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Théologie des religions
Première partie - Les exclusivismes

Introduction

1. Exemples d’exclusivismes

Pour les théologies exclusivistes, j’ai choisi trois exemples :

1. D'abord, Luther, et les théologies dites de la croix. Je précise "dites", parce que je conteste la pertinence de cette étiquette et de l'opposition entre "théologies de la croix" et "théologies de la gloire"; je m’en suis expliqué dans plusieurs de mes publications et j’y reviendrai rapidement.

2. Ensuite, la mouvance que je qualifie d'evangelical, et non pas d'évangéliques, comme ils se nomment eux-mêmes. Les réformés, les luthériens et les catholiques me paraissent tout autant évangéliques qu'eux et je refuse de réserver cette étiquette à un seul des courants du christianisme.

3. Enfin, nous nous arrêterons sur le courant barthien, avec Barth lui-même, et deux de ses disciples, Visser't Hooft et Kraemer qui ont, l'un et l'autre, joué un rôle important dans le mouvement œcuménique entre 1940 et 1960.

2. Définition de l’exclusivisme

Je donne immédiatement une première définition de l'exclusivisme. Il se caractérise par l’affirmation d’une incompatibilité radicale et d’une opposition totale entre la foi chrétienne et les religions du monde. Normalement, il ne peut y avoir d'autres relations entre elles que la lutte et l'affrontement dans un combat à mort où chacun cherche à éliminer et à détruire l'autre. Il considère que les religions sont par nature anti-évangéliques et que l'évangile est une anti-religion. Il voit dans les religions des adversaires du Christ, des manifestations de Satan et il rejette par principe tout dialogue et toute alliance avec elles. Elles n'ont rien à apporter aux chrétiens ; elles ne peuvent que les perturber. Elles n'ont rien à leur apprendre, sinon, comme le disait le janséniste Lemaître de Sacy, les diverses ruses, les multiples déguisements et les nombreux visages du Diable. On ne trouve en elles qu'erreurs, mensonges, et perversions. Elles n'ont aucun aspect positif, et s'il importe de les connaître, c'est uniquement pour mieux les attaquer, pour les déraciner et pour les remplacer par l'évangile.

3. Bref historique

À cette définition préliminaire, je joins un bref aperçu historique. En gros, de la fin du deuxième jusqu'au cinquième siècle, le christianisme est une force nouvelle et conquérante. Il entend chasser et supplanter les religions existantes qu'il estime condamnées, destinées à disparaître ; il y réussit en grande partie. Dans ce contexte, le problème des religions non chrétiennes se centre sur la question suivante : peut-on, doit-on intégrer et récupérer certaines valeurs du paganisme ? Dans les sagesses et les spiritualités du monde gréco-latin, existe-t-il des éléments de vérité, qui constitueraient une preparatio evangelica, une propédeutique à l'évangile ? À cette question, les chrétiens donnent deux réponses, diamétralement opposées :

La première, défendue par Justin Martyr, se résume en deux grandes thèses. D’abord, les religions païennes contiennent des bribes ou des semences de vérité, mais seul le christianisme en possède la plénitude. D'un côté, on a des lueurs, de l'autre la lumière. Ensuite, tout ce qu'il y a de bon dans les sagesses et spiritualités païennes leur vient de l'action de la Parole ou de l'Esprit de Dieu, et donc appartient à l'église. On peut discerner dans les religions des éléments de préchristianisme, d'introduction à l'évangile, de préparation à la foi. On y trouve des « pierres d'attente » (c'est-à-dire des pierres entreposées pour une future construction) qu’on peut et qu'il faut utiliser pour l'édification de l'église et des chrétiens.

La seconde réponse, qui va dans le sens contraire, se trouve chez Tertullien ou Augustin. Au lieu de chercher des continuités et des ressemblances entre les religions et le christianisme, ils affirment qu'il y a une rupture radicale et une différence totale. D'une part, on trouve des idolâtries qui offensent le vrai Dieu et s'opposent à lui ; d'autre part, naît et se développe la foi véridique qui écoute et reçoit l'authentique parole de Dieu et qui en vit. Les religions éloignent et écartent de l'évangile ; à l'inverse, l'évangile démasque et disqualifie les valeurs religieuses non chrétiennes. Il fait apparaître qu'il s'agit de vices splendides et d'erreurs brillantes. Les sagesses et spiritualités païennes sont entièrement mauvaises et démoniaques ; il n'y a rien à apprendre ni à tirer d'elles. L'évangile les renverse, les abolit et les détruit ; le converti les abandonne et les rejette totalement.

Ces deux courants, avec quantité de nuances et de modulations, traversent le Moyen Age. Au seizième siècle, Zwingli et Calvin, marqués l'un et l'autre par l'humanisme, et sensibles à la richesse des cultures grecques et latines, se situent plutôt dans la ligne du premier attitude, tandis que le moine Luther, plus fermé à la culture profane, reprend la seconde.

Le luthéranisme

1. Quelles religions ?

Quand Luther parle de religions autres que le christianisme, de quoi s'agit-il dans son esprit ? À quoi pense-t-il précisément ? Si on relève dans ses écrits les religions qu'il cite et avec lesquelles il se confronte, on constate qu'elles se bornent au judaïsme, à l'Islam et au paganisme antique tel que le seizième siècle le perçoit. À ma connaissance, on ne trouve dans son œuvre (il en va exactement de même chez Calvin) aucune allusion importante ou significative aux religions d'Orient et d'Amérique. Pourtant, les réformateurs vivent à l'époque où l'on découvre et explore des terres nouvelles, mais, visiblement, comme la plupart des européens de l'époque, ils n’ont pas conscience du bouleversement qui va s’en suivre et ils ne perçoivent pas la multiplicité des civilisations et des religions du monde. L’horizon de Luther reste étroit et limité. Hors du christianisme, il ne connaît que trois religions concrètes.

1. Premièrement, celles de l'Antiquité surtout gréco-romaine, un peu moins égyptienne. Il les considère avec, semble-t-il, moins de sympathie et les mentionne plus rarement que Zwingli et Calvin. Luther réagit violemment à un passage de l’Expositio fidei (1531) où Zwingli place au paradis quelques païens vertueux qui, ayant vécu avant le Christ, n’ont pas pu connaître l’évangile. Ce passage, selon Luther, montre que Zwingli ne croit pas en Christ. Il faut probablement voir dans ce manque d’ouverture un effet de la formation scolastique et monastique de Luther très différente de l'éducation humaniste des deux autres Réformateurs. Au seizième siècle, avec la Renaissance, se produit un renouveau d'intérêt pour l'Antiquité. On l'étudie, on l'admire, on en subit l'influence. Si la mythologie ne joue plus qu'un rôle folklorique, par contre la spiritualité du monde gréco-latin, sous sa forme philosophique (surtout le stoïcisme) marque et imprègne beaucoup d'esprits. Elle se combine le plus souvent avec la métaphysique ou la dogmatique chrétienne et ne se présente pas vraiment comme une religion rivale, encore qu'au dix-septième siècle, on s'inquiétera de son impact, et qu'on s'interrogera sur la légitimité d'un stoïcisme chrétien. En tout cas, l'antiquité paraît très proche à un homme formé par l’humanisme au seizième siècle ; elle ne lui semble ni lointaine ni étrangère.

2. En deuxième lieu, Luther connaît le judaïsme qui, par rapport aux autres religions, pose un problème théologique particulier, en raison de ses liens étroits avec le christianisme. Dans l'Europe du Moyen Age, les juifs sont plus ou moins (plutôt plus que moins) malmenés et maltraités, parfois tolérés, souvent persécutés. Malgré ce qu'on leur fait subir, et bien que représentant une petite minorité, ils ne se laissent ni absorber ni expulser. Les penseurs chrétiens n'ont pas cessé de s’inquiéter et de s’étonner de cette persistance du judaïsme. Ils s'interrogent sur les raisons qui empêchent les juifs de se rallier au christianisme. En général, ils répondent que l’orgueil des juifs les conduit à considérer qu'eux seuls sont élus parce qu'ils sont supérieurs aux autres humains et à estimer qu'ils n'ont pas besoin de pardon, parce qu'ils obéissent scrupuleusement à la loi. Le jeune Luther reprend à son compte ces accusations, tout en indiquant que les chrétiens aussi sont infectés par l'orgueil et souvent ne sont pas meilleurs. Il souligne qu'on ne doit pas essayer de convertir les juifs à l'évangile par la force. Luther a espéré un temps que les juifs se rallieraient à sa Réforme ; il écrit en 1523 un petit traité intitulé Que Jésus est né juif qui insiste sur la judaïté de Jésus. Certains milieux juifs éprouvent, d'ailleurs, une réelle sympathie envers la Réforme et lui trouvent des affinités et des points de convergence avec le judaïsme (ainsi le rejet des statues et images, la suppression du culte de la Vierge et des saints).

Après 1530, Luther durcit ses positions. Il est déçu de voir que les juifs ne se laissent pas convaincre. Il redoute leur influence sur les chrétiens tant en exégèse (beaucoup de spécialistes utilisent les commentaires rabbiniques) qu'en dogmatique. Les premiers protestants antitrinitaires apparaissent et se forment des groupes de chrétiens qui respectent, par exemple, le sabbat et recommandent la circoncision. On les accuse de judaïser, c’est-à-dire d’altérer et de corrompre l’évangile sous l’influence des juifs. On les perçoit comme une menace contre la foi authentique. Plus il vieillit, plus Luther range les juifs parmi les ennemis de l'évangile ; il les traite de blasphémateurs et de menteurs ; il les accuse de sorcellerie, reprenant les calomnies du Moyen Âge. Il estime que le prince, le magistrat, l’autorité politique doit les empêcher de nuire. Il demande qu'on les expulse, qu'on détruise leurs synagogues, qu'on les prive de leurs libertés, qu'on évite toutes relations avec eux. En 1542 et 1543, il publie trois traités, que même ses amis désapprouvèrent. Il y exprime un antisémitisme grossier et violent que les nazis sauront rappeler* et dont on a honte.

3. Luther mentionne une troisième religion, l'Islam. Au seizième siècle, les musulmans exercent sur l'Europe une forte pression politique et militaire. Les européens se sentent menacés et agressés. Rappelons qu’en Espagne, la reconquête ne se termine avec la chute de Grenade qu’en 1492 (Luther avait 9 ans) et qu’un retour des marocains n’était nullement exclu. Au Sud, des pirates venant d'Afrique du Nord rendent les côtes méditerranéennes peu sûres. À l'Est, après la bataille de Mohacs, en 1526, les turcs dominent la Hongrie et font des expéditions militaires jusqu'aux portes de Vienne. En 1530, l'Empereur Charles-Quint convoque la Diète d'Augsbourg non seulement pour régler les conflits entre partisans et adversaires de Luther, mais aussi afin de mobiliser les princes allemands dans la lutte contre les armées turques.

Les Réformateurs se préoccupent de l'Islam. Ils ont le désir de le mieux connaître et le souci de le réfuter. Luther traduit en allemand une partie du Coran à partir d'une version latine. En 1543, le zurichois Bibliander, un collaborateur de Bullinger, publie un recueil, nous dirions aujourd'hui un dossier, qui contient des textes musulmans et qui expose les points de divergence et de discussion entre le christianisme et l'Islam. Cette attention portée à l'Islam n'est pas nouvelle ; les Réformateurs héritent de toute une tradition d'études et de réflexion théologiques qu'ils reprennent à leur manière*.

Quelle évaluation de l'Islam trouve-t-on dans la théologie d'avant la Réforme? À l'époque patristique, je l'ai dit, on a la conviction l'évangile va supplanter les autres religions. On se demande si on doit leur accorder ou leur refuser une certaine valeur, mais, de toutes manières, on pense qu'elles vont disparaître. Aussi, le surgissement de l'Islam aux septième et huitième siècles représente-t-il pour la réflexion chrétienne un fait troublant, énigmatique, difficile à comprendre et à interpréter. Voilà que postérieurement au christianisme naît une religion qui l'agresse, le fait reculer, et lui arrache des pays où il semblait solidement implanté. Cette nouvelle foi, jeune et récente, prétend prendre sa succession. Elle voit dans l'évangile une étape vers l'Islam. Elle subordonne la Bible au Coran, comme les chrétiens avaient subordonné l'Ancien Testament au Nouveau. Cette situation inédite pose un énorme problème. Si Jésus-Christ est la fin, c'est-à-dire à la fois l'aboutissement et l'abolition de toutes les religions de l'humanité, comment se fait-il qu'après sa venue, apparaisse une nouvelle religion ? Normalement, cela ne devrait pas se produire. Les faits n'apportent-ils donc pas un démenti aux affirmations chrétiennes ? On a évité et écarté cette question embarrassante et troublante en refusant de voir dans l'Islam une religion nouvelle. On l'a interprété comme une hérésie chrétienne semblable à l'arianisme ou au monophysisme. On a estimé qu'on n'avait affaire à rien d'autre qu'à un christianisme déviant. L'islam entre ainsi dans une catégorie connue qui permet de l'expliquer et qui élimine le problème posé par l'apparition d'une religion nouvelle. Il en résulte qu'on porte sur lui une appréciation beaucoup plus sévère que sur les religions gréco-romaines. L'église a toujours jugé l'hérésie plus dangereuse, nocive et détestable que le paganisme. Dans le paganisme, on discerne des bribes et des germes de vérité. Dans l'hérésie on trouve des vérités polluées, pourries. Le paganisme ignore et pressent l'évangile, l'hérésie le connaît et le défigure.

Il semble que le théologien byzantin Jean Damascène, mort en 749, soit le premier à considérer l'Islam comme une hérésie. Cette opinion se répand, avec parfois des nuances ou des correctifs. Ainsi, au douzième siècle, Pierre le Vénérable estime que l'Islam s’est détaché progressivement du christianisme pour devenir petit à petit une religion indépendante. Encore au seizième siècle, beaucoup de théologiens voient en lui une hérésie. Luther partage, semble-t-il, largement, mais pas totalement cette opinion. D'un côté, il indique bien que l'Islam a une origine extérieure au christianisme. De l'autre côté, il a tendance à rapprocher, voire à assimiler la déviation que l'Islam fait subir à la foi chrétienne et celle que lui inflige le catholicisme romain. Il les présente comme deux variantes ou deux aspects de la même déformation de l'évangile*. Pour le strasbourgeois Bucer, pour le zurichois Bullinger, comme pour Luther, Mahomet et le pape se ressemblent, sont en quelque sorte des jumeaux parce qu'ils incarnent l'un et l'autre le même Antéchrist. Luther relève cependant une différence : Mahomet, dit-il, est un « diable culotté ... qui se présente sous sa forme véritable », tandis que le pape « s'affuble d'un masque d'ange » pour mieux tromper les chrétiens. Ils sont aussi sataniques l’un que l’autre, mais le pape est plus hypocrite.

Il ne faut pas majorer la portée de ces rapprochements entre catholicisme et Islam. Les textes les suggèrent polémiquement plus qu'ils ne les développent explicitement et systématiquement. On ne doit pourtant pas non plus les minimiser. Ils traduisent la conviction qu'entre l'Islam et le catholicisme, il existe des différences superficielles et une identité profonde : il s'agit des deux versions de la même erreur. Aux yeux de Luther, l'Islam représente un autre catholicisme, qui pose le problème de la déformation et de la restauration de la vérité évangélique et non celui de la multiplicité des religions.

2. Les principes théologiques

Si Luther ne connaît pas vraiment de religions en dehors de la famille abrahamique et s'il s'interroge sur elles dans un contexte et à partir de présupposés qui diffèrent considérablement des nôtres, cela ne veut pas dire qu'il soit sans intérêt pour une réflexion actuelle. En effet, il pose des principes théologiques fondamentaux, qui conduisent à une attitude très caractéristique envers les autres religions. Cette attitude, tout un courant du protestantisme actuel la reprend à son compte et l’adopte. Trois principes la commandent.

1. D'abord, joue un rôle essentiel et déterminant le principe que l'on désigne par le terme de « théologie de la croix ». De quoi s’agit-il ? De l’affirmation que Dieu révèle ce qu'il est uniquement sur la croix et nulle part ailleurs. La connaissance du Dieu véritable se confond entièrement, totalement, avec celle du Christ crucifié. Or la Croix réfute, contredit et renverse toutes les idées et les croyances humaines sur Dieu. Comme le dit Paul dans 1 Corinthiens 1, 23, le Christ crucifié est scandale pour les juifs et folie pour les païens. Le judaïsme parle bien du messie, mais pas du messie crucifié. Le Coran se réfère à Jésus, lui donne même une place importante, mais pas à Jésus crucifié. Les autres religions, celles qui n'appartiennent pas à la famille abrahamique, ne connaissent pas Jésus ou le messie, ; à plus forte raison, elles ignorent la Croix. Elles sont donc des folies pour Dieu et pour les chrétiens. On ne peut pas même inscrire à leur actif leur référence à Dieu. « Il ne sert de rien, écrit Luther*, aux juifs et aux turcs de croire au Dieu qui a créé les cieux et la terre. Celui qui ne croit pas au Christ ne croit pas en Dieu ». Dieu sans le Christ (autrement dit, le Yahwe des juifs et le Allah des musulmans) s'identifie pour lui avec le diable.

La théologie dite de la croix conduit donc à disqualifier par principe, sans examen préalable ni évaluation de contenu, toutes les spiritualités non chrétiennes. À l'intérieur du christianisme, cette théologie s'oppose aux courants qui admettent, comme le catholicisme ou le calvinisme, une révélation générale. Les luthériens les qualifieront de « théologies de la gloire » (ce qui me laisse perplexe, car la théologie dite de la croix, en fin de compte, attribue une gloire absolue au christianisme et surtout au théologien de la Croix, seul détenteur de la vérité, qui a raison contre tous les autres ; ce sont des théologies de la croix en ce qu’elles crucifient allégrement toutes les autres).

2. Un deuxième principe détermine le jugement de Luther et des luthériens sur les religions non chrétiennes : celui, tout à fait central et capital pour Luther, de la justification par grâce et non par les œuvres de la loi. La loi a pour fonction de dire à l'homme le bon et le mauvais. Elle définit l'obligatoire, le souhaitable et le défendu. Elle lui indique ce qu'il doit faire, ce qu'il peut se permettre et ce qui lui est interdit. Quand on pense que le respect des règles, que l'obéissance à des commandements apporte le salut ou y contribue, on se situe dans la logique du salut par les œuvres de la loi. La justification par grâce renverse cette logique en annonçant que le salut vient de Dieu, qu'en Jésus-Christ il nous est donné gratuitement, sans conditions ni exigences préalables, que nous ne le méritons en rien. Pour Luther et les luthériens, le salut gratuit ne se trouve que dans l'évangile et en Jésus Christ. Toutes les autres religions enseignent le salut par les œuvres. En invitant l'être humain à travailler à son salut, elles le rendent esclave de la loi ; elles l'illusionnent en le persuadant qu'il peut devenir juste par ses propres efforts ; elles nourrissent en lui un orgueil et une confiance en soi, qui le rendront sourd à l'annonce de l'évangile et imperméable au pardon gratuit. Elles s'opposent donc au salut par la grâce proclamé et apporté par le Christ*. Aux yeux des luthériens, toutes les religions autres que l'évangile représentent diverses variantes de la loi. À cet égard, elles se ressemblent toutes. Sous des formes apparemment diverses, elles disent toujours la même chose, elles présentent une identité fondamentale. « La croyance turque, écrit Luther, est commune aux musulmans, aux juifs et aux papistes ». J'ai entendu un de mes collègues, de théologie très luthérienne, soutenir, dans cette perspective, l'inutilité d'un enseignement sur les religions dans les Facultés de Théologie : théologiquement, argumentait-il, elles sont toutes semblables et d'avance on sait de quoi il retourne.

3. Le troisième principe découle des deux précédents. Dans une perspective luthérienne, les religions ne posent pas aux chrétiens un problème théologique. Ils disposent d'une grille de lecture qui les situe, les juge, et les condamne. Leur cas est tout à fait clair ; il n’y a pas à y revenir. Par contre, la rencontre et la cohabitation avec leurs fidèles soulèvent des questions éthiques difficiles auxquelles il faut y réfléchir. Comment les accueillir, les traiter, les respecter dans leur humanité, même si on n’accorde aucune valeur et qu’on considère même comme nocives leurs croyances ? Par exemple, quand on autorise des musulmans à se réunir pour la prière dans une salle paroissiale d’une église chrétienne, lorsqu'on les aide à construire une mosquée, quand on plaide pour la création d'une Faculté de Théologie musulmane, respecte-t-on le principe de la liberté religieuse et défend-on les droits de tout homme, quelles que soient ses opinions politiques et religieuses (dans ce cas, il faut le faire), ou bien respecte-t-on, reconnaît-on, favorise-t-on leur religion (et alors il faudrait l'éviter) ? La question des autres religions se pose uniquement à ce niveau-là. Par contre, il faut écarter des dialogues interreligieux qui entretiennent la confusion, sauf s'ils ont pour but de convertir les autres à l'évangile. Le problème des autres religions relève de l’éthique ou du comportement des chrétiens et nullement de la dogmatique ou de la foi évangélique.

La mouvance "evangelical"

Je passe au deuxième exemple de position exclusiviste, celle que l'on rencontre dans la mouvance que, pour les raisons que j’ai indiquées, j’appelle evangelical. Dans cette mouvance, on rencontre aussi des inclusivistes. Toutefois, l'exclusivisme y est largement majoritaire

1. Les déclarations

Jusque vers les années 60, les milieux missionnaires sont largement de tendance evangelical. Ils se donnent pour but d'empêcher que les païens périssent dans l'obscurité ; ils entendent les arracher à l'enfer. Ils affirment qu'aucune religion, en dehors du christianisme, ne peut procurer le salut, et qu'il n'y a aucun espoir pour ceux qui ne confessent pas explicitement Jésus-Christ. Ils présentent ces affirmations comme des évidences indiscutables pour un chrétien et ne se soucient pas de les expliquer, de les justifier, de dire sur quoi elles se fondent. Sur le terrain, les missionnaires se montrent souvent très sévères pour les religions locales. Ils n'y trouvent rien de bon, et s'efforcent de détruire leur emprise sur les mœurs et sur les cœurs. Plus tard, à l'époque de la décolonisation et de la revalorisation des cultures africaines, asiatiques et océaniennes, cette sévérité leur sera amèrement reprochée, y compris par les églises nées de leurs missions.

Quand à partir de 1960, les dialogues interreligieux commencent à prendre de l’ampleur, la mouvance evangelical réagit très vivement. En 1970*, une convention, réunie à Francfort dénonce le souci du Conseil Œcuménique des Églises pour un dialogue entre les religions. Elle y voit une trahison de la foi, une apostasie de l'évangile. Le Nouveau Testament, dit-elle, appelle l'Église non pas à dialoguer avec les païens, mais à proclamer l'évangile en vue de les convertir. Elle affirme qu'il n'y a de connaissance de Dieu et de salut qu'en Jésus-Christ, et que par conséquent « tous ceux qui sont morts sans connaître Jésus-Christ sont destinés à la perdition éternelle » (de la même manière, au 17ème siècle, Nicole, un théologien de Port-Royal, disait que « pas un américain ne serait sauvé » - entendez pas un américain avant la découverte du nouveau continent par les européens). En juillet 1974, à Lausanne, un rassemblement évangélique va dans le même sens avec plus de nuance et de modération*. Il reconnaît que les missions ont parfois confondu l'évangile avec la culture occidentale. Il admet un dialogue pour mieux comprendre les autres, mais pas en vue d'un rapprochement religieux et encore moins d'un quelconque syncrétisme. Il condamne l'idée que Dieu, d'une manière ou d'une autre, puisse agir et se manifester dans les autres religions. La mouvance evangelical fonde son rejet sur deux argumentations différentes, mais nullement contradictoires ; en général elles se combinent.

2. L’argumentation biblique.

La première fait appel à des textes bibliques, ainsi Jean 14, 6 : « Nul ne vient au Père que par moi », et Actes 16, 3 : « Crois au Seigneur Jésus et tu seras sauvé ». Dans une petite brochure, Christophe Genevaz*, commente : « Sans foi personnelle en ce Jésus historique, pas de salut possible ». Toute recherche d'un terrain d'entente et de collaboration entre religions lui paraît être une prostitution de l'évangile, un adultère de l'Église, et une démission de l'obligation de témoigner de l'évangile.

À cette argumentation biblique, on a opposé trois objections. D'abord, celui du choix des citations. Il existe des textes bibliques qui vont dans un sens différent : par exemple Abraham demandant à un prêtre païen, Melchisedeck, de le bénir ; ou bien les mages, que leur culte astrologique conduit à la crèche ; ou bien encore l'affirmation de Paul à Lystre que « Dieu ne s'est laissé nulle part sans témoignage » (Actes 14,15) ; etc. Ces textes n'annulent pas ceux que citent les evangelicals, mais ils montrent que la Bible a une approche des religions plus complexe et plus diversifiée qu'ils ne le prétendent. La deuxième objection porte sur l'interprétation des textes cités et sur les conclusions que l'on en tire. Dire : « Crois au Seigneur Jésus et tu sera sauvé » n'implique pas obligatoirement que tous ceux qui ignorent Jésus sont perdus. Souvent les affirmations bibliques sont forcées et durcies. Enfin, troisième objection, n'identifie-t-on pas trop vite, n'assimile-t-on pas indûment le Christ et le christianisme ? Le Christ n'agit-il pas ailleurs que dans les églises et chez ceux qui se réclament de lui ? Des théologiens parlent d'une présence cachée du Christ ou du Christ œuvrant anonymement en dehors des églises, thèses que nous examinerons plus tard.

3. La différence du christianisme

La deuxième argumentation utilisée dans les milieux evangelical souligne la spécificité du christianisme. Quand on le compare aux autres religions, on s'aperçoit qu'il s'en distingue très fortement, qu'il n'a pas grand chose de commun avec elles. Ce qui rend tout dialogue impossible. Les convictions et les croyances sont trop éloignées les unes des autres pour qu'on puisse les rapprocher. On ne peut pas associer des systèmes incompatibles ; il faut opter, choisir l'un ou l'autre.

Ainsi, Henri Blocher, professeur à la Faculté de Théologie évangélique de Vaux, souligne quatre éléments qui, selon lui font l'originalité du christianisme, le mettent à part et lui confèrent un caractère unique. Il y a, d'abord, l'historicité du christianisme. Sa foi se réfère à des événements, non à des mythes, ni à des réalités intemporelles ou éternelles. Ensuite, Blocher mentionne la gratuité du salut; c'est Dieu qui l'envoie, qui l'effectue, et le croyant le reçoit. Dans toutes les autres religions le salut s'acquiert par des œuvres (on retrouve la conviction de Luther que la justification gratuite n'existe que dans l'évangile). En troisième lieu, Blocher cite l'incarnation, l'affirmation que Dieu se fait homme sans cesser pour cela d'être Dieu. Enfin, il insiste sur la conception du mal, qui, pour le christianisme, ne relève pas de la structure de l'être, mais qui vient d'un accident dont la responsabilité incombe entièrement à l'être humain.

L'argumentation de Blocher ne manque ni d'intérêt ni de pertinence. Elle se heurte, cependant, à deux objections.

Premièrement, sur les points mentionnés, le christianisme se montre-t-il aussi original que le pense Blocher ? D'autres religions se réfèrent à des événements historiques. Certaines connaissent le thème de l'incarnation et de l'abaissement de Dieu. Le bouddhisme amida enseigne la justification gratuite. On fait aussi ailleurs porter entièrement la responsabilité du mal aux êtres humains. La différence ne paraît pas aussi radicale que ne le prétend Blocher et il paraît difficile d'isoler le christianisme, de prétendre qu'il n'a rien de commun avec les autres religions.

La seconde objection conteste que ces différences constituent une réelle supériorité. L'histoire ne fonctionne-t-elle pas comme une parabole de l'éternel qu'à cause de la structure temporelle de l'existence humaine, on perçoit et on exprime à travers des récits ou des mythes ? Une religion affranchie de l'historique n'évite-t-elle pas mieux la superstition, n’est-elle pas plus pure et plus proche de la vérité divine ? La gratuité du salut, à côté de ses aspects positifs, n'a-t-elle pas l'inconvénient de dévaloriser l'éthique que d'autres religions servent mieux ? L'incarnation ne favorise-t-elle pas des dérives idolâtriques. Enfin, en faisant porter à l'être humain l'entière responsabilité du mal, n'oublie-t-on pas qu'il en est à la fois coupable et victime ? Bref, la comparaison ne tourne pas forcément à l'avantage du christianisme.

En fait, ces objections ont peu de poids pour les evangelicals. En effet, ce ne sont pas des argumentations, bibliques ou comparatives, qui les conduisent à rejeter et à condamner les religions, mais une conviction, puissante et élémentaire, celle que la religion chrétienne est la seule voie de salut, et que toutes les autres voies ont un caractère démoniaque.

Le courant barthien

Après le luthéranisme et le courant evangelical, la théologie barthienne fournit un troisième exemple d'exclusivisme. Nous allons voir d’abord la position de Barth lui-même, puis celle de deux de ses disciples, Visser't Hooft et Kraemer

1. Karl Barth

1. Présentation

Barth a vécu de 1886 à 1968 et a enseigné la théologie d’abord en Allemagne, et ensuite à Bâle. Pour ce cours, je me réfère surtout au § 17 de sa volumineuse Dogmatique. Ce paragraphe 17 fit environ 80 pages en grand format et petits caractères. Il traite de la religion

Je souligne le caractère foncièrement et totalement européen de Barth. Il a toujours vécu en Europe. Il n'en est sorti qu'une seule fois, alors qu'il était à la retraite, pour un bref séjour aux États-Unis. Jamais il n'a vraiment eu l'occasion de dialoguer avec des fidèles du bouddhisme, de l'hindouisme et de l'islam*. Il meut dans un cadre de vie et de pensée purement occidental. Il réfléchit presque uniquement en fonction de la situation européenne du second tiers du vingtième siècle.

2. Quelles religions ?

Dans ce contexte, il rencontre la religion sous deux aspects différents.

1. En premier lieu, la religion représente pour lui ce que l'Université du dix-neuvième siècle a fait de la Bible, la manière dont elle l’a étudiée, comprise et expliquée. La théologie académique, aussi bien l’orthodoxe que la libérale, a vu dans l’Écriture un ensemble de documents sur l'évolution religieuse d'Israël, ensuite sur celle de Jésus-Christ lui-même, et, enfin, sur celle de ses premiers disciples. À partir des textes, elle a cherché à reconstituer d’abord l'histoire des croyances, de la piété et des rites d'un peuple, ensuite l'histoire de la transformation que leur fait subir une personnalité exceptionnelle et, enfin, l'histoire des nouvelles formes religieuses, à la fois en continuité et en rupture avec les anciennes, que Jésus fait surgir par son action et sa prédication.

Cette théologie académique a travaillé avec beaucoup de science et de sérieux et son entreprise est parfaitement légitime. Pourtant, selon Barth, elle souffre d’une carence fondamentale. Elle s'occupe essentiellement de ce que pensent, croient et font des êtres humains. Par contre, elle laisse de côté ce que fait Dieu, elle passe sous silence ce qu'il dit. Elle ne s'intéresse à lui que dans la mesure où il est l'objet de la foi, de la réflexion, de la conscience de l'être humain. Or, le vrai Dieu, le Dieu vivant ne peut être que le sujet ou le locuteur principal, non pas celui dont on parle et dont il s’agit, mais celui qui parle et qui agit. On oublie l’essentiel quand on transforme la théologie en une description et une analyse des expériences religieuses de groupes ou d'être humains. On met l'accent sur ce que les humains croient et pensent de Dieu, et non sur ce que Dieu révèle de lui-même. On fait de la Bible l'expression de la spiritualité humaine, au lieu de la recevoir et de l'écouter comme le véhicule de la parole de Dieu.

D'où cette première conviction de Barth : la religion subordonne la divinité à l'humanité. Elle remplace la révélation divine par l'intelligence, l'intuition et la spiritualité humaines. Si la religion ne supprime pas l'idée de Dieu ni le discours sur Dieu, par contre elle écarte le Dieu vivant qui nous oblige à nous taire pour l'écouter, à mourir à nous-mêmes pour recevoir la vie qu'il nous donne.

2. En second lieu, après la première guerre mondiale, à la suite du désarroi provoqué par la défaite, se développe en Allemagne un néo-paganisme qui attire beaucoup de gens. Il n'a peut-être jamais eu une influence très profonde ni une implantation sérieuse, mais il s'agite beaucoup et, à juste titre, il inquiète et effraie les chrétiens. Plusieurs mouvements militent pour une religion purement germanique. Ils reprennent des mythes, des rites, des valeurs qu'ils estiment antérieurs à l'évangélisation de l'Allemagne. Ils célèbrent volontiers la jeunesse, la force, la violence, l'aventure, le danger. Ils se réclament souvent de Wagner et de Nietzsche. On peut mentionner : « la foi allemande », groupe animé par Madame Lüdendorf, la femme du généralissime allemand de 1918, « le mysticisme allemand », « le mouvement de la foi nordique », « l'alliance pour la foi allemande ». Ces divers mouvements, aux thèmes souvent extravagants, critiquent, en général, durement le christianisme. L'un d'eux, pourtant, appelé « l'Église populaire allemande » projette de concilier et d'accorder les idéaux germaniques avec les valeurs chrétiennes. Les nazis sauront récupérer et utiliser à leur profit ces courants. Comme l'écrit Barth en 1943 : « On offrit une foi allemande copiée sur l'ancien paganisme germain. Selon cette doctrine et cette loi, la puissance mythique “Allemagne“ prenait rang de divinité, le Führer Adolf Hitler occupait la place de prophète et toutes sortes de rites célébraient la gloire de l'esprit allemand ».

Ce néo-paganisme exalte et glorifie la puissance humaine. Il sacralise une idéologie, une nation, un chef. D'où une seconde affirmation de Barth : la religion a un caractère idolâtre ; elle est l'acte par lequel l'être humain tente de se diviniser et de se mettre à la place de Dieu.

3. Barth discerne un lien étroit et profond entre ces deux formes de religion. À ses yeux, elles constituent les deux aspects complémentaires et indissociables d'une même démarche. Parce qu'il substitue au Dieu vivant une idée de Dieu, l'homme religieux en vient à s'attribuer à lui-même la place qui revient à Dieu. Voir dans la Bible l'expression de l'âme humaine conduit à diviniser ses propres tendances. Donner de la valeur à la religion débouche sur Hitler. Les barthiens s'étonneront toujours de voir s'engager résolument contre le nazisme des libéraux, des bultmanniens, ou des tillichiens, qui ne rejettent pas la religion sous son premier aspect. Ils y verront une inconséquence heureuse certes, mais parfaitement illogique. En 1934, Brunner, qui vit à Zurich où la spiritualité soi-disant germanique n'a pas grande audience, publie une brochure intitulée Nature et grâce où il développe la thèse d'une concordance entre la Parole de Dieu et les aspirations humaines. Barth réagit avec une extrême violence par une brochure intitulée Nein, parce que cette thèse lui semble pouvoir conforter et justifier ce néo-paganisme idolâtre. Il se montre d'autant plus dur et intransigeant que le danger lui paraît grand.

Pour comprendre et évaluer la réflexion de Barth, il ne faut pas oublier qu'il a rencontré essentiellement la religion sous ces deux formes, et qu'il se réfère principalement à elles.

3. La condamnation de la religion

Dans le § 17 de la Dogmatique Barth définit et analyse la religion. Pour lui, elle consiste en un essai d'auto-justification, d'auto-sanctification et d'auto-rédemption, autrement dit en un effort de l'être humain pour atteindre la vérité par ses propres moyens et pour donner de la valeur à sa vie par ce qu'il est et ce qu'il fait. Or, la révélation de Dieu en Jésus Christ démontre et notifie l'échec de telles tentatives humaines ; elle en manifeste non seulement la vanité, mais aussi la perversité. L'être humain ne peut pas trouver la vérité par lui-même ; il faut que Dieu la lui dévoile et la lui montre. L'être humain ne peut pas se sauver lui-même ; il faut que Dieu le sauve par grâce. L'être humain ne peut pas s'élever jusqu'à Dieu ; il faut que Dieu vienne à lui, descende jusqu'à lui, ce qu'il fait en Jésus-Christ. Recevoir le salut et la révélation implique qu'on renonce à soi-même, qu'on abandonne la prétention de se débrouiller par soi-même et qu'on accepte que tout vienne de Dieu. Il y a donc antinomie, contradiction entre la religion et l'évangile. On ne peut pas les concilier.

On pourrait représenter, en la simplifiant, la thèse de Barth par le schéma suivant. La religion est l'effort de l'être humain pour monter jusqu'à Dieu et l'atteindre, effort voué à l'échec (la flèche indiquant la montée bute sur une « barre » qu'elle ne peut pas franchir. Dieu est hors de notre portée. La révélation est le mouvement, qui réussit, avec et en Jésus Christ (la flèche descendante atteint l'être humain) par lequel Dieu descend vers nous et nous rencontre.

La religion selon Barth

La religion traduit la volonté humaine d'être et de faire quelque chose, alors que la foi, qui naît de la révélation, consiste à tout recevoir de Dieu, à abandonner toute prétention, à ne pas compter sur soi, sur sa valeur et sur ses efforts. La religion, parce qu'il y a entre Dieu et nous un fossé infranchissable par l'être humain à cause de sa finitude et de son péché, pose toujours et forcément une idole (c'est-à-dire une image fausse que nous nous forgeons de Dieu). Dans cette perspective, un barthien, Roland de Pury, a écrit que l'athée se trouve toujours plus près de Dieu que des gens religieux; affirmation qu'à mon sens Barth n'aurait pas approuvée, car Barth considère l'athéisme comme une forme de religion.

Le fossé entre lui et nous, Dieu peut le franchir et il le fait en Jésus-Christ. Sa Révélation (c'est-à-dire sa venue chez nous, parmi nous et en nous) quand elle arrive et s'empare de nous, chasse les idoles, et anéantit toute velléité de se légitimer par ses œuvres. La foi authentique détruit et supplante la religion. Barth refuse un schéma où les deux flèches se rencontreraient ; elles s'excluent mutuellement.

4. Remarques sur la position de Barth

Sur cette position de Barth, je fais cinq remarques.

1. Premièrement, il écrit le plus souvent la religion au singulier. Il ne prend pas très au sérieux la pluralité et la diversité des religions du monde. Elles possèdent, pour lui, une identité fondamentale que camouflent des différences apparentes et superficielles. Elles représentent les formes multiples que prend une seule et même réalité. Partout et toujours, si on va aux racines, on découvre la même attitude, la même prétention, la même erreur. Barth n'examine pas chaque religion à part ni n'en donne des évaluations différenciées. Il émet un jugement d'ensemble qui les concerne et les englobe toutes. Il les met toutes dans le même sac ou dans le même panier.

2. Deuxièmement, le jugement très dur que Barth porte sur les religions se veut théologique. Il résulte d'un principe et non de l'examen des faits. Il se fonde sur l'affirmation dans laquelle Barth voit la pierre angulaire de l'évangile et de la foi chrétienne, à savoir que Dieu se révèle en Jésus-Christ et nulle part ailleurs. Il ne découle nullement de ce que disent, enseignent et pratiquent les religions. On n'a pas besoin de les étudier pour savoir ce qu'elles sont et ce qu'elles valent. On le sait d'avance à la lumière de la Révélation. L'influence de la théologie barthienne a entraîné, après la seconde guerre mondiale, la disparition ou la marginalisation de l'histoire des religions dans beaucoup de Facultés de Théologie protestantes. Peter Berger rapporte une conversation très significative entre Barth, et D.T. Niles, qui fut le premier évêque de l'Église Unie d'Inde du Sud, et qui était anglican*. Ils discutaient à propos de la thèse de Barth : « la religion est incrédulité ». Niles demande à Barth : « combien avez-vous rencontré d'hindous ? ». « Aucun », répond Barth. Question de Niles : « Comment savez-vous alors que l'hindouisme est incrédulité ? ». Réponse de Barth : « a priori ». Il s'agit effectivement, d'un postulat, d'un propos a priori. On pourrait se demander s'il l’aurait tenu a posteriori, après avoir rencontré des hindous et discuté avec eux.

3. Troisièmement, le caractère théologique du jugement de Barth sur les religions ne vient pas seulement de ce qu'il se fonde sur une affirmation de foi, mais aussi de ce qu'il concerne uniquement la relation de Dieu et de l'être humain. Il ne porte pas du tout sur la fonction civilisatrice, le rôle éthique et la valeur humaine des religions. Tout cela n'intéresse absolument pas Barth. Il sait certes que, de ce point de vue, on peut faire des distinctions entre les religions, mais il s'agit d'évaluations sociologiques et relatives, alors qu'entre les religions et l'évangile, il existe, du point de vue théologique, une différence absolue. Il faut donc se refuser, par principe, à opérer des confrontations, à établir des comparaisons. Elles masqueraient un point fondamental, à savoir que d'un côté on a une construction humaine, de l'autre une parole venant de Dieu. Les religions et l'évangile ne sont pas de même nature ou de même essence; il ne faut donc pas les rapprocher.

4. Quatrièmement, Barth, théologien réformé se situe plus, en général, dans la ligne de Calvin que dans celle de Luther. Pourtant, sur ce point, il s'écarte considérablement du Réformateur de Genève. Il n'admet pas, comme Calvin, que les religions reposent sur une révélation qu'elles pervertissent. Il refuse la thèse du logos spermatikos, des semences de vérité déposées par l'Esprit Saint ailleurs que dans l'histoire biblique. Avec Luther, il pense que toutes les religions incarnent sous des formes diverses le salut par les œuvres, et que le salut par grâce se trouve seulement dans l'évangile. Quand il rencontre l'affirmation du salut par grâce dans le bouddhisme amida, Barth répond tranquillement qu'en réalité, il ne peut pas s'agir de la justification gratuite, puisqu'on n'y parle pas de Jésus-Christ. En fin de compte, tout dépend de l'invocation du nom de Jésus-Christ. Comme Luther, Barth voit dans la religion la manifestation la plus forte, la plus caractéristique de l'orgueil humain, la volonté de se passer de Dieu et donc le paroxysme du péché. Cette condamnation sans appel, qui a choqué beaucoup de gens, s'explique, au moins en partie, par les religions auxquelles il a eu affaire, et que j'ai mentionnées tout à l'heure.

5. Cinquièmement, vers la fin de sa vie, on peut relever des signes qui indiquent une évolution de Barth dans son appréciation des religions. Il s'agit seulement de signes, on n'a pas de développement mais seulement quelques brèves notations. Le tome 23 de la Dogmatique admet la possibilité d'un témoignage (silencieux) rendu à Dieu dans la nature et dans l'histoire, voire d'une parole de Dieu hors l'Église ; on ne peut rien en dire, ni l'affirmer ni l'exclure. « Les lumières, paroles et vérités de la créature peuvent être le lieu où brille la Parole éternelle de Dieu ... où retentit la seule vérité qui sauve »*. En ce sens, les religions pourraient rendre service à la révélation, ou plus exactement être utilisées par Dieu « de manière à participer directement au service de la Parole de Dieu ». L'ouverture reste mince, mais elle existe, alors que dans le vol. 4 de la Dogmatique, on n'en trouve aucune.

2/ Visser't Hooft

1. Présentation

Je passe à Visser't Hooft, un pasteur hollandais qui a travaillé dans les organisations ecclésiastiques internationales et jamais en paroisse. Après avoir été secrétaire général de la Fédération mondiale des étudiants chrétiens, il est nommé en 1938 secrétaire général du Conseil Œcuménique, poste qu’il occupe jusqu'en 1968. Ces fonctions l'amènent à beaucoup se déplacer, à découvrir des situations très différentes de celles de l'Europe, à prendre conscience des problèmes qui se posent ailleurs et à y réfléchir. Visser’t Hooft est théologiquement très proche de Barth ; s’il n’a pas la même puissance, profondeur et originalité théologiques, en revanche il se meut dans un horizon plus vaste, ce qui lui donne une expérience plus riche et plus diversifiée.

2. Le contexte de sa réflexion

En avril et mai 1962, Visser't Hooft donne aux États-Unis, en Finlande, et en Suisse, à Genève et à Lausanne, une série de cours et de conférences qui portent sur l'attitude du christianisme à l'égard des religions non chrétiennes. Il les publie en octobre. Pourquoi choisit-il ce sujet? Parce qu'il commence à inquiéter et agiter le monde œcuménique. Il y provoque de vives tensions. Comment a-t-il surgi et en quels termes se pose-t-il?

En 1961, la troisième assemblée du Conseil Œcuménique des Églises se réunit à New Delhi*. Les assemblées précédentes avaient eu lieu en Europe, à Amsterdam, et aux États-Unis à Evanston. Le fait d'aller en Asie a évidemment une portée symbolique. On veut sortir de l'Occident et montrer que le christianisme existe ailleurs. Du coup, la question des religions non-chrétiennes, qui, à cette époque, ne se pose guère en Europe, devient inévitable : le christianisme non occidental la rencontre constamment, en particulier aux Indes.

L'assemblée de New Delhi marque un tournant dans l'histoire du Conseil Œcuménique à plusieurs titres : d’abord, parce qu'on modifie la formule doctrinale de base en y ajoutant une mention de la Trinité et une référence à l'autorité des Écritures ; ensuite, parce que de nombreuses Églises orthodoxes y font leur entrée et viennent équilibrer l'influence protestante jusque là largement dominante ; enfin, parce que, pour la première fois, participe à l'Assemblée de nombreux représentants de ce qu'on appelle alors les jeunes Églises. 30% des délégués viennent d'Afrique et d'Asie. Ils interviennent, ils prennent la parole, ils jouent un rôle actif. Ils ne se contentent pas d'écouter et d'approuver les européens ou les américains. Ils les interpellent et les mettent en cause, ce qui amène des tensions soigneusement camouflées dans les textes officiels au nom de l'idéologie ou de la mystique de l'unité consensuelle. La conférence d'un nigérien Sir Francis Ibiam, lue par son épouse, fait sensation. Elle exprime de manière encore timide et balbutiante la revendication d'une théologie et d'un christianisme africains ou asiatiques, qui tiennent compte non seulement de la culture, mais aussi des religions traditionnelles. Cette revendication inquiète beaucoup les occidentaux, marqués par les thèses de Barth, qui redoutent qu'on réhabilite ce qu'ils ont combattu chez eux et qu'on dénature l'évangile en introduisant de la religion dans les églises chrétiennes.

La discussion se centre sur la signification et la portée de quelques versets du Nouveau Testament. Du côté des barthiens, on met en avant la parole de Jésus : « nul ne vient au Père que par moi » (Jean 14, 6) ; la déclaration de Pierre : « le salut ne se trouve en aucun autre ... il n'y a sous le ciel aucun autre nom donné parmi les hommes par lequel nous devions être sauvés » (Actes 4, 12) ; l'affirmation du Prologue de Jean : « Personne n'a jamais vu Dieu, le Fils unique... l'a fait connaître » (1, 18). Selon les barthiens, en accord sur ce point avec la mouvance evangelical, ces versets imposent clairement une attitude exclusiviste. Les africains et les asiatiques répondent que dans le Prologue de Jean, la Parole éclaire tout homme et pas seulement les chrétiens ; que Dieu est le Seigneur de l'Univers et pas seulement d'Israël et de l'Église ; que le Christ est le sauveur des hommes et pas uniquement de ses disciples. Ils insistent sur les propos de Paul en Actes 14, 17 : « Dieu ne s'est pas laissé sans témoignage » et en Actes 17, 23 : « ce que vous vénérez sans le connaître, je viens vous l'annoncer ». En se fondant sur ces versets, ils estiment que l'on peut affirmer que Dieu ou le Christ a agi de manière secrète et cachée dans les religions du monde et que l'évangile dévoile et rend manifeste cette action. Ce débat me semble bien résumé par un poème qu'un africain a écrit bien plus tard, pour la conférence missionnaire de Bangkok en 1973*.

Dès le début, tu as conduit l'Afrique,
Nous savions obscurément et confusément
Que tu es près et partout.
Nous te voyions dans la lumière et dans les arbres ;
Nous t'entendions dans le tonnerre et les averses ;
Nous sentions ta présence dans la prière et dans la danse.
Avec les vieillards rassemblés sous l'arbre,
Les jeunes dans leur groupe d'âge,
Les femmes sur la place du marché,
Tu as pleinement participé.
Nous le savions obscurément et confusément.
Nos frères pâles d'outre-mer sont venus
Avec le livre de vie, ils ont proclamé la bonne nouvelle.
C'est celui dont nous avions senti la présence;
C'est Celui que nous avions entendu au Conseil.
Quoique obscurément et confusément, c'était lui !
Nous avions crié de joie, c'est Lui !
Non, ont dit nos frères,
Ce n'était pas lui.
Vous viviez dans les ténèbres.
Écoutez la Parole ou vous périrez.
Quittez la place du marché
Quittez le parti et le Conseil.
Quittez le syndicat.
Quittez, quittez ! Quittez, frères, quittez.

À New Delhi, le message final de l'Assemblée essaie de combiner les deux positions. D'une part, il affirme : « il y a un seul chemin qui mène au Père, c'est Jésus-Christ » ; et, d'autre part, il ajoute immédiatement après, à propos du non-chrétien : « avant que nous lui ayons parlé du Christ, le Christ l'a déjà trouvé », phrase qui essaie d'esquisser une synthèse et une conciliation entre un christianisme exclusif et un universalisme qui risquerait de masquer la spécificité chrétienne.

3. Ephapax et syncrétisme

Les conférences de Visser't Hooft se situent dans ce contexte. Le titre qu'il leur donne « Pas d'autre nom » indique clairement le parti qu'il prend. Comme on pouvait s'y attendre, il se range résolument du côté des barthiens. Dans les propos qu'il tient, il pense très peu à la rencontre et au dialogue avec les autres religions. Par contre, il se préoccupe et s'inquiète de l'attitude des chrétiens d'Afrique et d'Asie. Il craint qu'ils associent l'évangile avec leurs traditions religieuses ancestrales, et qu'ils aboutissent à des mélanges de mauvais aloi. Dans cette perspective, il développe deux thèmes : l’ephapax du Christ et le refus du syncrétisme.

1. Aux barthiens, les africains et les asiatiques disent : « Vous opposez la religion qui vient de l'être humain à la Révélation qui vient de Dieu ; vous pensez qu'il faut éliminer la première pour donner toute la place à la seconde. Soit, nous vous l'accordons, nous acceptons cette thèse. Mais pourquoi refusez-vous qu'il puisse y avoir une action, une parole, une révélation de Dieu ailleurs que dans le christianisme ? Qu'est-ce qui vous permet d'identifier ce que vous appelez religion avec les diverses religions concrètes que l'on rencontre dans le monde ? Vous admettez que l'on trouve dans le christianisme, avec la révélation, des éléments de religion. Pourquoi, à l’inverse, les spiritualités africaines ou asiatiques ne contiendraient-elles ou ne porteraient-elles aucun élément de révélation, et ne seraient que religion, au sens que vous donnez à ce mot ? Au nom de quoi rejetez-vous cette possibilité ? » À cette question, Visser't Hooft répond : « au nom de la confession de foi fondamentale de l'Église qui affirme l'ephapax, le caractère absolument unique de Jésus Christ. Si on admet que Dieu agit, intervient, se manifeste en dehors de lui, on ne saisit pas la portée exacte de l'événement dont parle le Nouveau Testament. On l'altère et on le déforme quand on y voit une révélation parmi d'autres semblables, un des éléments d'une longue série d'actions divines. Pour la foi chrétienne, il représente quelque chose d'inouï, de fantastique, qui ne s'était jamais produit auparavant et qui ne se reproduira jamais plus, qui n'a rien de commun avec ce que l'on rencontre ailleurs. En Jésus-Christ, Dieu entre dans le monde et le sauve. C'est en lui, et en lui seulement que cela se produit. Ce qui se passe dans d'autres lieux, n'a, en comparaison aucune valeur, aucune importance. L'évangile n'est pas la clarté la plus forte, la plus brillante, la plus éclairante parmi de multiples lueurs. Il est la seule lumière qui brille dans les ténèbres. Le Christ n'est pas la vérité suprême ou la vérité la plus profonde au milieu d'innombrables petits morceaux de vérités éparpillés un peu partout dans le monde. Il est la seule vérité, entourée d'un océan d'ignorance, d'erreurs et de mensonges. Il faut à tout prix maintenir cette affirmation. Il y a va de l'intégrité de la foi ».

2. Pour Visser't Hooft, le syncrétisme constitue pour le christianisme un danger plus grand que l'athéisme (p.11). L'athéisme l'attaque du dehors et ouvertement. Le syncrétisme l'infiltre insidieusement, et le corrompt du dedans, sans que l'on n'y prenne garde. Souvent, en faveur du syncrétisme, on fait valoir qu'Israël et l'Église primitive n'ont nullement adopté une attitude de dédain et de rejet à l'égard de ce qui vient d'ailleurs. Israël doit beaucoup aux religions du Proche-Orient, il a subi l'influence de l'Égypte, de Babylone et de l'Iran. Les apôtres n'hésitent pas à citer des auteurs païens. Jean emprunte aux stoïciens le terme et la notion de Logos, et Paul s'en inspire pour ses parénèses. La Bible ne constitue-t-elle pas par excellence un recueil syncrétiste ? Visser't Hooft reconnaît volontiers le caractère composite des Écritures ; il estime que les apôtres ont manqué de prudence dans leurs emprunts ; il aurait été préférable qu'ils soient plus rigoureux (p.87). Cependant, deux remarques lui permettent de limiter la pertinence de l'objection qu'on lui adresse.

D’abord, dit-il, il ne faut pas exagérer la portée de ces emprunts. Si l'Ancien et le Nouveau Testament reprennent effectivement des éléments étrangers, ils le font toujours en se démarquant et en se distinguant, non pas en copiant et en imitant. Sans cesse, la Bible affirme l'originalité et la spécificité de sa foi ; elle condamne fréquemment et nettement les religions étrangères. Les prophètes et les apôtres y voient des idolâtries et des abominations. Ils refusent tout amalgame et toute alliance avec elles. Ils dénoncent les tendances syncrétistes qui se manifestent en Israël et dans l'Église. On ne peut pas sans infidélité oublier et estomper cet aspect de la prédication biblique.

Ensuite, il importe de définir avec précision le concept de syncrétisme. Des historiens comme Harnack, des biblistes comme Bultmann l'emploient très vite, de manière trop large et trop vague. Le syncrétisme considère qu'il y a plusieurs voies qui conduisent à la vérité, plusieurs chemins qui mènent au salut (p.12). Il affirme une certaine égalité entre les religions. Par conséquent, on ne tombe pas dans le syncrétisme quand on utilise à son profit les concepts, les images et le langage des autres, quand on les emprunte pour les faire entrer dans sa propre perspective (p.102). On ne peut pas éviter de procéder de cette manière, dès qu'on essaie d'expliquer et de propager sa foi, d'en rendre compte et d'en témoigner. De tels emprunts, des transpositions de ce genre sont parfaitement légitimes dans la mesure où elles ne touchent pas, écrit Visser't Hooft, « à la substance du message lui-même » (p.11). Le message évangélique se structure autour de l'affirmation du caractère unique et décisif de Jésus-Christ. Là réside sa substance. On a parfaitement le droit de l'exprimer au moyen d'éléments hétérogènes, à condition de les intégrer à cette structuration. Par exemple, le Nouveau Testament reprend, en effet, les notions grecques de logos, de kurios, de swthr. Ce faisant, il ne sacralise pas le logos stoïcien ; il n'introduit pas dans la foi chrétienne les divers sauveurs et seigneurs du monde hellénistique. Au contraire, il les disqualifie en proclamant que Jésus est le seul logos, le seul kurios, le seul swthr. Il ne s'agit pas de syncrétisme, mais de son opposé (p.87).

Au problème posé par les Églises africaines et asiatiques Visser't Hooft répond qu’elles peuvent légitimement utiliser des termes, des catégories, des images de leurs traditions ancestrales, à condition de ne diminuer en rien l'éphapax de ce qui s'est passé en Christ. Elles doivent s'en servir pour renforcer et non pour affaiblir la confession chrétienne fondamentale que Dieu ne nous rencontre et ne nous sauve nulle part ailleurs qu'en Christ. Autrement dit, on peut trouver dans les autres religions des structures de langage qui nous permettent d'exprimer l'évangile de manière plus appropriée; on ne doit pas y chercher des éléments de vérité.

3/ Kraemer

1. Présentation

J'en arrive au troisième auteur représentatif du courant barthien, le hollandais Hendrik Kraemer. Missionnaire en Indonésie, alors colonie hollandaise, il présente en 1938 un rapport sur « le christianisme et les autres religions » à la conférence missionnaire internationale de Tambaram, aux Indes. À la suite de ce rapport qui eut un grand retentissement, Kraemer enseigne la missiologie dans diverses Universités européennes et américaines, puis il dirige l'Institut théologique du Conseil Œcuménique à Bossey. Pendant longtemps, il est l'expert du Conseil Œcuménique pour tout ce qui concerne les religions non chrétiennes.

Kraemer adhère profondément à la théologie de Barth pour qui il a une très grande et très sincère admiration. Pourtant, la manière dont Barth traite des religions le déçoit. Il ne lui donne pas tort sur le fond, mais il trouve ses propos trop théoriques, excessivement éloignés de la pratique et du concret. Á la différence de Barth, Kraemer a vécu dans des pays non chrétiens. Il a rencontré des fidèles d'autres religions et a beaucoup d’estime pour la spiritualité de certains d’entre eux. Des jugements qu’on peut tenir a priori, quand on réfléchit dans son cabinet deviennent inacceptables a posteriori, lorsqu'on connaît existentiellement les gens et les situations. Les thèses de Barth lui apparaissent certes justes, mais outrées et abruptes (p.78-79). Il note que la Bible et les Réformateurs n'ont pas cette dureté tranchante (ce qui est d'ailleurs discutable).

2. Le théologique et le culturel.

Kraemer n'entend, cependant, pas revenir sur les positions de Barth qu’il juge solides et fondées. Il souhaite seulement une appréciation plus nuancée et plus réaliste des religions Selon lui, la condamnation théologique devrait s'accompagner d'une reconnaissance de leur valeur humaine.

Certes, les religions ne donnent pas une connaissance du vrai Dieu. Bien sûr, elles n'apportent pas le salut. Elles ne préparent pas, non plus, à l'évangile ; elles en éloignent même, elles détournent du Dieu vivant ; à cet égard, elles ont un caractère démoniaque (p.151) ce que Barth a bien vu. Quand on devient chrétien, on ne peut que rompre avec elles.

Néanmoins, il faut reconnaître qu'elles ont contribué au développement et au progrès de l'humanité ; elles ont été des facteurs de justice et de solidarité sociales, elles ont rendu le monde des hommes moins dur et moins impitoyable. Comme l'État et comme la culture, elles font partie des institutions qui permettent aux êtres humains de subsister. À ce titre, elles relèvent de la Providence générale de Dieu, des instruments dont il se sert pour empêcher que l'humanité ne périsse. Elles ont, à cet égard, une fonction et une vocation d'origine divine.

Elles ont donc un double visage, qui oblige à porter sur elle un jugement dialectique. Quand on dénonce leurs effets négatifs dans l'ordre du salut, il importe de souligner, en même temps, leurs aspects positifs sur le plan humain, ce que Barth a oublié de le faire. Je vous lis quelques lignes de la conclusion du livre de Kraemer : « Le monde hors de la révélation n'est pas uniquement un monde d'apostasie et de révolte. C'est un monde où l'humain n'est pas annihilé et détruit, mais s'exprime en des aspirations profondes et des tâtonnements ... Cette reconnaissance ne minimise en rien le caractère indispensable de l'acte décisif de Dieu en Jésus-Christ ... Ce que l'on reconnaît, c'est que ... l'homme fait de grands efforts vers une vie ordonnée et civilisée, il essaie de fonder les relations sociales sur la solidarité; il poursuit un idéal ... il manifeste la conscience d'avoir une mission ... sur la terre ... ces signes ne sont jamais des chemins vers Dieu, ni des moyens d'atteindre sa justice. Car la justice n'est due qu'à l'acte souverain de justification de Dieu" (p.148). Kraemer maintient un exclusivisme sotériologique, tout en reconnaissant aux religions un rôle positif dans l'ordre de la création. Elles relèvent pour lui de la Providence générale de Dieu, alors que l'évangile appartient et appartient seul à la Providence spéciale.

Conclusion

Je conclus en me servant d'une image que m'a inspirée le petit opuscule de Barth, L'humanité de Dieu, dans un passage qui n'a rien à voir avec notre thème. Il s'agit d'une métaphore alimentaire.

Pour Barth, les choses sont simples et claires. Il voit dans l'évangile la seule nourriture de vie et dans les religions des poisons qui tuent. Il n'y a pas à chercher plus loin, à se demander, par exemple, quel poison est le plus doux, le moins violent. De toute façons, le résultat est le même ; ils sont tous mortels.

Selon Visser't Hooft, l'évangile est la seule nourriture de vie. Les religions sont incapables d'alimenter spirituellement l'être humain, de lui donner ce dont il a besoin pour vivre authentiquement, dans la vérité. Toutefois, elles fournissent des épices qui permettent d'assaisonner le plat. Ces épices n'ajoutent rien à sa valeur nutritive, mais elles le rendent plus facilement assimilable pour certains. Il faut cependant faire attention de ne pas trop épicer, car on empoisonnerait la nourriture. Les épices doivent aider à manger le plat sans le dénaturer ni le rendre nocif.

Quant à Kraemer, il considère lui aussi que l'évangile est la seule nourriture qui apporte le salut et la vie éternelle. Il estime, cependant, que les religions offrent des aliments terrestres, qui, certes, sont spirituellement des poisons, mais qui, toutefois, permettent de subsister ici-bas en attendant que l'évangile vienne nous en guérir et nous nourrir sainement.

Comme vous le voyez, l'accord profond entre ces trois hommes s'accompagne de variantes qui ne manquent ni d'intérêt ni de portée.

André Gounelle

Notes :


* Voir M. Lienhard, Martin Luther. un temps, une vie, un message. Le Centurion, Labor et fides, 1983, p. 259-274. Lucie Kaennel, L'antisémitisme de Luther, Labor et fides, 1998.

* voir V. Segesvary, L'Islam et la Réforme, L'Age d'homme, 1977.

* Ce thème se trouve déjà au quatorzième siècle chez Wyclif qui estime que l'amour des richesses et du pouvoir a amené l'Islam et Rome à défigurer l'évangile. L'Islam comprend selon lui aussi bien les prélats et les dignitaires de l'Eglise que les musulmans proprement dits (Ibid., p.55-56).

* cité d'après Marc Lienhard, Luther, témoin de Jésus Christ, Cerf, p.159, note 15.

* voir, par exemple, le Commentaire de l'épître aux Galates,  in Martin Luther Œuvres, Labor et fides, 1969, t.15, p.238.

* texte publié dans la Revue Réformée, n°85, 1971/1.

* Déclaration publiée sous forme de tract.

* C. Genevaz et H. Blocher, Les chrétiens et les autres religions. Editions Kerygma, 1992.

* Cf. D. Ritschl, "How to Be Most Grateful to Karl Barth Without Remaining a Barthian" in D. McKim (ed), How Karl Barth changed My Mind,  Eerdmans, 1986, p.90.

* P.Berger, The Heretical Imperative, Anchor Press, 1979, p.84.

* Dogmatique, vol. 23, p. 171.

* voir C. et J.G Bodmer-de Traz, New Delhi, Labor et Fides, 1962.

*Documents de la conférence missionnaire mondiale de Bangkok. Le salut aujourd'hui.  Labor et Fides, 1973, p.32-33.

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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