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Le regard de Tillich sur lui-même

Les autobiographies de Tillich

Durant la période américaine de sa vie*, Paul Tillich a écrit plusieurs textes autobiographiques, toujours en réponse à des demandes d'éditeurs ou de journalistes. Il n'a pas pris l'initiative de se présenter, mais il l'a fait volontiers, semble-t-il, quand on l'en a sollicité. Dans ces autobiographies, Tillich parle de l'histoire de ses idées plus que de celle de sa vie. Il n'évoque les événements qu'il a vécus que pour indiquer comment ils ont marqué et orienté sa réflexion. Il ne s'agit pas tellement pour lui de se raconter ou de faire des confidences que d'éclairer et d'aider à mieux comprendre sa pensée.

Trois de ces textes autobiographiques sont bien connus et souvent cités. Ils ont en commun d'avoir été rédigés pour introduire par une présentation personnelle des recueils d'articles dont Tillich est l'auteur ou qui portent sur sa pensée. Le plus long est également le premier; il paraît en 1936, en tête du recueil The Interpretation of History, et a été traduit en français par Jean-Marc Saint aux éditions Planète sous le titre Aux Confins (1971). En deuxième lieu, le recueil intitulé The Protestant Era (1947) s'ouvre par une "Introduction de l'auteur" qui comporte de nombreux éléments autobiographiques, même s'il ne s'agit pas, à proprement parler, d'une autobiographie. On en trouve une traduction française dans Substance catholique et principe protestant (Cerf, Labor et Fides, P.U.L., 1996). Le troisième texte, écrit en 1952 pour l'ouvrage collectif dirigé par de Ch. W. Kegley et Robert Bretall, The Theology of Paul Tillich, s'intitule "Réflexions autobiographiques"; les éditions Aubier en ont publié une traduction française, due à Fernand Chapey, conjointement avec Le Christianisme et les Religions (1968).

Il existe deux autres petits articles autobiographiques moins connus et utilisés, dont la traduction française a paru dans le recueil d'articles intitulé Dieu au dessus de Dieu (1997)*. Le premier n'a pas été repris dans les grandes éditions de Tillich, et le second a été retenu seulement dans un petit recueil américain, ce qui fait qu'on ne leur a pas accordé l'attention qu'ils méritent. Ils ont été écrits pour The Christian Century, un journal religieux d'une audience certaine qui a publié pendant longtemps une série très appréciée de ses lecteurs intitulée : "Comment ma pensée (my mind) a-t-elle changé depuis dix ans?". On demandait à des responsables d'Église, à des pasteurs, des laïcs et des théologiens, de dresser un bilan de leurs découvertes, de leurs transformations et évolutions durant une période récente et limitée. À deux reprises, Tillich s'est exprimé dans le cadre de cette série en 1949 et en 1960. Ce sont ces deux articles, qui suivent les autobiographies de 1936 et 1947, qui encadrent celle de 1952 que le présent article va présenter et analyser. Après deux constats préliminaires, il relèvera trois éléments significatifs : les changements culturels, les orientations théologiques, et les attitudes politiques.

Deux constats préliminaires

1. Dans les deux cas, Tillich ne s'en tient pas à la période de dix ans annoncée par le titre de la série. Le premier article l'élargit et porte sur les seize années qui se sont écoulées depuis 1933, date où il quitte l'Allemagne et s'installe aux États-Unis, tandis que le second article porte en fait, pour l'essentiel, sur une durée de cinq ans, celle qui commence avec son départ pour cause de retraite d'Union Seminary et sa nomination comme professeur d'Université, jouissant d'un statut spécial, à Harvard. N'étant plus soumis aux contraintes d'un enseignement régulier ou ordinaire, il a plus de temps pour des conférences ou des communications. Au lieu de s'arrêter sur les tranches artificielles de dix ans indiquées par la rédaction du journal, dans ses articles, Tillich prend en compte les étapes réelles de sa vie qui correspondent à des changements dans son existence concrète. Il signale, d'ailleurs, que la pensée ne relève pas seulement de la conceptualisation abstraite, que le vécu y joue un rôle important et lui apporte "la saveur de l'expérience réelle" (p. 26). Du coup, les découpages qu'il opère devraient être pris en compte pour tout essai biographique. Tillich indique lui-même où se situent les tournants qu'il juge importants, ce qui incite à distinguer, dans la période américaine de sa vie deux temps successifs, 1955 marquant le passage de l'un à l'autre.

2. Les deux articles commencent de manière similaire, presque identique par l'affirmation que sa pensée n'a pas connu d'évolution "spectaculaire" (le mot revient à quatre reprises dans les deux textes) pendant la décennie qui précède. Tillich se dit arrivé à un âge, soixante ou soixante quatorze ans, où l'on ne change plus guère. Les modifications qui se produisent, pour être réelles, n'en demeurent pas moins mineures. Il parle d'un "lent développement de ses convictions dans le sens d'une plus grande clarté et d'une plus grande certitude" (p.24) et ajoute que s'en tenir à ce qui est décisif et durable a plus d'importance que de changer.

Or, paradoxalement, dans les deux cas, le contenu de l'article dément cette entrée en matière et donne, au contraire, l'impression au lecteur qu'il y a eu des transformations importantes durant la période analysée, qu'elle a apporté beaucoup de nouveau. Dans le premier cas, la nouveauté vient de l'installation de Tillich aux États-Unis. Il a dû faire l'apprentissage de la vie américaine et s'adapter à ses "manières d'être et de penser" (p.18). Pour le second article, la nouveauté vient de son voyage au Japon, de sa rencontre avec l'Extrême Orient et de la découverte fascinante d'une culture non occidentale.

Le fait que ces articles à la fois affirment une permanence et décrivent une transformation mérite qu'on le souligne. L'œuvre de Tillich se caractérise par une très grande continuité, depuis la conférence de 1919 sur une théologie de la culture et la Dogmatik de 1925, jusqu'à la Systematic et sa dernière conférence sur "L'importance de l'histoire des religions pour la théologie systématique" et, en même temps, elle connaît une constante évolution. Tillich reste le même, tout en avançant et en se corrigeant.

Les changements culturels

Les deux articles signalent un élargissement culturel de l'horizon de Tillich, qui le fait sortir le premier du provincialisme européen*, le second du "provincialisme occidental"* (p.26).

En ce qui concerne l'impact de son installation aux États-Unis, l'article de 1949 ne s'étend guère. Tillich en dira beaucoup plus dans les Réflexions autobiographiques de 1952. L'article de The Christian Century insiste seulement sur le changement considérable qu'a entraîné son exil dans sa manière de s'exprimer. "La langue anglaise, écrit-il, a opéré sur moi ce que mes amis allemands et mes anciens étudiants ont considéré comme un miracle : elle m'a rendu compréhensible" (p.19). L'anglais, précise-t-il, lui a apporté le souci du concret contre un goût prononcé pour l'abstraction, l'a conduit à chercher la précision et de clarté contre le vague et les ambiguïtés de la langue philosophique allemande, influencée par la mystique du Moyen Age. L'anglais l'a poussé à la sobriété contre de longs développements, et l'a incité à employer des verbes plutôt que d'accumuler des substantifs. On peut d'ailleurs se demander si le changement de langue a vraiment eu l'impact que signale Tillich et, s'il ne se fait pas, sur ce point, quelques illusions.

En ce qui concerne son séjour au Japon, pourtant assez bref, il a duré trois mois, Tillich souligne que son importance ne tient pas à ce qu'il aurait changé ses orientations théoriques ou lui aurait ouvert la connaissance d'une autre partie du monde. Ce voyage a eu surtout un impact existentiel en le faisant participer à une culture différente, en la rendant pour lui concrète et vivante. "Cette expérience, écrit-il, n'a rien ajouté de nouveau en termes de connaissances à celles que l'on peut obtenir grâce à des livres et à des discussions. Mais elle était nouvelle en termes de rencontre existentielle et de communion avec des personnes ayant des attitudes non occidentales" (p.26). Ces rencontres l'ont aidé, dit-il, "à prendre pleinement conscience de réflexions présentes en moi depuis longtemps" (formule qui associe la continuité et la novation).

Dans le second article, Tillich souligne un autre changement culturel, moins important mais tout de même notable, celui qu'ont entraîné son départ de New-York, et sa nomination à Harvard. À Union Seminary, ses cours s'adressaient à des étudiants en théologie, se destinant pour la plupart au ministère pastoral au service d'une Église protestante. Au contraire à Harvard, il a affaire à des étudiants de toutes disciplines. En même temps, il donne, plus qu'auparavant, des conférences dans des endroits et à des publics divers. Cette expérience d'un enseignement à la frontière qui fait sortir la théologie de son isolement et de son confinement, qui la met en un contact étroit avec la culture représente pour lui, dit-il, "une sorte d'exaucement à l'une des principales orientations du travail de toute sa vie" (p.34).

De tous les textes autobiographiques de Tillich, ce second article est, de beaucoup, celui qui se réfère le moins à l'Europe, même si elle n'en est pas totalement absente.

Les orientations théologiques

Tillich note qu'à son arrivée aux États-Unis, on l'a considéré comme un néo-orthodoxe supranaturaliste ce qui, affirme-t-il, était une erreur qu'expliquent son vocabulaire et certains des thèmes qu'il a développés. En fait, son but était et reste d'allier la puissance religieuse de la théologie néo-orthodoxe au devoir de s'adresser à l'esprit contemporain. Il cherche une voie "médiane" (p.23). Dans cette perspective, il met au point la méthode de corrélation entre les questions existentielles et les réponses théologiques. Il date donc, ici, clairement l'élaboration de cette méthode de la période américaine. Elle implique un aller retour entre questions et réponses dont Tillich suggère la complexité en écrivant: "Bien sûr, il faut réinterpréter les réponses à la lumière des questions, tout comme il faut formuler les questions à la lumière des réponses" (p. 23). Cette méthode devrait permettre d'éviter les deux erreurs contraires : celle du supranaturalisme qui fait du message chrétien un bloc qui nous tombe dessus du dehors et d'en haut; celle du naturalisme qui fait tout découler de la nature humaine. S'il entend éviter aussi bien le fondamentalisme que le libéralisme, la balance entre les deux ne paraît pas égale, puisque contre le fondamentalisme et avec le libéralisme, Tillich souligne avec beaucoup d'insistance et de conviction le droit et le devoir de cultiver, sans aucune entrave externe ni restriction interne, la critique philologique et historique de la Bible.

Si les grandes lignes et les principales orientations restent identiques, Tillich signale aussi trois grands changements, les deux premiers dus à sa découverte de l'Amérique, le troisième à son voyage au Japon.

1. Premièrement, il souligne l'intérêt des américains pour l'éthique sociale et individuelle, qu'ils développent plus que les européens; il ajoute que son engagement dans le socialisme religieux l'y avait préparé. Toutefois, l'importance, dans cette réflexion, qu'avait avant la guerre la question du pacifisme l'a "surpris et inquiété". Il faut probablement comprendre que Tillich la jugeait mal venue au moment de la montée du nazisme et que les problèmes socio-économiques (l'aliénation de l'être humain par la société capitaliste) lui paraissaient plus urgents*. Toutefois, dans l'article de 1949, Tillich laisse entendre que, depuis, il a pris conscience qu'il s'agit d'un problème central*. En tout cas, il estime que dans le domaine de l'éthique sociale, les États-Unis ont pris une grande avance sur l'Europe et ont beaucoup de choses à lui apprendre, alors qu'au contraire l'Europe a plus développé "la théologie historique et systématique" (cette appréciation date de cinquante ans, et ne vaut pas forcément pour aujourd'hui).

2. Deuxièmement, Tillich souligne l'importance croissante sur sa pensée de l'existentialisme (dont il cite comme représentants Heidegger, Jaspers et Sartre). Là aussi, il y avait été préparé par le dernier Schelling, par Kierkegaard lu quand il était étudiant, par Nietzsche qu'il déclare avoir intensément vénéré pendant la guerre et par le jeune Marx. Tillich estime que l'existentialisme perçoit très bien que l'homme a une "liberté finie", et qu'il décrit avec perspicacité l'angoisse humaine, liée à une condition "périlleuse, ambiguë et tragique". À l'existentialisme, Tillich associe la psychologie des profondeurs qui va dans le même sens et qui en est proche. Il laisse entendre qu'il l'a découverte pendant la seconde guerre mondiale et indique qu'elle développe une compréhension pénétrante et pertinente de l'homme aux conséquences ontologiques, sociologiques et théologiques considérables. La mise au point de la méthode de corrélation doit beaucoup à l'action conjuguée de l'existentialisme et de la psychologie des profondeurs. Tillich souligne, cependant, qu'il n'a "jamais été existentialiste dans le sens où Kierkegaard et Heidegger le sont" (p. 33). L'existentialisme pur représente, d'ailleurs, à ses yeux, une impossibilité, car "il vit à partir de son contraire"; il n'existe que par ce qu'il nie. Il exprime une révolte et un refus qui présupposent l'essentialisme. Aussi, dans le troisième volume de la Théologie systématique, sans oublier "le caractère aliéné, fragmentaire et ambigu" de la vie et de l'esprit, Tillich, dans une ligne essentialiste, s'efforce d'en dégager les structures et processus.

3. Troisièmement, le Japon a confirmé et augmenté son intérêt pour une théologie des religions fondée sur l'affirmation que le Logos se révèle partout, et pas seulement dans l'histoire biblique. On ne peut pas rejeter purement et simplement les religions non chrétiennes en les déclarant mauvaises. Il y a, en elles, des "automanifestations du Logos" (p. 30). Le penseur chrétien n'a pas à disqualifier les autres et à établir sa propre vérité. Son problème consiste plutôt à dégager les critères auxquels on doit soumettre toutes les religions, y compris la sienne. Tillich discerne deux critères : d'abord, une foi qui transcende tous ses symboles, qui ne les pervertit donc pas en idoles; ensuite, un amour qui reçoit l'autre sans condition (p. 27). Le premier critère s'inscrit dans la ligne du "soli Deo gloria", et de l'affirmation très forte dans le courant réformé que l'on ne doit pas diviniser ce qui témoigne de Dieu. Le second est de facture plutôt luthérienne et fait écho à la justification gratuite.

Cette démarche de Tillich ne manque pas d'actualité. On peut classer les attitudes chrétiennes devant les autres religions en quatre grandes catégories. D'abord, les exclusivismes pour qui l'évangile a le monopole de la vérité et qui déclarent fausses et démoniaques toutes les religions non chrétiennes; ils affirment, comme l'écrit Tillich, qui juge cette position intenable, qu'il y a "d'un côté la seule vraie religion, et de l'autre les nombreuses fausses religions" (p. 27). Ensuite, les inclusivismes qui pensent que l'évangile comprend toutes les valeurs religieuses positives qu'on trouve ailleurs et que le christianisme a pour vocation de les inclure, de les englober, de les absorber (ce qui correspond au thème du "chrétien anonyme" développé par Rahner). En troisième lieu, les relativismes pour qui toutes les religions ont une valeur à peu près équivalente et qui préconisent soit les juxtaposer, soit les mélanger (cf. p. 28) pour former une religion universelle. Et, enfin, les pluralismes avec normes, qui admettent une multiplicité de révélations et d'expériences spirituelles, tout en cherchant un critère ou une norme qui s'appliquerait à toutes. Tillich fait partie de ceux qui ont exploré cette quatrième voie. Il n'est pas le seul, on peut mentionner avant lui, par exemple, Schweitzer de manière cependant moins systématique, et surtout Troeltsch, mais ce dernier ne trouve pas de normes qui le satisfassent vraiment. Dans la perspective d'un pluralisme avec normes, la vocation du christianisme ne consiste pas à éliminer les autres religions, en les anéantissant ou en les absorbant, ni à s'ajouter ou à se mélanger à elles, mais à être pour elles, comme pour lui-même, le témoin ou le "porteur d'un jugement et d'une promesse" (p. 28) qui s'adressent à toutes les religions, y compris à lui-même.

Selon le premier des deux critères dégagés par Tillich, la transcendance qui s'exprime à travers une religion la dépasse toujours. Dans le cas du christianisme, cela implique de remplacer une théologie centrée sur Jésus par une théologie centrée sur le Christ (p. 28)*, ainsi que la nécessité de démythologiser, au sens de délittéraliser et de désobjectiver, les symboles chrétiens, si on veut non seulement qu'ils aient de l'impact sur les autres, mais aussi qu'ils gardent leur puissance spirituelle dans les cultures chrétiennes, tentées de les abandonner pour des succédanés occidentaux et abâtardis du Zen qui en donnent "une version esthétisée et édulcorée".

Le second critère pose plus de problème. Avec beaucoup de finesse, Tillich souligne la différence entre la compassion bouddhiste et l'agapé chrétienne. La compassion repose sur une philosophie de l'identité substantielle qui refuse qu'il y ait une spécificité irréductible de l'individu et qui n'admet pas de différences fondamentales entre les êtres. Cette philosophie, en posant une parenté fondamentale de tout ce qui existe, favorise une meilleure relation avec la nature. L'agapé implique, au contraire, la reconnaissance de l'autre dans son altérité et sa différence, avec insistance sur les droits individuels et le respect de la personne. Elle se fonde non pas sur l'identité avec le semblable mais sur la participation avec le différent. Pour elle, l'histoire et le social l'emportent sur la nature. L'être humain, coupé et séparé d'avec la nature, domine et asservit cette dernière par la maîtrise technique. Là aussi, il faut rappeler que ces jugements datent de presque quarante ans et que, aujourd'hui, dans le domaine de la technologie l'Orient a largement rejoint, et parfois dépassé l'Occident. Tillich perçoit d'ailleurs cette évolution. Une visite à l'exposition universelle de Bruxelles, en 1958 ou 1959, l'a rendu sensible à la mutation technologique que subissent les pays d'Afrique et d'Asie. Il note que le Japon est en train de perdre "un certain sens de la vie" (p. 30), et que les "outils et gadgets" produits pas l'industrialisation envahissent toutes les nations. Sur le fond, Tillich se dit convaincu de la supériorité de la participation (p. 24), tout en se demandant si on ne peut pas y inclure une expérience positive de la nature.

Les attitudes politiques

C'est peut-être dans le domaine de la politique que ces deux articles apportent le plus d'éléments importants. On a souvent mis en contraste la période allemande de la vie de Tillich, marquée par un engagement intense, avec la période américaine caractérisée par un retrait et une distanciation. On a estimé qu'il passait d'une dominante socialiste religieuse avant 1933 à une dominante existentialiste après 1945. Les références à l'art et les analyses esthétiques se substitueraient chez lui à l'intérêt pour la situation socio-politique et à une réflexion qui lui accorde une importance déterminante.

Aux yeux de Tillich, de telles appréciations comportent une part de vérité, sans être totalement justifiées. Elles ne rendent compte que d'un aspect des chose et oublient l'autre. Avec la netteté d'un mise au point, il déclare qu'en arrivant aux États-Unis, et après la seconde guerre mondiale il n'a pas changé de priorités ni d'orientations. Il a continué de traiter des problèmes de société et à agir politiquement (il le souligne également dans les Réflexions autobiographiques de 1952*). D'ailleurs il juge non pertinente l'opposition entre existentialisme et socialisme (p. 31) : le socialisme religieux (comme d'ailleurs les écrits du jeune Marx) contient beaucoup d'éléments existentialistes. On pourrait ajouter que de nombreux existentialistes ont été des hommes de gauche et d'extrême gauche.

Dans les deux articles, il affirme que son intérêt pour la politique n'a pas faibli; il ne renie absolument pas ses orientations. Il réagit vivement dans son autobiographie de 1952* et à nouveau, mais moins fortement, dans le second article de The Christian Century (p.31)contre le titre donné par la rédaction du journal à son premier article : Au delà du socialisme religieux. Ce titre risque de tromper le lecteur et ne correspond nullement à son évolution. Les principes du socialisme religieux gardent pour lui toute leur pertinence et leur vérité.

Néanmoins, Tillich reconnaît un changement qui vient de ce que la situation s'est modifiée. Elle n'est plus du tout la même après la première guerre mondiale et après la seconde. Le tournant que l'on constate dans son œuvre ne résulte pas essentiellement de son passage d'Allemagne à l'Amérique. Il ne traduit pas un rejet ou un amoindrissement de ses convictions antérieures. Il s'explique surtout par le nouveau contexte politique, social et culturel qui se met en place à partir de 1945. Diagnostic que confirment, me semble-t-il, ses écrits dans The Protestant entre 1940 et 1943*, en particulier ses trois textes sur les buts ou les objectifs de la guerre et aussi le programme qu'il rédige et propose pour le groupe qui anime, entoure et soutient The Protestant et enfin son engagement jusqu'à la fin de la guerre dans des mouvements qui voulaient préparer l'Allemagne d'après guerre.

En quoi la situation se modifie-t-elle? La réponse est triple.

Premièrement, sur le plan personnel, Tillich note la difficulté pour un étranger, même naturalisé, de s'engager dans la vie politique américaine (p. 31). Il a beau avoir été antinazi et être devenu citoyen des États-Unis, il se sent mal placé après 1945 pour dire certaines choses. Il éprouve, d'autre part, une certaine difficulté, à comprendre la politique américaine, ses débats et ses enjeux. À quoi, il faut ajouter que le très fort sentiment d'insécurité qu'éprouve Tillich après les événements de 1933* l'a probablement incité à une prudence timorée (accrue par ses démêlés avec le maccarthysme). On peut en voir un signe dans une conférence prononcée aux États-Unis et en Allemagne en 1950 et 1951, dont les deux versions ont été publiées dans Substance catholique et principe protestant. La version allemande s'intitule "Vision protestante, principe protestant, substance catholique et décision socialiste". La version américaine a seulement pour titre "Vision protestante". Tillich y dit à peu près la même chose, mais sans jamais employer le mot "socialiste".

Deuxièmement, de manière plus générale et plus profonde, Tillich explique que dans l'histoire se succèdent des périodes où la liberté l'emporte et d'autres où le destin domine. Durant les premières, on se trouve à des carrefours, à la croisée de plusieurs chemins. Prendre des orientations différentes, faire surgir des nouveautés, changer les choses paraît possible. On a le sentiment que les actions et les engagements comptent beaucoup et ont des conséquences importantes, autrement dit qu'il y a pour chacun une grande créativité possible. À d'autres moments, au contraire, la situation paraît bloquée. On se sent impuissant devant les forces et les déterminismes qui meuvent l'histoire. La fin de la première guerre mondiale a été un temps d'opportunités et d'espérance, dominé par l'attente d'un kairos*. Cet espoir a été brisé deux fois, d'abord, "par la victoire du fascisme, puis par la situation qui a suivi sa défaite militaire" (p.21). La seconde guerre mondiale a figé le monde, fermé bien des portes et imposé aux individus une logique lourde et enfermante. La guerre froide, la division des pays en deux camps antagonistes empêchent des échanges entre l'Est et l'Ouest (alors que Tillich a milité pour que les contacts se maintiennent). Les positions des uns et des autres se durcissent. De petits groupes de pouvoir, dans chacun des deux blocs, verrouillent les décisions. Les principes du socialisme religieux, en dépit de leur pertinence intrinsèque, n'ont guère de chance de s'imposer dans ce contexte. Le monde n'est pas prêt ni mûr pour les adopter. Tillich mentionne aussi son découragement, même s'il ne s'est jamais fait beaucoup d'illusions à cet égard et même si ce n'est pas un facteur déterminant, devant l'abandon ou le non-respect des droits de l'homme dans les pays dit socialistes. "Au lieu d'un kairos créatif, écrit-il, je vois un vide" (p. 21). Nous vivons un temps où l'on ne peut pas faire grand chose, où le déterminisme l'emporte*, ce qui explique ce que Tillich appelle "une diminution de ma participation à des activités politiques", et, du même coup, de sa réflexion politique, car dans ce domaine il estime, dans la ligne du marxisme, qu'il n'y a de pensée sérieuse et authentique que nourrie par des actions et des engagements*. Dans ses Réflexions autobiographiques de 1952, il va dans le même sens : "Après la seconde guerre mondiale, je fus plus sensible aux éléments tragiques qu'aux éléments dynamiques de nos existences historiques et je perdis l'inspiration pour la politique active et le contact avec elle"* .

Troisièmement, Tillich note un changement culturel important. A la fin de la première guerre mondiale, domine la conscience de la nécessité d'un changement socio-politique ; le message chrétien devait prendre en compte cette conscience, se corréler avec elle. L'après seconde guerre mondiale voit se développer quelque chose de tout différent : un sentiment d'insécurité, d'absurdité, de culpabilité et de dégoût que la littérature et l'art existentialistes ont développé. Dans ses tournées de conférences, Tillich dit avoir constaté que pour aborder les questions religieuses et pour y intéresser les gens, il fallait partir de leurs expériences de détresse et de nausée devant leur propre vie et devant le monde. Elles ont favorisé, voire provoqué le retour du religieux. Retour ambigu, positif en ce qui concerne les questions posées, contestable dans les réponses qu'il leur apporte (p.33). Pour exprimer cela autrement que ne l'a fait Tillich, La décision socialiste répond bien aux interrogations et aux recherches des années 30 et Le courage d'être aux inquiétudes et préoccupations des années 50, ce qui ne veut pas dire que Le courage d'être écarte, disqualifie ou contredit La décision socialiste, d'autant plus que les conditions historiques actuelles "ont contribué de manière décisive" (p.33) à la détresse actuelle des personnes. Les deux livres, ou les deux thématiques se complètent plus qu'ils ne s'opposent. Le changement de registre traduit seulement le fait que toute théologie est apologétique, c'est à dire répondante, soucieuse de la "situation spirituelle".

Les petits écrits américains

Je termine par une dernière remarque. Depuis quinze ans, on a beaucoup travaillé sur la période allemande de Tillich, et on a eu raison. Ce travail a beaucoup apporté, et a permis de découvrir bien des aspects de sa pensée. Les écrits d'avant 1933 ont une profondeur et une richesse à certains égards supérieures à ceux qui suivent la seconde guerre mondiale. Aux États-Unis, Tillich a beaucoup vulgarisé sa réflexion antérieure, en la simplifiant et sans indiquer comment il a élaboré ses principaux thèmes et concepts, d'où parfois une impression de facilité et d'arbitraire.

Pourtant, sans le travail d'adaptation et communication de l'époque américaine, la pensée de Tillich aurait eu moins d'impact et présenterait un intérêt moindre. On connaît bien les grandes œuvres publiées aux États-Unis. Le moment me semble venu de se pencher sur les petits articles. Ces écrits considérés comme mineurs sont nombreux, souvent intéressants et éclairants, et peu connus. Il n'est pas toujours facile de se les procurer, parce qu'ils n'ont pas été repris dans les grandes éditions ni dans les divers recueils. Ils constituent une mine, qui n'est pas encore exploitée pour les recherches sur Tillich. Ils contiennent de nombreuses indications utiles et apportent des éclairages utiles pour mieux comprendre ses grandes œuvres théologiques.

André Gounelle
Foi et vie, 1999/1

Notes :

* Démis de son poste de professeur à l'Université de Francfort par les nazis, Tillich émigre aux États-Unis en novembre 1933, à l'âge de 47 ans.

* Paul Tillich, Dieu au dessus de Dieu, "Petite bibliothèque protestante". Les Bergers et les Mages, textes choisis et présentés par A. Gounelle, traduction de M. Hebert et J. Blondel sous la direction de A. Gounelle. Les chiffres entre parenthèses dans notre texte renvoient aux pages de ce recueil.

* L'expression ne se trouve pas dans nos articles; on la rencontre dans Theology of Culture, p. 159.

* p. 26. Cf. "Paulus Writes" in Hannah Tillich, From Place to Place, p. 115. Cf. Systematic Theology, 3, p. 6.

* Cf. son appréciation très dure du pacifisme dans la première autobiographie, The Interpretation of History, p. 71.

* Prise de conscience liée peut-être au développement de l'arme atomique. Cf. un article de 1954, "The Hydrogen Bomb" publié dans le recueil édité par R. Stone,  P. Tillich, Theology of Peace, p. 158.

* Cf. A. Gounelle, Le Christ et Jésus, Desclée.

* p. 51-52.

* "Si le message des prophètes est vrai, il n'y rien au delà du socialisme religieux", p.36.

* Cf. A. Gounelle, "La collaboration de Tillich à The Protestant", Études théologiques et religieuses, 1994/2.

* Ce qu'a souligné sa fille dans une communication donnée en 1990 à Québec.

* Tillich appelle kairos un moment décisif où le "royaume de Dieu" s'approche sans jamais se réaliser pleinement, ce qui se traduit par des avancées politiques, sociales, culturelles et religieuses. La Réforme a été un kairos, et l'évangile représente le grand kairos, celui qui domine, inspire et jauge tous les autres.

* Le jugement est plus nuancé en 1952, où Tillich écrit que dans la situation présente en Allemagne, "la liberté est aussi profondément à l'œuvre que le destin" (Réflexions autobiographiques, p. 51-52).

* p. 33. Dans "Introduction de l'auteur" (Substance catholique et principe protestant, p. 222, cf. p. 231), qui date de 1948, Tillich mentionne au contraire que la situation l'a amené "à une participation à la vie politique plus grande que je ne l'avais prévue". On peut en déduire que la baisse de son engagement politique se situe dans les années 48-49, quand "le rideau de fer" se met en place.

* p. 50.

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot