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Quel est le lien théologique entre judaïsme et christianisme ; Tillich
soutient que les deux religions, en dépit de leurs différences ont une
structure identique et sont donc solidaires. Quelle est la signification du
judaïsme ? Si Heidegger y voit un peuple sans terre et voué du coup à la
déshumanisation, pour Tillich au contraire il appelle à l’être humain à se
libérer des idoles spatiales, et à opter pour le Dieu du temps et de
l’histoire.
Le judaïsme vu par Paul Tillich
Paul Tillich est un des théologiens majeurs du protestantisme du 20 ème siècle. Né en 1886, en Prusse, il fait de brillantes études
en philosophie et en théologie. Après deux ans de ministère pastoral dans
une paroisse ouvrière de la banlieue de Berlin, il part en 1914 comme
aumônier militaire sur le front français (il participe aux batailles de la
Somme et de Verdun). Après la guerre, il enseigne tantôt la philosophie,
tantôt la théologie dans diverses universités allemandes. Il joue un rôle
actif dans le mouvement socialiste religieux qui associe des juifs et des
chrétiens (d’où le terme de « socialisme religieux » et non de «
christianisme social » comme en France). Dans différentes publications [1], il critique durement le
nazisme. Fin janvier 1933, Hitler arrive au pouvoir et début mars le
nouveau gouvernement révoque Tillich. On lui offre alors un poste aux
États-Unis. Tillich y débarque en novembre 1933. Après des débuts
difficiles, il s’acclimate et il prend la nationalité américaine en 1941.
Après la guerre, il enseigne successivement à New-York, à Harvard, puis à
Chicago où il meurt en 1965.
On a publié en traduction française un recueil de ses articles et
conférences sur le judaïsme et ses rapports avec le christianisme [2] : il s’agit de neuf
textes dont la rédaction s’étale sur 20 ans, entre 1938 et 1959. Deux
grands thèmes s’en dégagent: celui de la solidarité du christianisme avec
le judaïsme, et ici il importe de situer Tillich dans l’éventail des
positions protestantes ; deuxièmement, celui de la signification
philosophique et théologique du judaïsme, et il vaut la peine de confronter
Tillich avec Heidegger.
La solidarité du christianisme avec le judaïsme
Comment définir le lien entre christianisme et judaïsme ?
Qu’historiquement, le christianisme soit né au sein du judaïsme palestinien
et hellénistique, qu’il en soit issu et sorti ne fait aucun doute. Mais
comment penser et évaluer théologiquement ce lien ? Plus précisément, les
textes chrétiens de référence, regroupés dans ce que nous appelons le
Nouveau Testament, prolongent-ils les Écritures hébraïques, les
complètent-ils, s’y ajoutent-ils, ou au contraire les supplantent-ils, les
éliminent-ils, les périment-ils ? Les Écritures hébraïques
représentent-elles pour le croyant évangélique un « ancien » Testament,
dépassé et rendu obsolète par le Nouveau, ou sont-elles un « premier »
Testament, toujours actuel et valable, sur lequel le second se construit ?
À cette question, le protestantisme a donné deux réponses différentes,
exposées ici à très grands traits en laissant de côté quantité de nuances
et d’exceptions.
La première domine chez les luthériens. On sait que le vieux Luther a versé
dans un antisémitisme abominable et délirant que la plupart de ceux qui se
réclament de lui ne partagent pas et qu’ils condamnent. Si les luthériens
ne sont pas en général antisémites, on trouve cependant chez beaucoup
d’entre eux ce qu’on a appelé un « antijudaïsme théologique » [3] (à ne pas confondre avec
l’antisémitisme, même s’il y a des porosités entre les deux). Ils
considèrent que l’Ancien Testament et le judaïsme expriment, formulent,
incarnent la loi, telle que Luther la comprend ; elle dit ce qu’il faudrait
faire pour être agréable à Dieu et mériter d’être sauvé. Par contre, le
Nouveau Testament annonce la grâce ; il proclame que le salut vient de ce
que Dieu fait et non de ce que nous faisons ; autrement dit, l’évangile
libère de la loi et l’abolit. Le judaïsme représente un ancien régime, qui
a eu sa raison d’être, mais qui avec la venue du Christ cède la place à un
nouveau régime. Il perd sa fonction et sa pertinence quand apparaît
l’évangile. Il aide, cependant, par contraste, à en faire saisir la
nouveauté. Il reste donc utile, mais il s’agit d’une utilité pédagogique et
provisoire : quand on a bien assimilé l’évangile, quand on se l’est
approprié, on n’en a plus besoin. Ainsi selon Schleiermacher (1768-1834),
qui est pourtant réformé, le christianisme considère comme Écriture sainte
seulement le Nouveau Testament et la prédication chrétienne « ne dépend
originellement et directement que de lui ». Les écrits vétérotestamentaires
n’ont pas, écrit-il de « valeur normative » pour un chrétien [4].
À la fin du 19ème siècle, un grand historien du christianisme
primitif, Adolf von Harnack (1850-1930), que Tillich a côtoyé et entendu à
Berlin, va dans ce sens. Il consacre un beau livre à Marcion, un chrétien
du début du deuxième siècle, qui rejetait l’Ancien Testament et aurait
voulu supprimer de la Bible chrétienne tout ce lui paraissait judaïsant.
Harnack estime que Marcion avait tort en son temps parce qu’écarter
l’Ancien Testament dans les premiers siècles de notre ère aurait empêché de
comprendre et aurait conduit à déformer l’évangile. Mais Harnack se
demande, sans à vrai dire donner de réponse catégorique à cette question,
si aujourd’hui on a encore raison de le maintenir dans l’enseignement et la
prédication de l’Église ; ne serait-il pas préférable de l’oublier ? [5] Un peu plus tard, Rudolf
Bultmann (1884-1976), lui aussi luthérien, qui a été un proche collègue de
Tillich pendant trois ans à Marbourg, écrit que pour un chrétien, «
l’histoire d’Israël n’est plus […] une histoire de révélation ». Il précise
: « pour la foi chrétienne, l’Ancien Testament n’est pas véritablement
parole de Dieu ». […] Une chose est claire : par lui-même, l’Ancien
Testament ne peut pas se légitimer comme révélation pour la foi chrétienne
»[6]. Avec l’événement
eschatologique qu’est la venue du Christ, le judaïsme a perdu son privilège
et est devenu une nation, une culture, une religion comme les autres. «
Jérusalem n’est pas pour nous une ville plus sainte qu’Athènes ou que Rome
». Quand Bultmann s’oppose aux lois antisémites des nazis, il le fait en
rappelant que selon l’apôtre Paul en Christ, il n’y a plus « ni juif ni
grec » et non pas, comme son collègue Karl Barth, à cause de l’alliance qui
fait des juifs le peuple de Dieu [7]. De même, selon Bultmann,
l’État d’Israël, créé après la deuxième guerre mondiale, a les mêmes droits
et les mêmes devoirs, est soumis aux même règles que tous les autres ; les
chrétiens n’ont pas à lui reconnaître un statut religieux ou théologique
qui en ferait pour eux un État à part.
À la question du lien entre judaïsme et christianisme, une deuxième réponse
l’emporte chez les réformés (avec, comme pour la position précédente, des
exceptions[8]). Dans leur
majorité, ils soulignent l’unité et la solidarité des deux Testaments, ce
qui fait que les luthériens les ont souvent accusés de « judaïser », une
reproche adressé par exemple à Calvin parce qu’il met pratiquement sur le
même plan l’Ancien et le Nouveau Testament et qu’il considère qu’entre
judaïsme et christianisme, il y a certes des différences, mais que c’est au
fond la même religion[9].
Ainsi, le professeur réformé Wilhelm Vischer (1895-1988) disait souvent : «
l’Ancien Testament enseigne ce qu’est le Christ ; le Nouveau
Testament apprend qui il est » [10]. Il n’établissait pas
une identité totale entre les deux Testaments, le Nouveau apporte un plus,
mais avec l’Ancien, il y a harmonie, complémentarité, voire unité. Dans
cette perspective, certains ont pensé que les chrétiens ne devaient pas
essayer de convertir les juifs. Reinhold Niebuhr et Karl Barth, par
exemple, jugent illégitime toute entreprise missionnaire qui les viserait [11].
Tillich partage cet avis et, bien que luthérien, il se range ici du côté
réformé. Pour lui, en dépit de leurs différences, il existe une grande
proximité et une solidarité fondamentale entre judaïsme et christianisme.
Même si les chrétiens ne l’ont pas toujours clairement vu, quand on s’en
prend aux juifs, on attaque aussi la foi chrétienne [12], y compris lorsque
c’est Luther qui le fait.
En quoi consiste cette solidarité ? Tillich relève cinq tendances
fondamentales (même si elles ont eu parfois de la peine à s’imposer)
communes aux juifs et aux chrétiens.
Premièrement, une vision positive de la réalité. La doctrine de la création
les détourne d’opposer Dieu et le monde. Elle signifie que l’être en tant
qu’être est bon (même s’il a été abîmé et perverti dans les faits par ce
que la Bible appelle le péché) [13].
Deuxièmement, un monothéisme qui aboutit à poser l’universalité de Dieu. Il
n’est pas un Dieu qui aimerait les uns, leur accorderait des privilèges et
qui défavoriserait les autres ou s’en désintéresserait. À la différence de
la plupart des divinités du Proche-Orient et du monde grec, il n’est pas
particulariste, partisan ou partiel. Il n’est pas lié à une cité, à une
région, à une tribu. Il est le Dieu aussi bien d’Athènes que de Jérusalem,
tout autant des païens que des juifs et des chrétiens.
En troisième lieu, l’affirmation que Dieu demande à ses fidèles d’abord,
avant et par dessus tout, de pratiquer la justice. La rectitude et la
droiture ont beaucoup plus d’importance à ses yeux que les rites et les
cérémonies. Le prophètes Amos va jusqu’à proclamer que si les juifs violent
la justice (la justice envers les leurs, à l’intérieur du groupe, ou la
justice envers les autres, ceux qui appartiennent à des nations
différentes) Dieu se détournera d’eux [14].
Quatrième élément commun : pour les juifs comme pour les chrétiens, Dieu se
révèle et agit à travers d’événements et de personnages historiques à qui
il donne une portée et une signification universelles. Il ne se situe ni ne
se rencontre en dehors ou en marge du monde. Il ne se cantonne pas dans un
au-delà, dans une autre région de l’être, dans un ciel ou une Olympe
métaphysique loin de la terre des hommes. Il ne se manifeste pas
principalement dans l’ordre de la nature ou dans le fonctionnement de
l’univers ; son champ d’action, c’est avant tout l’histoire [15].
Enfin, cinquième convergence, judaïsme et christianisme ont la même
conception de la relation de Dieu et du croyant. Comme l’a justement
souligné le penseur juif Martin Buber, il s’agit d’un lien personnel de
type « je-tu ». La foi n’est pas un ensemble de croyances à accepter, de
rites à pratiquer ou de lois à observer, elle est une rencontre de personne
à personne[16].
Quand on les compare avec d’autres religions, celles de l’Antiquité
gréco-romaine ou celles d’Asie [17], la parenté entre le
judaïsme et le christianisme parait très forte. Les deux religions ont la
même structure. Elles se distinguent par une différence importante de
contenu : les chrétiens voient en Jésus l’intervention décisive de Dieu
dans l’histoire, ce que contestent les juifs, ce qui a pour conséquence que
le sacramentel (qui met l’accent sur le sacré qui a été donné) tient dans
le christianisme un rôle plus grand que dans le judaïsme pour qui le sacré
est à venir et qui, du coup, met plus l’accent sur l’éthique. Néanmoins, ce
que judaïsme et christianisme ont en commun a plus de poids que ce qui les
sépare. Du point de vue de la science des religions, et aussi de son propre
point de vue, le christianisme est un judéo-christianisme (avec un trait
d’union).
Le message du judaïsme
Comment interpréter le judaïsme ? Que signifie-t-il, quel est son apport à
la compréhension de soi de la communauté humaine ? La confrontation entre
la position d’Heidegger et celle de Tillich permet d’éclairer cette
problématique. Tillich est né en 1886, Heidegger en 1889 ; ils ont donc
presque le même âge. Ils se sont rencontrés entre 1924 et 1926 à
l’Université de Marbourg où ils enseignaient Tillich la théologie,
Heidegger la philosophie.
1. On ne connaît les textes d’Heidegger sur les juifs que depuis peu.
C’est, en effet, en 2014 qu’ont été publiés sous le titre Les cahiers noirs des manuscrits écrits entre 1931 à 1946 (pour la
partie éditée) dans des carnets à couverture noire (d’où le titre).
Heidegger en avait souhaité la publication. Dans ces cahiers, une quinzaine
de passages expriment un antisémitisme ouvert, argumenté et virulent, ce
qui a secoué les milieux intellectuels français où Heidegger jouit d’un
grand prestige. Un colloque a été organisé à Paris en janvier 2015 pour en
parler et essayer de faire le point [18]. On savait
qu’Heidegger avait servi le régime nazi qui l’avait nommé recteur de
l’université de Fribourg ; on savait aussi qu’il avait été membre du parti
(il a fidèlement payé sa cotisation jusqu’en 1945). Comme circonstance
atténuante, on a longtemps fait valoir qu’on ne trouvait sous sa plume
aucune déclaration franchement ou directement antisémite. Après 2014 et Les Cahiers noirs, on ne peut plus le dire ; « cette consolation,
déclare Alain Finkielkraut au colloque de Paris, nous est désormais
interdite ».
Aux yeux d’Heidegger, qui écrit avant la création de l’État d’Israël, les
juifs ont pour caractéristique majeure d’être « hors sol », dépourvus d’une
terre qui leur appartienne ou à laquelle ils appartiennent. Parce qu’ils
n’ont pas, comme les autres peuples, un terreau ou un terroir « naturel »
où s’enraciner, ils ont, selon Heidegger, crée des domaines artificiels,
factices, où ils excellent et qu’ils dominent : celui de la « machinerie »
(autrement dit de la technique, avec une connotation de machination), celui
du calcul (autrement dit de la finance). Ces domaines, Heidegger les juge
nocifs et délétères ; ils dénaturent et corrompent l’homme, le détournent
de son être le plus profond. En y entrant ou en se laissant envahir par
eux, on perd son humanité, on devient une chose parmi les choses ; on n’est
plus qu’un objet ou un rouage, pas vraiment un sujet ; on est un « nombre »
et non un « nom » (selon le titre d’un livre de Pascal David [19]). En effet, le lien
qu’il entretient avec une terre, avec ses paysages, ses forêts, ses
sentiers forge l’âme, construit la personnalité de l’homme et lui confère
son identité humaine. Ce lien manque au juif, ce qui l’empêche d’être
vraiment humain. Selon une expression que j’emprunte à la philosophe
italienne Donattella Di Cesare, pour Heidegger, le juif est « sans monde et
donc immonde », inférieur aux animaux qui, comparés à l’homme, sont certes
pauvres en monde, mais qui en ont quand même un peu, alors que le juif n’en
a pas du tout. Heidegger en conclut que puisque les juifs sont sans monde,
le monde doit être sans juif ; pour lui, le judaïsme (ou la « juiverie »)
est une peste dangereuse qu’il faut éradiquer afin que les autres peuples
n’en soient pas infectés et infestés, ce qui conduirait l’humanité à sa
perte.
On a parfois qualifie de métaphysique l’antisémitisme d’Heidegger (il
emploie lui-même ce qualificatif) en ce sens qu’il s’en prend à une idée, à
une figure ou à une position qu’il estime définir l’esprit du judaïsme plus
qu’à ce que sont, à ce que font, à ce que pensent les juifs réels. «
Judaïsme » ou « juiverie » serait le nom qu’il donne parfois à une
conception du monde et de l’existence, qu’il appelle autrement ailleurs et
qu’on pourrait aussi bien nommer « technocratie » ou « finance
internationale » ou encore de manière plus large « modernité ». Il ne
mettrait donc pas en cause des gens réels tels que les juifs qu’il avait
pour étudiants (Hannah Arendt, Hans Jonas, et bien d’autres) ou ceux qu’il
pouvait croiser dans la rue, mais il dénoncerait quelque chose qui se
rencontre ailleurs que chez les juifs et manque totalement chez quantité de
juifs. De même on a dit que dans les écrits de Céline le juif est un
personnage mythique qui ne renvoie pas à des gens concrets. Même s’il y a
de la métaphysique ou du mythe dans cet antisémitisme, il a des
conséquences physiques redoutables et il est tout aussi ignoble que
l’antisémitisme « trivial » dont Heidegger prétend se démarquer. Sa
philosophie rejoint et cautionne la pire propagande nazie.
2. On constate quelques proximités entre Tillich et Heidegger : ils
insistent tous les deux sur le sol, ils pensent l’un et l’autre que la
question juive n’est pas une question particulière, un « détail de
l’histoire », mais qu’elle est la question même de l’homme et de son
humanité[20]. Cependant,
malgré ces analogies, ils aboutissent à des conclusions et à des attitudes
diamétralement opposées.
Selon Tillich, les textes et récits de l’Ancien Testament témoignent d’un
effort constant pour libérer l’homme de l’emprise ou de l’esclavage du sol.
Le judaïsme naît, vit et se développe dans une lutte incessante contre le
paganisme. Paganus, qui a donné païen, veut dire « paysan ». Le
paganisme est le culte paysan (mais pas forcément du paysan),
autrement dit, la religion du champ familial, du village natal, de la terre
ancestrale et aussi, quand l’urbanisation se développe, du bourg ou de la
cité d’où on est issu. La légende qui raconte l’origine de Rome illustre
bien l’esprit du paganisme : Romulus fonde la ville en créant un enclos. Il
creuse tout autour un fossé qu’il interdit de franchir et délimite un
espace qui définira l’identité de sa nation. Il le défend contre
l’envahisseur et contre le migrant : il y a un dedans et un dehors ; celui
qui ne respecte pas la séparation est repoussé ou tué, même quand il s’agit
de Remus, le jumeau de Romulus.
À Romulus illustrant ou symbolisant l’esprit du paganisme s’oppose Abraham
prototype du croyant biblique. Romulus commence l’histoire romaine en
s’établissant et en traçant une ligne de démarcation. Abraham inaugure
l’histoire biblique en se déplaçant et en traversant les frontières [21]. Comme le raconte la
Genèse, à l’appel de Dieu, il quitte son pays, sa patrie, la maison de son
père et parcourt les routes du Proche-Orient. Au lieu d’élever des
barrières et de creuser des fossés, il marche et va autre part. Il n’ignore
ni ne méprise l’espace, il le parcourt sans s’y enfermer. Le voyageur, le
nomade n’est pas sans monde, comme le prétend Heidegger, mais il ne le
rétrécit pas à sa région d’origine ; du coup, il le connaît et s’en nourrit
mieux que le sédentaire. Ce n’est pas l’enracinement, même s’il ne faut pas
le dédaigner, qui fait naître, grandir, se développer l’homme, c’est la
migration. Abraham s’arrache à l’espace pour entrer dans le temps. Il
n’exclut pas l’espace, ce serait une absurdité, il en refuse la domination
; il rompt avec les idoles du terroir et opte pour le Dieu de l’histoire.
Il sort de chez lui pour aller vers les nations ; elles sont bénies en son
nom. « Bénies », parce qu’il ne s’agit pas de les conquérir, de les
coloniser, de les annexer à son propre espace, comme le fait l’empire
romain, mais de les rencontrer, de dialoguer avec elles, de se mélanger à
elles dans une histoire commune.
Pour Tillich, le récit biblique du départ d’Abraham illustre la
signification du judaïsme et le geste même de la foi biblique. Il est
clair, et les prophètes le dénoncent, que les juifs n’ont pas toujours été
fidèles à leur vocation[22]
; les chrétiens non plus. Le « judaïsme prophétique » mène une lutte
interne (contre « le judaïsme pagano national ») tout autant qu’externe
(contre un paganisme extérieur à Israël) [23]. C’est pourquoi
l’Ancien Testament est un « livre pour toute l’humanité » avec cette
invitation à sortir de chez soi pour aller vers un ailleurs qui n’est pas
un autre territoire, mais plutôt un autre temps, le « jour du Seigneur ».
Le Nouveau Testament le nomme royaume ou règne de Dieu, caractérisé par une
paix et une justice universelles qui s’étendent à tout ce qui existe. Quand
ils sacralisent, barricadent et opposent leurs espaces respectifs, les
hommes se battent et se détruisent mutuellement. Au contraire, lorsqu’ils
refusent les cloisonnements, cheminent ensemble, se rencontrent et
échangent, ils construisent une communauté humaine qui peut être une
bénédiction pour tous. Cet esprit du judaïsme, cet « hors sol »,
qu’Heidegger dénonce comme une tare maléfique représente pour Tillich une «
perle de grand prix ». Dans cette perspective, l’objectif des chrétiens ne
doit pas être de convertir les juifs par leur prédication, mais d’entendre
et de recevoir l’interpellation que porte le judaïsme, cette mise en garde
contre l’idolâtrie du sol (que ce soit la terre géographique ou l’identité
symbolique)[24].
Dans un article publié en 1931, à un moment où la propagande nazie en
Allemagne est forte, Tillich écrit qu’on doit interpréter « l’Ancien
Testament comme le document du combat prophétique contre la démonie
religieuse » et considérer « le judaïsme (et le fondement juif du
christianisme) du point de vue de cette lutte, y compris pour aujourd’hui
(critique de l’antisémitisme et du nationalisme païen) » [25].
Conclusion
En 1947 a été crée l’État d’Israël. Cette création ne rend-elle pas caduque
l’affirmation d’Heidegger que les juifs forment un peuple « hors sol » et
ne contredit-elle pas la conviction de Tillich que le judaïsme se définit
par la priorité du temps ou de l’histoire en opposition à la primauté de
l’espace et de la géographie dans le paganisme ? J’ignore si Heidegger a
abordé quelque part cette question. Tillich se l’est posée dans un article
de 1959 qui s’intitule « J’ai changé d’avis sur le sionisme » [26]. Il y explique que
dans un premier temps, il a été défavorable, voire hostile à la création
d’un État juif ; elle trahissait, selon lui, la vocation même du judaïsme ;
il craignait que les juifs en prenant possession d’un territoire national
perdent leur âme, qu’ils se laissent envahir pas un nationalisme religieux
juif aussi négatif que le païen, qu’ils abandonnent ce qui leur donne une
valeur unique pour l’humanité.
Il en a longuement discuté avec des amis juifs et il est revenu sur cette
première réaction. La primauté du temps n’implique pas le refus de posséder
et d’occuper un lieu; on ne peut pas totalement rejeter l’espace [27] ; on a besoin d’en
avoir un pour exister. Elle interdit seulement de l’absolutiser ou de le
diviniser. Que seule la justice, et non la terre, soit sainte et sacrée ne
doit pas empêcher pas d’être propriétaire ou locataire d’une parcelle de
sol. Ce n’est pas la terre qui est sainte ou sacrée, c’est la justice. Ce
n’est pas la nation qu’il faut condamner, c’est le nationalisme qui la
sacralise. Aussi, qu’il y ait ou non un État juif n’a qu’une importance
secondaire ; l’essentiel est que l’interpellation prophétique se fasse
toujours entendre en Israël comme ailleurs et qu’elle combatte la religion
païenne de l’espace qui tend à envahir toutes les nations, la juive aussi
bien que les autres, ce que Tillich souligne dans une prédication de 1947:
« Chaque fois que la nation juive a utilisé la révélation pour justifier
son orgueil national et a ainsi transformé Yahwé en un simple dieu
national, un effondrement s’en est suivi. Car Yahwé, dieu national est
toujours condamné par Yahwé Dieu de l’histoire. Là se trouve le mystère du
judaïsme contemporain »[28]
.
On peut se demander si l’interprétation du judaïsme que propose Tillich
n’est pas tout aussi « métaphysique » ou tout autant mythologique que celle
d’Heidegger. Ne s’agit-il pas d’une construction intellectuelle sans grand
rapport avec la réalité ou avec la manière dont les juifs se perçoivent
eux-mêmes ?
En fait, à la différence d’Heidegger et de beaucoup de théologiens
chrétiens, Tillich a eu beaucoup de contacts et d’échanges directs avec des
juifs non religieux (la deuxième femme de Tillich était une juive non
religieuse, comme l’étaient les philosophes de l’École de Francfort,
Horkheimer et Adorno avec qui il avait tissé des liens de collaboration et
d’amitié). Dans les groupes de socialistes religieux, il a discuté et
sympathisé avec des juifs religieux et l’un d’eux, le sociologue et
économiste Adolph Löwe (1893-1995), est devenu, écrit-il « son ami le plus
intime » ; il n’a cessé d’échanger avec lui tout le long de sa vie. Il a eu
de relations étroites avec Martin Buber qui a été son collègue à
l’Université de Francfort entre 1929 et 1933 ; leur dernière rencontre a eu
lieu en 1963. Dans ses premières années en Amérique, il a présidé une
association d’aide aux réfugiés dont la plupart étaient des juifs. Plus
tard, il est intervenu dans des synagogues et des instituts juifs ; à
New-York des rabbins suivaient ses cours et les cultes qu’il présidait [29].
D’autre part, il semble qu’on trouve chez des penseurs juifs, des
thématiques qui ne sont pas très éloignées de celle de Tillich. Par
exemple, Abraham Heschel (1907-1972), professeur au Séminaire juif de
New-York alors que Tillich enseignait au séminaire protestant de Union, écrit qu’on peut définir les Juifs « comme les bâtisseurs du
temps, par opposition aux Égyptiens, aux Grecs et aux Latins, bâtisseurs de
l’espace »[30]. Autre
exemple : Ignaz Maybaum (1897-1976) qui voit dans la Diaspora « l’invention
de l’idée qu’on puisse être un peuple avec une mission historique sans
relation à la terre »[31] .
Tillich a-t-il eu connaissance de ces thématiques ? Je l’ignore, mais en
tout cas, s’il parle des juifs, il a aussi beaucoup parlé avec des juifs,
les a beaucoup écoutés, et ses propos sont marqués par ses rencontres. Ses
interprétations ont certes un caractère philosophique et théologique ;
néanmoins, elles sont édifiées non pas de manière fantasmagorique mais à
partir d’expérience concrètes et de contacts effectifs.
André Gounelle
[1]
Ces textes ont été groupés en traduction française dans un recueil
intitulé Écrits contre les nazis (1932-1935), Cerf, Labor et
Fides, Presses de l’Université de Laval, 1994. Le plus important Die sozialistiche Entscheidung, a paru en janvier 1933
quelques jours avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir.
[2]
Paul Tillich, Christianisme et judaïsme, Labor et Fides,
2017. Nous nous référons en note à ce recueil par le sigle CJ. Les textes qui y sont traduits sont répertoriés dans la
bibliographie du t. 14 des Gesammelte Werke, Walter de
Gruyter, 1990, sous les numéros suivants : 134 (142) ; 165 (181) ;
205 (230) ; 237 (260) ; 238 (261) ; 247 (271) ; 330 (358) ; 372 ;
508.
[3]
Jean-Marc Tétaz, « Le protestantisme libéral de l’Empire
wilhelminien : un antijudaïsme théologique ? », Études théologiques et religieuses, 2017/3
[4]
Friedrich Schleiermacher, La cohérence de la foi chrétienne
Labor et fides, 2018 p. 620, 690.
[5]
Adolf von Harnack, Marcion. Das Evangelium vom fremden Gott,
J.C. Hinrich’sche Buchhandlung, 1924. Traduction française, Marcion, l’évangile du Dieu étranger, Cerf, 2003 (livre que
Tillich mentionne dans CJ, p. 79).
[6]
Foi et compréhension
, 1, Seuil, 1970, p. 370-372. Ces citations simplifient à l’extrême
la position complexe et subtile de Bultmann qui admet que l’Ancien
Testament puisse être considéré comme une révélation indirecte et
que dans une certaine mesure Christ y parle. Il estime cependant
qu’il s’agit d’une possibilité, nullement d’une nécessité.
L’évangile, « existence sous la grâce », présuppose « l’existence
sous la loi » qui s’exprime avec clarté, justesse et vigueur dans
le judaïsme ; mais d’autres expressions de cette présupposition
sont envisageables (p. 356-358 ; cf. p. 531).
[7]
Barth n’admet qu’avec réserve et à titre transitoire la notion de «
peuple élu » (il préfère celle de « communauté d’élus », pour
souligner le caractère personnel de l’élection), voir Dogmatique, Labor et fides, v. 8, § 34 et 35. Sur la
position de Barth envers le judaïsme, voir Bernard Buunk, « Karl
Barth et la “question juive”. Éléments d’une controverse », Études théologiques et religieuses, 2005/3.
v[8] La plus notoire est probablement celle du théologien réformé
français Moïse Amyrault (1596-1664) très négatif envers l’Ancien
Testament.
[9]
Cf. François Wendel, Calvin. Sources et évolution de sa pensée religieuse, Presses
Universitaires de France, 1950, p.156-160 ; Bernard Cottret,Calvin, Payot, 1998, p. 319-325 ; Pierre Gisel, Le Christ de Calvin, Desclée, 1990, le chapitre 2 ; Benoît
Girardin, Rhétorique et théologie, Beauchesne, 1979, p.
54-55.
[10]
L’Ancien Testament, témoin du Christ
, Delachaux et Niestlé, 1949-1951 ; L’Écriture et la Parole,
Labor et Fides, 1985. Je cite d’après mes souvenirs et mes notes
d’étudiant.
[11]
CJ
, p. 153 ; Le christianisme et la rencontre des religions,
p. 223 ; Ultimate Concern, p. 104.
[13]
Le christianisme et la rencontre des religions
, p. 257, 259.
[14]
CJ
, p. 73, 81-82 ; Dogmatique (1925), Cerf, Labor et Fides,
Presses de l’Université Laval, 1997, p. 279-280.
[15]
CJ
, p. 82 ; Le christianisme et la rencontre des religions, p.
257-258.
[16]
CJ
, p. 52, 69-72, 75 ; Le christianisme et la rencontre des religions, p. 256.
[17]
Cf. « Le principe protestant et la rencontre des religions
mondiales » (1958) in Le christianisme et la rencontre des religions, p. 220-221,
où Tillich marque les différences entre les religions de l’Orient
et celles de l’Occident.
[18]
Les actes de ce colloque ont été publiés en 2015 par la revue La règle du jeu sous le titre Heidegger et les juifs
; voir également le n° 2017/1 de la Revue internationale de philosophie.
[19]
Pascal David, Heidegger et le judaïsme. Le nom et le nombre,
Cerf, 2015.
[21]
CJ
, p. 28, 119, 140-148 ; « Christologie et interprétation de
l’histoire » (1930), Écrits théologiques allemands (1919-1931), Presses de
l’Université de Laval, 2012, p. 327 (sans la référence à Abraham) ; Aux frontières (1936) dans Documents biographiques,
Cerf, Labor et fides, P.U.L., 2002, p. 58. Dans Political Expectation, p. 152, Tillich associe l’importance
de l’Exode, sortie de la terre de l’esclavage, à celle d’Abraham.
[23]
La décision socialiste
, in Écrits contre les nazis, Cerf, Labor et Fides, P.U.L.,
p. 46.
[24]
Dans
Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963)
, in Le christianisme et la rencontre des religions, p. 414,
Tillich indique que le christianisme doit accepter le jugement que
le judaïsme porte sur lui et le transformer en critique interne .
[25]
« Le problèmes des cours de religion protestante » in Substance catholique et principe protestant, Cerf, Labor et
Fides, PUL, p. 152.
[26]
CJ
, p. 149-155 ; cf. p. 129-130. Voir également des conférences de
1958 dans Paul Tillich, Le christianisme et la rencontre des religions, Labor et
Fides, 2015, p. 233 et 273-274.
[27]
Political Expectation,
p. 152.
[28]
The Shaking of the Foundations
, p. 32.
[29]
P. Tillich, Documents biographiques, Cerf, Labor et fides,
Presses de l’Université de Laval, p. 81, 222-223.
[30]
Les bâtisseurs du temps,
Éditions de Minuit, 1957.
[31]
cité d’après David Meyer, « Réponses » dans J.P. Castel (éd .) Lutter contre la violence monothéiste, L’Harmattan, 2018,
p. 152.
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