signature

Recherche sur AndreGounelle.fr :

Loading


Accueil > Théologie des religions

Théologie des religions
Première partie - Les exclusivismes

 

Le luthéranisme

1. Quelles religions ?

Quand Luther parle de religions autres que le christianisme, de quoi s'agit-il dans son esprit ? À quoi pense-t-il précisément ? Si on relève dans ses écrits les religions qu'il cite et avec lesquelles il se confronte, on constate qu'elles se bornent au judaïsme, à l'Islam et au paganisme antique tel que le seizième siècle le perçoit. À ma connaissance, on ne trouve dans son œuvre (il en va exactement de même chez Calvin) aucune allusion importante ou significative aux religions d'Orient et d'Amérique. Pourtant, les réformateurs vivent à l'époque où l'on découvre et explore des terres nouvelles, mais, visiblement, comme la plupart des européens de l'époque, ils n’ont pas conscience du bouleversement qui va s’en suivre et ils ne perçoivent pas la multiplicité des civilisations et des religions du monde. L’horizon de Luther reste étroit et limité. Hors du christianisme, il ne connaît que trois religions concrètes.

1. Premièrement, celles de l'Antiquité surtout gréco-romaine, un peu moins égyptienne. Il les considère avec, semble-t-il, moins de sympathie et les mentionne plus rarement que Zwingli et Calvin. Luther réagit violemment à un passage de l’Expositio fidei (1531) où Zwingli place au paradis quelques païens vertueux qui, ayant vécu avant le Christ, n’ont pas pu connaître l’évangile. Ce passage, selon Luther, montre que Zwingli ne croit pas en Christ. Il faut probablement voir dans ce manque d’ouverture un effet de la formation scolastique et monastique de Luther très différente de l'éducation humaniste des deux autres Réformateurs. Au seizième siècle, avec la Renaissance, se produit un renouveau d'intérêt pour l'Antiquité. On l'étudie, on l'admire, on en subit l'influence. Si la mythologie ne joue plus qu'un rôle folklorique, par contre la spiritualité du monde gréco-latin, sous sa forme philosophique (surtout le stoïcisme) marque et imprègne beaucoup d'esprits. Elle se combine le plus souvent avec la métaphysique ou la dogmatique chrétienne et ne se présente pas vraiment comme une religion rivale, encore qu'au dix-septième siècle, on s'inquiétera de son impact, et qu'on s'interrogera sur la légitimité d'un stoïcisme chrétien. En tout cas, l'antiquité paraît très proche à un homme formé par l’humanisme au seizième siècle ; elle ne lui semble ni lointaine ni étrangère.

2. En deuxième lieu, Luther connaît le judaïsme qui, par rapport aux autres religions, pose un problème théologique particulier, en raison de ses liens étroits avec le christianisme. Dans l'Europe du Moyen Age, les juifs sont plus ou moins (plutôt plus que moins) malmenés et maltraités, parfois tolérés, souvent persécutés. Malgré ce qu'on leur fait subir, et bien que représentant une petite minorité, ils ne se laissent ni absorber ni expulser. Les penseurs chrétiens n'ont pas cessé de s’inquiéter et de s’étonner de cette persistance du judaïsme. Ils s'interrogent sur les raisons qui empêchent les juifs de se rallier au christianisme. En général, ils répondent que l’orgueil des juifs les conduit à considérer qu'eux seuls sont élus parce qu'ils sont supérieurs aux autres humains et à estimer qu'ils n'ont pas besoin de pardon, parce qu'ils obéissent scrupuleusement à la loi. Le jeune Luther reprend à son compte ces accusations, tout en indiquant que les chrétiens aussi sont infectés par l'orgueil et souvent ne sont pas meilleurs. Il souligne qu'on ne doit pas essayer de convertir les juifs à l'évangile par la force. Luther a espéré un temps que les juifs se rallieraient à sa Réforme ; il écrit en 1523 un petit traité intitulé Que Jésus est né juif qui insiste sur la judaïté de Jésus. Certains milieux juifs éprouvent, d'ailleurs, une réelle sympathie envers la Réforme et lui trouvent des affinités et des points de convergence avec le judaïsme (ainsi le rejet des statues et images, la suppression du culte de la Vierge et des saints).

Après 1530, Luther durcit ses positions. Il est déçu de voir que les juifs ne se laissent pas convaincre. Il redoute leur influence sur les chrétiens tant en exégèse (beaucoup de spécialistes utilisent les commentaires rabbiniques) qu'en dogmatique. Les premiers protestants antitrinitaires apparaissent et se forment des groupes de chrétiens qui respectent, par exemple, le sabbat et recommandent la circoncision. On les accuse de judaïser, c’est-à-dire d’altérer et de corrompre l’évangile sous l’influence des juifs. On les perçoit comme une menace contre la foi authentique. Plus il vieillit, plus Luther range les juifs parmi les ennemis de l'évangile ; il les traite de blasphémateurs et de menteurs ; il les accuse de sorcellerie, reprenant les calomnies du Moyen Âge. Il estime que le prince, le magistrat, l’autorité politique doit les empêcher de nuire. Il demande qu'on les expulse, qu'on détruise leurs synagogues, qu'on les prive de leurs libertés, qu'on évite toutes relations avec eux. En 1542 et 1543, il publie trois traités, que même ses amis désapprouvèrent. Il y exprime un antisémitisme grossier et violent que les nazis sauront rappeler* et dont on a honte.

3. Luther mentionne une troisième religion, l'Islam. Au seizième siècle, les musulmans exercent sur l'Europe une forte pression politique et militaire. Les européens se sentent menacés et agressés. Rappelons qu’en Espagne, la reconquête ne se termine avec la chute de Grenade qu’en 1492 (Luther avait 9 ans) et qu’un retour des marocains n’était nullement exclu. Au Sud, des pirates venant d'Afrique du Nord rendent les côtes méditerranéennes peu sûres. À l'Est, après la bataille de Mohacs, en 1526, les turcs dominent la Hongrie et font des expéditions militaires jusqu'aux portes de Vienne. En 1530, l'Empereur Charles-Quint convoque la Diète d'Augsbourg non seulement pour régler les conflits entre partisans et adversaires de Luther, mais aussi afin de mobiliser les princes allemands dans la lutte contre les armées turques.

Les Réformateurs se préoccupent de l'Islam. Ils ont le désir de le mieux connaître et le souci de le réfuter. Luther traduit en allemand une partie du Coran à partir d'une version latine. En 1543, le zurichois Bibliander, un collaborateur de Bullinger, publie un recueil, nous dirions aujourd'hui un dossier, qui contient des textes musulmans et qui expose les points de divergence et de discussion entre le christianisme et l'Islam. Cette attention portée à l'Islam n'est pas nouvelle ; les Réformateurs héritent de toute une tradition d'études et de réflexion théologiques qu'ils reprennent à leur manière*.

Quelle évaluation de l'Islam trouve-t-on dans la théologie d'avant la Réforme? À l'époque patristique, je l'ai dit, on a la conviction l'évangile va supplanter les autres religions. On se demande si on doit leur accorder ou leur refuser une certaine valeur, mais, de toutes manières, on pense qu'elles vont disparaître. Aussi, le surgissement de l'Islam aux septième et huitième siècles représente-t-il pour la réflexion chrétienne un fait troublant, énigmatique, difficile à comprendre et à interpréter. Voilà que postérieurement au christianisme naît une religion qui l'agresse, le fait reculer, et lui arrache des pays où il semblait solidement implanté. Cette nouvelle foi, jeune et récente, prétend prendre sa succession. Elle voit dans l'évangile une étape vers l'Islam. Elle subordonne la Bible au Coran, comme les chrétiens avaient subordonné l'Ancien Testament au Nouveau. Cette situation inédite pose un énorme problème. Si Jésus-Christ est la fin, c'est-à-dire à la fois l'aboutissement et l'abolition de toutes les religions de l'humanité, comment se fait-il qu'après sa venue, apparaisse une nouvelle religion ? Normalement, cela ne devrait pas se produire. Les faits n'apportent-ils donc pas un démenti aux affirmations chrétiennes ? On a évité et écarté cette question embarrassante et troublante en refusant de voir dans l'Islam une religion nouvelle. On l'a interprété comme une hérésie chrétienne semblable à l'arianisme ou au monophysisme. On a estimé qu'on n'avait affaire à rien d'autre qu'à un christianisme déviant. L'islam entre ainsi dans une catégorie connue qui permet de l'expliquer et qui élimine le problème posé par l'apparition d'une religion nouvelle. Il en résulte qu'on porte sur lui une appréciation beaucoup plus sévère que sur les religions gréco-romaines. L'église a toujours jugé l'hérésie plus dangereuse, nocive et détestable que le paganisme. Dans le paganisme, on discerne des bribes et des germes de vérité. Dans l'hérésie on trouve des vérités polluées, pourries. Le paganisme ignore et pressent l'évangile, l'hérésie le connaît et le défigure.

Il semble que le théologien byzantin Jean Damascène, mort en 749, soit le premier à considérer l'Islam comme une hérésie. Cette opinion se répand, avec parfois des nuances ou des correctifs. Ainsi, au douzième siècle, Pierre le Vénérable estime que l'Islam s’est détaché progressivement du christianisme pour devenir petit à petit une religion indépendante. Encore au seizième siècle, beaucoup de théologiens voient en lui une hérésie. Luther partage, semble-t-il, largement, mais pas totalement cette opinion. D'un côté, il indique bien que l'Islam a une origine extérieure au christianisme. De l'autre côté, il a tendance à rapprocher, voire à assimiler la déviation que l'Islam fait subir à la foi chrétienne et celle que lui inflige le catholicisme romain. Il les présente comme deux variantes ou deux aspects de la même déformation de l'évangile*. Pour le strasbourgeois Bucer, pour le zurichois Bullinger, comme pour Luther, Mahomet et le pape se ressemblent, sont en quelque sorte des jumeaux parce qu'ils incarnent l'un et l'autre le même Antéchrist. Luther relève cependant une différence : Mahomet, dit-il, est un « diable culotté ... qui se présente sous sa forme véritable », tandis que le pape « s'affuble d'un masque d'ange » pour mieux tromper les chrétiens. Ils sont aussi sataniques l’un que l’autre, mais le pape est plus hypocrite.

Il ne faut pas majorer la portée de ces rapprochements entre catholicisme et Islam. Les textes les suggèrent polémiquement plus qu'ils ne les développent explicitement et systématiquement. On ne doit pourtant pas non plus les minimiser. Ils traduisent la conviction qu'entre l'Islam et le catholicisme, il existe des différences superficielles et une identité profonde : il s'agit des deux versions de la même erreur. Aux yeux de Luther, l'Islam représente un autre catholicisme, qui pose le problème de la déformation et de la restauration de la vérité évangélique et non celui de la multiplicité des religions.

2. Les principes théologiques

Si Luther ne connaît pas vraiment de religions en dehors de la famille abrahamique et s'il s'interroge sur elles dans un contexte et à partir de présupposés qui diffèrent considérablement des nôtres, cela ne veut pas dire qu'il soit sans intérêt pour une réflexion actuelle. En effet, il pose des principes théologiques fondamentaux, qui conduisent à une attitude très caractéristique envers les autres religions. Cette attitude, tout un courant du protestantisme actuel la reprend à son compte et l’adopte. Trois principes la commandent.

1. D'abord, joue un rôle essentiel et déterminant le principe que l'on désigne par le terme de « théologie de la croix ». De quoi s’agit-il ? De l’affirmation que Dieu révèle ce qu'il est uniquement sur la croix et nulle part ailleurs. La connaissance du Dieu véritable se confond entièrement, totalement, avec celle du Christ crucifié. Or la Croix réfute, contredit et renverse toutes les idées et les croyances humaines sur Dieu. Comme le dit Paul dans 1 Corinthiens 1, 23, le Christ crucifié est scandale pour les juifs et folie pour les païens. Le judaïsme parle bien du messie, mais pas du messie crucifié. Le Coran se réfère à Jésus, lui donne même une place importante, mais pas à Jésus crucifié. Les autres religions, celles qui n'appartiennent pas à la famille abrahamique, ne connaissent pas Jésus ou le messie, ; à plus forte raison, elles ignorent la Croix. Elles sont donc des folies pour Dieu et pour les chrétiens. On ne peut pas même inscrire à leur actif leur référence à Dieu. « Il ne sert de rien, écrit Luther*, aux juifs et aux turcs de croire au Dieu qui a créé les cieux et la terre. Celui qui ne croit pas au Christ ne croit pas en Dieu ». Dieu sans le Christ (autrement dit, le Yahwe des juifs et le Allah des musulmans) s'identifie pour lui avec le diable.

La théologie dite de la croix conduit donc à disqualifier par principe, sans examen préalable ni évaluation de contenu, toutes les spiritualités non chrétiennes. À l'intérieur du christianisme, cette théologie s'oppose aux courants qui admettent, comme le catholicisme ou le calvinisme, une révélation générale. Les luthériens les qualifieront de « théologies de la gloire » (ce qui me laisse perplexe, car la théologie dite de la croix, en fin de compte, attribue une gloire absolue au christianisme et surtout au théologien de la Croix, seul détenteur de la vérité, qui a raison contre tous les autres ; ce sont des théologies de la croix en ce qu’elles crucifient allégrement toutes les autres).

2. Un deuxième principe détermine le jugement de Luther et des luthériens sur les religions non chrétiennes : celui, tout à fait central et capital pour Luther, de la justification par grâce et non par les œuvres de la loi. La loi a pour fonction de dire à l'homme le bon et le mauvais. Elle définit l'obligatoire, le souhaitable et le défendu. Elle lui indique ce qu'il doit faire, ce qu'il peut se permettre et ce qui lui est interdit. Quand on pense que le respect des règles, que l'obéissance à des commandements apporte le salut ou y contribue, on se situe dans la logique du salut par les œuvres de la loi. La justification par grâce renverse cette logique en annonçant que le salut vient de Dieu, qu'en Jésus-Christ il nous est donné gratuitement, sans conditions ni exigences préalables, que nous ne le méritons en rien. Pour Luther et les luthériens, le salut gratuit ne se trouve que dans l'évangile et en Jésus Christ. Toutes les autres religions enseignent le salut par les œuvres. En invitant l'être humain à travailler à son salut, elles le rendent esclave de la loi ; elles l'illusionnent en le persuadant qu'il peut devenir juste par ses propres efforts ; elles nourrissent en lui un orgueil et une confiance en soi, qui le rendront sourd à l'annonce de l'évangile et imperméable au pardon gratuit. Elles s'opposent donc au salut par la grâce proclamé et apporté par le Christ*. Aux yeux des luthériens, toutes les religions autres que l'évangile représentent diverses variantes de la loi. À cet égard, elles se ressemblent toutes. Sous des formes apparemment diverses, elles disent toujours la même chose, elles présentent une identité fondamentale. « La croyance turque, écrit Luther, est commune aux musulmans, aux juifs et aux papistes ». J'ai entendu un de mes collègues, de théologie très luthérienne, soutenir, dans cette perspective, l'inutilité d'un enseignement sur les religions dans les Facultés de Théologie : théologiquement, argumentait-il, elles sont toutes semblables et d'avance on sait de quoi il retourne.

3. Le troisième principe découle des deux précédents. Dans une perspective luthérienne, les religions ne posent pas aux chrétiens un problème théologique. Ils disposent d'une grille de lecture qui les situe, les juge, et les condamne. Leur cas est tout à fait clair ; il n’y a pas à y revenir. Par contre, la rencontre et la cohabitation avec leurs fidèles soulèvent des questions éthiques difficiles auxquelles il faut y réfléchir. Comment les accueillir, les traiter, les respecter dans leur humanité, même si on n’accorde aucune valeur et qu’on considère même comme nocives leurs croyances ? Par exemple, quand on autorise des musulmans à se réunir pour la prière dans une salle paroissiale d’une église chrétienne, lorsqu'on les aide à construire une mosquée, quand on plaide pour la création d'une Faculté de Théologie musulmane, respecte-t-on le principe de la liberté religieuse et défend-on les droits de tout homme, quelles que soient ses opinions politiques et religieuses (dans ce cas, il faut le faire), ou bien respecte-t-on, reconnaît-on, favorise-t-on leur religion (et alors il faudrait l'éviter) ? La question des autres religions se pose uniquement à ce niveau-là. Par contre, il faut écarter des dialogues interreligieux qui entretiennent la confusion, sauf s'ils ont pour but de convertir les autres à l'évangile. Le problème des autres religions relève de l’éthique ou du comportement des chrétiens et nullement de la dogmatique ou de la foi évangélique.

 

André Gounelle

Notes :


* Voir M. Lienhard, Martin Luther. un temps, une vie, un message. Le Centurion, Labor et fides, 1983, p. 259-274. Lucie Kaennel, L'antisémitisme de Luther, Labor et fides, 1998.

* voir V. Segesvary, L'Islam et la Réforme, L'Age d'homme, 1977.

* Ce thème se trouve déjà au quatorzième siècle chez Wyclif qui estime que l'amour des richesses et du pouvoir a amené l'Islam et Rome à défigurer l'évangile. L'Islam comprend selon lui aussi bien les prélats et les dignitaires de l'Eglise que les musulmans proprement dits (Ibid., p.55-56).

* cité d'après Marc Lienhard, Luther, témoin de Jésus Christ, Cerf, p.159, note 15.

* voir, par exemple, le Commentaire de l'épître aux Galates,  in Martin Luther Œuvres, Labor et fides, 1969, t.15, p.238.

 

feuille

 

André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot