qui est réel dans la nature, elle n’en donne pas une représentation parfaite. Il en va de même pour toute doctrine : elle reflète la réalité divine avec un coefficient d’approximation et d’erreur qu’on ne peut pas éliminer.

Ensuite, on dresse une carte dans un but précis en vue d’un usage déterminé. Selon qu’on prépare un voyage en voiture, qu’on étudie l’économie d’un pays, qu’on s’intéresse à sa géologie ou que l’on se préoccupe de sa défense militaire, on se servira de cartes différentes. Elles se réfèrent toutes à la même réalité en la figurant chaque fois autrement. Elles répondent à des visées et des situations diverses. Une carte a une valeur opératoire ; elles fonctionne bien pour certaines choses, moins bien ou pas du tout pour d’autres. De même, une doctrine a une valeur opératoire relative ; elle rend des services dans un contexte donné et ne conviendra pas ailleurs. Croire en une orthodoxie, autrement dit, à un dogme valable en tout temps, en tout lieu et pour tout homme revient à s’illusionner sur la portée des propos que l’on tient et à les rendre faux en les coupant de la situation dans laquelle ils ont une validité.

Le dogme trinitaire s’évalue, par conséquent selon deux critères.

Le premier est celui de son adéquation au réel (étant bien entendu que cette adéquation n’est jamais parfaite) ; il se situe dans la ligne d’une interprétation ontologique. Selon Tillich, la doctrine de la Trinité exprime bien la vie et le dynamisme de Dieu. Par contre, elle rend mal compte de la dialectique de l’unité et de la pluralité, ainsi que du statut des trois « personnes ».

La valeur opératoire constitue le second critère ; il se situe dans la perspective d’une interprétation économique. Tillich estime que si le dogme trinitaire a évité une dénaturation grave du message chrétien, en revanche il a étouffé une réflexion vivante, favorisé une spéculation artificielle, suscité un autoritarisme ecclésiastique et une fermeture doctrinale. De plus souvent, il empêche de comprendre cela même qu’il veut expliquer.

Ces deux critères nous acheminent vers la même évaluation : avec le dogme trinitaire, nous disposons d’une carte qui a rendu et peut continuer à rendre d’incontestables services, mais qui est médiocre et insuffisante. Elle a détourné de mauvais chemins, sans en indiquer un qui soit bon.

Dans le protestantisme, une querelle oppose les libéraux et les orthodoxes [24]. Les premiers trouvent la Trinité absurde et non biblique ; ils voudraient l’éliminer. Les seconds la jugent fondamentale et considère qu’on sort de la foi chrétienne quand on s’en écarte. Aux libéraux, Tillich accorde que leurs objections sont justifiées, mais leur fait remarquer que le dogme tente de dire quelque chose d’essentiel ; il comporte un enjeu décisif, aussi aurait-on tort de l’abandonner purement et simplement. Aux orthodoxes, Tillich fait remarquer que le dogme exprime mal ce qu’il veut dire ; sa formulation est plutôt mauvaise ; on ne peut pas le maintenir tel quel sans de graves inconvénients. La théologie, telle que Tillich la comprend et la pratique, conjugue tradition et novation. Elle appelle à des réinterprétations qui transforment, sans les renier, les énoncés classiques.

André Gounelle



Abréviations utilisées en note : ST : Systematic Theology, Chicago, The University Press of Chicago, 3 volumes, 1951, 1957, 1963 (la traduction française en cinq volumes indique la pagination de l’édition américaine) – MW : MainWorks – Hauptwerke, Berlin, New-York, 6 vol. 1979-1998 -HCT : A History of Christian Thought, Simon & Schuster, New-York, 1968.

[1] ST, 2, p. 146. ST, 3, p. 286.

[2] ST, 3, p. 283.

[3] ST, 3, p. 283-284

[4] ST 1, p. 228. Sur l’ensemble de ce paragraphe, voir ST, 1, p. 221, 227-229. ST, 3, p. 283-284, 287.

[5] Love, Power and Justice , in MW 3, p. 631-632. Cf. ST, 1, p. 282.

[6] ST, 1, p. 228. ST, 2, p. 143-144. « Being and Love « (1952) publié in Will Herberg, Four Existentialit Theologians, Westport, Greenwood Press, 1958, p. 334-335. HCT, p.42-43, p. 408.

[7] ST, 3, p. 283.

[8] ST, 2, p. 144. HCT, p. 41, 70-71.

[9] HCT, p. 408. ST, 1, p. 250 nuance en distinguant d’une part les présuppositions et les principes trinitaires (pré-christologiques) et d’autre part le dogme proprement dit dont l’examen doit commencer par la christologie (cf. ST, 1, p. 286).

[10] ST, 2, p. 141-150. ST,3, 286-287. HCT, p. 516-518.

[11] ST, 1, p. 56, 228. ST, 3, p. 284-285, 289. HCT, p. 77-79.

[12] HCT, p. 78-79

[13] ST, 1, p. 22-230. ST 2, p. 143-144. ST 3, p. 290. Cf. A. Gounelle, Le Christ et Jésus, Trois christologie américaines, Tillich, Cobb, Altizer, Desclée, 1990, p. p. 74-81

[14] HCT, p. 79. ST, 3, p. 291

[15] HCT, p. 79. ST 3, p. 291 (cf. p. 285)

[16] ST,3, p. 291.

[17] ST, 3, p. 294.

[18] ST, 3, p.5.

[19] HCT, p. 407-408.ST, 3, p. 285.

[20] Paul Tillich in the Catholic Thought, Chicago, The Priory Press, 1964, p. 8.

[21] HCT, p. 407-408.

[22] ST, 3, p. 283 ; je laisse tomber le dernier membre de la phrase « and for the theological tradition » qui a moins d’importance pour mon propos.

[23] SCM Press, 1967.

[24] ST, 2, p. 145-146.

 

 

 

André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot