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La théologie selon Tillich

 

En 1995, avec l’aide d’une petite équipe, j’ai entrepris la traduction en français de la Théologie Systématique de Paul Tillich ; cette entreprise est arrivée à son terme avec la parution en 2010 du cinquième et dernier volume. Ainsi, une œuvre majeure de la théologie protestante du vingtième siècle est désormais accessible dans notre langue, plus de quarante ans après sa publication en anglais, mais mieux vaut tard que jamais. Je ne vais pas m’arrêter sur les difficultés de cette traduction. Rendre en un français clair et lisible un ouvrage écrit dans un anglais parfois approximatif par un auteur qui pense en allemand et déploie une réflexion à la fois philosophique et théologique d’une grande complexité et subtilité pose beaucoup de problèmes. Je ne vais pas non plus tenter de donner une vue d’ensemble de cette Théologie Systématique, elle se prête mal à une présentation générale. J’ai retenu un thème, à la fois central et caractéristique, à savoir la démarche théologique que Tillich préconise et pratique. Mon exposé aura trois parties que j'ai intitulées : la première, le cercle théologique ; la seconde, la corrélation ; la troisième, les trois types de théologie. Chacune de ces parties comprendra elle-même trois points.

1. Le cercle théologique

1. L'engagement existentiel du théologien

Très souvent, Tillich souligne qu'une réflexion théologique authentique a forcément un caractère existentiel. Elle naît et se nourrit de l'engagement personnel du théologien. Elle suppose la foi et ne peut pas se faire en dehors d'une attitude croyante*. « Le théologien écrit Tillich, n'est pas détaché de son objet, mais pris en lui »*. Il ne peut pas avoir la neutralité ou l'indifférence qu'on rencontre dans d'autres domaines. Un spécialiste peut parfaitement analyser une roche, élucider un point d'histoire, ou examiner une question de grammaire sans se sentir concerné dans sa manière de vivre ; le sens de son existence ne se joue pas dans les résultats de son travail. Il vaut même mieux qu'il en soit ainsi. Le savant cherche à éviter que les intérêts, les sentiments, les passions viennent interférer dans sa recherche. Il s'efforce de faire abstraction de sa personne, de se tenir à distance de l'objet qu’il étudie. Il ne doit pas se laisser influencer par sa subjectivité. Sa démarche exige de la froideur, de la retenue, un certain oubli de soi-même, bref ce qu'on appelle de l'objectivité.

Il n'en va pas de même pour la théologie. Elle n'est pas une spéculation en l’air, elle n’est pas l’observation et la connaissance de quelque chose qui me serait indifférent ou qui ne me concernerait que superficiellement. Elle met en jeu, en cause, en question ce qui commande et détermine mon existence, ce qui lui donne sens. « L'homme, écrit Tillich*, ne peut pas parler de Dieu de manière distante. S'il essaie de le faire, ce n'est plus de Dieu dont il parle ... l'homme ne peut parler de Dieu qu'à partir de sa relation avec lui. ». La théologie ne traite pas de Dieu en lui-même, mais de notre rencontre avec Dieu*. Elle présuppose cette rencontre et donc la foi, même s'il s'agit d'une foi conflictuelle, en débat avec elle-même, qui doute et conteste.

Cet engagement personnel du théologien dans son travail, Tillich l'appelle le « cercle théologique ». On ne peut pas faire de la théologie de l'extérieur, en restant soi-même hors du coup.

2. Théologie et science

Il en résulte que le travail théologique se caractérise par une tension inévitable entre la foi et sa reprise réflexive, entre l'acceptation et la mise en question, entre l'implication nécessaire et le recul ou le retrait indispensable à toute véritable pensée. Tout véritable théologien se trouve pris dans un combat pour que sa piété, sa consécration, ses convictions n'éliminent pas en lui la lucidité et l'honnêteté intellectuelles, et pour que, à l'inverse, l'analyse et la critique n'étouffent pas son engagement, ne détruisent pas son lien avec Dieu. Il doit être en même temps celui qui observe, dissèque, examine, juge les contenus et les expressions de la foi, et celui qui croit, qui témoigne et proclame. Le théologien doit trouver sa voie entre deux écueils, celui d'une foi irréfléchie et celui d'une réflexion incroyante. En lui et autour de lui, il se heurte d’un côté aux craintes d’une piété que la pensée inquiète et de l’autre à la méfiance d’une pensée qu’effraie une religion obscurantiste. Cette tension est « sa grandeur et son fardeau »*.

Bien entendu, on peut travailler des sujets religieux sans se sentir impliqué. Dans ce cas, on fait de la science de la religion et non de la théologie à proprement parler. La théologie est auto-interprétation de la foi (elle est l’effort de la foi pour se comprendre elle-même), tandis que la science de la religion élabore une hétéro-interprétation de la foi (elle étudie la foi d'un point de vue extérieur, celui de l'histoire, de la sociologie ou de la psychologie). Il y a, bien sûr des rencontres, des recoupements, des interférences entre les deux démarches ; il arrive qu'on ne puisse pas tracer exactement la frontière ; d’un côté comme de l’autre on procède souvent aux mêmes analyses et on aboutit aux mêmes conclusions. Néanmoins, il y a une différence fondamentale d’attitude. La théologie parle de ce que Dieu est pour moi, la science traite du discours sur Dieu et des formes que prend la croyance en Dieu.

Tillich note qu'une situation analogue à celle du cercle théologique existe dans d'autres disciplines*, ce qui conduit à nuancer l'opposition entre objectivité scientifique et engagement existentiel. En fait, toute connaissance implique une participation existentielle du sujet connaissant à l'objet connu. « Il n'existe pas de science désintéressée »*, écrit Tillich. Toutefois en théologie, l’engagement personnel est une nécessité et a une importance fondamentale, ce qui n’est pas le cas dans d'autres domaines, et donc la tension entre la foi et sa reprise scientifique en est un élément constitutif.

3. Théologie et théologie chrétienne

Toute théologie n'est pas chrétienne. Elle l'est seulement quand elle affirme qu'en Jésus le Christ se découvre, se concrétise, se réalise l'existence humaine authentique et se révèle le sens dernier de toutes choses, alors qu'une théologie musulmane les cherche dans le Coran, une théologie rationaliste dans la raison, une théologie marxiste dans l'avènement d'une société sans classe, une théologie bouddhiste dans la méditation sur l’être et le détachement de soi. Dans chaque cas, il y a bien théologie c'est à dire un effort et un essai pour répondre au questionnement fondamental de l'être humain. Mais ces diverses théologies se distinguent, se séparent et s'opposent en ce qu'elles ne donnent pas la même réponse à la question qui leur est commune. Aussi, à côté ou à l'intérieur du cercle théologique au sens large, caractérisé par la question posée, existent des cercles théologiques plus étroits, qui se distinguent par le lieu où l'on espère trouver la réponse à cette question. Celui du christianisme se définit par la conviction que la vérité dernière de notre vie réside en Jésus le Christ et plus précisément en ce que nous en dit le Nouveau Testament, en l'image qu'il nous en donne.

2. La corrélation

Après le « cercle théologique », je passe à ma deuxième partie, intitulée la corrélation.

1. Les deux pôles de la théologie

La théologie chrétienne, selon Tillich, a pour tâche de mettre en corrélation ou en correspondance deux pôles : d'une part la Révélation divine, d'autre part la situation humaine. Elle se caractérise par une double référence, une double attention, une double dépendance. Elle se présente comme une ellipse à deux foyers.

1. La Parole révélée, qui nous atteint à travers le texte biblique (sans, bien sûr, se confondre avec lui) constitue le premier foyer. Le discours chrétien vient toujours en second. Il dépend d'une parole première prononcée par Dieu. Il en découle et en résulte. Faire de la théologie signifie d'abord recevoir ce qui a été dit, écouter avant de parler*. Tillich insiste beaucoup sur ce point. Quand on lui demande : « dans le monde actuel, que devons-nous faire et dire pour annoncer l'évangile ? », il répond toujours : « d'abord, il nous faut apprendre à le recevoir »*. C'est seulement quand quelque chose d'essentiel nous a été donné que nous pouvons entreprendre, agir et parler de manière signifiante.

2. La situation de l'être humain forme le second foyer de la réflexion théologique. Pour Tillich, la situation humaine comprend deux éléments. D'abord, un ensemble de structures ontologiques (par exemple, le fait de devoir mourir), socio-économiques (le type de société où nous vivons), cognitives (l'état du savoir à une époque donnée), culturelles et spirituelles (les idéaux ou les valeurs qui dominent). Ensuite, la situation est la manière dont nous vivons et ressentons ces structures : parfois on les accepte et elles satisfont, parfois elles suscitent malaise voire révoltes ; tantôt, on a une impression de sécurité, tantôt on se sent fragile et menacé ; des périodes de forte intégration et des périodes de contestation et de décomposition alternent. La situation comprend donc d'une part des structures, d'autre part leur impact, ce qu’elles provoquent en nous. La situation ne se réduit pas aux agitations et émotions parfois violentes, souvent superficielles d'une époque. Pour l'analyser, il faut se demander ce que révèlent ces mouvements, ce qu’ils manifestent, de quoi ils sont les symptômes. La philosophie, la sociologie, la psychologie, l'art, la littérature aident à percevoir la situation dont la complexité fait qu'on ne peut pas déchiffrer en s'en tenant à ses impressions ou en se servant d'une seule grille de lecture.

Le théologien doit articuler son discours en fonction de ce que vit l'être humain. Tout autant que de la révélation, il lui faut s'occuper de la situation. Comment mettre en correspondance ces deux pôles ? Tillich répond par une double réflexion, d’abord, sur « la substance et la forme », ensuite, sur « la question et la réponse ».

2. La substance et la forme

La révélation donne à la théologie chrétienne sa substance et la culture détermine sa forme*. Autrement dit, la révélation lui enseigne ce qu’elle doit dire et la culture lui apprend comment le dire. Ce principe de la forme et de la substance, assez facile à exprimer, et qui à première vue paraît tout simple, voire simpliste, se révèle très complexe à l'usage pour deux raisons.

Premièrement, parce qu'il n'y a nulle part de contenu ou de substance sans forme. Le texte biblique ne nous fournit pas la révélation à l'état pur ; il la présente dans un moule culturel sémite pour l'Ancien Testament, judéo-hellénistique pour le Nouveau*. On n'arrive pas à isoler la parole de Dieu. Elle se trouve toujours exprimée, prise dans des paroles humaines. Il faut donc se livrer à une herméneutique, forcément risquée, qui tente de discerner le message, la parole qui vient de Dieu à travers les textes bibliques.

Deuxièmement, il n'existe pas de forme sans contenu. Une culture ne se réduit pas à un ensemble de moyens d'expression que l'on pourrait utiliser à sa guise. Elle véhicule des idées, des principes, des valeurs. Ce contenu n'est pas toujours compatible avec la parole évangélique, et la théologie doit alors s'y adapter, non pour l'adopter, mais pour le contester*. Ainsi, Tillich estime que la civilisation technique tend à faire de l'être humain un objet, le rouage d'une machine, ce contre quoi l'existentialisme et certains courants du marxisme se sont révoltés, et ce que le christianisme devrait combattre. Là aussi, le théologien est appelé à beaucoup de discernement, de réflexion, de travail, et sa démarche implique pas mal de tâtonnements.

3. La question et la réponse

La corrélation signifie d’abord que le contenu de la révélation doit se dire dans la forme culturelle d'une époque. À cette première indication, Tillich en ajoute une seconde. Établir un pont entre la révélation et la situation consiste à montrer, à mettre en évidence que la culture exprime des questions auxquelles la parole divine fournit des réponses*. Une théologie authentique est apologétique, autrement dit répondante*. Elle a pour fonction de faire voir les solutions qu’apporte aux problèmes humains le message évangélique.

Comme le premier, ce second principe peut paraître à première vue banal et plat. Il fait penser à ces livres style « boite à question » qu'affectionnent les milieux révivalistes ou evangelicals. En fait deux réflexions la première sur la question, la seconde sur la réponse, montrent qu’en fait ce principe est lui aussi extrêmement complexe

1. Premièrement,questionner est un acte certes courant, néanmoins étonnant et paradoxal. Il conjugue, en effet, un avoir et un manque, une possession et un vide, un savoir et une ignorance*. On interroge parce qu'on ignore, on demande parce qu'on n'a pas (sans cela il n'y aurait pas quête ou requête). Et pourtant, comme Heidegger le dit au début de L'être et le temps*, questionner implique également que dans une certaine mesure, de manière partielle, insuffisante et insatisfaisante, on sache ce que l'on recherche, on ait ce que l'on quémande. Si on n'en avait aucune idée, aucun pressentiment, aucune intuition, on ne pourrait même pas songer à solliciter.

Or, l'existence humaine se caractérise par une constante pénurie. Sans cesse, nous sommes obligés de nous restreindre, de nous rationner, de nous économiser, de vivre petitement, chichement, de compter, de calculer, de gérer au plus juste notre existence. À chaque moment, nous éprouvons plus ou moins douloureusement nos limites, nos incapacités, l’insuffisance de notre temps, de nos forces, de notre intelligence, de notre disponibilité. Nous disposons d'un être pauvre, rare, vite épuisé, semblable à ces minces et précieuses sources des pays méditerranéens, toujours menacées d'assèchement, qu'on utilise avec précaution et parcimonie. De plus, les maladies et les accidents mettent en danger le peu d'être que nous avons, le vieillissement l'use et le mine, et un jour il disparaîtra inéluctablement. Un amalgame de vie et de mort, de puissance et de faiblesse, de possession et de dénuement nous constitue.

D'où notre questionnement. Il ne vient pas d'une simple curiosité. Il tient à la structure même de notre être. Notre existence a une forme interrogative. Sans cesse, elle mendie cet être qu'elle a, certes, mais en trop petite quantité. Plutôt que : « l'être humain pose des questions », il faut dire : « il est question »*. La question, c'est lui-même. Nous sommes recherche, aspiration, désir, prière. On a parfois prétendu que l’homme sécularisé de la postmodernité ne s'interroge plus sur le sens de la vie et des choses, que cette préoccupation a disparu*. Pour Tillich, c’est faux. Les questions sont toujours présentes, parfois inconscientes, implicites, cachées et sous-jacentes. Une interrogation fondamentale nous habite ; à un moment ou à un autre, elle jaillira et s'imposera. Les différentes activités humaines, ce que précisément on appelle la culture, traduisent dans des registres divers, sous des formes différentes cette quête qui nous constitue.

2. Après la question, passons à la réponse ; c'est la seconde précision que j'ai annoncée. La parole cherchée et reçue, celle de la révélation divine, n'épuise pas ni ne supprime la demande ; elle la déplace et la relance*. La réponse fait rebondir le questionnement, suscite une nouvelle interrogation*. Ainsi, à l'angoisse de la mort, l'évangile répond par la promesse de la résurrection. Cette promesse fait surgir une autre question, celle du jugement et de la possible damnation. Elle fait naître une nouvelle angoisse, celle de la faute, de la culpabilité. La Réforme y a répondu par l'évangile de la justification gratuite. Cette réponse entraîne une question encore plus radicale : celle du sens dont nous dépossède la gratuité, en rendant ce que nous sommes et faisons superflu (vous êtes des « serviteurs inutiles ») ; elle fait surgir l'angoisse de l'absurde. Le christianisme social et les théologies de la libération ont répondu en insistant sur le thème du Royaume de Dieu qui situe le sens dans l'histoire, réponse qui à son tour fait surgir de nouveaux problèmes. Et le mouvement ne peut que continuer, parce que l'être humain se caractérise par la finitude, et non par la plénitude.

Ainsi, le principe de la question et de la réponse ne mène pas à un point d'aboutissement, à une sorte de terminus où l'on s'arrêterait parce qu'on posséderait la vérité. Il ne bâtit pas un édifice théologique à habiter, un immeuble de doctrines et de rites où se reposer. Il met en route, il anime un parcours, pas seulement un va et vient, mais une progression. La tâche théologique ne s'achève jamais, elle se poursuit toujours. Elle ne consiste pas tant à élaborer et à enseigner des doctrines qu’à recevoir ce que dit la Bible au cœur notre existence.

3. Les trois types de théologie

La corrélation n’est pas simplement une méthode. Elle se fonde sur une certaine compréhension de Dieu. Tillich distingue trois types de théologie : celle qui a pour postulat l’identité foncière entre le Créateur et les créatures ; celle qui au contraire affirme leur altérité radicale et, enfin, celle qui met l’accent sur l’aliénation qui les sépare et que le salut entend surmonter sans pour cela supprimer la différenciation. Voyons ces trois types de théologie.

1. Les théologies de l'identité

On pourrait les qualifier également de théologies naturalistes ou inductives. Elles fondent leur perception, leur compréhension et leur doctrine de Dieu sur une analyse ou une contemplation de la réalité. Elles estiment que pour connaître Dieu, on n'a pas vraiment besoin d'une révélation surnaturelle ou spéciale. Il suffit d'apprendre à regarder, à écouter, à réfléchir et à méditer. Il ne faut rien d'autre que faire l'effort de discerner la présence et l'action divines dans la nature, dans le monde ou en nous-mêmes.

Deux penseurs illustrent bien ce premier type de théologie. Ils se situent aux frontières du christianisme, à la fois très proches et néanmoins plutôt en dehors. Le premier est Spinoza ; il voit en Dieu la structure substantielle de l'être et la puissance effective de l'existence. Dans l'Éthique, il emploie une formule qui fit scandale : Deus sive natura. Dieu c'est à dire la nature : Dieu n'est rien d'autre que la nature vue, comprise, connue dans sa vérité. Le second est Rousseau ; dans l’Emile, son Vicaire Savoyard rejette toute révélation surnaturelle ; il construit sa religion sur la raison et le cœur.

On parle de « théologies de l'identité », parce qu'elles tendent à abolir toute distance et toute différence entre la réalité de Dieu et celle du monde ; de « théologies naturalistes » parce qu'elles cherchent Dieu dans la nature (que la nature soit comprise au sens classique comme la structure de la réalité, au sens romantique comme la beauté du monde, ou au sens moderne comme le déroulement de l'histoire)*. On dit, enfin, « théologies inductives », parce qu'elles fondent leurs thèses ou leurs doctrines sur l'observation, l'expérience et la réflexion. Ici, la théologie n'est pas une ellipse à deux foyers, mais un cercle qui a un seul centre. Son unique tâche consiste à analyser la situation humaine, ce qui lui permet de découvrir Dieu. Dans cette perspective, écrit Tillich, « tout est dit par l'homme, rien n'est dit à l'homme »*.

À ces théologies, Tillich adresse deux critiques. D'abord, en ce qui concerne Dieu, elles le vident de toute substance ; ce mot ne correspond plus à rien, il se réduit à une manière religieuses de désigner la réalité. Il devient inutile et superflu. Ensuite, elles laissent l'être humain devant un grand vide. Face aux problèmes qu'il rencontre, devant ce qui l'inquiète ou l'angoisse, il n'a aucun recours puisque pratiquement Dieu se confond, s'identifie avec la réalité. Pour Tillich, une démarche purement naturaliste et inductive peut bien déceler les questions importantes qui nous agitent, mais les réponses dernières lui échappent. Sans aide extérieure, nous n'avons pas accès à la vérité. La révélation un événement (ex ventus, quelque chose qui vient du dehors) et non un avènement ou une invention (ad ventus, ce qui vient de nous ; in ventus ce qui vient du dedans). À cet égard, Tillich juge que la réaction de Barth à la théologie du début du siècle qui glissait vers un naturalisme a été tout à fait justifiée et salutaire.

2. Les théologies de l'altérité

On peut les qualifier de « déductives » ou de « supranaturalistes ». Elles estiment que Dieu diffère complètement de ce que nous pouvons connaître, penser et sentir par nous-mêmes. Entre Dieu et nous, entre Dieu et ce que nous percevons et comprenons de la réalité, il n'y a "rien de commun"*. Dieu se définit comme le tout autre, il est absolument étranger à notre expérience ordinaire et à notre monde familier. Quand il entre en relation avec nous, il nous apporte quelque chose d'inouï d'inimaginable, dont nous n'avions pas le moindre pressentiment, qui ne correspondait à aucune attente en nous.

Karl Barth, en tout cas celui des années 20 à 50, fournit un exemple de ce deuxième type de théologie. Pour lui, entre le monde et Dieu, il y a « une différence qualitative infinie ». La parole de Dieu nous est totalement hétérogène, à tel point que nous ne pouvons pas même comprendre ce qu'elle nous dit. Pour que nous la recevions, elle doit créer en nous la capacité de l'entendre. Elle n'a pas de lien congénital avec l'existence humaine telle que nous l'expérimentons. Elle ne s'insère pas dans un réseau de correspondances et de corrélations. Ce qu'elle apporte constitue son propre univers de sens et disqualifie tout le reste. La théologie n'a donc rien d'autre à faire qu'à expliquer et à commenter cette parole. Elle n'a pas à se préoccuper de la culture, des problèmes, de la réflexion des êtres humains. Tout cela ne lui est d'aucune utilité, et ne peut que la troubler. Elle dépend entièrement et uniquement de la Révélation. En opposition radicale avec Tillich, Barth écrit: « il ne faut pas croire que la théologie ait à donner la réponse théologique à la question de l'existence humaine. L'objet de la dogmatique est et demeure la Parole de Dieu, et rien d'autre »*.

Aux théologies de ce type, Tillich adresse deux critiques. D'abord, elles négligent la création. Dieu a créé l'homme et le monde par sa parole, il leur a conféré leur être. Il y a donc une parenté fondamentale entre la parole de Dieu et ce que nous sommes, malgré le péché. Paul souligne cette parenté quand il dit à Athènes : « nous sommes de la race des Dieu »*. Lorsque la parole révélatrice se fait entendre, elle « vient parmi les siens », selon l'affirmation du prologue de Jean, et non dans un pays étranger et exotique. Le second reproche est tout simple. Si la Parole de Dieu n'a rien à voir avec ce que nous sommes, si elle ne répond pas à nos problèmes, à nos quêtes, à nos attentes et à nos espérances, alors elle ne nous intéresse pas, ni ne nous concerne vraiment, elle n'a rien d'important à nous dire.

3. Les théologies de l'aliénation.

Tillich écarte ces deux types de théologies au profit d'un troisième, celui des théologies de l'aliénation (il dit aussi les théologies ontologiques ou corrélatives). Selon ces théologies, il existe une relation essentielle et une parenté fondamentale entre Dieu et l'homme. Cette relation s'est pervertie à cause de ce que la Bible appelle le péché*, mais non détruite ; cette parenté s'est brouillée, mais pas évanouie. Le lien avec Dieu existe toujours, mais plus la communion avec lui. Nous ne pouvons plus le trouver par nous-mêmes, puisque nous sommes aliénés de lui. Mais quand il vient à nous, il ne crée pas quelque chose de totalement autre. Il restaure ce qui est abîmé, il normalise une situation mauvaise, il répare un dysfonctionnement. Il s'opère donc une sorte de reconnaissance. L'être humain reçoit ce qui lui manque, ce qu'il attendait et désirait. Il peut enfin devenir lui-même. Comme l'écrit Tillich, il « se découvre lui-même en découvrant Dieu »*. La Parole de Dieu nous permet de trouver une vérité que nous portions en nous sans le savoir.

On peut reprendre dans cette perspective la dialectique classique de la parole externe et de la parole interne*. La parole externe est celle de la Bible, de la prédication, de la Révélation ; l'interne celle de la création. Ces deux paroles ne se distinguent pas par leur origine. Elles viennent l'une et l'autre de Dieu. Elles ne nous atteignent pourtant pas de la même manière. L'une parle à partir du dehors, l'autre à partir du dedans. Elles ont besoin l'une de l'autre, et ne deviennent efficaces que l'une par l'autre. La parole externe nous apporte quelque chose que nous ne pouvons pas, à cause de notre aliénation, nous procurer par nos propres moyens, que nous n'arriverons jamais à trouver tout seuls, et qui par conséquent doit nous être donné depuis l'extérieur. Sans la parole externe, la parole de la révélation, la parole interne (celle de la création) serait stérile, inféconde; elle ressemblerait à une belle au bois dormant qu'aucun prince ne viendrait jamais embrasser. De son côté, sans la parole interne (la parole inscrite en nous à la création), la parole externe serait impuissante, sans effet; elle ressemblerait à un prince charmant qui ne trouverait pas de belle au bois dormant à embrasser. La parole de Dieu nous touche parce qu'elle correspond à une vérité confuse et brouillée qui réside en nous et qui s'exprime dans nos différentes activités et quêtes. L'extra nos rencontre un intra nos. Loin de l'exclure, il le fait surgir. Il y a corrélation entre les deux pôles, celui de la proclamation de l'évangile, celui de la culture.

Conclusion

Je ramasse et résume tout cela en quelques mots. Pour Tillich, il y a une correspondance fondamentale entre l'existence humaine, manque et désir d'être, et la parole divine, manifestation et don de l'être*. Les théologies déductives ou supranaturalistes ont tendance à oublier que le message doit parler, ce qui demande qu’il soit directement articulé à la réalité, qu’il soit fonction d’une situation, qu’il réponde à nos préoccupations conscientes ou inconscientes, explicites ou implicites. Aux théologies inductives ou naturalistes, Tillich reproche de ne pas voir que ce qui parle doit être vraiment un message, c’est à dire une parole venue d’ailleurs qui ne soit pas seulement le reflet ou l’écho de ce que je sais, de ce que je pense et de ce que je souhaite. Pour que la correspondance s’établisse, pour que le prince charmant rejoigne la belle au bois dormant, le théologien doit entreprendre une analyse en profondeur et du message et de la situation ; c’est une telle analyse qu’entend mener et proposer la Théologie systématique.

André Gounelle

Notes :

* "The Problem of Theological Method", Journal of Religion, 1947, p.18, 19 (MW, 4, 303, 304).

* Systematic Theology, 1, 22-23.

* Systematic Theology, 1, 214 (citation légèrement modifiée). Cf. Dynamics of faith, p.10-11. "Theology and Symbolism", in F.E. Johnson (ed), Religious Symbolism, p. 111.

* "Theology and Symbolism", in F.E. Johnson (ed), Religious Symbolism, p. 107.

* Systematic Theology, 1,10,  25-26.

*  Systematic Theology, 1,9-11, 25.

* Dogmatik, p.26.

* The Shaking of the Foundations, p.119 (traduction, p.167).

*  Le pouvoir formateur du protestantisme, p.217-218. La signification permanente de l'Eglise catholique pour le protestantisme, p.239.  Le message de la religion, p.188. La tradition des prophètes retrouvée au temps de la Réforme, p.339

* Systematic Theology, 1

* "The Problem of Theological Method", Journal of Religion, 1947, p.20 (MW, 4, 305).

* The Shaking of the Foundations, p.128-129 (traduction, p.179).

* The Shaking of the Foundations, p.127 (traduction, p.177).

* "answering theology", Systematic Theology, 1, p.6.

* Biblical Religion and the Search for Ultimate Reality, p.11-12 (traduction, p.21-22). Cf. Christianisme et socialisme, p.432. The Shaking of the Foundations, p.127 (traduction, p.17-178). "The Problem of Theological Method", Journal of Religion, 1947, p.25 (MW, 4, 311).

* § 2.

* Systematic Theology, 1, 61- 62.

* Harvey Cox, La cité séculière, p.106.

* Cf. Olivier Abel, "La corrélation religion-culture dans la théorie du symbole chez Paul Tillich" in Religion et culture. Colloque du centenaire Paul Tillich,

* "Dieu répond aux questions humaines, et sous l'impact des réponses divines, l'homme s'interroge....Etre humain signifie ...recevoir des réponses à la Question de son être, et poser des questions sous l'impact des réponses" Systematic Theology, 1,61, 62.

* Cf. The Courage to be, p.118-119 (MW, p.196).

* Systematic Theology, 1, p. 60, 65.

* Systematic Theology, 1, p.6.

* Dogmatique, v.5, p.339.

* The Shaking of the Foundations, p.127 (traduction, p.177).

* The Shaking of the Foundations, p.128 (traduction, p.178-179).

* Theology of culture, p.10 (traduction, p.49, MW, 4, p.289).

* Bien que l'expression "parole interne" soit malheureuse comme le souligne Tillich (Systematic Theology, 1, p.125-126; 3, p.125-128; A History of the Christian Thought, p.317) Ici, elle ne désigne pas une communication directe, sans intermédiaire, mais la structure, ou le logos constitutif de notre être, qui nous est donnée par la parole créatrice. Il ne s'agit pas à proprement parler de la parole, mais de ce que la parole a inscrit en nous.

* Cette analyse de Tillich serait à rapprocher de ce que Bultmann appelle la "précompréhension"

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot